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Date : 20240408


Dossier : IMM-1357-23

Référence : 2024 CF 540

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 avril 2024

En présence de madame la juge Azmudeh

ENTRE :

SARAH HUGNU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Sarah Hugnu, sollicite, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision par laquelle sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée. Pour les motifs exposés ci-après, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

[2] La demanderesse est âgée de 73 ans et vit à Bristol, au Royaume-Uni. Elle est née en Zambie, et a quitté le Zimbabwe pour se rendre au Royaume-Uni avec son conjoint de fait, qui est aujourd’hui décédé. La demanderesse et son partenaire étaient conjoints de fait de 1974 à 2000, année du décès de ce dernier.

[3] La demanderesse est juive. Sa mère et sa fratrie ont été déportées au camp de concentration d’Auschwitz en 1943. La mère de la demanderesse, décédée en 1981, était la seule survivante de sa famille. Le père de la demanderesse, décédé en 1998, était également le dernier survivant de sa famille.

[4] Les deux sœurs de la demanderesse, qui vivent au Canada, constituent sa famille immédiate.

[5] Après que la plus jeune de ses sœurs a immigré au Canada, la demanderesse a voulu la rejoindre. Toutefois, comme son conjoint de fait souffrait à l’époque d’un trouble dépressif majeur, elle ne pouvait pas quitter le Royaume-Uni. Après le décès de son conjoint de fait en 2000, la demanderesse a tenté d’obtenir la résidence permanente au Canada en présentant une demande au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral). Sa demande a cependant été rejetée en juin 2010.

[6] La demanderesse a reçu un diagnostic de cancer du sein en 2015 et a dû subir des traitements de chimiothérapie et de radiothérapie. Durant cette période, la demanderesse n’a pu compter que sur une seule personne, une amie proche nommée Brenda qui lui a offert du soutien émotionnel et qui lui a prodigué des soins pendant son traitement et sa convalescence. Brenda est décédée récemment, et la demanderesse ne peut plus compter sur le soutien de proches ou de membres de sa communauté religieuse au Royaume-Uni.

[7] La demanderesse et ses sœurs avaient l’habitude de se déplacer entre le Royaume-Uni et le Canada, mais leur situation devient de plus en plus difficile. L’une des sœurs de la demanderesse ne peut lui rendre visite parce qu’elle est atteinte d’arthrite grave. La demanderesse est à la retraite et vit d’un revenu de pension fixe, et n’a plus les moyens financiers de se rendre fréquemment au Canada. Elle n’est pas non plus autorisée à sous-louer son appartement au Royaume‑Uni si elle souhaitait effectuer des séjours prolongés au Canada.

[8] Il n’y a pas de communauté juive à Bristol. La demanderesse a démontré qu’il existait une communauté juive florissante à Toronto qui l’accueillerait et dont ses sœurs font déjà partie.

III. Aperçu du droit applicable

[9] La disposition suivante de la LIPR s’applique en l’espèce :

 

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35, 35.1 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35, 35.1 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35, 35.1 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35, 35.1 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35, 35.1 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35, 35.1 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

IV. Question en litige et norme de contrôle applicable

[10] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[11] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe à la demanderesse de démontrer le caractère déraisonnable de la décision (Vavilov, au para 100). Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

[12] Une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire revêt un caractère exceptionnel, puisqu’une personne demande au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de la soustraire aux exigences de la LIPR. Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada, renvoyant à l’arrêt Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’offrir « une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21).

[13] Je souscris à l’observation formulée par ma collègue la juge Sadrehashemi au paragraphe 11 de la décision Tuyebekova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1677, portant que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas » et qu’il n’y a pas d’ensemble limité et prescrit de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19).

[14] Les facteurs qui justifient une dispense varieront selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, renvoyant à Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 aux para 74‑75).

[15] Par conséquent, le contexte est important dans l’évaluation des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, et les agents doivent être réceptifs et attentifs à la situation personnelle de chaque demandeur.

[16] Les documents et éléments de preuve ci‑dessous, qui ne sont pas contestés, étaient à la disposition de l’agent et se rapportent à la situation personnelle de la demanderesse :

  • ·Une lettre de présentation détaillée de l’avocat de la demanderesse;

  • ·Des déclarations écrites de chacune des sœurs de la demanderesse et de sa nièce;

  • ·Un affidavit souscrit par la demanderesse dans lequel elle décrit en détail sa situation personnelle;

  • ·Une preuve confirmant que la demanderesse est à la retraite et attestant son revenu de pension;

  • ·Une preuve démontrant que la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente et que celle-ci a été rejetée;

  • ·Une lettre de nature médicale confirmant les antécédents de cancer du sein de la demanderesse;

  • ·Une lettre d’appui d’un organisme communautaire juif de Toronto;

  • ·Des articles sur les conséquences psychologiques de la solitude et de l’isolement chez les personnes âgées.

[17] En l’espèce, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’accorder la résidence permanente à la demanderesse pour des considérations d’ordre humanitaire et a résumé ainsi sa conclusion dans la lettre de décision :

[traduction]

Bien que vous ayez de la famille au Canada et que les déplacements aient été difficiles ou limités pendant environ 18 mois en raison de la pandémie de COVID‑19, vous vivez séparément de votre famille depuis que celle‑ci a immigré au Canada dans les années 1990. La situation que vous avez décrite n’est pas inhabituelle, puisque de nombreuses familles sont séparées en raison de décisions en matière d’immigration. Même si vous ne pouvez résider au Canada de manière permanente, vous avez la possibilité de rendre régulièrement visite à votre famille et celle-ci a la possibilité de faire de même. Je ne suis pas convaincu que des considérations d’ordre humanitaire justifient qu’une dispense au titre de l’article 25 de la LIPR vous soit accordée. [Souligné par la demanderesse.]

[18] Les principales conclusions de l’agent tirées du Système mondial de gestion des cas peuvent être résumées ainsi :

  • ·La demanderesse [traduction] « habite seule depuis 22 ans ».

  • ·On ne sait pas si la demanderesse principale a toujours des liens avec la famille de son conjoint de fait.

  • ·Il est raisonnable de croire que la demanderesse principale bénéficie d’un certain soutien au sein de son cercle social ou de sa communauté religieuse, et que la levée des restrictions imposées par la pandémie de COVID‑19 lui permettra de retrouver ce soutien.

  • ·La demanderesse n’a présenté aucune demande en vue d’immigrer au Canada depuis le décès de son conjoint de fait en 2000.

  • ·En ce qui a trait aux considérations relatives à la santé de la demanderesse, l’agent a formulé les observations suivantes : [traduction] « Je n’accorde qu’un poids limité à cet argument. La demanderesse principale affirme être une survivante du cancer et être immunodéprimée, ce qui l’a amenée à vivre de la solitude et l’a empêchée de se rendre à l’étranger pendant la pandémie. Je n’accorde qu’un poids limité à cet argument. Le système de santé britannique est l’un des meilleurs au monde et des ressources considérables sont consacrées aux soins hospitaliers et à domicile. Il existe un programme de vaccination bien établi (COVID‑19) qui protège grandement les personnes immunodéprimées. La situation décrite par la demanderesse aurait été comparable à celle de nombreuses personnes à travers le monde étant donné la réglementation qui était en vigueur tant au Royaume-Uni qu’au Canada. »

  • ·En ce qui concerne les proches de la demanderesse, l’agent a mentionné que les sœurs de cette dernière avaient immigré au Canada dans les années 1990 et a affirmé ce qui suit : [traduction] « La répondante [l’une des deux sœurs de la demanderesse au Canada] a déclaré qu’elle avait aussi de l’arthrite et que les déplacements étaient difficiles pour elle, mais la corépondante [l’autre sœur de la demanderesse au Canada] n’a pas ce problème. Conséquences liées à la séparation de la famille : je n’accorde qu’un poids limité à cet argument. »

  • ·Enfin, l’agent a conclu que [traduction] « [l]a situation décrite par la demanderesse principale n’[était] pas inhabituelle, puisque de nombreuses familles sont séparées en raison de décisions en matière d’immigration ».

[19] À mon avis, les motifs exposés par l’agent présentent deux principales lacunes. Ils sont étroitement liés et les failles dans l’analyse de l’agent ont donné lieu à un raisonnement incohérent : a) l’agent a tiré des conclusions fondées sur de simples hypothèses, malgré le fait que la demanderesse avait présenté des éléments de preuve contraires, et b) la démarche fragmentaire de l’agent à l’égard de la preuve ne lui a pas permis d’évaluer le profil global de la demanderesse.

[20] Outre ces deux facteurs, je juge que l’agent a examiné la demande de dispense en appliquant le seuil élevé de la situation exceptionnelle, que la Cour suprême du Canada a rejeté dans l’arrêt Kanthasamy.

[21] La demanderesse a essentiellement fondé sa demande de dispense sur son profil, qui fait intervenir différents facteurs à prendre en compte. Elle a présenté des arguments axés sur son profil de femme âgée qui a des moyens financiers limités et qui s’est retrouvée seule et isolée au Royaume-Uni, sans soutien social (ni communauté religieuse), après avoir perdu son partenaire et une amie proche. Au lieu d’examiner le contexte et la « situation globale » de la demanderesse (Kanthasamy, au para 45), l’agent a tiré des conclusions de fait isolées pour chaque facteur, comme les considérations relatives à la santé, les antécédents de voyage et les liens sociaux. Chaque conclusion prise individuellement peut s’avérer exacte, mais comme l’agent n’a pas examiné la situation et le profil de la demanderesse de manière globale, il n’a pas tenu compte de la véritable nature d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire lorsqu’il a tiré ses conclusions.

[22] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada insiste sur la nécessité de prendre en compte la situation globale d’un demandeur pour assurer l’intégrité et l’exactitude du processus décisionnel. À mon avis, en l’absence d’une approche globale, le raisonnement ne tient pas et les motifs ne sont plus intelligibles.

[23] En d’autres termes, par sa démarche, l’agent a trop cherché à examiner chaque élément de preuve individuellement et n’a pas pris le recul nécessaire pour examiner la situation globale ou le profil général de la demanderesse. Comme l’agent s’est concentré sur chaque petit détail, il n’a pas présenté une analyse cohérente dont les conclusions témoignent d’une compréhension globale de l’affaire. L’agent a confondu l’objet d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la capacité d’une personne à rendre visite à sa famille, ce qui a mené, en fin de compte, à une décision incomplète et viciée. Je procède à une analyse plus détaillée ci‑après.

A. Les conclusions de l’agent reposent sur de simples hypothèses, malgré le fait que la demanderesse a présenté des éléments de preuve contraires

[24] L’agent a tiré deux conclusions erronées qui ne sont pas déterminantes en soi, mais qui sont pertinentes dans le cadre de l’analyse qu’il a effectuée. L’agent a tiré sa première conclusion erronée lorsqu’il a jugé [traduction] « [qu’]il [était] raisonnable de croire que la demanderesse principale bénéfi[ciait] du soutien de son cercle social ou de sa communauté religieuse ». L’affidavit de la demanderesse et les documents à l’appui, dont les déclarations des membres de sa famille au Canada, démontraient le contraire, soit qu’elle avait perdu tout soutien après le décès de son partenaire, puis de son amie.

[25] L’agent a tiré sa deuxième conclusion erronée lorsqu’il a conclu que la demanderesse n’avait jamais présenté de demande de résidence permanente après le décès de son partenaire et qu’elle avait été séparée de sa famille en raison de [traduction] « décisions en matière d’immigration », malgré le fait qu’elle avait fourni une copie d’une précédente demande de résidence permanente qui avait été rejetée.

[26] Il est possible qu’aucune de ces conclusions ne soit déterminante en elle-même, mais elles sont pertinentes pour déterminer comment l’agent a pu apprécier la preuve. L’agent n’a jamais mis en doute la crédibilité de la preuve présentée par la demanderesse selon laquelle elle était âgée, seule et isolée. L’agent a tout simplement décidé de formuler une pure hypothèse portant [traduction] « [qu’]il [était] raisonnable » de croire qu’elle pouvait compter sur le soutien d’un cercle social et religieux et qu’elle était probablement toujours en contact avec la famille de son conjoint de fait (alors qu’il ne disposait d’aucune preuve à cet égard). Cette hypothèse a tout simplement empêché l’agent de tenir compte des facteurs pertinents dans son examen de la « situation personnelle » de la demanderesse. En somme, l’hypothèse de l’agent l’a amené à faire fi de la situation personnelle de la demanderesse.

[27] L’agent a eu tort d’affirmer que la demanderesse n’avait pas cherché à immigrer au Canada après le décès de son partenaire. Elle avait tenté de le faire et avait fourni une copie de la demande de résidence permanente en question avec les documents relatifs à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, lesquels étaient à la disposition de l’agent. Ce facteur a joué un rôle dans la décision de rejeter la demande fondée sur des considérations humanitaires, car, selon l’agent, la séparation de la famille avait été causée par leurs [traduction] « décisions en matière d’immigration ». La Cour ne peut émettre d’hypothèses quant à la question de savoir si l’agent aurait accordé un poids différent à ce facteur s’il avait tiré une conclusion de fait exacte. Toutefois, l’issue des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire dépend de la façon dont les agents apprécient la preuve. Par conséquent, le fait de tirer une conclusion de fait erronée, lorsque le fait en question est un facteur déterminant, entraîne également une incohérence dans le raisonnement.

[28] Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que l’agent, par son raisonnement, cherchait effectivement à « minimiser » les conséquences de la séparation de la famille en affirmant que celles-ci découlaient tout simplement du choix de la demanderesse (Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511 au para 51). Je conviens non seulement que l’affirmation de l’agent selon laquelle la demanderesse [traduction] « n’a présenté aucune demande » en vue d’immigrer au Canada depuis le décès de son conjoint de fait en 2000 est erronée, mais aussi qu’elle montre que l’agent a minimisé la preuve portant que la demanderesse souhaitait rejoindre sa famille au Canada.

B. L’agent n’a pas examiné la « situation globale » de la demanderesse et a appliqué un seuil déraisonnablement élevé

[29] La démarche fragmentaire de l’agent dans ses motifs montre qu’il n’a pas fait preuve de compassion et de souplesse dans son analyse relative à l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, comme l’exige la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy.

[30] Le raisonnement de l’agent, qui reposait essentiellement sur la capacité de la demanderesse à rendre visite à sa famille, sur le système de santé britannique et sur l’hypothèse selon laquelle la demanderesse pouvait compter sur du soutien malgré le fait qu’elle avait souscrit un affidavit dans lequel elle affirmait le contraire, ne tenait pas compte de l’objet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : le profil de la demanderesse est celui d’une femme âgée qui vit seule et qui est isolée, et sa sœur et elle, en vieillissant, sont de moins en moins aptes à se rendre à l’étranger, tant pour des raisons financières que pour des raisons de santé. L’agent a mentionné à maintes reprises que la situation de la demanderesse était sensiblement la même que celle de n’importe quelle famille dont les membres vivent éloignés les uns des autres en raison des choix qu’ils ont faits. Il semble que, au lieu de faire preuve de compassion et de souplesse comme le commande l’arrêt Kanthasamy, l’agent a appliqué de manière voilée le seuil élevé de la situation exceptionnelle. En fait, la principale décision sur laquelle s’appuie l’avocat du défendeur précède l’arrêt Kanthasamy et confirmait l’application de la norme de la situation exceptionnelle (Pervaiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 680). Nul ne conteste que l’arrêt Kanthasamy fournit une orientation et des indications décisives, et qu’une décision rendue un an avant cet arrêt ne peut trouver application.

[31] La Cour a constamment rejeté ce type d’analyse fondée sur la « situation exceptionnelle » d’un demandeur lorsqu’elle a appliqué l’arrêt Kanthasamy, soit l’arrêt de principe de la Cour suprême du Canada en la matière (voir aussi Zhang c Canada (Citoyenneté et immigration), 2021 CF 1482 [Zhang] aux para 20‑24 et 28, Solis Olvera c Canada (Citoyenneté et immigration), 2023 CF 1760 au para 24, et Farhat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1427 aux para 27‑33).

[32] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que la demanderesse, par ses arguments, cherche en fait à ce que la Cour apprécie à nouveau la preuve. Le défendeur a également fait remarquer que l’agent avait énuméré les facteurs dont il avait tenu compte. Je ne suis pas d’avis que le fait que l’agent ait énuméré machinalement des facteurs, sans établir de lien avec le cadre énoncé dans l’arrêt Kanthasamy et en faisant abstraction de la situation globale de la demanderesse, montre qu’il a tenu compte des observations de cette dernière.

[33] Je suis aussi d’avis que, dans ses observations, le défendeur soutient essentiellement que l’issue de l’affaire est raisonnable. Suivant l’arrêt Vavilov, le caractère raisonnable d’une décision ne dépend pas de l’issue d’une affaire, mais de l’analyse réalisée par le décideur et de la façon dont il justifie sa décision. Par exemple, l’agent convient que l’une des sœurs de la demanderesse au Canada souffre d’arthrite et ne peut se rendre à l’étranger, mais il n’explique pas comment ce fait a été pris en compte dans sa conclusion portant que la demanderesse et ses sœurs peuvent simplement se rendre visite quand elles le souhaitent.

[34] Comme la Cour suprême du Canada l’a fait observer au paragraphe 127 de l’arrêt Vavilov, « [l]es principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. […] La notion de “motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées” est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties. »

[35] Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable.

VI. Conclusion

[36] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[37] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1357-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Negar Azmudeh »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1357-23

INTITULÉ :

SARAH HUGNU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE SUR ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 AVRIL 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AZMUDEH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 AVRIL 2024

 

COMPARUTIONS :

Samuel Plett

POUR LA DEMANDERESSE

 

Narin Sdieq

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DESLOGES CARVAJAL LAW GROUP PROFESSIONAL CORPORATION

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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