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Date : 20240222


Dossier : IMM‑12951‑22

Référence : 2024 CF 291

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2024

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

PALWINDER SINGH

AMANPREET KAUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur principal, Palwinder Singh, et son épouse, Amanpreet Kaur, sont des citoyens de l’Inde qui ont présenté une demande d’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Ils soutiennent qu’ils craignent d’être persécutés par la police du Pendjab en raison du lien perçu entre eux et des militants sikhs.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que les demandeurs ne seraient exposés à aucune possibilité sérieuse de persécution à New Delhi et qu’ils disposaient donc d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] dans cette ville. Par conséquent, elle a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[3] Dans une décision du 21 novembre 2022, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel des demandeurs. Ce faisant, elle a conclu que certains aspects du récit de ces derniers n’étaient pas crédibles et que, pour ce seul motif, elle ne pouvait faire droit à leur appel. Néanmoins, la SAR s’est penchée sur la conclusion de la SPR relativement à la PRI et a subsidiairement conclu que la SPR avait jugé à bon droit qu’il était peu probable que les demandeurs soient exposés à une possibilité sérieuse de préjudice à New Delhi et qu’il était donc raisonnable pour eux de s’y installer.

[4] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Ils soulèvent les deux questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle manqué à l’équité procédurale en tirant des conclusions sur la crédibilité sans donner aux demandeurs l’occasion de dissiper ses doutes?

  2. Était-il raisonnable pour la SAR de conclure qu’il était peu probable que les demandeurs soient exposés à une possibilité sérieuse de persécution dans la ville proposée comme PRI?

[5] La demande sera accueillie. J’estime que la SAR a manqué à l’équité procédurale en examinant la question de la crédibilité sans en aviser les demandeurs et sans leur donner l’occasion de répondre. Mes motifs sont exposés ci-après.

II. Contexte

[6] Le demandeur principal affirme que son cousin a été arrêté en novembre 2015 après avoir dénoncé la conduite de la police envers les membres de la communauté sikhe. Une fois libéré, le cousin a disparu, et la police s’est alors intéressée au demandeur principal dans l’espoir de retrouver le cousin.

[7] Le demandeur principal soutient qu’il a été arrêté et détenu, puis interrogé à propos des activités et déplacements de son cousin. Il affirme qu’il n’avait aucun renseignement à fournir à la police, qu’il a été torturé, puis libéré en échange d’un pot-de-vin versé par des membres influents de la communauté. Il soutient que la police a continué de le harceler jusqu’à ce qu’elle reçoive un nouveau pot-de-vin.

[8] Le demandeur principal affirme avoir rencontré un avocat, qui l’a dissuadé d’intenter une action en justice contre la police. Cette dernière a eu connaissance de la rencontre et a arrêté les demandeurs. Des agents de police ont agressé sexuellement l’épouse du demandeur principal, et ce dernier s’est fait dire qu’il serait assassiné s’il intentait une action en justice. Après avoir assuré la police qu’ils n’en feraient rien, les demandeurs ont été libérés, mais le demandeur principal a été intimé de se présenter au poste de police une fois par mois pour fournir des renseignements sur les activités de son cousin et des autres militants sikhs.

[9] En août 2016, les demandeurs ont quitté leur village pour se rendre dans un autre endroit du Pendjab, avant de venir au Canada en janvier 2017. Ils avaient initialement espéré retourner en Inde, mais ils ont changé d’idée lorsque des membres de leur famille les ont informés que la police continuait de se renseigner à leur sujet, prétendait qu’ils s’étaient joints à l’insurrection et menaçait de les tuer. Ils ont demandé l’asile en février 2018.

[10] Après avoir conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à New Delhi, la SPR a rejeté leur demande. La question de la crédibilité n’était pas en cause devant la SPR.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[11] En appel, la SAR a déterminé que l’évaluation de la crédibilité effectuée par la SPR comportait des lacunes. Elle a indiqué que « [l]es éléments de preuve comport[ai]ent plusieurs incohérences majeures » et a jugé que le témoignage des demandeurs n’était pas crédible, déclarant que, par conséquent, elle « rejet[ait] les appels pour ce seul motif ». Le commissaire de la SAR a également déclaré : « [M]ême si je me trompe dans mon évaluation de la crédibilité des [demandeurs], je rejetterais néanmoins [l]es appels, car je suis convaincu, d’après les éléments de preuve dont je dispose, que l’analyse de la PRI effectuée par la SPR est tout à fait correcte. »

[12] La SAR a appliqué le critère à deux volets relatif à la PRI tel qu’il est énoncé à la page 710 de l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF), et a conclu qu’il était peu probable que les demandeurs soient exposés à une possibilité sérieuse de préjudice dans la ville proposée comme PRI, parce que la police du Pendjab ne semblait avoir aucun intérêt à les poursuivre dans ce lieu, presque six ans après qu’ils eurent quitté le pays. En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la SAR a conclu que, compte tenu de toutes les circonstances, il était raisonnable que les demandeurs s’installent dans la ville proposée comme PRI.

IV. Question préliminaire — Intitulé de la cause

[13] La demande indique que le défendeur est le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada, soit le nom qui est communément utilisé pour désigner le défendeur. Cependant, dans la LIPR, le ministre est appelé ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et il devrait être désigné ainsi dans l’intitulé (Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, art 5(2) et LIPR, art 4(1)). L’intitulé sera modifié en conséquence (Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, art 76).

V. Analyse

[14] Les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon une norme qui s’apparente à celle de la décision correcte. Lorsqu’une question d’équité procédurale est soulevée, la cour de révision doit tenir compte de toutes les circonstances pour déterminer si la procédure était équitable (Verma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1167 au para 12; Dunkley c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 892 au para 19).

[15] La question de la crédibilité n’était pas en cause devant la SPR. La SPR a conclu que la question déterminante était celle de l’existence d’une PRI et, ce faisant, elle a reconnu que les demandeurs avaient établi qu’ils seraient exposés à un risque de persécution dans l’avenir de la part de la police du district de Jalandhar. Sur ce fondement, en appel devant la SAR, les demandeurs ont soulevé la seule question de savoir si la SPR avait eu raison de conclure à l’existence d’une PRI.

[16] Lors de son examen en appel, la SAR a exprimé des doutes sur la crédibilité des demandeurs, alors que la SPR n’avait rien relevé ou examiné à cet égard. Après être arrivée à un constat différent et déterminant quant à la crédibilité, la SAR n’en a pas informé les demandeurs.

[17] En appel, la SAR n’est pas liée par les conclusions de la SPR, et il lui est loisible de rendre des conclusions de fond nouvelles ou différentes. Cela étant dit, si elle décide d’examiner une question qui n’était pas en cause devant la SPR et qui n’a pas été soulevée dans le cadre de l’appel, l’équité procédurale exige qu’elle en informe les parties et qu’elle leur donne l’occasion de formuler des observations (Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 au para 10; Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 aux para 25‑26).

[18] Le défendeur admet qu’il y a peut-être eu manquement à l’équité procédurale, mais il s’appuie sur la conclusion subsidiaire de la SAR, à savoir que les demandeurs disposent d’une PRI viable à New Delhi, pour affirmer que la conclusion de la SAR quant à la crédibilité n’était pas déterminante. Je ne suis pas de cet avis.

[19] Le fait que la SAR n’a pas donné l’occasion aux demandeurs de dissiper les doutes que le commissaire a jugés suffisants, à eux seuls, pour rejeter leur appel constitue un manquement à l’équité procédurale qui exige une intervention. Dans ses motifs, la SAR laisse également entendre que sa conclusion défavorable quant à la crédibilité a eu une incidence sur sa brève analyse de la PRI.

[20] Dans son analyse du premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR s’est concentrée sur les éléments de preuve montrant que la police était motivée à retrouver les demandeurs dans la ville proposée comme PRI. En une seule phrase, le commissaire a rejeté ces éléments de preuve : « J’estime que les éléments de preuve selon lesquels cela pourrait être le cas ne sont pas du tout convaincants, même si c’est ce que la police avait dit aux proches des [demandeurs]. » De toute évidence, la SAR a mis en doute les éléments de preuve présentés par les proches des demandeurs.

[21] De même, après avoir examiné la question de l’agression sexuelle déclarée par l’épouse du demandeur principal, la SAR a explicitement mis en doute la véracité de l’allégation en affirmant que « [l]’allégation selon laquelle [l’épouse du demandeur principal] a été agressée sexuellement par la police du Pendjab, à supposer que cela est vrai, n’établit pas qu’elle serait exposée à une possibilité sérieuse d’une autre persécution […] » (non souligné dans l’original) dans la ville proposée comme PRI.

[22] Les demandeurs n’ont pas eu l’occasion de dissiper les doutes de la SAR quant à leur crédibilité, et ces doutes se sont répercutés sur l’analyse de la PRI effectuée par la SAR. Dans les circonstances, la procédure n’était pas équitable.

VI. Conclusion

[23] Pour les motifs qui précèdent, la demande sera accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑12951‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’intitulé est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  4. Aucune question n’est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

 

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑12951‑22

 

INTITULÉ :

PALWINDER SINGH, AMANPREET KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 JANVIER 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 FÉVRIER 2024

 

COMPARUTIONS :

Max Berger

 

Pour les demandeurs

 

John Loncar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger Professional Law Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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