Référence : 2024 CF 323
|
ENTRE :
|
et
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Gurdeep Singh Bumra (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), du rejet de sa demande de rétablissement du statut et de permis de travail au Canada. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie pour les motifs suivants.
[2] Le demandeur est un citoyen indien âgé de 53 ans. Il s’agit d’un étranger qui est entré au Canada pour la première fois le 10 mai 2019 en tant que visiteur. Alors qu’il était au Canada, il a reçu une offre d’emploi pour travailler comme charpentier à titre de travailleur autonome. Il a obtenu un permis de travail qui était valide jusqu’au 5 octobre 2021.
[3] En octobre 2021, le demandeur a reçu une nouvelle offre d’emploi (l’offre d’emploi) pour travailler comme ébéniste chez True North Kitchen Cabinets Inc. (l’employeur), à Surrey (Colombie-Britannique). L’employeur a présenté une demande d’étude d’impact sur le marché du travail (l’EIMT) à Emploi et Développement social Canada (EDSC) afin d’embaucher le demandeur à titre de travailleur étranger. La demande de prorogation de permis de travail du demandeur a été rejetée le 28 octobre 2022 en raison d’un retard dans le traitement de la demande d’EIMT que l’employeur avait envoyée à EDSC.
[4] Le 6 janvier 2023, le demandeur a présenté une demande de rétablissement de son statut de travailleur (la demande) à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) au moyen du portail de dépôt de demande en ligne. Il a joint à cette demande une offre d’emploi à jour de l’employeur.
[5] Le 5 juin 2023, un agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande au motif que le demandeur n’avait fourni aucune preuve qu’il satisfaisait aux exigences linguistiques énoncées dans l’EIMT. Voici une copie des notes versées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC) et qui forment le raisonnement de l’agent :
[traduction]
Le demandeur n’a pas fourni de preuve qu’il satisfait aux exigences linguistiques énoncées dans l’EIMT. Par conséquent, il ne satisfait pas aux conditions pour obtenir un permis de travail lié à un emploi précis. La demande est rejetée, le rétablissement du statut est également refusé et il a été conseillé au demandeur de quitter le Canada.
[6] Dans la lettre de refus envoyée au demandeur, l’agent a aussi mentionné qu’il avait rejeté la demande pour les motifs suivants :
[traduction] Après avoir examiné attentivement tous les renseignements contenus dans votre demande et dans les documents d’accompagnement que vous avez fournis, j’estime que vous ne répondez pas aux exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et de son règlement d’application. Par conséquent, votre demande, telle qu’elle a été présentée, est refusée.
[7] Les personnes qui souhaitent obtenir ou proroger un permis de travail au Canada doivent convaincre l’agent qu’elles :
ont respecté toutes les conditions imposées à leur entrée;
quitteront le Canada à la fin de la période de séjour autorisée;
ne font pas partie d’une catégorie de personnes interdites de territoire au Canada au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés;
sont en mesure d’accomplir les tâches et, par ailleurs, de satisfaire aux exigences de l’emploi.
II. Question préliminaire
[8] Dans ses documents, le défendeur avait soulevé une question préliminaire en vue de faire exclure des renseignements sur les compétences en anglais du demandeur, car ils n’avaient pas été présentés à l’agent et ne relevaient pas des exceptions envisagées dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, et ne pouvaient donc pas être présentés dans le cadre du présent contrôle judiciaire.
[9] Cependant, au début de l’audience, les faits suivants ont été portés à l’attention du défendeur, et l’avocat de ce dernier a convenu que les renseignements avaient bien été mis à la disposition de l’agent. Le défendeur a donc retiré sa question préliminaire visant à faire exclure du dossier les renseignements suivants sur les compétences linguistiques :
Sur le formulaire IMM5710, sous la rubrique
« Langue(s) »
et en réponse à la question b)« Pouvez-vous communiquer en français, en anglais, ou dans les deux langues? »
, le demandeur avait répondu [traduction]« anglais »
.La preuve d’études provenant du
« Central Board of Higher Education »
(conseil central de l’enseignement supérieur) confirmait que le demandeur avait suivi un cours d’anglais obligatoire et obtenu une note de 69 sur 100.
[10] Même si cette question préliminaire a été réglée à l’audience, il convient de mentionner cette erreur puisqu’elle semble avoir servi de fondement non seulement à l’argument du défendeur, mais aussi à la conclusion de l’agent.
III. Question en litige et norme de contrôle
[11] La seule question que je dois trancher est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.
[12] Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable consiste en un examen empreint de déférence et rigoureux visant à déterminer si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 12-13 et 15; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] aux para 8 et 63.
[13] J’ai d’abord lu les motifs du décideur conjointement avec le dossier dont il disposait, de manière globale et contextuelle. Conformément à l’orientation donnée aux paragraphes 83, 84 et 87 de l’arrêt Vavilov, en tant que juge de la cour de révision, je me suis concentrée sur le raisonnement suivi par le décideur.
[14] Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti : Vavilov, en particulier aux para 85, 91-97, 103, 105-106 et 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 aux para 2, 28-33 et 61; Mason, aux para 8, 59-61 et 66. Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes qui sont suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs relevées dans une décision ni toutes les réserves qu’elle suscite qui justifieront une intervention.
IV. Analyse
[15] En l’espèce, le demandeur était également charpentier au Canada depuis deux ans et avait donc obtenu un permis de travail. Il avait également reçu une offre d’emploi d’un nouvel employeur pour devenir ébéniste et il avait obtenu une EIMT favorable. Voici les documents non contestés dont disposait l’agent et qui figurent au dossier certifié du tribunal :
le formulaire IMM5710, sur lequel, sous la rubrique
« Langue(s) »
et en réponse à la question b)« Pouvez-vous communiquer en français, en anglais, ou dans les deux langues? »
, le demandeur avait répondu [traduction]« anglais »;
la preuve d’études provenant du
« Central Board of Higher Education » (conseil central de l’enseignement supérieur),
confirmant que le demandeur avait suivi un cours d’anglais obligatoire et obtenu une note de 69 sur 100;l’EIMT favorable, mentionnant que la capacité de communiquer en anglais de vive voix et par écrit était obligatoire pour le poste d’ébéniste – 2021 CNP 72311;
une offre d’emploi de l’employeur éventuel, dans laquelle l’employeur avait énoncé les responsabilités du demandeur ainsi : [traduction]
« étudier les plans, les devis ou les dessins des articles à fabriquer ou préparer les devis »;
une lettre de recommandation du même employeur éventuel, dans laquelle l’employeur commente l’expérience et les connaissances du demandeur, qu’il a vérifiées au cours d’une [traduction]
« entrevue en personne »;
le curriculum vitae fourni par le demandeur, dans lequel, sous la rubrique [traduction]
« Expérience de travail »
, il nomme son employeur canadien et précise ce qui suit : [TRADUCTION]« lire et interpréter des plans de bâtiments, des dessins et des croquis afin de réaliser des devis et de calculer les besoins »;
des lettres d’employeurs antérieurs, attestant ses compétences en tant que charpentier et sa capacité d’accomplir toutes les tâches de son travail.
[16] Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve. Cependant, en l’espèce, l’agent a simplement omis de traiter des éléments de preuve pertinents qui constituaient le fondement de son refus. Par conséquent, la décision est devenue arbitraire et ne possédait pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la transparence et l’intelligibilité.
[17] Dans sa plaidoirie, l’avocat du défendeur a fait valoir que le document du demandeur sur ses études et ses compétences en anglais était ancien et qu’il était donc raisonnable que l’agent ne lui accorde pas beaucoup de poids. La Cour ne peut pas substituer au silence de l’agent les conjectures de l’avocat sur ce que l’agent pourrait avoir pensé. Le silence complet de l’agent, le fait qu’il n’a pas traité des éléments de preuve importants et sa conclusion qui va dans le sens contraire de ces éléments de preuve font en sorte que la décision est déraisonnable.
[18] À l’audience, l’avocat du défendeur a également soutenu que, si l’anglais n’était pas une condition d’emploi, il incombait à l’employeur éventuel de solliciter une exemption lorsqu’il demande une EIMT. Cet argument est tout simplement non fondé. Une EIMT favorable a été délivrée, l’anglais figurait parmi les conditions et le demandeur satisfaisait à cette condition. Rien n’indique que l’employeur envisageait une exemption ou qu’il n’était pas satisfait du niveau d’anglais du demandeur. L’agent disposait d’éléments de preuve selon lesquels le demandeur occupait un emploi semblable en Colombie-Britannique, où l’anglais est la langue officielle dominante. L’employeur éventuel a également présenté des éléments de preuve indiquant qu’il avait mené une entrevue en personne avec le demandeur et qu’il était satisfait de ses compétences.
[19] Je suis d’accord avec les parties pour dire que l’agent n’était pas lié par l’EIMT favorable et qu’il devait examiner la preuve de façon indépendante pour tirer sa propre conclusion. Toutefois, ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. L’agent a simplement fait abstraction de la preuve relative à la langue et ne l’a pas examinée de façon indépendante. Le défendeur en a lui aussi fait abstraction lorsqu’il a soulevé pour la première fois sa question préliminaire.
[20] Comme la juge Strickland l’a déclaré au paragraphe 11 de la décision Safdar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 189, « bien qu’il incombe au demandeur de produire une preuve suffisante pour remplir les conditions d’admissibilité, il demeure que l’agent doit apprécier la preuve qui lui a été présentée et expliquer en quoi elle ne remplit pas les conditions d’admissibilité pour lesquelles il rejette la demande (Lakhanpal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 694) »
. Il n’y a pas d’explication semblable en l’espèce.
[21] Je sais que les agents d’immigration subissent des pressions pour produire chaque jour un grand nombre de décisions. Je comprends donc qu’il n’est peut-être pas nécessaire de fournir des motifs détaillés. Cependant, ils doivent quand même tenir compte de la preuve dont ils disposent. Ils doivent expliquer, en s’appuyant sur les éléments de preuve disponibles, en quoi le demandeur ne respecte pas la norme linguistique (Bano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 568 [Bano] au para 22).
[22] La décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas examiné la preuve sur les compétences linguistiques du demandeur.
V. Conclusion
[23] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’affaire sera renvoyée à IRCC afin qu’un autre agent rende une nouvelle décision.
[24] L’affaire ne soulève aucune question à certifier.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER No IMM-7537-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à IRCC afin qu’un autre agent rende une nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
Blanc
|
|
Blanc
|
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
Dossier : |
IMM-7537-23
|
|
INTITULÉ :
|
GURDEEP SINGH BUMRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
||
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Vancouver (Colombie-Britannique)
|
||
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 20 février 2024
|
||
JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA JUGE AZMUDEH
|
||
DATE DES MOTIFS :
|
LE 28 février 2024
|
||
COMPARUTIONS :
Rashim Sharma |
POUR LE DEMANDEUR |
Richard Li |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sharma Law Corporation
Surrey (Colombie-Britannique) |
POUR LE DEMANDEUR |
Ministère de la Justice du Canada Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR LE DÉFENDEUR |