Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230829


Dossier : T-374-21

Référence : 2023 CF 1162

Ottawa (Ontario), le 29 août 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

VIDÉOTRON LTÉE

GROUPE TVA INC.

TVA PRODUCTIONS II INC.

Demanderesses

Défenderesses reconventionnelles

et

TECHNOLOGIES KONEK INC.

COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY

LIBÉO INC.

LOUIS MICHAUD

JOÉ BUSSIÈRE

JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

Défendeurs

Demandeurs reconventionnels

ORDONNANCE ET MOTIFS

(DÉPENS)

[1] Les demanderesses ont poursuivi les défendeurs pour violation de leur droit d’auteur. Elles reprochent aux défendeurs d’avoir retransmis sans leur consentement des émissions de télévision dans des chambres d’hôtel. Par un jugement portant la référence neutre 2023 CF 741, j’ai accueilli l’action en partie, j’ai émis une injonction interdisant la retransmission des chaînes TVA Sports et j’ai condamné certains des défendeurs à verser une somme de 553 000 $ à titre de dommages-intérêts préétablis.

[2] Lors du procès, les parties m’ont demandé de reporter l’adjudication des dépens. Les présents motifs traitent de cette question.

I. Contexte

[3] Pour la bonne intelligence de ce qui suit, il importe de souligner que les parties ont tout d’abord présenté une requête en procès sommaire afin de faire trancher certaines questions. Par un jugement portant la référence neutre 2022 CF 256, j’ai tranché cette requête et j’ai conclu, entre autres choses, que la défenderesse Libéo inc. [Libéo] était exonérée de toute responsabilité. Par la suite, j’ai adjugé les dépens concernant le procès sommaire : 2022 CF 733. Étant donné que les défenderesses contre qui j’ai prononcé le jugement sommaire sont des entreprises en démarrage, j’ai estimé qu’il n’y avait pas lieu d’octroyer des dépens majorés sous forme de somme globale et qu’il fallait plutôt se fonder sur le tarif.

[4] Par la suite, la Cour d’appel fédérale a modifié le jugement que j’ai rendu au terme du procès sommaire et a conclu que Libéo était responsable des violations du droit d’auteur commises par les défendeurs : 2023 CAF 92. Cette conclusion est reflétée dans le jugement que j’ai rendu au fond.

II. Prétentions des parties

[5] Les demanderesses réclament l’octroi de dépens sous forme de somme globale, au montant de 291 625,88 $, ce qui représente 30 p. cent de leurs honoraires réels, ainsi qu’une somme de 15 479,48 $ à titre de débours. Elles soutiennent que les circonstances qui m’ont conduit à refuser l’octroi d’une somme globale à l’étape du jugement sommaire ont changé. Subsidiairement, elles demandent l’octroi d’une somme de 148 077 $, calculée selon la partie supérieure de la colonne IV du Tarif.

[6] Les défendeurs nient tout changement de circonstances et soutiennent que les dépens devraient être adjugés selon la colonne III du Tarif. De plus, ils affirment qu’il faut distinguer entre le recours fondé sur la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, qui intéresse seulement la demanderesse Groupe TVA, et le recours fondé sur la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13, qui intéresse seulement la demanderesse Vidéotron. Puisque ce dernier recours a été rejeté, les défendeurs soutiennent que seule Groupe TVA a droit aux dépens et que ceux-ci devraient être calculés en fonction de la moitié des honoraires réels conjointement engagés par les demanderesses. Enfin, puisque j’ai rejeté l’action contre les défendeurs Bussière et Michaud, ceux-ci soutiennent que des dépens devraient leur être adjugés.

III. Analyse

[7] Je traiterai en premier lieu des prétentions des défendeurs concernant le succès partagé et l’identité des parties qui ont droit aux dépens. Je déterminerai ensuite s’il y a lieu d’octroyer une somme globale et j’en fixerai le montant.

A. Un succès partagé?

[8] Contrairement aux prétentions des défendeurs, j’estime que les différentes composantes de la présente instance sont indissociables et qu’il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle le succès est partagé, ce qui justifierait une réduction des dépens.

[9] Il n’y a pas de formule magique permettant de « distinguer les affaires de succès partagé de celles dans lesquelles seul un sous‑ensemble des arguments de la partie qui obtient gain de cause est retenu » : Bertrand c Première Nation Acho Dene Koe, 2021 CF 525 au paragraphe 14; voir aussi Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186 au paragraphe 31, [2021] 2 RCF 357. Il faut apprécier de manière pratique ce qui était réellement en jeu.

[10] Il n’y a pas de doute que le fondement principal de la présente affaire est la retransmission illégale du signal de TVA Sports, contrairement à la Loi sur le droit d’auteur. Les demanderesses, filiales de la même entreprise de médias et de communications, ont fait cause commune afin d’être indemnisées pour l’ensemble du préjudice que cette situation leur a prétendument causé. Les allégations fondées sur la Loi sur les marques de commerce ne visent qu’un aspect secondaire de ce préjudice. Par conséquent, le rejet du recours de Vidéotron fondé sur la Loi sur les marques de commerce ne signifie pas que le succès a été partagé, mais seulement que les demanderesses ont eu partiellement gain de cause. Il ne s’agit pas d’un motif qui justifie de réduire les dépens auxquelles les demanderesses ont droit.

[11] Pour des motifs semblables, j’estime qu’on ne peut séparer l’action contre les défendeurs Bussière et Michaud de l’action contre les autres défendeurs. Je n’ignore pas que la jurisprudence de notre Cour n’apporte pas une solution uniforme à cette question. Voir, par exemple, Desnoes & Geddes Ltd c Hart Breweries Ltd, 2002 CFPI 632; Ruggles c Fording Coal Ltd (1999), 168 FTR 106. Tout dépend des circonstances de chaque cas. En l’espèce, même si, pour des raisons liées aux assurances, les défendeurs étaient représentés par deux cabinets d’avocats, ils ont présenté une défense qui était essentiellement commune. Si MM. Bussière et Michaud ont été exonérés de toute responsabilité, c’est, d’une part, en raison du témoignage de M. Rousseau lors du procès et, d’autre part, parce que j’ai rejeté le recours fondé sur la Loi sur les marques de commerce. Rien de tout cela ne découle d’une défense qui aurait été propre à MM. Bussière et Michaud.

B. Une somme globale?

[12] Comme je l’ai mentionné dans l’affaire Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada SRI, 2020 CF 505 aux paragraphes 3 à 5 [Seedlings], l’octroi d’une somme globale permet de simplifier le processus d’adjudication des dépens. Il permet aussi, dans le cas d’affaires complexes, d’assurer un degré d’indemnisation plus élevé que ce que prévoit le tarif, permettant ainsi de mieux atteindre les objectifs visés par l’adjudication des dépens.

[13] Dans l’arrêt Apotex Inc c Shire LLC, 2021 CAF 54, la Cour d’appel fédérale a affirmé que le caractère insuffisant du montant résultat de l’application du tarif est un facteur pertinent afin de décider s’il convient d’octroyer une somme globale majorée, mais qu’on ne peut se fonder sur ce seul facteur. Il faut plutôt examiner l’ensemble de la situation, notamment le degré de complexité de l’affaire et le fait que l’instance oppose des parties commerciales averties. Les facteurs énumérés dans la règle 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, peuvent aussi être pris en considération.

[14] En adjugeant les dépens relativement au jugement sommaire, j’ai fait remarquer que les défendeurs qui avaient succombé étaient des entreprises en démarrage. Libéo n’en faisait alors pas partie.

[15] Étant donné que la Cour d’appel fédérale a modifié cette partie du jugement sommaire, les demanderesses soutiennent que les circonstances ont changé et que Libéo constitue une partie commerciale avertie dont la condamnation justifie l’octroi d’une somme globale majorée. De plus, les demanderesses s’appuient sur le fait que les défendeurs ont fait preuve de mauvaise foi à certains égards dans la retransmission illégale du signal de TVA Sports, qu’ils ont tenté de retarder le déroulement de l’instance et que la Loi sur le droit d’auteur a pour objet d’encourager les titulaires de droit d’auteur à faire valoir leurs droits en justice. Je traiterai de ces questions dans l’ordre inverse.

[16] Comme je l’ai souligné dans le jugement au fond, au paragraphe 82, l’octroi de dommages-intérêts préétablis en vertu de l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur vise entre autres à faciliter l’accès à la justice pour les titulaires de droit d’auteur et, ultimement, à favoriser un respect accru de la loi. Cependant, dans la mesure où j’ai accordé une somme importante à titre de dommages-intérêts préétablis, qui est largement supérieure au préjudice réellement subi par les demanderesses, l’octroi de dépens majorés pour ce seul motif ferait double emploi.

[17] Le même raisonnement s’applique en ce qui a trait à la mauvaise foi des défendeurs. En l’espèce, les dommages-intérêts préétablis revêtent une dimension punitive importante. J’ai tenu compte de la mauvaise foi des défendeurs pour conclure que l’octroi d’une somme cinq fois supérieure au préjudice réellement subi n’était pas extrêmement disproportionnée. Bref, la mauvaise foi a déjà été sanctionnée et ne justifie pas à elle seule la majoration des dépens.

[18] La conduite des défendeurs durant l’instance est aussi un facteur neutre. Il arrive fréquemment que, lors de l’adjudication des dépens, les parties s’accusent mutuellement d’avoir retardé l’instance, de l’avoir indûment prolongée, ou d’avoir agi de façon déraisonnable. Or, comme je l’ai souligné dans l’affaire Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862 aux paragraphes 15 à 20 [Bauer], il n’est pas souhaitable que la Cour entreprenne une analyse détaillée de la conduite des parties durant l’instance. En l’espèce, il suffit de dire que je n’ai pas été témoin d’une inconduite d’une gravité qui justifierait l’octroi de dépens majorés.

[19] Il reste à examiner les conséquences de la condamnation que j’ai prononcée contre Libéo. Il est vrai que Libéo n’est pas une entreprise en démarrage. Elle a été fondée il y a plus de 25 ans et emploie aujourd’hui plusieurs dizaines de personnes. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une entreprise de grande envergure comme celles qui s’affrontent souvent dans les affaires de brevets pharmaceutiques. La taille de Libéo milite modérément en faveur de l’octroi de dépens majorés.

[20] Je prends également en considération la complexité moyenne de l’affaire. Le procès n’a duré que quatre jours. Un seul témoin expert a été entendu. Même si j’ai dû résoudre plusieurs questions juridiques, il ne s’agit pas d’un dossier de l’ampleur des affaires Seedlings ou Bauer, dont la durée se mesure en semaines et non en jours et dans lesquelles chaque partie a fait entendre plusieurs témoins experts.

[21] À la lumière de l’ensemble de ces facteurs, j’estime qu’il est juste et raisonnable d’accorder une légère majoration des dépens, par rapport à la somme qui résulterait de l’application du tarif. J’octroierai donc une somme globale de 200 000 $, qui représente environ 20 p. cent des honoraires réellement encourus par les demanderesses. À titre de comparaison, un taux de 20 p. cent a été récemment octroyé dans l’affaire Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada, 2022 CF 392.

[22] Cette somme de 200 000 $ comprend également les débours. Il n’y a pas lieu d’accorder une somme additionnelle à titre de dépens à l’égard de la taxation des dépens.

IV. Conclusion

[23] Pour ces motifs, une somme de 200 000 $ sera adjugée aux demanderesses à titre de dépens.


ORDONNANCE dans le dossier T-374-21

LA COUR ORDONNE que :

  1. Les défendeurs Technologies Konek inc., Coopérative de câblodistribution Hill Valley, Libéo inc. et Jean-François Rousseau sont solidairement condamnés à payer aux demanderesses la somme de 200 000 $ à titre de dépens, y compris les taxes et débours, plus l’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la date du présent jugement.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-374-21

INTITULÉ :

VIDÉOTRON LTÉE, GROUPE TVA INC., TVA PRODUCTIONS II INC. c TECHNOLOGIES KONEK INC., COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY, LIBÉO INC., LOUIS MICHAUD, JOÉ BUSSIÈRE, JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

PRÉTENTIONS ÉCRITES SUR LES DÉPENS EXAMINÉES À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT AU JUGEMENT 2023 CF 741

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 29 août 2023

PRÉTENTIONS ÉCRITES PAR :

Jean-Sébastien Dupont

François Guay

Étienne Lacroix-Couillard

Lambert Beaulac

Pour les demanderesses

 

Joshua Spicer

William Audet

Abdulkadir Abkey

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour les demanderesses

 

Bereskin & Parr LLP

Toronto (Ontario)

 

Abkey Avocats inc.

Québec (Québec)

Pour les défendeurs

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.