Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

     Date : 19971211

     Dossier : T-79-91

OTTAWA (ONTARIO), LE 11 DÉCEMBRE 1997

EN PRÉSENCE DU JUGE DUBÉ

ENTRE :

     PATRICK McGUIRE,

     demandeur,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

     défenderesse.

     JUGEMENT

     L'action du demandeur est accueillie au montant de 75 000 $, ainsi que les frais.

                             J.E. Dubé

                                     Juge

Traduction certifiée conforme             

                                 François Blais, LL.L.

     Date : 19971211

     Dossier : T-79-91

ENTRE :

     PATRICK McGUIRE,

     demandeur,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

     défenderesse.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DUBÉ

[I.]      Le 2 novembre 1988, alors qu'il entrait dans une grange de l'établissement Pittsburgh, où il était incarcéré, le demandeur a été frappé à la tête par une balle de foin cylindrique qui pesait environ mille livres. La balle a été poussée par un employé des Services correctionnels du Canada depuis un grenier situé à une vingtaine de pieds au-dessus du plancher de la grange. Le demandeur, qui a été blessé, a intenté une action contre la défenderesse, qui a admis sa responsabilité et déposé une confession de jugement le 24 août 1993. La présente audience vise à déterminer le montant des dommages-intérêts.

1.      Expérience de travail du demandeur

[2]      Le demandeur est né le 14 mars 1939; il a commencé sa onzième année à l'école secondaire de sa région, à Gananoque (Ontario), mais il ne l'a pas terminée. En 1955, il a commencé à travailler pour le ministère des transports de l'Ontario dans le domaine de la surveillance des travaux de construction au taux de 1,15 $ l'heure. En 1959, il travaillait sur des ponts de pesage et touchait 1,35 $ l'heure. Par la suite, il a exercé différents métiers et est devenu opérateur de riveteuse à Hamilton (Ontario). Entre 1964 et 1966, il a travaillé comme opérateur de meule pour Fairbanks Motors et gagnait 2,50 $ l'heure et subséquemment 3,75 $ l'heure. Plus tard, il a travaillé comme monteur de charpentes d'acier et touchait 4 $ l'heure. Par la suite, il a travaillé près de sept ans à l'usine de Stelco, plus précisément à l'atelier de matériel de forge; entre 1966 et 1972, son taux horaire est passé de 5,25 $ à 8,25 $. De 1973 à 1980, il a travaillé pour la Port Colbourne Drop Forging Ltd. dans l'atelier de réparation et d'entretien de matériel de forge et son salaire est passé progressivement de 4,50 $ à 10 $ l'heure.

[3]      Le 28 avril 1980, alors qu'il travaillait à l'atelier de matériel de forge, il s'est blessé au bas du dos en soulevant un baril de 45 gallons et souffre de lombalgie chronique depuis ce temps. Le 4 mars 1987, la Commission des accidents du travail en Ontario a confirmé qu'il avait droit à une rente de dix pour cent par suite de cet accident et le demandeur reçoit actuellement une prestation d'invalidité partielle à vie.1 Le demandeur n'a pas été en mesure de travailler pendant les trois années qui ont précédé son incarcération.

[4]      Du 18 décembre 1982 à mai 1993, il a été détenu et remis en liberté pour une courte période jusqu'au 11 juillet 1983, lorsqu'il a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré de son épouse et incarcéré sans pouvoir obtenir de libération conditionnelle avant dix ans.

2.      Activités poursuivies pendant l'incarcération

[5]      Le demandeur a été incarcéré à l'établissement de Collin's Bay pendant deux ans et demi et, au cours de cette période, il a obtenu son certificat de soudeur et a suivi des cours d'anglais, de mathématiques, de dessin industriel et de bleu. Pendant qu'il se trouvait à l'établissement de Joyceville, il a travaillé à l'entretien des immeubles et a fait de la physiothérapie, mais son dos le faisait encore souffrir à l'occasion. Le 16 juin 1988, il a commencé à travailler sur une ferme de l'établissement Pittsburgh et s'occupait des animaux du parc à bestiaux. Il a conduit un tracteur pour nourrir les animaux jusqu'au 2 novembre 1988, date à laquelle il a reçu la balle de foin sur la tête. Après avoir basculé sous le choc de l'impact, il a atterri dans un tas de fumier et a subséquemment été transporté à l'hôpital Hotel Dieu.

[6]      Le lendemain, il est retourné au travail. Il a dit au cours de son témoignage qu'il avait agi de cette façon parce qu'il ne voulait pas retourner à l'établissement de Joyceville, car il préférait travailler sur la ferme.

3.      La nature des blessures

[7]      Le médecin expert du demandeur, le Dr Charles Johnson, qui est spécialisé en soins de réadaptation, a vu le demandeur pour la première fois le 28 mars 1990 et l'a examiné plusieurs fois par la suite. Au cours de son témoignage, il a dit que le demandeur éprouvait de la douleur au cou et des picotements intermittents dans les bras. Il éprouvait également de la douleur à la partie supérieure de la cage thoracique. Le demandeur a dit qu'il avait du mal à tourner la tête et que, la plupart du temps, il éprouvait une douleur lancinante au cou. Il avait du mal à tourner le cou, surtout vers la gauche. Ses muscles du cou et des épaules étaient sensibles. D'après les radiographies, la sixième vertèbre du cou était très légèrement aplatie. Il y avait très peu d'arthrose. Le témoin ne s'attendait pas à ce que l'état du demandeur s'améliore au fil des années. À son avis, le demandeur ne serait peut-être pas apte à travailler sur une base concurrentielle. Il a conclu comme suit : [TRADUCTION] "Il ne peut le faire sur une base prolongée, prévisible et fiable".

[8]      La défenderesse a fait témoigner le Dr Gavin Laughlan Shanks, médecin expert qui est professeur en soins de réadaptation à la Queen's University et qui n'a vu le demandeur qu'une seule fois, soit quatre ans et demi après l'accident, bien qu'il ait examiné à l'époque le dossier médical du demandeur, y compris les radiographies qui ont été prises immédiatement après l'accident. À son avis, les radiographies n'étaient pas concluantes et se prêtaient à plusieurs interprétations. Le Dr Johnson estimait que le demandeur avait subi une fracture par compression, mais le Dr Shanks n'était pas de cet avis car, en pareil cas, des symptômes physiques immédiats seraient apparus; or, aucun symptôme de cette nature n'a été observé en clinique le jour de son admission à l'urgence après l'accident. Le témoin expert a souligné que les rapports de radiologie n'indiquaient aucune contusion et aucun tissu mou, mais simplement une colonne cervicale sensible. Il a ajouté qu'une personne gravement blessée au cou ne retourne pas travailler le lendemain pour exécuter ses tâches régulières. À son avis, la blessure que le demandeur avait subie au bas du dos avait un effet plus débilitant pour son employabilité que sa blessure au cou, compte tenu du type de travail manuel qu'il voulait faire.

[9]      En résumé, le Dr Shanks estimait que le demandeur a formulé des plaintes simples et directes au sujet d'une blessure grave qu'il avait subie au cou et que ces plaintes étaient conformes au type de blessure qu'il avait subie. Selon le Dr Shanks, l'inconfort que le demandeur ressentait ne s'était pas vraiment amélioré. Selon ce témoin, le degré d'inconfort variait de faible à modéré. Cependant, a-t-il ajouté, il ne pouvait déterminer dans quelle mesure les blessures au dos étaient plus graves que les blessures au cou en ce qui a trait à la capacité de travailler du demandeur.

4.      Preuve actuarielle

[10]      Le demandeur a demandé à M. Douglas Townsend de venir présenter des données actuarielles à titre de témoin expert. À l'aide de quatre méthodes différentes, ce témoin en est arrivé à la conclusion que le revenu brut annuel du demandeur s'établirait à 33 280 $, compte tenu d'un salaire horaire de 16 $. Il a indiqué que le demandeur n'aurait pu se permettre de prendre sa retraite à l'âge de 65 ans et qu'il aurait été tenu de continuer à travailler jusqu'à l'âge de 70 ans. Selon lui, la perte de revenus que le demandeur a subie de septembre 1994 à août 1997, soit le mois de l'audience en l'espèce, s'établissait à 101 879 $. Au cours de l'instruction, il a constaté qu'il n'avait pas attribué un montant assez élevé au demandeur, compte tenu du fait que celui-ci avait été remis en liberté en décembre 1993 et non en septembre 1994, ce qui représente une différence de près d'un an. Quant à la perte de revenus ultérieurs, elle s'élèverait selon lui à 203 156 $ à l'âge de 65 ans et à 323 600 $ à l'âge de 70 ans. La perte que le demandeur a subie en ce qui a trait aux prestations découlant du Régime de pensions du Canada s'établit selon ce témoin à 9 628 $.

[11]      Dans son résumé, le demandeur a réclamé les montants suivants à titre de dommages-intérêts : dommages-intérêts généraux : de 55 000 $ à 60 000 $; perte de revenus ultérieurs : 323 600 $, moins un montant de 10 à 15 pour cent pour les éventualités; perte de revenus antérieurs : 101 879 $ et perte de prestations découlant du Régime de pensions du Canada : 9 628 $.

[12]      Cependant, comme l'avocate de la défenderesse l'a souligné, M. Townsend a formulé plusieurs hypothèses qui n'ont pas été établies dans les faits. D'abord, il n'a pas prouvé que le demandeur avait les qualités voulues pour exercer l'un ou l'autre des métiers précis qu'il a utilisés comme baromètres pour les taux horaires proposés; deuxièmement, il n'a pas prouvé que le demandeur serait immédiatement engagé et recevrait un salaire correspondant au plus haut niveau de l'échelle salariale; troisièmement, il n'a pas prouvé que le demandeur serait en mesure de travailler à temps plein douze mois sur douze; quatrièmement, il n'a pas prouvé que la blessure au cou du demandeur était la seule raison pour laquelle il ne travaillait pas, sans égard au problème de dos pour lequel il recevait déjà une indemnité; cinquièmement, il n'a pas prouvé que le demandeur avait un permis de conduire valable, permis qu'il avait perdu avant d'être incarcéré, et sixièmement, il n'a pas prouvé que le demandeur aurait été en mesure de travailler ou de se trouver un travail à temps plein jusqu'à l'âge de 65 ans ou 70 ans.

5.      Conclusion

[13]      Il est évident que le demandeur a subi une grave blessure au cou et la défenderesse a admis sa responsabilité à cet égard. La défenderesse est donc tenue de verser des dommages-intérêts de façon à placer le demandeur dans la position dans laquelle il se serait trouvé, si l'accident à l'origine de cette blessure ne s'était pas produit.

[14]      Le principe fondamental en matière d'indemnisation est le suivant : restitutio in integrum. Pour déterminer la perte de gains futurs, la Cour doit tenir compte des facteurs suivants : le niveau de revenu, la période de la perte, les éventualités, le taux d'actualisation, la possibilité de répétition et divers éléments.2 Cependant, il est rarement possible de déterminer les pertes ultérieures en appliquant uniquement des critères mathématiques. Dans bien des cas, il faut faire preuve de jugement. En d'autres termes, la preuve actuarielle et la preuve relative au préjudice économique peuvent servir de guide, mais la Cour doit aussi tenir compte de toutes les données pertinentes,3 c'est-à-dire qu'elle doit examiner le domaine de travail de l'individu, son tempérament, sa formation académique et ses aptitudes, la situation économique générale et les possibilités d'emploi.4

[15]      Le demandeur a cité à la Cour huit décisions que certaines cours supérieures canadiennes ont rendues entre 1987 et 1996 (soit sept de la province de l'Ontario et une de la Colombie-Britannique). D'après ces décisions, les montants accordés à titre de dommages-intérêts généraux varient de 36 000 $ à 75 000 $. Ces décisions concernaient des blessures au cou décrites comme de légères fractures par compression ou raideurs du cou.

[16]      Cependant, chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres et, avant tout, la Cour doit être juste envers les deux parties lorsqu'elle détermine le montant des dommages-intérêts à accorder.5 Dans la présente affaire, il ne s'agit pas d'une jeune personne en santé qui exerce à temps plein un emploi régulier et dont il est facile de calculer la perte de revenus ultérieurs. Il s'agit d'une situation beaucoup plus complexe et très hypothétique. Le rapport actuariel de M. Townsend renferme des données purement mathématiques et ne tient pas compte de plusieurs facteurs essentiels qui sont mentionnés ci-dessus.

[17]      Le demandeur est en dehors du marché du travail depuis plusieurs années. Il a été incarcéré pendant dix ans. Ses capacités sont déjà restreintes par une blessure au dos pour laquelle il reçoit une indemnité. Il n'a aucun métier ou profession spécial. Il veut évidemment travailler, mais aucun élément de preuve n'indique qu'un employeur éventuel l'aurait engagé, même s'il n'avait pas subi cette blessure au cou. Il est déjà âgé de 58 ans. Même s'il était parfaitement en santé, il n'y a aucun élément de preuve indiquant que, compte tenu du marché du travail actuel, il pourrait travailler à temps plein jusqu'à l'âge de 65 ans ou 70 ans. Aucun ex-employeur n'est venu témoigner pour dire qu'il aurait rengagé le demandeur, s'il n'avait pas subi cette blessure au cou. Il se peut que ses antécédents judiciaires jouent contre lui. Ainsi, le problème ne peut être réglé rapidement au moyen de données actuarielles et, encore une fois, le fait que les capacités du demandeur soient déjà restreintes par une blessure au dos pour laquelle il reçoit une indemnité rend la situation encore plus difficile.

[18]      Par conséquent, il convient d'accorder une somme d'argent forfaitaire à titre de dommages-intérêts généraux en l'espèce. J'accorderai donc un montant de 25 000 $ à ce titre, ce qui couvre les souffrances et douleurs, et un montant de 50 000 $ pour la perte de capacité de gain, y compris la perte de revenus antérieurs et futurs, soit un montant total de 75 000 $, ainsi que les frais de la présente action.

                             J.E. Dubé

                                     Juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 11 décembre 1997

Traduction certifiée conforme             

                                 François Blais, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-79-91

INTITULÉ DE LA CAUSE :          Patrick McGuire

                     c. Sa Majesté La Reine du chef du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :          Ottawa (Ontario)

DATES DE L'AUDIENCE :          28 et 29 août 1997

MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE DUBÉ

EN DATE DU :              11 décembre 1997

ONT COMPARU :

Me Lawrence Greenspon                  POUR LE DEMANDEUR

Me Josephine A.L. Palumbo              POUR LA DÉFENDERESSE

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Karam, Greenspon                      POUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

Me George Thomson

Sous-procureur général

du Canada                          POUR LA DÉFENDERESSE

__________________

1      Voici les montants figurant sur son chèque de paie pour le mois d'août 1997 :
         INVALIDITÉ PARTIELLE PERMANENTE                  500,53 $          PRESTATION/RENTE SV                          405,12 $          MONTANT VERSÉ EN APPLICATION DU          PROJET DE LOI 165 - MONTANT RÉGULIER/ARRÉRAGES      208,28 $          MONTANT TOTAL À PAYER                      1 113,93 $

2      Kim Kreutzer Work, Remedies and Tort, 1996, vol. 4, rel. 6.

3      Reid v. Longridge, [1994], décision non publiée en date du 16 mai 1994 (C.S. C.-B.).

4      Supra, note 1.

5      Tomsic v. Sharma, [1994], décision non publiée en date du 7 avril 1994 (C.S. C.-B.).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.