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Date : 20240501


Dossier : T-203-23

Référence : 2024 CF 664

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2024

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

CHRISTOPHER LILL

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Monsieur Lill, un détenu fédéral, a demandé la correction d’un rapport de renseignement de sécurité [RRS] qui le concernait et a présenté un grief à ce sujet. Son grief a été rejeté, essentiellement parce que la procédure visant la préparation des RRS a été suivie. De plus, il a ajouté à son grief des allégations de harcèlement et de représailles, après que des courriels échangés par les membres de la direction de l’établissement où il résidait lui ont été divulgués. Il demande maintenant le contrôle judiciaire du rejet de ce grief.

[2] Je rejette la demande de contrôle judiciaire de M. Lill. Je conviens avec lui que le décideur ne pouvait pas demander à un autre département du Service correctionnel du Canada [le Service] de se prononcer sur la conformité du processus menant à la rédaction du RRS. Cependant, étant donné que les employés de l’établissement ont aussi constaté les faits reprochés à M. Lill, et étant donné l’écoulement du temps et les autres recours que M. Lill a exercés, je n’ordonnerai aucune mesure de réparation à cet égard. Par ailleurs, il était raisonnable que le décideur rejette les allégations de harcèlement et de représailles fondées sur les courriels.

I. Contexte

[3] Monsieur Lill est un détenu qui purge une peine d’emprisonnement à perpétuité depuis 2007. Il est actuellement détenu à l’Établissement de Cowansville, un établissement à sécurité moyenne géré par le Service.

[4] La présente demande de contrôle judiciaire porte sur un grief qui visait une série d’événements qui se sont produits alors que M. Lill se trouvait au Centre fédéral de formation 600 [le CFF], un établissement à sécurité minimale, vers lequel il a été transféré en juillet 2020. À l’occasion de ce transfert, il a signé un contrat de comportement.

[5] À cette époque, M. Lill participait à un programme de permission de sortie avec escorte [PSAE]. En septembre 2020, la direction du CFF a décidé de réduire la fréquence et la durée des sorties de M. Lill. Celui-ci a alors porté plainte au Bureau de l’enquêteur correctionnel du Canada et à la Commission canadienne des droits de la personne.

[6] Durant l’automne 2020, le personnel du CFF a observé à plusieurs reprises que M. Lill ne respectait pas les règles de conduite mises en œuvre pour combattre la pandémie de la COVID‐19. Les relations entre M. Lill et le personnel du CFF se sont détériorées à la même époque. Son équipe de gestion de cas l’a donc rencontré le 3 décembre 2020 pour lui donner un avertissement formel que son comportement contrevenait à certains aspects de son contrat de comportement.

[7] Un RRS concernant M. Lill a été rédigé le 10 décembre 2020. Ce rapport se fonde sur trois sources, dont deux sont de fiabilité totale et une, de fiabilité apparente. Il mentionne, entre autres, que M. Lill incite ses codétenus à faire des plaintes, que son non-respect des règles commence à agacer ses codétenus et que son attitude négative nuit au moral de ses codétenus. En particulier, deux sources auraient affirmé que M. Lill se promenait partout dans l’habitation no 2, en contravention des règles sanitaires alors en vigueur.

[8] Dans les jours qui suivent, son équipe de gestion de cas a préparé une évaluation en vue d’une décision [ÉVD] qui recommandait que l’on mette fin au programme de PSAE de M. Lill. Cette ÉVD était fondée en partie sur le RRS du 10 décembre 2020. Un résumé du RRS figurait dans l’ÉVD. La directrice du CFF a entériné l’ÉVD le 23 décembre 2020. La décision a aussi eu pour effet d’annuler son audience devant la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Cette décision a mené à une dégradation du niveau de collaboration de M. Lill. Notamment, celui-ci a affirmé devant ses codétenus qu’il connaissait l’identité de l’une des sources de l’agente de renseignements de sécurité [ARS]. Puisque le CFF a considéré que ces déclarations créaient un risque pour la sécurité du détenu en question, M. Lill a été transféré d’urgence à l’Établissement de Cowansville le 12 janvier 2021. Une nouvelle ÉVD a recommandé une hausse de sa cote de sécurité et un transfèrement d’urgence le 13 janvier 2021. La nouvelle ÉVD contenait le sommaire du RRS mentionné ci-haut.

[9] Monsieur Lill a ensuite présenté une demande en habeas corpus. La Cour supérieure du Québec a déterminé que la décision de rehausser sa cote de sécurité et de le transférer était légale et qu’il n’y avait pas lieu de douter de la preuve provenant d’une source de fiabilité totale : Lill c Service correctionnel du Canada (Établissement Cowansville), 2021 QCCS 751.

[10] En parallèle, M. Lill a déposé une demande de correction du RRS en février 2021, dans laquelle il allègue que l’information utilisée dans le RRS n’était pas conforme à l’article 24 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi], puisqu’elle n’était pas à jour, exacte et complète. De plus, il a prétendu que la détermination de la fiabilité des sources n’avait pas été effectuée conformément à la directive du Commissaire [DC] 568-2, Consignation et communication de l’information et des renseignements de sécurité. La demande de correction a été refusée le 4 mars 2021, au stade de la plainte et du grief initial.

[11] Monsieur Lill a présenté un grief initial le 14 avril 2021, qui a été refusé le 14 mai 2021. Il a ensuite déposé un grief final le 4 juin 2021. Il a déposé un addenda le 14 août 2022, qui comprenait des échanges de courriels entre des employés du CFF. Il a prétendu que ces échanges de courriels démontrent que des employés du CFF se sont lancés dans une campagne de représailles à son égard et qu’ils font donc preuve de partialité.

[12] Le Commissaire adjoint du Service a rendu sa décision relativement au grief final le 22 novembre 2022. Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Le Commissaire adjoint a refusé la partie du grief relative à la demande de correction du RRS puisqu’il a déterminé que des explications suffisantes ont été fournies à M. Lill. Il a maintenu en partie le volet du grief faisant référence aux exigences de l’article 24 de la Loi et de la DC 701, Communication de renseignements, et il a refusé la partie relative à l’analyse des renseignements des sources en conformité avec les DC 568, DC 568-2 et DC 568-9. Il a aussi refusé la partie du grief concernant les allégations de représailles, puisque les courriels soumis ne permettaient pas de corroborer les allégations de M. Lill.

II. Analyse

[13] Je rejette la demande de contrôle judiciaire de M. Lill. À mon avis, l’analyste de griefs ne pouvait raisonnablement se fonder sur l’avis d’un autre département pour statuer sur le respect de la procédure prévue à la DC 568-2. Cependant, étant donné les circonstances, notamment l’écoulement du temps et le fait que M. Lill a fait contrôler la légalité de son transfert à l’Établissement de Cowansville par la Cour supérieure, je n’accorde aucune mesure de réparation à cet égard. Par ailleurs, les conclusions du Commissaire adjoint relatives aux allégations de harcèlement et de représailles étaient raisonnables.

[14] D’entrée de jeu, je signale que le fond de la décision du Commissaire adjoint doit être contrôlé selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a indiqué que, sauf de rares exceptions, les tribunaux appelés à statuer en contrôle judiciaire doivent faire preuve de retenue et se demander si le décideur administratif a rendu une décision raisonnable et non si cette décision est correcte. Depuis l’arrêt Vavilov, notre Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable au contrôle de décisions rendues au terme du processus de grief prévu par la Loi.

[15] À l’audience, M. Lill a soutenu que la norme de la décision correcte devait s’appliquer puisque sa liberté résiduelle est en jeu. Cependant, la demande de correction n’affecte pas directement la liberté résiduelle. De toute manière, même dans le cadre d’un recours en habeas corpus, la décision de transférer un détenu dans un autre établissement est examinée en fonction de la norme du caractère raisonnable : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au paragraphe 65, [2014] 1 RCS 502 [Khela]. J’ai du mal à comprendre pourquoi il en irait différemment dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

A. La correction des renseignements

[16] À l’origine, le grief de M. Lill portait uniquement sur le refus de sa demande de correction. Monsieur Lill a soutenu que les renseignements consignés dans le RRS étaient faux. En particulier, dans sa demande de correction, M. Lill affirmait qu’il ne s’était jamais vanté à d’autres détenus d’avoir transmis une mise en demeure et qu’il ne contrevenait pas aux règles sanitaires en se retrouvant au deuxième étage de l’unité d’habitation no 2, puisqu’il avait la permission d’y être.

[17] Les prétentions de M. Lill étaient principalement axées sur la procédure suivie par l’ARS afin de corroborer les faits énoncés dans le RRS. En effet, la DC 568-2 prévoit que les renseignements consignés dans un RRS doivent recevoir une cote de fiabilité fondée principalement sur leur corroboration par des sources indépendantes. Pourtant, M. Lill n’a jamais reçu d’explication quant à la manière dont les faits qui figurent au RRS ont été corroborés.

[18] Or, il est évident que la divulgation de renseignements concernant le processus de corroboration peut mettre en danger la sécurité d’autres détenus. D’ailleurs, en l’espèce, le Service a invoqué le paragraphe 27(3) de la Loi afin de ne divulguer qu’un résumé du RRS, de manière à ne pas révéler l’identité des sources.

[19] L’analyse d’un grief portant sur une demande de correction de renseignements soulève donc une difficulté lorsque la divulgation de ces renseignements mettrait en danger la sécurité d’autres personnes. Pour trancher le fond du grief, le décideur doit apprécier la véracité des faits consignés et déterminer si la manière dont ils ont été recueillis était conforme aux directives. En particulier, le décideur doit se pencher sur la manière dont une cote de fiabilité a été attribuée aux renseignements. Cependant, le décideur ne doit pas divulguer de renseignement sensibles, que ce soit en constituant le dossier ou en rédigeant ses motifs.

[20] En l’espèce, l’analyste a cherché à contourner cette difficulté en se fondant sur l’article 40 de la ligne directrice [LD] 081-1, Processus de règlement des plaintes et griefs des délinquants, qui permet de solliciter l’avis d’un expert concernant certaines questions qui font l’objet d’un grief. L’expert, en l’occurrence, était le Département de la sécurité préventive et des renseignements de l’Administration centrale du Service. Après avoir jonglé avec la possibilité d’analyser elle-même la conformité de l’attribution d’une cote de fiabilité, l’analyste a décidé d’envoyer une demande de consultation demandant à ce département de donner son avis à ce sujet. Après avoir effectué ses propres vérifications, le département a conclu que le processus prévu à la DC 568-2 pour attribuer une cote de fiabilité avait été respecté. L’analyste s’est ensuite fondée sur cet avis pour recommander le rejet du grief. Le Commissaire adjoint a entériné cette recommandation.

[21] Ce procédé constitue un détournement des dispositions de la LD 081-1 qui permettent la consultation d’un expert. En langage juridique, un expert est une personne qui est autorisée à donner un témoignage d’opinion parce que ses connaissances dans un domaine particulier excèdent celles du décideur : voir, par exemple, White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23, [2015] 2 RCS 182. Toutefois, le témoin expert n’est normalement pas autorisé à se prononcer sur la question ultime que le décideur doit trancher : R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 aux pages 24 et 25. En l’espèce, le décideur est chargé d’appliquer la Loi, les DC et les LD. La conformité à ces dispositions ne constitue pas une question d’expertise qui dépasse sa compétence. À titre d’exemple, il ne s’agit pas d’une question qui relève de la médecine ou de la psychologie.

[22] L’analyste aurait dû déterminer elle-même si le traitement des renseignements concernant M. Lill avait été conforme à la procédure prévue à la DC 568-2. Elle aurait donc dû prendre connaissance elle-même des renseignements en cause et de la manière dont on leur a attribué une cote de fiabilité, incluant les sources de corroboration. Il était déraisonnable de déléguer cet aspect crucial de la prise de décision à un prétendu « expert ».

[23] Si l’analyste avait elle-même consulté le RRS et s’était elle-même penchée sur la conformité du traitement des renseignements à la DC 568-2, il aurait sans doute fallu prendre des mesures pour éviter la divulgation de ces renseignements à M. Lill à l’étape du contrôle judiciaire. Il est possible que ces mesures soient similaires au processus établi par la Cour suprême pour le traitement des demandes d’habeas corpus : Khela, aux paragraphes 87 et 88.

[24] En l’espèce, lors de l’audience devant notre Cour, le Procureur général a proposé de déposer un affidavit confidentiel décrivant la manière dont une cote de fiabilité a été attribuée aux renseignements figurant dans le RRS. Séance tenante, j’ai refusé le dépôt de cet affidavit, puisqu’il ne faisait pas partie du dossier du décideur et qu’il n’est donc pas admissible en contrôle judiciaire. En somme, le Procureur général aurait souhaité que j’entreprenne moi-même l’examen que le décideur administratif a omis d’effectuer. Un tel procédé est incompatible avec les principes qui régissent le contrôle judiciaire.

[25] Il était donc déraisonnable de conclure, sur la foi du rapport préparé par le Département de la sécurité préventive et des renseignements, que la procédure prévue par la DC 568-2 avait été respectée.

[26] Lorsqu’une décision administrative est déraisonnable, l’affaire doit normalement être renvoyée au décideur pour un nouvel examen. Or, lorsque la Cour statue en contrôle judiciaire, elle possède une discrétion relative aux mesures de réparation : Vavilov, au paragraphes 139 et 142; Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2 aux paragraphes 43 à 52, [2010] 1 RCS 6. Dans les circonstances particulières du présent cas, j’estime qu’un tel renvoi ne serait pas approprié.

[27] En effet, le RRS dont M. Lill demande la correction ne constitue pas la seule source de renseignements sur laquelle le Service s’est fondé pour mettre fin à ses PSAE, puis pour le transférer à l’Établissement de Cowansville et rehausser sa cote de sécurité. Le personnel du CFF a lui-même constaté plusieurs incidents d’une nature semblable à ceux qui sont mentionnés dans le RRS. Les ÉVD en font abondamment état. Par ailleurs, M. Lill a lui-même admis les faits à la base de certains des incidents mentionnés dans les RRS, mais prétend plutôt que sa conduite était justifiée. À cet égard, même si elle a été refusée, la demande de correction de M. Lill a été consignée au système de gestion des détenus. Toute personne qui veut se fonder sur le RRS sera donc mise au courant de la version des faits de M. Lill et de ce qui, à son avis, justifiait sa conduite.

[28] De plus, les événements consignés dans le RRS ont eu lieu il y a près de quatre ans. Les principales mesures prises sur le fondement de ces renseignements ont été le rehaussement de la cote de sécurité de M. Lill et son transfert à l’établissement de Cowansville. Monsieur Lill a eu l’occasion de contester ces mesures par le biais d’une demande d’habeas corpus. Dans ces circonstances, renvoyer l’affaire pour un nouvel examen du grief ne servirait aucun objectif pratique. Ainsi, je n’ordonnerai aucune mesure de réparation même si j’estime qu’un aspect de la décision du Commissaire adjoint était déraisonnable.

[29] Pour s’opposer à la demande de contrôle judiciaire, le Procureur général a fait valoir une panoplie de moyens visant à démontrer que la demande de correction de M. Lill était irrecevable. Cependant, le Commissaire adjoint a jugé la demande recevable et ne s’est pas fondé sur les moyens que le Procureur général met maintenant de l’avant. Lors du contrôle judiciaire, la Cour ne peut pas statuer qu’une décision administrative est raisonnable en s’appuyant sur des motifs différents de ceux sur lesquels le décideur s’est fondé : Vavilov, au paragraphe 96. De plus, j’ai de sérieux doutes quant au bien-fondé des arguments avancés par le Procureur général. Étant donné la manière dont je dispose de l’affaire, il n’est pas nécessaire d’en dire davantage.

B. Les allégations de représailles

[30] Monsieur Lill conteste également le rejet de la partie de son grief portant sur les représailles ou le harcèlement qu’il allègue avoir subi de la part de la direction du CFF. Ces allégations sont fondées sur une série de courriels concernant son dossier qui lui ont été divulgués en 2022 à la suite d’une demande d’accès à l’information. Après avoir pris connaissance de ces courriels, M. Lill a présenté un addendum à son grief au niveau final.

[31] Le Commissaire adjoint a rejeté ces allégations, essentiellement pour les motifs suivants :

Considérant que vous étiez incarcéré au CFF et que vous aviez entamé des procédures nécessitant la collaboration des membres personnels [sic], ceux-ci devaient communiquer ensemble afin de traiter votre dossier avec diligence. L’examen de l’addendum des courriels que vous avez obtenus à la suite d’une demande d’accès à l’information n’a pas permis de corroborer vos allégations, conséquemment cette partie de votre grief est refusée.

[32] Monsieur Lill soutient que le rejet de son grief est déraisonnable. Il soutient qu’en raison de la teneur des courriels déposés au soutien du grief, aucun décideur raisonnable n’aurait pu parvenir à la conclusion qu’il n’avait pas fait l’objet de représailles ou de harcèlement. Il affirme également que les motifs donnés par le Commissaire adjoint sont insuffisants.

[33] Pour bien comprendre les allégations de M. Lill, il faut préciser le contexte dans lequel les courriels en question ont été rédigés. À l’automne 2020, la direction du CFF a décidé de limiter les PSAE de M. Lill. Celui-ci a alors déposé des plaintes auprès de la Commission canadienne des droits de la personne et du Bureau de l’enquêteur correctionnel. Les gestionnaires du CFF ont été appelés à répondre à ces plaintes. Peu de temps après, ils ont décidé de mettre fin aux PSAE de M. Lill, puis, un mois plus tard, de le transférer d’urgence vers un établissement à sécurité moyenne.

[34] C’est à la lumière de ce contexte que M. Lill soutient que les extraits des courriels qu’il a déposés à l’appui de son grief devraient nécessairement mener à la conclusion que les gestionnaires du CFF avaient décidé de le harceler ou d’entreprendre des représailles contre lui.

[35] Je ne suis pas d’accord avec l’interprétation que M. Lill donne à ces courriels. À mon avis, le Commissaire adjoint pouvait raisonnablement conclure que les allégations de harcèlement ou de représailles n’étaient pas étayées. Je parviens à cette conclusion en examinant les différentes catégories d’affirmations mises en évidence par M. Lill.

[36] Monsieur Lill s’en prend d’abord à trois courriels du 8 décembre 2020 dans lesquels les gestionnaires du CFF discutent de la réponse à donner à la plainte à la Commission canadienne des droits de la personne et d’une ÉVD visant à mettre fin aux PSAE de M. Lill. Ces courriels contiennent les mentions suivantes :

Je ne suis pas certaine qu’il soit pertinent de répondre. Je crois que le comité [sic, la Commission] va maintenir leur position et si jamais, il révise celle-ci nous allons avoir l’opportunité d’apporter des précisions.

En plus elle [l’avocate] mélange pleins d’affaires. On est loin de l’Habeas Corpus dans ce dossier.

[...]

J’ajouterais que si jamais, on va de l’avant pour ne pas autoriser des PSAE, la question du nombre de sorties ne se posera plus.

Me Chénier [l’avocate de M. Lill] n’aura plus de cause à ce niveau.

[...]

Nous apporterons les corrections mais nous ne sommes pas allés au niveau du risque pour l’instant car cela donnerait trop de poids à son avocate versus le fait que nous maintenons le risque pour la sécurité du public à faible. En fait, le contexte des PSAE ne se prête pas vraiment à une récidive.

[37] À eux seuls, ces extraits de courriels ne démontrent pas que les mesures envisagées sont motivées par un désir de punir M. Lill. Ces extraits ne donnent qu’un aperçu très partiel du processus de réflexion qui a conduit aux décisions. Tout au plus, ils permettent de conclure que les gestionnaires sont conscients que les motifs de l’ÉVD risquent d’être scrutés à la loupe et qu’ils prennent les précautions qui s’imposent dans la rédaction. Il n’était pas déraisonnable de conclure que ces courriels n’étayent pas une allégation de harcèlement ou de représailles.

[38] Monsieur Lill insiste lourdement sur un courriel du 21 décembre 2020 dans lequel une gestionnaire affirme à la directrice du CFF que « Ce n’est que le début. La guerre est vraiment déclenchée... ». Monsieur Lill en tire la conclusion que la direction du CFF lui a déclaré la guerre. Toutefois, cette interprétation fait abstraction du contexte. En effet, le courriel en cause est immédiatement précédé d’un courriel de la directrice à cette gestionnaire qui se lit : « Non je n’avais pas reçu. Elle est intense! ». Monsieur Lill explique que ce courriel renvoie aux commentaires transmis par son avocate concernant l’ÉVD du 16 décembre 2020 qui mettait fin à ses PSAE. Ainsi, lorsque la gestionnaire affirme, deux minutes plus tard, que « la guerre est vraiment déclenchée », il s’agit de sa perception des arguments que M. Lill fait valoir par l’entremise de son avocate. On ne saurait donc conclure que la direction du CFF a déclenché une guerre contre M. Lill.

[39] Enfin, M. Lill met l’emphase sur des courriels du 11 et du 12 janvier 2021. À ce moment, le personnel du CFF est en train de rédiger une ÉVD pour transférer M. Lill vers un établissement à sécurité moyenne. Les extraits fournis par M. Lill suggèrent que les gestionnaires cherchent à rédiger une justification qui puisse résister à toute contestation. On peut lire notamment ceci :

[...] le topo doit être retravaillé, il y a encore beaucoup d’accent sur les recours qu’il utilise (même si on note qu’il a le droit, ça semble prendre de l’importance dans notre décision ce qu’on doit éviter à tout prix).

[...]

C’est mince...

J’ai mis en jaune les vrais événements ou informations qui à mon avis peuvent être considérés dans l’évaluation de la cote à la hausse.

En rouge, tout ce qui a trait à ses plaintes et demandes de correction que nous ne pouvons pas utiliser. En fait, la seule chose que nous pouvons établir est qu’il ne collabore pas. C’est certain que cette attitude en minimum peut-être inquiétant, mais nous devons démontrer clairement en quoi le risque en est augmenté, ce qui n’est pas fait ici.

[40] Évidemment, ces remarques montrent que les gestionnaires du CFF ont clairement à l’esprit les différentes plaintes déposées par M. Lill. Cela ne signifie pas pour autant que ce sont ces plaintes qui ont motivé la direction du CFF à hausser la cote de sécurité de M. Lill. En réalité, ces courriels démontrent plutôt que les gestionnaires veulent suivre à la lettre les règles et les politiques pertinentes. On ne peut en déduire que le rehaussement de la cote de sécurité de M. Lill est une mesure de représailles.

[41] Ces derniers échanges sont directement liés au transfert urgent de M. Lill vers un établissement à sécurité moyenne. Monsieur Lill soutient que si son transfert avait vraiment été urgent, le personnel du CFF n’aurait pas pris tout ce temps afin d’élaborer une justification. Toutefois, il faut se rappeler que c’est le 6 janvier 2021 que la direction du CFF a appris que M. Lill avait affirmé à ses codétenus qu’un autre détenu était une source d’information pour la direction du CFF. Les démarches visant à faire transférer M. Lill, dont font état les courriels des 11 et 12 janvier 2021, ont donc eu lieu dans les jours suivants. De fait, il a été transféré le 12 janvier 2021. De toute manière, M. Lill a contesté la validité de son transfert et du rehaussement de sa cote de sécurité par le biais d’une demande en habeas corpus. La Cour supérieure a rejeté cette demande. À la lumière de la séquence de ces événements, il était raisonnable que le Commissaire adjoint conclue que M. Lill n’avait pas démontré que la direction du CFF avait fait preuve de représailles à son égard.

[42] En somme, bien que certains extraits de ces courriels puissent susciter des questions lorsqu’on les lit hors contexte, il était raisonnable de conclure qu’ils ne démontraient pas que M. Lill avait fait l’objet de représailles ou de harcèlement.

C. L’équité procédurale

[43] Dans son mémoire, M. Lill soutient également que la manière dont son grief a été analysé n’a pas respecté l’équité procédurale. Étant donné que j’aborde cette question sous l’angle du caractère raisonnable de la décision, il n’est pas nécessaire d’en traiter sous l’angle de l’équité procédurale.

III. Conclusion

[44] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. Lill sera rejetée.

[45] Bien que la partie perdante soit habituellement condamnée aux dépens, je n’adjugerai pas de dépens en l’espèce. Je rends également jugement concernant une autre demande de contrôle judiciaire présentée par M. Lill : Lill c Canada (Procureur général), 2024 CF 663. Étant donné que cette autre demande est partiellement accueillie et que certains arguments que M. Lill a fait valoir dans la présente demande sont fondés, mais que les demandes sont rejetées quant au reste, je suis d’avis de ne pas adjuger de dépens.

 


JUGEMENT dans le dossier T-203-23

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
  2. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-203-23

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER LILL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 mars 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er mai 2024

 

COMPARUTIONS :

Christopher Lill

 

Pour le demandeur

(se représente lui-même)

 

Renalda Ponari

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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