Date: 20240409
Dossier: T-222-23
Référence: 2024 CF 555
Ottawa (Ontario), le 9 avril 2024
En présence de l’honorable juge Régimbald
ENTRE : |
JACQUES BRETON
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Demandeur |
et |
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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Défenderesse |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, Monsieur Jacques Breton [demandeur], demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Ministre du revenu national [Ministre], refusant sa demande d’annuler l’impôt cotisé en vertu de la partie XI.01 de la Loi de l’impôt sur le revenu [LIR] sur des cotisations excessives à son compte d’épargne libre d’impôt [CELI] effectuées lors de l’année 2020, en vertu du paragraphe 207.06(1) de la LIR.
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La décision de l’Agence de revenu Canada [ARC] est cohérente, justifiée, et intelligible au regard de la preuve soumise (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 8 [Mason]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99 [Vavilov]). Le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer que la décision de la Ministre était déraisonnable.
II. Contexte factuel
[3] Le demandeur est titulaire d’au moins deux comptes CELI.
[4] Au début de l’année 2020, les droits inutilisés pour le CELI du demandeur étaient de 6 270,10$. Le demandeur a cotisé un total de 46 000$ lors de l’année 2020, et a conséquemment excédé sa limite d’un montant de 39 729,90$. Or, des 46 000$ cotisés, 40 000$ provenaient d’un CELI préexistant. En effet, le demandeur a transféré des montants d’un compte CELI existant et détenu à la Caisse Desjardins, dans un compte CELI à la Banque Nationale.
[5] Ainsi, le 4 février 2020, il a retiré 20 000$ de son compte CELI de la Caisse Desjardins, pour les déposer le lendemain, le 5 février 2020, dans son compte CELI de la Banque Nationale. De même, le 9 mars 2020, il a encore retiré 20 000$ de son compte CELI de la Caisse Desjardins, pour les déposer le lendemain, le 10 mars, dans son compte CELI de la Banque Nationale. Le 2 janvier 2020, il avait déjà déposé 6 000$ dans son compte CELI. Le total de ses cotisations au CELI pour l’année 2020 est donc de 46 000$, alors que le demandeur ne détenait que des droits inutilisés de 6 270,10$.
[6] Le 20 juillet 2021, le demandeur a reçu un avis de la part de l’ARC en vertu de l’article 207.02 de la LIR, l’avisant qu’il aurait dépassé sa limite de contribution pour son CELI en 2020. La lettre indique qu’il doit payer un montant de 2 166,10$ en impôt sur ses contributions excédentaires pour l’année 2020.
[7] Au début de l’année 2021, les droits inutilisés du demandeur étaient de 8 270,10$. Il a cotisé un montant de 11 000$ à son CELI lors de cette année, excédant à nouveau sa limite de contribution, cette fois-ci par une somme de 2 729,90$. Le demandeur a cotisé un montant de 5 000$ le 13 mai 2021, et un montant de 6 000$ le 16 novembre 2021.
[8] Au sujet de la cotisation d’un montant de 6 000$ le 16 novembre 2021, surpassant alors ses droits inutilisés de 2021 (établis à 8 270,10$ alors qu’un montant de 5 000$ avait été cotisé le 13 mai 2021), M. Breton a indiqué à l’audience qu’il croyait avoir suffisamment d’espace puisqu’il a fait un retrait de son CELI avant le dépôt du 16 novembre 2021.
[9] Le 18 octobre 2021, le demandeur a envoyé une lettre à l’ARC pour faire annuler l’impôt sur ses cotisations excédentaires à son CELI pour l’année 2020.
[10] Dans une lettre datée du 30 mars 2022, l’ARC rejette sa demande d’annuler les impôts sur ses cotisations excédentaires pour les motifs suivants : i) les impôts sur les cotisations excédentaires ne peuvent être annulés que si les cotisations ont été effectuées suite à une « erreur raisonnable »
et que le particulier a tout de suite pris des mesures pour les retirer du CELI, ce qui n’est pas le cas en l’espèce; ii) c’est la responsabilité du particulier de s’assurer de tenir des registres à jour de ses transactions pour éviter de verser des cotisations excédentaires; et iii) le demandeur a continué de verser des contributions excédentaires à son CELI en 2021, alors qu’il avait déjà été avisé par l’ARC de ses contributions excédentaires en 2020.
III. Décision contestée
[11] Suite à ce refus, le demandeur a présenté une deuxième demande, le 22 avril 2022, pour l’annulation de l’impôt sur les cotisations excédentaires dans son compte CELI pour l’année 2020.
[12] Dans une décision du 3 juin 2022 [la Décision], l’ARC a avisé le demandeur que sa demande d’annulation des impôts sur ses cotisations excédentaires a été refusée, car les transferts de fonds effectués en 2020 d’un compte CELI à un autre compte CELI n’étaient pas des « transferts directs »
puisque les transferts n’ont pas été faits par l’institution financière. Par conséquent, les transferts sont considérés comme étant des cotisations régulières, qui réduisent les droits de cotisations à un CELI du demandeur pour l’année en question et peuvent donc avoir des conséquences fiscales. De plus, le demandeur avait reçu une lettre l’avisant de ses cotisations excédentaires en 2020, et a néanmoins versé des cotisations excédentaires en 2021, et ce montant n’a pas été retiré dans un délai raisonnable. Il n’y a donc aucune circonstance justifiant l’annulation de l’impôt sur les cotisations excédentaires, puisque celles-ci n’ont pas eu lieu à la suite d’une « erreur raisonnable »
du contribuable.
[13] Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
IV. Norme de contrôle et question en litige
[14] La seule question en litige devant la Cour est à savoir si la Décision de refuser d’annuler l’impôt cotisé en vertu du paragraphe 207.06(1) de la LIR concernant les cotisations excédentaires au CELI du demandeur est raisonnable.
[15] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Vavilov aux para 10, 25; Mason aux para 7, 39–44). Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov au para 85; Mason au para 8); et est justifiée, transparente et intelligible (Vavilov au para 99; Mason au para 59). Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas qu’une « simple formalité »
; c’est une forme de contrôle rigoureuse (Vavilov au para 13; Mason au para 63). Une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte (Vavilov aux para 125–126; Mason au para 73). Ceci dit, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’est pas loisible pour la Cour d’annuler une décision administrative pour la simple raison qu’elle est en désaccord. Plutôt, il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100).
V. Analyse
[16] Le régime fiscal permet aux particuliers d’ouvrir et d’utiliser un compte CELI pour mettre de l’argent de côté, et les investir à l’abri de l’impôt sur le revenu. Ceci dit, les montants de cotisations au compte CELI sont limités annuellement, et si un particulier excède sa limite annuelle, la LIR prévoit l’impôt suivant :
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[17] Le paragraphe 207.06(1) de la LIR accorde au Ministre un pouvoir discrétionnaire de renoncer à l’impôt sur les montants excédentaires de cotisations dans un compte CELI dans certaines circonstances. Le paragraphe 207.06(1) prévoit ce qui suit :
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[18] De plus, les particuliers ont le droit de transférer des sommes entre leurs comptes CELI, pourvu que le transfert de ces sommes soit un « transfert admissible »
au sens de la LIR, qui le définit comme suit :
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A. La Décision de l’ARC est raisonnable
[19] Le demandeur conteste la Décision et cherche l’annulation des impôts sur ses cotisations excédentaires, car il soumet avoir agi de bonne foi en effectuant le transfert des fonds d’un compte CELI à un autre.
[20] Bien que la Ministre ait la discrétion de renoncer à l’impôt sur des cotisations excédentaires, elle ne peut le faire que dans les instances où les cotisations excédentaires ont été versées suite à une « erreur raisonnable »
. Dans la Décision, la Ministre a conclu que l’erreur du demandeur en l’espèce n’était pas une « erreur raisonnable »
, puisque le demandeur a admis ne pas avoir accompli ses transferts selon les modalités prescrites par l’ARC, notamment en demandant à son institution financière de le faire directement ou en soumettant le formulaire T-2033, puisqu’il en ignorait l’obligation. Selon la Ministre, l’exercice de sa discrétion ne serait donc pas approprié dans les circonstances.
[21] Cette Cour s’est déjà, à maintes reprises, prononcée sur des scénarios similaires. La jurisprudence démontre clairement que l’ignorance des dispositions de la LIR et des obligations des contribuables dans la gestion de leur compte CELI, ou la réception de mauvais conseils, ne constituent pas une « erreur raisonnable »
au sens du paragraphe 207.06(1), justifiant l’exercice de la discrétion de la Ministre (Rempel c Canada (Procureur général), 2021 CF 337 au para 27 [Rempel]; Weldegebriel c Canada (Procureur général), 2019 CF 1565 aux para 10, 15 [Weldegebriel]; Posmyk c Canada (Procureur général), 2021 CF 393 au para 16 [Posmyk]; Jiang c Canada (Procureur général), 2019 CF 629 aux para 12–13 [Jiang]; Yew c Canada (Agence du revenu), 2022 CF 904 aux para 50–60 [Yew]; Badesha c Canada (Procureur général), 2021 CF 215 au para 19; Perinpanayagam c Unité de traitement CELI, 2020 CF 1111 au para 40).
[22] En effet, le raisonnement de ma collègue la juge McVeigh, dans la décision Rempel au paragraphe 27, s’applique dans les circonstances :
[27] La situation de M. Rempel est vraiment regrettable. La plupart des gens seraient mécontents d’avoir l’évaluation initiale de la pénalité, et certainement encore moins si le ministre refuse de renoncer à la pénalité. Je suis convaincue que M. Rempel est honnête et qu’il s’agit d’une vraie erreur. Or, commettre une erreur de bonne foi ne rend pas la décision de renoncer à une pénalité déraisonnable. Comme le défendeur le fait remarquer, le juge Diner, dans la décision Weldegebriel, affirme que les erreurs de bonne foi ne sont pas pertinentes et que l’ignorance de la loi ne constitue pas une erreur raisonnable (Weldegebriel, au para 15). À la lumière de ces faits, le défendeur a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une façon qui fait partie des issues raisonnables.
[23] Le juge Phelan a tenu des propos semblables dans Posmyk au paragraphe 16, où il a fait remarquer :
[16] Le demandeur a commis une erreur en ce qui concerne son plafond de cotisation au CÉLI. L’ARC n’a pas causé cette erreur et n’y a pas contribué. Dans les décisions Jiang c Canada (Procureur général), 2019 CF 629, et Weldegebriel c Canada (Procureur général), 2019 CF 1565, notre Cour a confirmé l’application stricte par le ministre du concept d’« erreur raisonnable ». Des facteurs tels que l’obtention de mauvais conseils, une interprétation erronée des avis de l’ARC et des erreurs de bonne foi ne peuvent servir de motifs pour demander un allègement.
[24] Enfin, dans la décision Yew aux paragraphes 50 à 54, le juge Little explique :
[50] Il incombe au contribuable de comprendre le droit ou de s’en informer et de prendre des mesures raisonnables pour se conformer à la LIR : Connolly, au para 69; Weldegebriel, au para 10; Jiang, aux para 12‐13; Kapil, au para 24. Compte tenu de la complexité du régime fiscal, on s’attend également à ce que les contribuables demandent conseil : Connolly, au para 69; Dimovski, au para 17.
[51] En matière de CELI, il incombe au contribuable de connaître les limites de ses cotisations et de s’assurer que celles‐ci soient conformes aux règles applicables : Rempel c Canada (Procureur général), 2021 CF 337 au para 26; Jiang, aux para 11‐13.
[52] Dans la décision Weldegebriel, le juge Diner s’est exprimé ainsi au para 10 :
[...] dans le contexte d’un système d’autodéclaration, il incombait [au contribuable] de comprendre la loi (Kapil c Agence du revenu du Canada, 2011 CF 1373, au par. 24); l’ignorance des règles, en particulier dans un système qui dépend du contribuable, n’est pas une excuse. Comme l’a conclu le juge O’Keefe dans la décision Lepiarczyk c Agence du revenu du Canada, 2008 CF 1022, au paragraphe 19, « l’innocence est peut‐être un facteur à prendre en compte, mais elle n’est pas déterminante en l’espèce ».
[...]
[54] Dans sa lettre, l’ARC a reconnu que la demanderesse n’avait pas l’intention de faire des cotisations excédentaires. Il ressort de la loi que les erreurs innocentes ou honnêtes ne sont pas un facteur déterminant — elles n’entraînent pas nécessairement une conclusion d’« erreur raisonnable » au sens de l’alinéa 207.06(1)a) : Weldegebriel, au para 10 et 15; Posmyk, au para 16; Gekas, au para 27. Par conséquent, l’ARC n’a commis aucune erreur de droit en ne renonçant pas à l’impôt dû uniquement sur ce seul fondement.
[25] En l’espèce, le demandeur voulait retirer des sommes de son CELI de la Caisse Populaire et les déposer dans un compte CELI de la Banque Nationale. Or, plutôt que de demander à son institution financière de transférer ses fonds « directement »
de son compte CELI de la Caisse Populaire à son compte CELI de la Banque Nationale comme il était en droit d’exiger, il a plutôt retiré les fonds lui-même de son compte CELI de la Caisse Populaire pour les déposer, le lendemain, dans son compte CELI de la Banque Nationale. Ce faisant, le demandeur n’a pas fait un « transfert admissible »
au sens de l’alinéa 207.01(1)(a) de la LIR.
[26] Le demandeur a aussi admis ne pas avoir fait le transfert selon les modalités prescrites par l’ARC ni remplis le formulaire T-2033, puisqu’il n’en connaissait pas les modalités.
[27] La jurisprudence de la Cour a, tel que discuté, à maintes reprises statué que le refus de la Ministre de considérer de telles erreurs comme étant des « erreurs raisonnables »
, permettant au Ministre de renoncer à l’impôt, était raisonnable.
[28] Malgré toute ma sympathie envers le demandeur, je suis lié par la jurisprudence et les principes dégagés par mes collègues, ainsi que les contraintes qui me sont imposées dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Mon rôle n’est pas de me prononcer sur le fond, mais d’évaluer si la Décision de la Ministre est raisonnable, en déterminant si elle est intelligible, transparente et justifiée. Je suis d’avis qu’en l’espèce, la Décision possède ces qualités, et l’intervention de cette Cour ne serait pas justifiée. En ce sens, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.
VI. Dépens
[29] L’ARC demande des dépens en vertu du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS 98/106 [Règles]. La règle 400 des Règles confère à cette Cour « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer »
. Après avoir pris en considération les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles, ainsi que les autres circonstances de cette cause, j’estime qu’il n’est pas approprié d’accorder de dépens en l’espèce. Le demandeur n’était pas représenté par un avocat lors de la présente instance, mais ses arguments étaient raisonnés et bien exprimés. Eu égard à l’ensemble des circonstances, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger de dépens contre lui.
VII. Conclusion
[30] La décision de la Ministre est raisonnable et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques du dossier (Vavilov au para 99).
[31] La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.
[32] L’intitulé de cause sera modifié pour remplacer l’Agence du revenu Canada par le Procureur général du Canada, en conformité avec la règle 303 des Règles.
JUGEMENT dans le dossier T-222-23
LA COUR STATUE:
La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.
« Guy Régimbald »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER:
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T-222-23 |
INTITULÉ:
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JACQUES BRETON c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE:
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OTTAWA (ONTARIO) |
DATE DE L’AUDIENCE:
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LE 20 MARS 2024 |
JUGEMENT ET MOTIFS:
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LE JUGE RÉGIMBALD |
DATE DES MOTIFS:
|
LE 9 AVRIL 2024 |
COMPARUTIONS:
M. Jacques Breton |
POUR LE DEMANDEUR (SE REPRÉSENTE SOI-MÊME) |
Me Michel Essou |
POUR LA DÉFENDERESSE |
AVOCAT INSCRITS AU DOSSIER:
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LA DÉFENDERESSE |