Date : 20240220
Dossiers : T-2013-19
T-534-21
Référence : 2024 CF 274
Ottawa (Ontario), le 20 février 2024
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE :
|
MICHEL THIBODEAU |
demandeur |
et
|
AUTORITÉ AÉROPORTUAIRE DU GRAND TORONTO |
défenderesse |
et |
COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES |
intervenant |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] L’Autorité aéroportuaire du Grand Toronto [l’AAGT] est une société à but non lucratif chargée, entre autres, de l’exploitation de l’Aéroport international Pearson de Toronto [l’aéroport]. Le demandeur, Michel Thibodeau, qui n’est pas représenté par un avocat, forme un recours en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e supp) [la LLO], contre l’AAGT, alléguant notamment que celle-ci n’a pas respecté ses obligations linguistiques prévues à la LLO et, ce faisant, qu’elle a violé les droits linguistiques rattachés à ces obligations. Les violations alléguées sont en lien avec trois plaintes qu’il a formulées auprès du commissaire aux langues officielles [le commissaire] aux termes de l’article 55 de la LLO, soit une plainte dans le dossier T‐534‐21 et deux plaintes dans le dossier T‐2013‐19; les deux dossiers ont été instruits successivement et entendus le même jour. Le commissaire a produit des rapports d’enquête et des recommandations en lien avec chacune des plaintes. De plus, par l’ordonnance datée du 26 novembre 2020, le commissaire s’est vu accorder le statut de partie intervenante dans le dossier T‐2013‐19 uniquement. Le commissaire ne compte pas prendre position sur le bien-fondé du recours de M. Thibodeau, car l’objectif de son intervention est plutôt de présenter à la Cour les principes d’interprétation applicables au Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48 [le Règlement], afin de bien délimiter la portée des services offerts par les tiers conventionnés visés au paragraphe 12(1) du Règlement et, parallèlement, la portée des obligations dévolues aux autorités aéroportuaires.
[2] M. Thibodeau sollicite l’obtention de réparations en vertu du paragraphe 77(4) de la LLO, en l’occurrence, qu’on lui reconnaisse la qualité pour agir dans l’intérêt public, une déclaration publique selon laquelle l’AAGT a violé ses droits linguistiques et une lettre d’excuses formelles. Il demande aussi à la Cour de lui octroyer 4 500 $ en dommages-intérêts‐—soit 1 500 $ pour chaque violation–-ainsi que des dépens de 5 000 $. Étant donné que ces deux demandes soulèvent plusieurs questions communes, mon jugement sera rendu simultanément dans ces deux dossiers. Pour les motifs qui suivent, j’accueille en partie les demandes de M. Thibodeau et j’accorde réparation en l’espèce.
II. Les plaintes
T-534-21–-la plainte relative au communiqué de presse
[3] Les faits dans le dossier T-534-21 ne sont pas contestés. L’AAGT possède et exploite le site Web torontopearson.com [le site Web] et reconnaît que les droits linguistiques de M. Thibodeau ont été brimés dans le cadre de la plainte en lien avec un communiqué de presse intitulé « Toronto Pearson to welcome 9.8M passengers this summer » [le communiqué de presse] daté du 28 juin 2017 et publié le jour suivant sur le site Web sans la publication simultanée du communiqué de presse en français; le communiqué de presse n’était pas disponible dans les deux langues officielles. La plainte déposée par M. Thibodeau auprès du commissaire le 14 juillet 2017 [la plainte relative au communiqué de presse] a été communiquée à l’AAGT le 18 juillet 2017 et, six jours plus tard, soit le 24 juillet 2017, celle-ci avait remédié à la situation et publié la version française du communiqué de presse.
[4] Le commissaire a déposé son rapport final d’enquête le 11 juin 2018; il a jugé que la plainte relative au communiqué de presse était bien fondée et que l’AAGT n’avait pas respecté les obligations linguistiques énoncées à la partie IV de la LLO qui lui incombent. Cependant, le commissaire a noté que l’AAGT « a fait des progrès en ce qui a trait aux communiqués de presse publiés dans les deux langues officielles sur le site Web »
, et a recommandé à l’AAGT de revoir ses politiques de communication dans les trois mois suivant la date du rapport final d’enquête afin qu’elle veille à ce que les communiqués de presse soient disponibles simultanément sur le site Web dans les deux langues officielles.
[5] Le rapport final de suivi, déposé par le commissaire le 26 janvier 2021, indique que, en réponse à cette recommandation, l’AAGT a affirmé, sans toutefois le démontrer, que le retard de la publication du communiqué de presse en français résultait de circonstances inhabituelles et non pas d’une mauvaise connaissance ou compréhension de ses obligations linguistiques ni de problèmes systémiques en matière de conformité à ces obligations. L’AAGT a indiqué qu’elle a pour pratique habituelle de publier ses communiqués de presse dans les deux langues officielles, de manière simultanée, lorsqu’ils s’adressent au public, et qu’elle veille à ce que les versions française et anglaise des communiqués soient diffusées simultanément sur son site Web. Cependant, l’AAGT confirme qu’elle n’a pas de politiques écrites concernant toutes ses actions, mais qu’elle veille à ce que ses employés responsables de la rédaction des communiqués de presse et de leur publication aient les connaissances nécessaires pour accomplir leurs tâches quotidiennes, à ce que ses employés soient au courant de l’obligation de publier les communiqués de presse en français et en anglais et à ce que des versions française et anglaise doivent être exigées avant de procéder à la publication sur le site Web.
[6] Le commissaire a toutefois constaté que la recommandation de son rapport final d’enquête n’avait pas été mise en œuvre et qu’en effet, l’AAGT n’a fourni aucun document démontrant qu’elle avait revu ses politiques pour que les communications à l’intention du public, y compris les communiqués de presse, soient affichées simultanément dans les deux langues officielles sur le site Web. De plus, le commissaire a constaté que l’AAGT n’a pas de politique écrite et formelle concernant la publication des communications destinées au public et que, même si l’AAGT affirme que ses communiqués de presse sont publiés dans les deux langues officielles et que le retard de publication du communiqué de presse faisant l’objet de la plainte initiale résulte de circonstances inhabituelles, la documentation fournie par M. Thibodeau jumelée aux vérifications faites par le commissaire ont démontré que le problème persiste. En conséquence, le commissaire a invité l’AAGT à prendre des mesures immédiates pour donner suite à cette recommandation, à se doter d’une politique de communications et à veiller à ce que cette politique soit communiquée aux employés responsables des communications. Le commissaire est d’avis que l’existence d’une politique de communication formelle, si celle-ci est appliquée, permettra à l’AAGT d’éviter que des incidents semblables à celui faisant l’objet de la plainte ne se reproduisent.
[7] Tel qu’il a été mentionné, l’AAGT reconnaît qu’en vertu de la LLO, elle doit veiller à ce que ses communiqués de presse relatifs à l’aéroport soient disponibles dans les deux langues officielles et confirme que ses politiques et procédures, notamment en ce qui concerne la traduction des communiqués de presse, sont mises en œuvre à cette fin. Comme elle l’a indiqué au commissaire, l’AAGT fait valoir devant moi qu’en l’espèce, la publication du communiqué de presse en anglais sans la version française n’était qu’une inadvertance–-possiblement le résultat de circonstances inhabituelles plutôt que d’une mauvaise connaissance ou compréhension de ses obligations linguistiques–-qui a été rapidement corrigée lorsqu’elle a été portée à sa connaissance. Puisque l’AAGT concède qu’il y a eu violation des droits linguistiques de M. Thibodeau dans le cas de la plainte relative au communiqué de presse, la question en litige concerne les réparations à accorder à M. Thibodeau, notamment la nature de celles-ci, y compris le montant des dommages-intérêts, le cas échéant.
[8] Cependant, la demande de M. Thibodeau en l’espèce vise, en particulier, une déclaration selon laquelle l’AAGT n’a pas respecté ses obligations linguistiques prévues à la LLO et, ce faisant, a violé des droits linguistiques en lien, non seulement avec le communiqué de presse, mais aussi avec plusieurs communiqués de presse qui n’étaient pas disponibles en français sur le site Web de 1’Aéroport international Pearson de Toronto au cours des dernières années. Je note que les éléments de preuve figurant au dossier comprennent des plaintes déposées par M. Thibodeau auprès du commissaire en janvier 2021, soit après le dépôt de la demande en l’espèce, concernant d’autres violations alléguées de la LLO en ce qui concerne des communiqués de presse de l’AAGT destinés au public et parus en 2017, 2018, 2019 et 2020. Toutefois, plusieurs de ces nouvelles plaintes sont toujours en cours de traitement, le rapport d’enquête final du commissaire n’étant toujours pas paru au moment de l’audience devant moi; en fait, l’AAGT a indiqué lors de l’audience que, à part les plaintes qui constituent la base du dossier T‐2013‐19, elle n’avait pris connaissance que récemment de ces nouvelles plaintes relativement à des violations antérieures alléguées. Par conséquent, il ne semble pas adéquat, pour les besoins de la présente demande et du redressement sous forme de déclaration que demande M. Thibodeau, que je prenne en considération ces violations antérieures alléguées de la LLO pour lesquelles des enquêtes sont toujours en cours. En fait, l’AAGT ne s’oppose pas au prononcé d’une déclaration de violation en ce qui concerne la plainte relative au communiqué de presse, mais s’oppose à toute déclaration générale de violations antérieures alléguées étant donné qu’aucune de ces violations n’est en cause devant moi.
[9] Cela dit, l’AAGT soutient que M. Thibodeau n’a pas droit à des dommages-intérêts, car ceux-ci ne sont ni justes ni appropriés, d’autant plus que M. Thibodeau n’a pas réussi à démontrer que les violations alléguées de ses droits linguistiques se traduisent par un préjudice réel, et que la plainte fait simplement partie de la longue croisade de M. Thibodeau contre les institutions fédérales, dans le cadre de laquelle il recherche activement des violations linguistiques potentielles à des fins d’enrichissement personnel. J’examine ces questions ci-dessous.
T-2013-19–-la plainte CIBC et la plainte Booster Juice
[10] Les deux plaintes dans le dossier T‐2013‐19 sont en lien avec les obligations de l’AAGT à l’égard des services fournis par les tiers conventionnés, conformément au paragraphe 12(1) du Règlement.
A. Plainte CIBC
[11] L’incident en question se serait produit le 3 février 2018, et la plainte de M. Thibodeau auprès du commissaire à l’endroit de l’aéroport est datée du 3 mars 2018. La plainte de M. Thibodeau envers la Banque CIBC [la plainte CIBC] visait l’affichage uniquement en anglais ou l’affichage où l’anglais prédomine sur les guichets automatiques bancaires [GAB] de la Banque CIBC ainsi que dans la publicité de la Banque CIBC à l’aéroport. De manière plus précise, la plainte auprès de la Banque CIBC se détaille ainsi en trois éléments :
a)L’affichage des GAB—la langue d’affichage des GAB est l’anglais ou l’anglais y prédomine–-les photos fournies par M. Thibodeau démontrent des inscriptions sur les GAB, comme « Foreign Cash », « CAD and USD Cash » et « Multiple Currencies available here », sans équivalent français;
b)La publicité des centres bancaires–-l’affichage uniquement en anglais ou l’affichage où l’anglais prédomine des centres bancaires de la CIBC; par exemple les écriteaux et slogans « How can we help you? » en grosses lettres; des publicités et des slogans comme « We’re here for all your banking needs »; ainsi que des affiches publicitaires de la banque sur lesquelles figurent les slogans : « Bank before you fly », « Do any last minute banking », « Branch on your right » et « Relax and recharge in our branch », le tout sans équivalent français;
c)La publicité liée à la vente d’assurance-voyage–-l’affichage uniquement en anglais ou l’affichage où l’anglais prédomine pour la vente d’assurance-voyage de la CIBC; par exemple le slogan « Purchase travel insurance » sans équivalent français.
[12] Le commissaire a déposé son rapport final d’enquête en octobre 2019; il a établi que les centres bancaires de la CIBC situés à l’aéroport offrent des services conventionnés au sens de l’alinéa 12(1)a) du Règlement, notamment la vente d’assurance-voyage et les services de bureau de change, et que l’affichage sur les GAB ainsi que les publicités de la CIBC visés par la plainte étaient en anglais uniquement. En conséquence, l’AAGT avait donc enfreint la partie IV de la LLO, et la plainte de M. Thibodeau était bien fondée. Le commissaire note que ces services, ainsi que l’affichage des GAB, doivent être offerts au public voyageur dans les deux langues officielles, conformément aux paragraphes 23(2) de la LLO, et que les publicités et autres panneaux indicateurs liés à ces services doivent également être dans les deux langues officielles, conformément au paragraphe 12(3) du Règlement.
[13] En réponse au rapport préliminaire d’enquête, l’AAGT a affirmé qu’elle conseille la CIBC afin que les affiches et les publicités papier et électroniques concernant les services visés par le Règlement soient dans les deux langues officielles, et qu’elle est présentement en discussion avec la CIBC au sujet de changements à apporter au service d’achat et de vente de devises lorsque le service en personne est offert en anglais seulement. Quoique les GAB de la CIBC à l’aéroport sont accessibles en français et en anglais, l’AAGT confirme que l’affichage de certains GAB est en anglais uniquement et que ces GAB seront mis à jour cette année et dotés d’un affichage bilingue. Cependant, au sujet de la vente d’assurance-voyage par la CIBC, l’AAGT note simplement que, puisque ce service n’est pas offert en personne dans les centres bancaires de l’aéroport, les clients doivent communiquer avec la CIBC par téléphone pour souscrire une assurance. Par conséquent, les clients francophones et anglophones sont traités de la même façon, car ils doivent tous accéder au service par téléphone; le service téléphonique est bilingue.
[14] Le commissaire a félicité l’AAGT pour les efforts qu’elle a déployés afin de veiller à ce que les affiches et les publicités des centres bancaires CIBC situés à l’aéroport soient dans les deux langues officielles. Cependant, elle a recommandé à l’AAGT de prendre les mesures nécessaires dans les six mois suivant la date du rapport final d’enquête pour faire en sorte que ces affichages et publicités, ainsi que ceux des GAB, soient de qualité égale dans les deux langues officielles.
[15] L’AAGT fait valoir devant moi qu’en l’espèce, elle concède qu’il y a eu deux cas précis dans lesquels les droits linguistiques de M. Thibodeau ont été violés, soit l’affichage des GAB ainsi que la publicité liée à la vente d’assurance-voyage. Dans ces deux cas, cependant, l’AAGT affirme avoir agi promptement pour que la CIBC apporte les corrections nécessaires.
[16] Quant au reste, il ne s’agit pas de violations de la LLO. L’AAGT affirme que les publicités générales pour les centres bancaires ont en commun d’être liées aux services bancaires traditionnels, plutôt qu’à l’un des services prescrits au paragraphe 12(1) du Règlement. Les services bancaires en général ne sont pas des services visés par le Règlement et, à ce titre, ils ne sont pas assujettis aux obligations de bilinguisme. D’après l’AAGT, rien dans la LLO ou dans le Règlement n’appuie le fait que la publicité ou les communications relatives aux services ou aux produits bancaires qui ne sont pas désignés comme des services réglementaires sont assujetties à des obligations de bilinguisme. Selon l’AAGT, M. Thibodeau prétend que, vu que la CIBC offre certains services visés par le Règlement (GAB, services de bureau de change et assurance-voyage), tous ses services–-y compris les services bancaires–-sont des services réglementaires. Un tel raisonnement, affirme l’AAGT, n’est pas conforme au Règlement, et seuls les services que le législateur énumère expressément comme faisant partie du champ d’application des obligations linguistiques d’une institution fédérale devraient donner lieu à de telles obligations.
[17] De toute façon, l’AAGT répète que M. Thibodeau n’a pas droit à des dommages-intérêts, car ceux-ci ne sont ni justes ni appropriés, d’autant plus que, comme c’était le cas avec la plainte relative au communiqué de presse, M. Thibodeau n’a pas réussi à démontrer que les violations alléguées de ses droits linguistiques se traduisent par un préjudice réel, et aussi parce que les plaintes s’inscrivent dans la longue croisade de M. Thibodeau contre les institutions fédérales, en particulier les autorités aéroportuaires, par laquelle il recherche activement des violations potentielles de ses droits linguistiques pour en tirer un gain pécuniaire personnel.
B. Plainte Booster Juice
[18] L’incident en question se serait produit le 26 janvier 2019, et la plainte de M. Thibodeau auprès du commissaire à l’endroit de l’aéroport est datée du 8 février 2019. Le restaurant Booster Juice (un bar à jus et à smoothies) est un fournisseur de services tiers de l’AAGT qui exploite, à l’un de ses comptoirs situés à l’aéroport, une aire de jeux contiguë au comptoir Booster Juice, laquelle offre une expérience interactive aux jeunes voyageurs. La plainte concernant Booster Juice visait un panneau unilingue anglais situé à l’entrée de l’aire de jeux et indiquant « Toronto Pearson Booster Juice FIT & FUN ZONE » [la plainte Booster Juice].
[19] Avant d’examiner la question de la plainte Booster Juice, je dois préciser que l’article 77 de la LLO n’accorde à la Cour qu’une compétence limitée quant à la plainte déposée devant le commissaire par M. Thibodeau. En l’espèce, la plainte déposée par M. Thibodeau et traitée par le commissaire ne concerne qu’une inscription précise, soit le panneau à l’entrée de l’aire de jeux. M. Thibodeau soutient devant moi qu’à l’intérieur de l’aire de jeux, on trouve deux tables auxquelles sont intégrés des écrans électroniques, de plus grands écrans autoportants sur lesquels des jeux vidéo sont diffusés seulement en anglais et deux écrans fixés au mur. Sur le côté d’une table et sur les écrans fixés au mur, on peut lire « Toronto Pearson Booster Juice FIT & FUN ZONE ». De plus, une grande enseigne au néon indiquant « BOOST YOUR LIFE » se trouve sur un mur dans l’aire de jeux. Aucun équivalent français n’a été affiché sur l’un ou l’autre panneau. Toutefois, ces panneaux et enseignes ne faisaient pas partie de la plainte déposée par M. Thibodeau devant le commissaire et, à ce titre, je ne peux pas les traiter.
[20] Le commissaire a déposé son rapport d’enquête en décembre 2019, confirmant que la plainte de M. Thubodeau était fondée et que l’AAGT n’avait pas respecté la partie IV de la LLO. En réponse au rapport préliminaire d’enquête du commissaire, l’AAGT explique que l’aire de jeux n’est pas utilisée comme un restaurant, qu’elle ne fait pas partie d’un restaurant aux termes du paragraphe 23(2) de la LLO ainsi que de l’alinéa 12(1)a) du Règlement, mais qu’il s’agit plutôt d’une aire de jeux. Cependant, il semble que Booster Juice a néanmoins entrepris de modifier l’aire de jeux, notamment en y ajoutant des panneaux en français. Le commissaire n’est pas d’accord avec l’AAGT et conclut que l’alinéa 12(1)a) du Règlement dispose que les services offerts par les restaurants font partie des services conventionnés qui doivent être fournis au public voyageur dans les deux langues officielles. Comme Booster Juice offre des services de restauration en vertu d’un contrat conclu avec l’AAGT et comme l’aire de jeux fait partie du comptoir Booster Juice en question, ses panneaux sont visés par le paragraphe 12(2) du Règlement et doivent être facilement visibles en français et en anglais. Des recommandations, des mesures de redressement et un échéancier ont été formulés par le commissaire, lesqulles comprenaient des recommandations visant à ce que l’AAGT prenne toutes les mesures nécessaires pour que l’affichage de Booster Juice à l’aéroport soit de qualité égale dans les deux langues officielles et pour qu’elle rappelle aux fournisseurs de services à l’aéroport que l’ensemble des panneaux et des communications écrites concernant les services offerts au public voyageur énumérés au paragraphe 12(1) du Règlement doivent être de qualité égale dans les deux langues officielles.
[21] Comme c’est le cas pour la plainte CIBC, l’AAGT affirme devant moi que la plainte Booster Juice n’est pas fondée en droit et devrait être rejetée. En fait, le différend entre les parties porte principalementsur l’interprétation qu’il convient de donner à la jurisprudence en matière de droits linguistiques du public voyageur, à la LLO, mais en particulier aux types de services offerts par des tiers conventionnés en application du paragraphe 12(1) du Règlement. Cette interprétation, alliée à la compréhension des grands principes jurisprudentiels qui régissent les droits linguistiques, serviront toutes deux à confirmer s’il y a eu un manquement de la part de l’AAGT, en lien avec la portée des obligations qui lui sont dévolues à l’égard des tiers conventionnés exploitant une entreprise au sein de son aéroport.
[22] Les questions principales à trancher dans le dossier T‐2013‐19 sont les suivantes :
a)Comment devons-nous interpréter le paragraphe 12(1) du Règlement à la lumière des grands principes jurisprudentiels et législatifs en matière de droits linguistiques, afin de donner effet au Règlement?
b)Est-ce que la preuve relative aux plaintes contestées révèle un manquement aux obligations linguistiques de l’AAGT en ce qui a trait à la prestation de services par des tiers conventionnés au sein de l’aéroport international Pearson, et ce, aux termes de la LLO et de l’article 12 de son Règlement? En particulier, quelle est l’interprétation à donner à la notion de « services », tels qu’ils sont détaillés à l’article 12 du Règlement?
c)Quelle réparation convient-il d’accorder, le cas échéant?
III. Analyse
[23] Les lois, règlements et autres instruments législatifs pertinents en l’espèce ont été reproduits à l’annexe. Je précise qu’il revient à la Cour de faire un examen de novo de la demande de M. Thibodeau. La jurisprudence est claire : je ne suis pas lié par les conclusions ou par les recommandations des rapports du commissaire. Ces derniers sont simplement des éléments de preuve admissibles qui peuvent être contestés, comme tout autre élément de preuve au dossier (Thibodeau c Air Canada, 2005 CF 1156, [2006] 2 RCF 70 au para 62).
A. La LLO—les principes d’interprétation applicables aux droits linguistiques
[24] Il n’est pas contesté que les dispositions pertinentes de la LLO et du Règlement s’appliquent à l’AAGT. De plus, les parties s’accordent sur le fait que la LLO jouit d’un statut privilégié dans l’ordre juridique canadien et la jurisprudence reconnaît de longue date son statut de loi quasi constitutionnelle (Lavigne c Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53 [Lavigne] au para 23; Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 [Thibodeau 2014] au para 12). Ce statut privilégié émane de ses « racines constitutionnelles »
de même que de « son rôle primordial en matière de bilinguisme »
(Lavigne au para 23). En effet, les principes contenus dans les dispositions de la LLO—hormis ceux de la partie V—découlent directement des articles 16 à 20 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c11 [la Charte]. Ainsi, les dispositions de la LLO priment sur toutes les autres dispositions législatives ou réglementaires fédérales, à l’exception de celles de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‐6.
[25] Rappelons aussi l’objet de la LLO, figurant à son article 2, dont le libellé au moment des faits est le suivant :
La présente loi a pour objet :
a) d’assurer le respect du français et de l’anglais à titre de langues officielles du Canada, leur égalité de statut et l’égalité de droits et privilèges quant à leur usage dans les institutions fédérales, notamment en ce qui touche les débats et travaux du Parlement, les actes législatifs et autres, l’administration de la justice, les communications avec le public et la prestation des services, ainsi que la mise en œuvre des objectifs de ces institutions;
b) d’appuyer le développement des minorités francophones et anglophones et d’une façon générale, de favoriser, au sein de la société canadienne, la progression vers l’égalité de statut et d’usage du français et de l’anglais; et
c) de préciser les pouvoirs et les obligations des institutions fédérales en matière de langues officielles.
[Non souligné dans l’original.]
[26] La LLO, de par son préambule et son objet, constitue donc un prolongement des droits et garanties enchâssés dans la Charte et fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi constitutionnelles qui expriment « certains objectifs fondamentaux de notre société »
et qui doivent être interprétées « de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent »
(Doucet c Canada, 2004 CF 1444 au para 16, citant Canada (Procureur général) c Viola, 1990 CanLII 13036 (CAF), [1991] 1 CF 373 (CA) [Viola] à la page 386).
[27] Les paragraphes 23(1) et (2) de la LLO portent sur l’obligation des institutions fédérales offrant des services aux voyageurs. Ces institutions doivent « veiller à ce que [les voyageurs] puissent, dans l’une ou l’autre des langues officielles, communiquer avec leurs bureaux et en recevoir les services, là où, au Canada comme à l’étranger, l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante »
. Le paragraphe 23(2) précise aussi quelles sont les obligations de ces institutions fédérales en lien avec les services réglementaires offerts aux voyageurs par des tiers conventionnés.
[28] L’article 25 de la LLO précise les obligations liées aux services fournis par des tiers. Le libellé est rédigé ainsi :
Il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que, tant au Canada qu’à l’étranger, les services offerts au public par des tiers pour leur compte le soient, et à ce qu’il puisse communiquer avec ceux-ci, dans l’une ou l’autre des langues officielles dans le cas où, offrant elles-mêmes les services, elles seraient tenues, au titre de la présente partie, à une telle obligation.
[29] Les principes directeurs qui régissent l’interprétation des droits linguistiques au Canada—et donc par extension, la LLO–-découlent de la jurisprudence de la Cour suprême depuis la fin du 20e siècle. Ceci implique que la Cour est tenue d’interpréter les droits linguistiques suivant l’approche téléologique, soit une analyse justifiée par l’objet visé (R c Beaulac, 1999 CanLII 684 (CSC), [1999] 1 RCS 768 [Beaulac] au para 25), et exigeant une interprétation libérale et généreuse des droits garantis par la Charte, ce qui permet de réaliser pleinement le but de la LLO afin de favoriser, dans tous les cas, le maintien et l’épanouissement des minorités de langue officielle au Canada (Beaulac aux para 22–25; DesRochers c Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 RCS 194 [DesRochers] au para 31; Association des parents de l’école Rose-des-vents c Colombie-Britannique (Éducation), 2015 CSC 21 au para 32; Mazraani c Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc, 2018 CSC 50 au para 20; R c Poulin, 2019 CSC 47 [Poulin] au para 53; Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c Colombie-Britannique, 2020 CSC 13 aux para 239–240). Ce principe d’interprétation tire sa source du principe constitutionnel de la protection des minorités et illustre la nécessité de corriger les inégalités au sein de la société en atténuant la vulnérabilité des cultures minoritaires et en assurant aux membres des groupes minoritaires des chances égales à celles des membres des groupes majoritaires (Thibodeau c Canada (Sénat), 2019 CF 1474 [Sénat] au para 27, faisant référence au Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217 aux para 79–82). Ainsi, je me dois d’écarter toute interprétation stricte ou restrictive de ces droits, compte tenu de l’importance des droits linguistiques au sein de la société canadienne (Beaulac aux paras 2 et 25).
[30] De plus, afin que son interprétation soit conforme aux objectifs de la LLO, l’égalité réelle par opposition à l’égalité formelle–-ce qui exigera une comparaison entre les services offerts à la majorité linguistique et les services offerts à la minorité–-doit être la norme, et l’exercice des droits linguistiques ne doit pas être considéré comme une simple demande d’accommodement (DesRochers au para 31); les volets de l’égalité réelle sont l’égalité de statuts et de l’usage, qui découlent directement de l’article 2 de la LLO et de l’article 16 de la Charte, ainsi que l’égalité d’accès à des services de qualité égale pour les membres des collectivités des deux langues officielles au Canada (Beaulac au para 22; Thibodeau c Air Canada, 2019 CF 1102 [Air Canada 2019] au para 40). Finalement, le principe de l’interprétation libérale et téléologique de la LLO « se traduit par une présomption résiduelle : si 1’application des méthodes habituelles ne permet pas de trancher entre deux interprétations possibles de la Loi, on doit choisir 1’interprétation qui accorde une portée plus large aux droits linguistiques. Une présomption semblable s’applique à la Charte. Puisque la Loi vise à mettre en œuvre certains droits garantis par la Charte, il est logique qu’elle bénéficie de la même présomption »
[renvoi omis] (Thibodeau c Administration de l’aéroport international de St. John’s, 2022 CF 563 [en cours d’appel] [Aéroport de St. John’s] au para 23).
[31] Ceci étant dit, et bien que l’interprétation de la LLO, tout comme celle de la Charte, soit libérale et généreuse, on ne doit pas confondre l’approche téléologique et l’interprétation libérale; comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’affaire R c Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 RCS 353 [Grant] :
Bien que les principes d’interprétation téléologique et d’interprétation libérale soient apparentés et même parfois confondus, ils ne sont pas identiques. L’objet du droit doit demeurer la principale préoccupation; la libéralité de l’interprétation est restreinte par cet objet et elle y est subordonnée. Si une interprétation étroite risque d’appauvrir un droit garanti par la Charte, une interprétation trop libérale risque d’étendre la garantie au‐delà de l’objet visé. Bref, il faut interpréter le texte [des articles de la loi] d’une façon libérale qui permette la réalisation de son objet sans en excéder la portée. [Références et renvois omis.] (Grant au para 17; Poulin aux para 53‐55.)
[32] De plus, quoique les droits linguistiques doivent être interprétés de manière libérale dans les limites de l’objet de la loi applicable, les mots sont importants et, suivant la méthode d’interprétation téléologique, l’analyse doit commencer par l’examen du texte de la disposition et « ne doit pas aller au delà (ni, d’ailleurs, rester en deçà) de l’objet véritable du droit »
(Québec (Procureure générale) c 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 RCS 426 [9147-0732 Québec inc.] au para 8). Bien que les conventions constitutionnelles soient délibérément exprimées en termes généraux, les mots utilisés demeurent la principale contrainte en cas d’examen judiciaire et constituent les limites externes de l’analyse téléologique (9147-0732 Québec inc. aux para 8–10; Poulin aux para 53–55; Caron c Alberta, 2015 CSC 56, [2015] 3 RCS 511 [Caron] au para 36). En fait, le commissaire accepte que l’interprétation téléologique n’exclue pas les principes d’interprétation législative de la méthode habituelle, qui exige la prise en compte du texte, du contexte global, de l’économie de la loi et de l’objectif poursuivi par le législateur (Thibodeau 2014 au para 112; Aéroport de St. John’s au para 23).
[33] Finalement, ajoute le commissaire, en raison de la fragilité des communautés de langue officielle en situation minoritaire, la Cour suprême a reconnu le caractère réparateur des droits linguistiques.
1. Le Règlement sur les langues officielles –- communications avec le public et prestation des services
[34] La question principale du présent recours est de savoir si 1’AAGT s’est conformée à ses obligations linguistiques prévues par le Règlement, en ce qui a trait à la prestation de services offerts par des tiers conventionnés exploitant une entreprise dans 1’aéroport. Avant d’aborder l’interprétation législative à donner au Règlement, il faut comprendre la genèse de celui-ci. Lors de la promulgation de la LLO en 1988, le gouverneur en conseil s’est vu conférer la tâche de préciser les conditions nécessaires à la mise en œuvre des droits prévus à la partie IV de la LLO et à l’article 20 de la Charte. Cette étude a été menée par le Comité mixte permanent du Sénat et de la Chambre des communes des langues officielles par le biais d’un processus de consultation approfondi auprès de diverses parties prenantes; le résultat de ce processus a été l’adoption du Règlement, qui est entré officiellement en vigueur en 1992.
[35] En l’espèce, le Règlement met en œuvre le paragraphe 20(1) de la Charte et certains articles clés de la partie IV de la LLO, qui se rapportent aux communications avec le public et à la prestation des services. Notamment, le paragraphe 12(1) du Règlement précise quels services conventionnés sont visés par l’obligation, prévue au paragraphe 23(2) de la LLO, d’offrir les services aux voyageurs dans les deux langues officielles : on note entre autres au paragraphe 12(1)a) « les services offerts par les restaurants, les cafétérias », ce dont il est question dans la plainte Booster Juice, et à l’alinéa 12(1)b) « les appareils libre-service, notamment les guichets bancaires automatiques et les distributeurs automatiques », comme dans le cadre de la plainte CIBC. Le Règlement a permis d’uniformiser les règles et critères quant à la portée des obligations linguistiques dévolues aux institutions fédérales, en définissant notamment ce que constitue les « services réglementaires offerts aux voyageurs par des tiers conventionnés », dont il est fait mention au paragraphe 23(2) de la LLO, tout en précisant ses modalités d’application.
[36] En conséquence, quelle interprétation faut-il donner au Règlement, puisque ce dernier découle d’une loi quasi constitutionnelle? Bien que M. Thibodeau n’aborde pas spécifiquement la question des principes interprétatifs du droit qui s’appliquent à l’article 12 du Règlement, le commissaire fait valoir que, considérant la nature quasi constitutionnelle de la LLO et des droits qui y sont garantis, le Règlement doit obéir aux mêmes principes d’interprétation que ceux qui s’appliquent à la LLO; donc, il est primordial que la Cour adopte une approche téléologique dans l’interprétation du Règlement, tel que l’exige l’arrêt Beaulac, ainsi qu’une interprétation libérale et généreuse, en fonction de l’objectif qui sous-tend l’ensemble du régime linguistique fédéral, le tout afin de garantir le respect et la mise en œuvre des droits linguistiques du public voyageur. Ainsi, pour répondre aux questions en litige soulevées par les parties, le commissaire affirme que la Cour est appelée à interpréter les paragraphes 12(1) et (2) du Règlement et à leur donner une portée qui tient compte de la nature et de 1’objet des droits linguistiques conférés au public voyageur en vertu de la partie IV de la LLO ainsi que du principe d’égalité réelle. L’interprétation large et libérale, affirme le commissaire, est justifiée par la nature et l’objet particuliers du Règlement, qui favorisent la mise en œuvre de droits quasi constitutionnels autant que la LLO elle-même, ainsi que par le processus particulier d’adoption du Règlement et le lien entre le paragraphe 23(2) de la LLO et l’article 12 du Règlement. Le Règlement n’est pas adopté selon un processus d’adoption typique, car les étapes précises à suivre pour son adoption sont établies par la LLO (voir les articles 84 à 88 de la LLO), y compris un processus de consultation avec les minorités linguistiques pour que le Règlement adopté soit conforme aux objectifs de la LLO. De l’avis du commissaire, le paragraphe 23(2) de la LLO ne peut être dissocié de la disposition réglementaire de la LLO énoncée à l’article 12 du Règlement pour assurer une interprétation harmonieuse des deux dispositions, qui doivent être lues ensemble.
[37] À mon sens, il faut répondre aux questions à partir des principes de base; règle générale, l’interprétation de textes réglementaires doit, avec les adaptations nécessaires, se faire selon la méthode d’interprétation de textes législatifs (Glykis c Hydro-Québec, 2004 CSC 60, [2004] 3 RCS 285 [Glykis] au para 5). De plus, en l’espèce, la LLO, jumelée à ses règlements et politiques d’application, forme un régime légal complet qui régit l’application et la mise en œuvre des droits linguistiques au sein des institutions fédérales; si la LLO vise à clarifier et à développer des droits provenant de sources constitutionnelles, son Règlement doit être reconnu comme un instrument clé pour l’application des valeurs fondamentales exprimées dans la LLO et la Charte. Comme l’indique clairement le résumé de l’étude d’impact de la réglementation [résumé de l’étude d’impact de la réglementation] publié avec le Règlement, le Règlement met en œuvre certains articles clés de la partie IV de la LLO, qui se rapportent aux communications avec le public et à la prestation des services; il est donc impossible de dissocier l’objectif du Règlement de l’objectif de la partie IV de la LLO. Certains règlements, comme le Règlement qui fait l’objet du présent litige, assurent une portée concrète de droits et garanties qui puisent leur source dans la Charte; il serait donc logique que l’interprétation du Règlement soit guidée par les mêmes principes applicables aux lois dites quasi constitutionnelles, que les règlements ont pour objet de mettre en œuvre. En fait, comme l’a déclaré le juge Martineau dans l’affaire Norton c Via Rail Canada, 2009 CF 704 au para 98, les règlements de la LLO « doivent toujours être interprétés et appliqués d’une manière conforme aux objectifs généraux du préambule de la LLO et refléter les valeurs fondamentales de la Charte et de la politique canadienne en matière de bilinguisme »
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[38] En l’espèce, je ne vois aucune raison de s’écarter du principe général d’interprétation des règlements énoncé dans l’arrêt Glykis lorsque la loi en cause est de nature quasi constitutionnelle. Je suis convaincu que, si la LLO vise à clarifier et à développer des droits de source constitutionnelle, son Règlement doit être reconnu comme étant un instrument clé pour la mise en œuvre des valeurs fondamentales exprimées dans la LLO et la Charte. L’objectif du Règlement est de préciser la portée des obligations linguistiques prévues à la partie IV de la LLO. Ainsi, bien que la Cour doive s’abstenir de remettre en question les choix politiques du législateur dans la rédaction du libellé du Règlement, il m’apparaît évident que ce dernier doit néanmoins être interprété selon les règles applicables à sa loi habilitante de nature quasi constitutionnelle, et que l’interprétation du libellé du Règlement ne doit en aucun cas venir limiter ou restreindre la portée de sa loi habilitante. Une telle interprétation est le seul moyen de veiller à ce que les objectifs visés par la LLO en lien avec le public voyageur soient pleinement réalisés. Sans toutefois qualifier le Règlement de quasi constitutionnel, je suis d’avis que les principes d’interprétation applicables à la LLO s’appliquent également à son Règlement. La LLO étant une loi de nature quasi constitutionnelle, l’interprétation de son Règlement doit donc recevoir l’approche téléologique, y compris la même interprétation large et libérale applicable aux droits linguistiques. Il ne faut pas oublier que la Cour suprême dans l’arrêt Beaulac a clairement indiqué qu’une interprétation large et libérale des droits garantis par la Charte doit être appliquée en tout temps, et ainsi réaliser pleinement l’objet de la LLO, qui est de favoriser, dans tous les cas, le maintien et l’épanouissement des minorités de langue officielle au Canada (Beaulac aux para 22-25).
[39] L’AAGT ne met pas directement en doute le principe selon lequel le Règlement doit être interprété de la même manière que la LLO, mais souligne que la primauté du texte du Règlement est plus importante que pour d’autres actes législatifs quasi constitutionnels, étant donné la liste détaillée et complète des services prévus au paragraphe 12(1) du Règlement. Selon l’AAGT, malgré la règle en faveur d’une interprétation large et libérale des droits linguistiques, le texte du paragraphe 23(2) de la LLO et du paragraphe 12(1) du Règlement limite leur portée en ce sens qu’il restreint les exigences en matière de bilinguisme à la manière prévue par le Règlement, l’accent étant mis sur la notion de « service ». Par conséquent, une approche mesurée de l’interprétation de l’obligation imposée à l’AAGT et de la charge qui incombe aux prestataires de services tiers s’impose. Pour sa part, le commissaire affirme que les termes de l’article 12 du Règlement ne sont pas détaillés tel que l’AAGT le laisse entendre et que, même si on doit examiner le texte du Règlement, une interprétation stricte, prudente ou restrictive des droits linguistiques n’a plus sa place en droit canadien.
[40] Comme je l’ai déjà souligné, les mots sont importants et ont un sens, et les choix politiques du législateur doivent être respectés; le texte du paragraphe 23(2) de la LLO et du paragraphe 12(1) du Règlement limite la portée de ces dispositions en ce sens qu’il restreint les exigences en matière de bilinguisme à ce qui est prévu par le Règlement. Dans une certaine mesure, l’AAGT a raison de dire que le texte même du paragraphe 23(2) de la LLO et du paragraphe 12(1) du Règlement illustre une approche restrictive de la promotion des droits linguistiques des voyageurs. Contrairement à la situation dans l’affaire Aéroport de St. John’s, en l’espèce, le législateur a choisi quels services offerts au public voyageur par des tiers conventionnés doivent nécessairement être fournis dans les deux langues officielles; le fait qu’un choix de services réglementaires soit fait implique des restrictions. Cependant, il ne s’agit pas ici de la nature restrictive des choix effectués, mais plutôt de la manière–-restrictive ou expansive—dont nous devons interpréter les services qui ont été choisis et qui figurent sur la liste du paragraphe 12(1) du Règlement.
[41] M. Thibodeau soutient que les principes de la LLO exigent que toute la signalisation et tous les services et commodités offerts dans les aéroports soient bilingues. Je ne peux souscrire à cette proposition; bien que ce soit le cas pour les services offerts aux voyageurs directement par l’AAGT (paragraphe 23(1) de la LLO), la LLO a établi un cadre législatif précis pour les tiers conventionnés, qui précise quels services réglementaires doivent être offerts aux voyageurs dans les deux langues officielles (paragraphe 23(2) de la LLO). Un élément crucial à 1’interprétation de cette disposition est le fait que le paragraphe 23(2) de la LLO est entièrement tributaire de 1’identification des services prévus à l’article 12 du Règlement. À ce titre, le législateur–-en précisant les services réglementaires conventionnés au paragraphe 12(1) du Règlement–-a choisi de désigner certains secteurs de services précis comme étant protégés par le gouvernement fédéral pour le public voyageur; bien que la LLO doive être interprétée de manière large et libérale suivant une approche téléologique, l’analyse doit commencer par l’examen du texte de la disposition. Comme je l’ai mentionné plus haut, les mots utilisés demeurent la principale contrainte en cas d’examen judiciaire et constituent les limites externes de l’analyse téléologique. Bref, l’interprétation doit quand même découler raisonnablement du texte. Comme l’ont déclaré les juges Cromwell et Karakatsanis dans l’arrêt Caron au paragraphe 38 : « La Cour doit donner une interprétation généreuse aux droits linguistiques constitutionnels; elle ne doit pas en créer de nouveaux. »
2. L’interprétation de l’article 12 du Règlement
[42] L’article 23 de la LLO est rédigé ainsi :
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[43] L’article 12 du Règlement est rédigé ainsi :
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[44] Le paragraphe 12(1) du Règlement énumère les services visés au paragraphe 23(2) de la LLO, soit les services offerts aux voyageurs qui doivent être offerts dans les deux langues officielles là où il existe une demande importante. La première question est celle de l’importance de la notion de « voyageur » dans l’interprétation de l’article 12 du Règlement. Le commissaire fait valoir que, si l’article 22 de la LLO établit le cadre général des obligations dévolues aux institutions fédérales, le paragraphe 23(1) de la LLO vient préciser le public cible de certaines institutions, soit celles qui offrent des services au « public voyageur », lorsqu’il existe une demande importante selon les critères spécifiquement prévus par l’article 7 du Règlement. En fait, l’article 23 de la LLO vient énoncer les obligations linguistiques de ces institutions fédérales en les rattachant à l’identité particulière du public qu’elles desservent. Selon l’AAGT, le commissaire soutient que la question de savoir si un service est prévu doit être évaluée du point de vue du public voyageur, mais qu’une telle approche subjective, qui dépend des perceptions ou des croyances du public, ne tiendrait pas compte du texte et de l’objet de ces dispositions. Néanmoins, ce n’est pas exactement ce que soutient le commissaire. Comme indiqué plus haut, le commissaire fait plutôt valoir que la Cour, en interprétant les paragraphes 12(1) et (2) du Règlement, doit leur donner une portée qui tient compte de la nature et de 1’objet des droits linguistiques conférés au public voyageur en vertu de la partie IV de la LLO.
[45] Je souscris à cette proposition. À mon avis, il est clair que le paragraphe 23(2) de la LLO impose une obligation à l’AAGT–-car il y existe un demande importante–-que les services réglementaires offerts par des tiers conventionnés le soient dans les deux langues officielles, et que cette obligation est donc tributaire de la présence de certains services, dont la nature est intimement liée aux besoins et à la réalité du public voyageur. La LLO ne donne aucun indice permettant de définir le type de services réglementaires offerts par les tiers conventionnés, à part suggérer qu’ils sont de nature intimement liée aux besoins et à la réalité du public voyageur. Nous le constatons dans les choix de services à protéger qui ont été faits. Au paragraphe 12(1) du Règlement, nous trouvons les services de restauration, les services hôteliers, la vente d’assurance-voyage et la location de voitures, tous étant sans doute des services essentiels pour le public voyageur et considérés comme des services fédéraux pour lesquels, selon le résumé de l’étude d’impact de la réglementation, le Règlement a été conçu, et ce, afin de fournir un accès juste et raisonnable à tous les Canadiens dans la langue officielle de leur choix. Ce qui est davantage significatif, c’est que, au paragraphe 12(1) du Règlement, nous ne retrouvons pas certains services qui sont, aujourd’hui, souvent présents dans les aéroports, tels les spas, les boutiques de vêtements et de magazines, les cireurs de chaussures, les kiosques de massage, les magasins de gadgets de haute technologie, les dépanneurs et, bien sûr, les services bancaires. Il semble qu’un choix conscient ait été fait en ce qui concerne les services de nature intimement liée aux besoins et à la réalité du public voyageur.
B. L’interprétation de la notion de service
[46] Ceci nous amène à la notion de « service ». L’AAGT et le commissaire sont d’accord sur le fait que c’est le type de service, et non le type d’entreprise exploitée par le tiers conventionné, qui entraîne l’application des différentes obligations prévues aux paragraphes 12(2) et (3) du Règlement. Je suis d’accord; ainsi la question se pose d’établir comment la notion de service doit être interprétée d’une manière qui permette d’atteindre pleinement l’objectif du paragraphe 23(2) de la LLO.
[47] Le commissaire prétend que, dès qu’un service visé par une plainte est la composante d’un service réglementaire, et donc intégré à celui-ci, d’après une analyse d’indices objectifs de la nature, de la fonctionnalité et de la proximité du service visé par la plainte, par rapport au service prévu à l’article 12 du Règlement, le service visé par la plainte doit être offert dans les deux langues officielles; il s’ensuit que si, à la suite d’une telle analyse, nous constatons que le service visé par une plainte est distinct du service réglementaire, une telle obligation n’existe pas.
[48] En revanche, l’AAGT soutient que le commissaire demande à la Cour de faire dire à la disposition ce qu’elle ne dit pas et d’ajouter des éléments à la liste de services réglementaires. D’après l’AAGT, le législateur a clairement déterminé une liste exhaustive de services. Selon l’AAGT, la disposition indique à l’autorité aéroportuaire que, lorsqu’elle conclut un contrat avec des entreprises qui fournissent des services réglementaires, seules les activités nécessaires, essentielles et directement liées à la prestation des services réglementaires mentionnés au paragraphe 12(1)–-par exemple, les éléments ou étapes strictement nécessaires à la prestation du service de restauration se limitent à l’hôte ou l’hôtesse qui accueille les clients à la porte, au serveur qui sert les clients, aux menus et à la vente de nourriture et de boissons–-doivent être fournies dans les deux langues officielles, et que toutes composantes ou installations offertes par un tiers qui ne sont pas directement nécessaires à la prestation du service réglementaire énuméré échappent à l’application du paragraphe 12(1) du Règlement. Conséquemment, les tiers conventionnés ne seraient tenus de produire des communications écrites ou visuelles dans les deux langues officielles que si celles-ci se rapportent précisément à l’un ou l’autre des services énumérés à l’article 12 du Règlement.
[49] D’après moi, la difficulté réside dans le fait que les restaurants, par exemple, ne cessent de développer la manière dont ils offrent leurs services, voire même élargissent leur offre de services bien au-delà de la vente de nourriture et de boissons. Comment gérer les services connexes ou composantes tels que les vestiaires, les fauteuils ou les endroits où les clients peuvent se divertir en attendant qu’une table se libère, les bacs de recyclage, la vente de marchandises et d’autres articles promotionnels de marque (comme ceux que l’on retrouve au Hard Rock Café), les aires de jeux pour enfants (tels les jeux modulaires que nous voyons souvent dans les restaurants McDonald’s), les services de voiturier, voire même les toilettes intégrées sur les lieux et exploitées par le restaurant (je fais la distinction avec les toilettes situées à l’extérieur des restaurants exploités par l’AAGT et qui sont traitées séparément en vertu de la LLO et du Règlement)? Ces services ne doivent-ils pas être inclus dans la notion du service réglementaire de restaurant? L’AAGT va jusqu’à soutenir devant moi que, sous réserve de la réglementation, si Booster Juice décidait d’ouvrir un salon pour passagers semblable à celui d’Air Canada et d’offrir ses jus et sa nourriture au public voyageur dans, il est vrai, les deux langues officielles, il ne serait pas nécessaire que les toilettes des salons soient dotées d’une signalisation bilingue.
[50] Selon l’AAGT, rien dans la LLO ou le Règlement ne permet d’aller au-delà des termes choisis par le gouverneur en conseil. Cela signifierait, bien entendu, que toute composante de l’offre de services d’un restaurant au-delà des étapes ou des éléments strictement nécessaires à la vente de nourriture et de boissons ne serait pas assujettie à l’obligation d’être fournie dans les deux langues officielles. Toutefois, l’offre de services connexes, tels que les toilettes et les bacs de recyclage, pourrait se faire uniquement dans la langue de la majorité.
[51] D’après le commissaire, l’AAGT prône une approche restrictive des activités commerciales qui seraient incluses dans les services réglementaires et, avec l’approche proposée par l’AAGT, les services connexes ou associés qui visent à améliorer l’expérience du client ne seraient donc pas assujettis à l’exigence des langues officielles. Le commissaire soutient que de retenir une interprétation littérale et restrictive mènerait à une définition hermétique, voire compartimentée, des services offerts par les tiers conventionnés, et que de circonscrire l’application des paragraphes 12(1) et (2) du Règlement aux seuls termes employés dans leur libellé ne permettrait pas de réaliser pleinement l’objectif visé au paragraphe 23(2) de la LLO. Il faudrait plutôt établir une marche à suivre pour déterminer ce que les termes employés au paragraphe 12(1) du Règlement incluent.
[52] Pour ma part, je souscris à la position du commissaire. Limiter ce qu’il faut comprendre du paragraphe 23(2) de la LLO et à l’article 12 du Règlement à la notion de service dans sa plus simple expression serait incompatible avec l’approche téléologique selon laquelle il faut interpréter les droits linguistiques en relation avec l’objet de la LLO et serait diamétralement opposé à la nécessité d’une interprétation large et libérale, comme le demande la Cour suprême. En outre, cette approche ne tient pas compte de l’évolution des technologies et de l’amélioration de la manière dont les services réglementaires sont offerts aux voyageurs. Aujourd’hui, la notion de services revêt de multiples facettes et composantes et, pour éviter la balkanisation des droits linguistiques en catégories de services clairement désignés comme étant essentiels pour les voyageurs, il est impératif d’adopter une vision plus large des services que celle professée par l’AAGT, sans toutefois, comme a prévenu la Cour suprême dans l’arrêt Caron, créer de nouveaux droit. Il me semble que le morcellement des éléments de l’offre du service réglementaire entrave la mise en œuvre concrète des droits linguistiques conférés au public voyageur et va à l’encontre des grands principes que requiert l’interprétation de la LLO, en particulier le principe d’égalité réelle selon lequel on doit éviter que les voyageurs qui font partie de la minorité linguistique aient un accès compartimenté ou fragmentaire aux services conventionnés.
[53] En conséquence, en ce qui concerne le service visé par la plainte, je souscris à la position du commissaire; l’analyse doit s’effectuer quant à la nature, à la fonctionnalité et à la proximité du service qui fait l’objet de la plainte pour mieux distinguer s’il s’agit d’une composante ou d’une partie intégrante et fonctionnelle du service prévu au paragraphe 12(1) du Règlement. Quant à la documentation imprimée prévue au paragraphe 12(2) du Règlement, on doit s’attarder au type de message envoyé au public voyageur et se demander si ce message informe les voyageurs de la disponibilité d’un service précis ou de la gamme complète des services offerts par un tiers conventionné et si, parmi cette gamme de services, on retrouve certains services énumérés au paragraphe 12(1) du Règlement. Sinon, d’après moi, il serait trop facile pour un tiers conventionné qui offre une multitude de services, dont certains seulement sont des services réglementaires, de contourner les exigences linguistiques du LLO avec des publicités générales. Ainsi, afin de réaliser pleinement l’objet de la LLO, qui est de favoriser, dans tous les cas, le maintien et l’épanouissement des minorités de langue officielle au Canada, il est clair qu’un service intégré aux catégories de services énumérés au paragraphe 12(1) du Règlement, et non seulement les étapes ou les éléments strictement nécessaires à la prestation des catégories de services réglementaires, doit être offert dans les deux langues officielles.
[54] J’ajoute pour les besoins de l’analyse en l’espèce qu’il ne semble pas y avoir de désaccord sur le fait que les panneaux publicitaires ou d’autres initiatives de marketing sont des moyens utilisés à des fins de prestation de services réglementaires, tels que ceux prévus aux paragraphes 12(2) et (3) du Règlement. En effet, en l’espèce, l’AAGT admet que les panneaux publicitaires unilingues annonçant les services d’assurance-voyage de la CIBC ont contrevenu aux exigences de la LLO.
C. La plainte CIBC
[55] En ce qui concerne la plainte CIBC, comme point de départ de l’analyse, et bien que ce point ne soit pas déterminant en soi, nous avons affaire à une entreprise dont l’essentiel de ses services de base–-soit les services bancaires–-ne sont pas visés par le paragraphe 12(1) du Règlement, mais il s’agit tout de même d’une entreprise qui inclut dans ses offres de services une série de services réglementaires–-soit l’échange de devises, la vente d’assurance-voyage et les GAB. Il me semble que le fait d’identifier le service de base de l’entreprise est révélateur pour la question de savoir si le service visé par une plainte est une composante du service réglementaire de cette entreprise. En l’espèce, la preuve de l’AAGT, aux paragraphes 15 à 17 de l’affidavit de Kurush Minocher, est que la CIBC est
[traduction]
[...] une institution financière qui offre des services bancaires et autres services connexes à l’aéroport Pearson de Toronto, conformément à une entente avec l’AAGT. Les services de la CIBC sont offerts par l’entremise de centres de services bancaires ainsi que par des guichets automatiques bancaires (« GAB »). Aux centres de services bancaires de la CIBC, des représentants de la CIBC offrent des services bancaires, tels l’ouverture de comptes, les paiements de facture préautorisés, les virements électroniques, l’échange de devises étrangères et la vente d’assurance médicale de voyage. [Non souligné dans l’original.]
[56] Tel qu’il a été mentionné plus haut, l’AAGT soutient que ses obligations se limitent aux étapes ou aux éléments nécessaires ou essentiels à la prestation des services réglementaires et donc que, bien qu’elle reconnaisse que l’offre de services, y compris la publicité de son GAB et la vente d’assurance-voyage, doit être dans les deux langues officielles, l’offre de services et la publicité pour ses services bancaires ne sont pas assujetties à cette règle. Ainsi, elle estime que la publicité pour les centres bancaires associée à la marque de commerce de CIBC, telle que « How can we help you? »; « We’re here for all your banking needs »; « Bank before you fly »; « Do any last minute banking »; « Branch on your right » et « Relax and recharge in our branch », est de la publicité de nature générale et, contrairement à la publicité précise de ses produits d’assurance-voyage, n’est pas visée par le paragraphe 12(1) du Règlement.
[57] À mon avis, il est difficile d’accepter la position de l’AAGT selon laquelle je devrais en quelque sorte faire la distinction entre l’idée des services bancaires traditionnels, dont les publicités sont censées faire la promotion, et les services d’échange de devises et de vente d’assurance-voyage. La portée des services bancaires n’est pas définie ou limitée de quelque manière que ce soit par la LLO ou le Règlement. En fait, d’après ce que je peux constater, la preuve au dossier, tant la preuve objective que l’affidavit de M. Minocher, m’amène à croire que les services réglementaires que sont l’échange de devises et la vente d’assurance-voyage, c’est-à-dire des services offerts au centre bancaire de la CIBC, sont devenus partie intégrante des services bancaires de la CIBC. Bien que les preuves soient limitées, il se peut très bien que, pour obtenir l’assurance-voyage de la CIBC, le voyageur doive composer un numéro de téléphone précis, je suppose, afin de parler à un courtier d’assurance autorisé à vendre l’assurance-voyage de la CIBC. Cependant, il me semble que les centres bancaires et les représentants qui y travaillent ont pour fonction de servir de premier point de contact avec le public voyageur pour les services réglementaires offerts et sont donc intégrés à ceux-ci.
[58] L’AAGT propose que la Cour se demande si l’écriteau en question a un lien avec la disponibilité du service réglementaire, en fait la description ou la fait connaître. Quand on regarde les affiches ou la publicité des centres bancaires de la CIBC, affirme l’AAGT, on parle d’un « Banking Centre », qui offre toute sorte de services, tout comme les succursales bancaires de la CIBC, y compris les services réglementaires d’échange de devises et de vente d’assurance-voyage. Lorsque les écriteaux parlent de la disponibilité d’un service réglementaire comme l’assurance-voyage, il est admis que cet écriteau ou cette affiche doit être dans les deux langues officielles. Cependant, d’après l’AAGT, quand la disponibilité du service réglementaire n’est pas mentionnée, il s’agit alors d’une publicité générale qui ne traite pas du service réglementaire et n’est donc pas assujettie aux exigences linguistiques de la LLO.
[59] Je ne peux souscrire aux arguments de l’AAGT, car il devient difficile, voire impossible, de dissocier la publicité du centre bancaire de la CIBC, soit la nature des services visés par la plainte, de l’avantage que cette publicité apporte au service réglementaire de l’échange de devises et de la vente d’assurance-voyage. Il me semble que, lorsque l’affichage de la CIBC indique « We’re here for all your banking needs »; « Bank before you fly »; « Relax and recharge in our branch »; « Branch on your right »; « Do any last minute banking », nous pourrions bien avoir affaire à de la publicité générale. Cependant, les services réglementaires de l’échange de devises et de la vente d’assurance-voyage sont inclus dans ce qui est offert en réponse à des besoins bancaires. Une autre question qui se pose est de savoir si le service visé par la plainte amène de la clientèle au service réglementaire; en effet, plus le service visé par la plainte attire de la clientèle vers les services réglementaires, plus l’affichage et les panneaux publicitaires du service visé par la plainte seront une composante essentielle ou une partie intégrante de cette catégorie de services réglementaires. En l’espèce, il me semble donc que, lorsque le public voyageur est invité ou incité par la publicité à profiter des centres bancaires de la CIBC, cela crée de l’achalandage pour les représentants offrant des services bancaires « tels que l’échange de devises et la vente d’assurance-voyage », qui sont tous des services réglementaires.
[60] L’AAGT affirme devant moi que, s’il s’avère que la publicité générale est assujettie aux exigences linguistiques de la LLO, les conséquences seront énormes dans la mesure où, si un tiers conventionné n’offre qu’un seul service réglementaire, toute la publicité de ce tiers conventionné à l’aéroport devra être dans les deux langues officielles, et qu’une telle exigence irait bien au-delà des objectifs de la LLO, qui sont simplement de garantir que les voyageurs dans un aéroport puissent obtenir une liste très définie de services réglementaires dans la langue officielle de leur choix, ni plus ni moins. Pour ma part, je ne vois pas l’arrivée de l’apocalypse que prédit l’AAGT. En fin de compte, l’analyse devra être entreprise pour établir si le service visé par la plainte est la composante d’un service réglementaire et donc intégré à celui-ci, et ce n’est que dans ce cas que le service visé par la plainte devra être offert dans les deux langues officielles.
[61] Je ne peux accepter l’affirmation de l’AAGT selon laquelle, si un voyageur se rend dans un des centres bancaires de la CIBC et qu’un représentant lui propose une assurance-voyage, cette offre devrait être disponible dans les deux langues officielles, alors que le panneau publicitaire qui l’a dirigé vers le centre bancaire n’aurait pas à l’être, s’il ne mentionne pas spécifiquement la vente d’assurance-voyage dans les deux langues officielles. Il me semble, encore une fois, que la tentative de l’AAGT de décomposer les éléments de l’offre de services réglementaires entrave la mise en œuvre concrète des droits linguistiques conférés aux voyageurs et va à l’encontre des grands principes que requiert l’interprétation de la LLO. D’après moi, les annonces générales de la CIBC font partie intégrante de l’offre de services réglementaires offerts par le tiers conventionné et, à ce titre, doivent être bilingues. Sinon, on risque que les membres de la majorité linguistique qui sont attirés par ces annonces vers le centre bancaire, qui offre les services réglementaires, aient un accès à ces services qui soit inégal à celui de la minorité linguistique.
[62] Donc, les écriteaux des centres bancaires de la CIBC et des GAB, la publicité et les affichages des centres bancaires ainsi que la publicité annonçant les services conventionnés offerts par les centres bancaires, visés par la plainte CIBC, sont des panneaux indicateurs au sens du paragraphe 12(2) du Règlement et doivent être dans les deux langues officielles. J’estime donc que l’AAGT a commis une violation de la LLO à cet égard et que les droits linguistiques de M. Thibodeau ont été violés en conséquence.
D. La plainte Booster Juice
[63] En ce qui concerne la plainte Booster Juice, la situation est en quelque sorte l’inverse de celle de la CIBC. Comme point de départ, nous avons affaire à une entreprise dont les services de restauration, soit la partie habituelle de ses services, sont clairement visés par le Règlement comme étant de nature intimement liée aux besoins et à la réalité du public voyageur, mais qui, cependant, décide d’élargir son offre de services pour offrir un service qui n’est pas spécifiquement énoncé au paragraphe 12(1) du Règlement, à savoir l’aire de jeux.
[64] L’AAGT soutient que ses obligations se limitent à faire en sorte que les services réglementaires offerts par des tiers soient offerts dans les deux langues officielles, c’est-à-dire qu’il faudrait décortiquer chaque étape ou élément nécessaire à la prestation de services réglementaires, et que seuls les éléments essentiels à cette fin, parce qu’ils font partie intégrante de l’offre des services réglementaires, devraient être fournis dans les deux langues officielles. L’AAGT cite une définition où « restaurant » est « un établissement commercial où l’on peut acheter des repas ou des rafraîchissements » pour restreindre les services de restaurant le plus possible à cette définition. Mettant de côté le fait que le commissaire considère que les services de restauration vont au-delà de la simple vente de nourriture et de boissons et que la définition de restaurant ne limite pas la nature des services de restauration, l’AAGT fait valoir que le fait d’offrir une aire de jeux n’est manifestement pas visé par l’article 12 du Règlement. Quoique l’aire de jeux soit associée au comptoir Booster Juice et soit contiguë au point de vente d’un service réglementaire, elle n’est ni un restaurant, ni une cafétéria, ni une étape ou un élément de l’offre de services de restauration, mais bien un espace d’activités aménagé principalement pour que les enfants puissent y jouer et soient physiquement séparés de la zone du restaurant occupée par le bar à jus de fruits. Donc, affirme l’AAGT, l’aire de jeux « Fit & Fun Zone » est distincte des services de restaurant et, par conséquent, bien que Booster Juice exploite un restaurant–-un service réglementaire en vertu du paragraphe 12(1) du Règlement–-l’exploitation de l’aire de jeux ne fait pas partie intégrante de l’offre du service réglementaire de restaurant et, à ce titre, n’est pas visée par le Règlement. Ainsi, Booster Juice n’était pas tenue d’avoir une signalisation bilingue, et il n’y a donc pas de violation du paragraphe 23(2) de la LLO en l’espèce.
[65] Si l’on met de côté pour l’instant le fait que la nature ou la portée des services de restaurant–-comme c’était le cas pour le concept de services bancaires–-n’est pas définie ou limitée de quelque manière que ce soit par la LLO ou le Règlement, encore une fois, un tel raisonnement ne conduit qu’à une approche qui décompose les éléments de l’offre de services réglementaires, ce qui entrave la mise en œuvre concrète des droits linguistiques conférés aux voyageurs. Comme dans le cas de la plainte CIBC, la Cour devrait s’attarder aux indices objectifs de la nature, de la fonctionnalité et de la proximité du service visé par la plainte pour mieux distinguer s’il s’agit d’une composante ou d’une partie intégrante et fonctionnelle du service visé au paragraphe 12(1) du Règlement.
[66] En fait, durant l’audience, je me suis adressé à l’avocat de l’AAGT pour connaître la nature et le fonctionnement de l’aire de jeux et la raison pour laquelle Booster Juice avait aménagé une telle aire de jeux pour les enfants. Il n’a pas osé se prononcer à cet égard, indiquant seulement qu’il n’y avait pas de preuves sur cette question. De prime abord, il m’apparaît évident que c’est un endroit qui a pour but d’attirer les clients et qui permet à Booster Juice de gérer l’afflux de clients qui attendent de passer au comptoir pour acheter leurs boissons. Ainsi, il serait raisonnable de croire que Booster Juice a aménagé cette aire de jeux dans le cadre de sa stratégie promotionnelle. De plus, et comme je l’ai déjà mentionné, l’aire de jeux « Fit & Fun Zone » est contiguë au bar à jus et à smoothies, lequel est le point de vente d’un service réglementaire.
[67] On se rappelle que la plainte Booster Juice visait un panneau unilingue anglais à l’entrée de l’aire de jeux comportant le logo de Booster Juice et indiquant « Toronto Pearson Booster Juice FIT & FUN ZONE ». Devant moi, l’AAGT concède que le logo de Booster Juice figurant sur le panneau est bel et bien une publicité pour Booster Juice, mais affirme cependant que l’écriteau « FIT & FUN ZONE » parle d’une chose, soit de la présence de l’aire de jeux, et que les voyageurs peuvent facilement utiliser cette aire de jeux sans avoir à acheter un smoothie. En tant que tel, l’écriteau « FIT & FUN ZONE » n’est pas une publicité pour les services de restauration, mais plutôt une publicité pour l’aire de jeux. L’AAGT soutient qu’il faut plutôt se demander si le fait, pour les voyageurs qui veulent aller acheter un smoothie, d’être exposés à ce qui est écrit sur l’écriteau fait partie de leur expérience de voyageurs en tant qu’acheteurs de smoothie? D’après l’AAGT, il faut répondre à la question par la négative, car aller dans l’aire de jeux n’est pas une étape ou un élément essentiel et indispensable à l’achat d’un smoothie; en fait, le voyageur n’a même pas besoin de se rendre dans l’aire de jeux pour acheter son smoothie.
[68] Je ne peux souscrire à une approche aussi étroite de la détermination des droits linguistiques dans notre pays. Je reconnais que, si un tiers conventionné décidait d’ouvrir une aire de jeux pour enfants à titre d’activité principale et que les clients voyageurs devaient payer pour y accéder, on pourrait soutenir qu’un tel service ne serait pas tenu d’être offert dans les deux langues officielles. Cependant, ce n’est pas le cas en l’espèce; Booster Juice a étendu l’empreinte de son entreprise pour y inclure un endroit aménagé en aire de jeux pour les enfants. Il semble que l’objectif principal de cet endroit est de faire la publicité de son comptoir, d’attirer des clients potentiels vers le service réglementaire et d’y accueillir le débordement de toute file d’attente au comptoir. La preuve au dossier démontre que l’aire de jeux est aménagée aux couleurs mêmes de celles de Booster Juice et comprend des panneaux faisant la promotion du service réglementaire offert par ce tiers conventionné. Cela fait clairement partie de la stratégie de marketing de Booster Juice d’avoir une telle aire de jeux aménagée à côté de son comptoir à l’aéroport. Franchement, je ne vois aucune différence pertinente entre la publicité liée à la vente d’assurance-voyage de la CIBC, au sujet de laquelle l’AAGT a déjà reconnu qu’elle aurait dû être diffusée dans les deux langues officielles, et l’aménagement de l’aire de jeux. Les deux semblent n’avoir qu’un seul but, soit d’attirer le public voyageur vers un service réglementaire, à la seule différence que la première est une composante de la documentation imprimée d’un service réglementaire au sens du paragraphe 12(2) du Règlement, c’est-à-dire la vente d’assurance-voyage, tandis que le deuxième est un moyen autre que de la documentation utilisée à des fins de prestation de services de restauration en application du paragraphe 12(3) du Règlement. Puisque cet espace est intégralement lié, de par sa nature, son fonctionnement et sa proximité, à la prestation de services de restauration de Booster Juice et qu’il fait partie des choix qu’a faits le tiers conventionné afin de promouvoir et d’offrir un service réglementaire, on ne peut le dissocier de l’ensemble des prestations du service réglementaire. Faire autrement ferait fi de l’approche téléologique et de l’interprétation large et libérale et que nous devons appliquer au Règlement, afin qu’il soit interprété d’une manière conforme aux objectifs du paragraphe 23(2) de la LLO; c’est le seul moyen de donner plein effet aux droits linguistiques conférés au public voyageur.
[69] J’accepte que le public voyageur puisse utiliser l’aire de jeux avec ses enfants sans avoir à acheter un smoothie, ou qu’il n’ait pas besoin d’accéder à l’aire de jeux pour avoir accès au service de restauration de Booster Juice, mais là n’est pas la question. Encore une fois, l’une des questions qui se pose est de savoir si le service visé par la plainte amène de la clientèle au service réglementaire : ici, l’aménagement de l’aire de jeux semble avoir ce but précis. Même si le panneau à l’entrée de l’aire de jeux indiquant « Toronto Pearson Booster Juice FIT & FUN ZONE » sert seulement à identifier l’aire de jeux et à en faire la publicité, le fait demeure que cette aire de jeux elle-même est destinée à promouvoir les bars à smoothies Booster Juice; l’aménagement de l’aire de jeux n’est qu’une autre forme de marketing semblable aux enseignes et aux publicités écrites, et donc un moyen de prestation du service réglementaire offert, comme le prévoit l’article 12 du Règlement. Encore une fois, lorsque le public voyageur est invité ou incité par la publicité à profiter de l’aire de jeux, la publicité fait partie de ces services réglementaires et doit donc être offerte dans les deux langues officielles. À ce titre, le panneau unilingue anglais à l’entrée de l’aire de jeux où figure l’inscription « FIT & FUN ZONE » est un moyen utilisé pour la prestation du service réglementaire offert par Booster Juice, donc il fait partie intégrante de ce service.
[70] L’AAGT insiste dans cet argumentaire en soulevant, à titre d’exemple, la possibilité pour Booster Juice d’ouvrir simplement une aire de jeux à l’aéroport sans exploiter également de comptoirs de vente de smoothies. L’AAGT soutient que, dans ce cas, comme Booster Juice n’offrirait pas de services de restauration, l’aire de jeux ne pourrait être considérée comme étant la composante d’un service réglementaire qui devrait être offerte dans les deux langues officielles. Je ne trouve pas l’hypothèse utile. En l’espèce, Booster Juice offre un service réglementaire à l’aéroport, soutenu du côté du marketing par l’aire de jeux contiguë. À mon sens, les services réglementaires ne sont pas, comme le soutient l’AAGT, limités strictement aux étapes ou aux éléments les plus élémentaires de la prestation de ces services. Au contraire, ils peuvent possiblement comprendre des prolongements du service que le tiers conventionné peut choisir d’inclure, tels les vestiaires, les services de voituriers, les comptoirs de marchandises, les aires de jeux pour enfants, voire même les toilettes—qui, selon l’AAGT, ne sont pas visés à l’article 12 du Règlement parce qu’ils ne font pas partie des étapes ou ne sont pas un élément essentiel de la prestation du service de restauration. Il est inconcevable qu’on soit en droit de recevoir un service dans la langue officielle de son choix lorsque l’on est assis à la table d’un restaurant, mais que ce ne soit plus le cas dès qu’on se déplace vers les toilettes qui sont situées dans ce même restaurant, et ce, uniquement parce les toilettes ne sont pas mentionnées expressément dans le libellé du paragraphe 12(1) du Règlement. De toute évidence, la personne raisonnable et objective ne saurait tracer une telle ligne imaginaire ni faire une telle distinction. Je soupçonne d’ailleurs que cela n’était guère l’intention du législateur. À mon avis, ces services complémentaires peuvent éventuellement, après une analyse appropriée, être considérés comme faisant partie de l’ensemble des services réglementaires offerts pour bonifier l’expérience globale du client, attirer la clientèle et ainsi commercialiser l’offre de service.
[71] Donc, l’écriteau à l’entrée de l’aire de jeux indiquant « Toronto Pearson Booster Juice FIT & FUN ZONE » est utilisé dans le cadre de la prestation d’un service réglementaire, soit le service de restauration, et doit être dans les deux langues officielles, conformément au paragraphe 12(2) du Règlement. J’estime donc que l’AAGT a commis une violation à la LLO à cet égard et que les droits linguistiques de M. Thibodeau ont été violés en conséquence.
[72] Enfin, comme je l’ai mentionné plus haut, la plainte initiale de M. Thibodeau ne vise que le panneau unilingue anglais se trouvant à l’entrée de l’aire de jeux où figure l’inscription « Toronto Pearson Booster Juice FIT & FUN ZONE ». Dans le dossier dont je dispose, il y a des éléments de preuve concernant d’autres violations potentielles en lien avec l’aire de jeux, soit des écrans électroniques sur lesquels des jeux vidéo sont diffusés seulement en anglais, l’écriteau à côté d’un écran où on peut lire « Toronto Pearson Booster Juice FIT & FUN ZONE » ainsi qu’une grande enseigne au néon indiquant « BOOST YOUR LIFE » qui se trouve sur un mur dans l’aire de jeux, le tout uniquement en anglais; aucun équivalent français n’a été affiché sur l’un ou l’autre panneau. M. Thibodeau renvoie à la décision de notre Cour Thibodeau c Air Canada, 2011 CF 876, [2013] 2 RCF 83 au paragraphe 95 [Air Canada 2011], pour étayer l’affirmation selon laquelle je peux prendre en compte d’autres preuves de violations en envisageant d’établir s’il y a eu un problème systémique par rapport à l’aire de jeux, et que, si j’arrive à la conclusion que l’aire de jeux doit être offerte dans les deux langues officielles, ce serait une erreur de me prononcer simplement sur la question du panneau unilingue anglais à l’entrée de l’aire de jeux. La difficulté que je rencontre, cependant, est qu’aucune de ces autres violations potentielles de la LLO ne fait l’objet d’une plainte devant le commissaire. Je ne vois donc pas comment je pourrais les prendre en considération en l’espèce.
IV. Réparation
[73] L’arrêt Doucet-Boudreau nous rappelle qu’un droit prend vie seulement s’il y existe une réparation efficace à l’égard d’une violation. Sans cela, l’État–-et les institutions qui en découlent—bénéficie des violations issues d’inégalités historiques (Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 RCS 3 aux para 25 et 45 [Doucet-Boudreau]). Voilà donc pourquoi il est impératif d’accorder une réparation convenable et juste en l’espèce.
[74] Une lecture rapide du libellé de l’article 77 de la LLO permet de constater jusqu’à quel point ce dernier reflète celui du paragraphe 24(1) de la Charte. En effet, la Cour a reconnu que les principes d’interprétation du paragraphe 24(1) de la Charte peuvent être appliqués au paragraphe 77(4) de la LLO (Air Canada 2019 au para 64, citant Air Canada 2011 au para 36). Une telle approche se justifie non seulement parce que le paragraphe 77(4) de la LLO et le paragraphe 24(1) de la Charte ont des libellés presque identiques, mais, surtout, parce que la LLO « constitue un prolongement des droits et garanties reconnus dans la Charte, [...] elle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi constitutionnelles qui expriment « certains objectifs fondamentaux de notre société » et qui doivent être interprétées « de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent » »
(François Larocque, « Les recours en droits linguistiques » dans Michel Bastarache et Michel Doucet, dir, Les droits linguistiques au Canada, 3e éd, Cowansville (QC), Yvon Blais, 2013 [Larocque, Recours en droits linguistiques] à la page 1081, citant Viola au para 386). Ainsi, la Cour dispose d’un vaste éventail d’outils juridiques et de jurisprudence dans sa boîte à outils, ce qui lui permet d’utiliser son pouvoir discrétionnaire pour octroyer une réparation convenable et juste, que ce soit sous forme d’indemnité pécuniaire ou de réparation non pécuniaire. L’élément le plus difficile à cerner est la définition de l’expression « convenable et juste » dans le contexte des droits linguistiques.
[75] En l’espèce, et comme je l’ai dit plus haut, les réparations exigées par M. Thibodeau consistent en ce que la Cour lui reconnaisse la qualité pour agir dans l’intérêt public, une lettre d’excuses formelles, une déclaration de la Cour, des dommages-intérêts totalisant 3 000 $ (1 500 $ par plainte) dans le dossier T-2013-19 et 1 500 $ dans le dossier T‐534-21 ainsi que des dépens de 5 000 $, soit 2 500 $ par dossier.
[76] L’AAGT n’a pas caché son mépris à l’égard des tactiques employées par M. Thibodeau pour faire valoir ses droits. Bien qu’elle ne doute pas de la sincérité de M. Thibodeau lorsqu’il arrive à l’aéroport, constate une violation de la LLO et affirme que toute la signalisation doit être dans les deux langues officielles, l’AAGT inclut dans le dossier un total de 410 plaintes contre des autorités aéroportuaires au Canada et un total de 158 plaintes contre d’autres institutions fédérales, déposées par M. Thibodeau en vertu de la LLO entre janvier 2016 et le 1er septembre 2021, et affirme que, si la véritable question est la résolution de ce qui tient à cœur M. Thibodeau, c’est-à-dire corriger des pratiques, cela peut se faire sans avoir à aller devant la Cour fédérale pour obtenir des dommages-intérêts.
[77] L’AAGT qualifie les démarches de M. Thibodeau de longue croisade contre les institutions fédérales—et en particulier les autorités aéroportuaires—où il recherche activement des violations linguistiques potentielles pour son propre gain financier personnel. Si c’est effectivement le cas, ma réaction spontanée est la suivante : tant mieux pour lui, si le résultat est d’attirer l’attention du public sur la question et de faire en sorte que les institutions fédérales demeurent fidèles aux valeurs embrassées par les Canadiens et respectent davantage les droits linguistiques inscrits dans la Charte. Sans canaris dans la mine de charbon, comme M. Thibodeau, le mantra enivrant de la rationalisation des dépenses peut facilement l’emporter sur la nécessité de rester fidèle à ces valeurs. Il me semble que le maintien et l’épanouissement des minorités de langue officielle au Canada ne peuvent se réaliser que lorsque la lumière est faite sur les violations des droits linguistiques, et que c’est grâce à l’attention du public et aux déclarations judiciaires de violations que les mœurs de la société canadienne évoluent, ce qui nous permet à tous de bénéficier des résultats que nous avons obtenus au fil des ans dans le domaine des droits linguistiques. Je ne peux que faire écho aux propos du juge Martineau dans la décision Sénat au paragraphe 68, à savoir que les plaintes de M. Thibodeau contribuent à la « conscientisation institutionnelle » des autorités aéroportuaires et autres institutions fédérales et, à l’instar des dénonciateurs et des pirates informatiques qui exposent les lacunes des processus et des systèmes institutionnels et rendent ces lacunes publiques, M. Thibodeau cherche, à tort ou à raison, à exposer les lacunes dans la manière dont les institutions fédérales donnent effet à ses droits linguistiques.
[78] Comme l’a indiqué le juge Martineau dans la décision Sénat au paragraphe 6, M. Thibodeau « a fait de la défense du français dans les institutions fédérales un absolu »
et c’est « un chemin de vie qui fait de lui un habitué des cours de ce vaste pays »
. Cela me rappelle le passage suivant tiré de L’Apologie de Socrate du philosophe Platon : « Songez-y : si vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre homme, – je le dis au risque de prêter à rire, – un homme attaché à vous par la volonté des dieux pour vous stimuler comme un taon stimulerait un cheval grand et de bonne race, mais un peu mou en raison même de sa taille, et qui aurait besoin d'être excité. Cet office est celui pour lequel le dieu semble m'avoir attaché à votre ville, et voilà pourquoi je ne cesse de vous stimuler, de vous exhorter, de morigéner chacun de vous, en l'obsédant partout, du matin jusqu'au soir »
(traduction Maurice Croiset, aux pp 32-33, 7 octobre 2017). Bien que certains voient dans M. Thibodeau le taon, l’épine proverbiale dans le pied des administrations aéroportuaires, la protection des droits linguistiques au Canada nécessite néanmoins une vigilance constante. J’espère qu’un jour nous n’aurons plus besoin des « Michel Thibodeau » de ce monde, mais jusqu’à ce jour, ils ont leur place en tant qu’ardents défenseurs des droits linguistiques. Dans ce contexte, les intentions de M. Thibodeau, qu’elles soient nobles ou non, n’ont rien à voir avec la question. En l’espèce, celle-ci est beaucoup plus étroite : l’AAGT a-t-elle mal mis en œuvre les exigences linguistiques de la LLO?
[79] Je reconnais que M. Thibodeau est très familier avec le contentieux en matière de droits linguistiques ainsi que les mécanismes de plaintes et les processus pour faire valoir ses droits. L’AAGT déclare devant moi qu’elle partage avec M. Thibodeau le sentiment de l’importance des droits linguistiques au Canada et ses préoccupations à leur égard et qu’elle n’a aucune difficulté à travailler avec M. Thibodeau pour éliminer toutes les transgressions à la LLO, qui, selon l’AAGT, sont pour la plupart de simples erreurs commises de bonne foi et rapidement corrigées lorsqu’elles sont portées à son attention. Ce qui dérange, toutefois, c’est la méthode de M. Thibodeau, qui est d’utiliser systématiquement le recours en dommages-intérêts, même quand l’AAGT déploie les efforts pour corriger ses pratiques.
[80] Je comprends la préoccupation de l’AAGT, mais, comme il ressort clairement de la décision du juge Grammond dans l’affaire Thibodeau c Administration des aéroports régionaux d’Edmonton, 2022 CF 565 [en cours d’appel] [Aéroports d’Edmonton], il n’existe pas de règle selon laquelle chaque violation de la LLO entraîne automatiquement l’octroi de dommages-intérêts de 1 500 $ par incident. Il faut plutôt faire une analyse de tous les facteurs et tenir compte des circonstances de chaque violation dans l’évaluation des réparations convenables et justes, y compris le droit aux dommages-intérêts (Aéroports d’Edmonton aux para 36–38). De plus, il est clair que l’octroi de dommages-intérêts n’est qu’une forme de compensation pour la violation des droits linguistiques, et non la forme qui doit toujours être accordée. À l’avenir, il se pourrait bien que M. Thibodeau doive envisager d’autres stratégies de conformité. Il me semble que, si l’AAGT est vraiment préoccupée par les demandes d’indemnités spontanées et robotiques de M. Thibodeau, qui n’a pas la possibilité de négocier la somme demandée à moins de déposer une plainte devant la Cour, l’AAGT peut envisager de faire à M. Thibodeau une offre écrite de règlement, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et, s’il la refuse, faire courir à M. Thibodeau le risque de devoir payer des dépens importants dans le cas où l’éventuel octroi de dommages-intérêts en sa faveur serait inférieur à l’offre de règlement de l’AAGT.
[81] De toute façon, puisque j’ai établi que les droits linguistiques de M. Thibodeau ont été brimés, la prochaine étape est d’ordonner une réparation convenable et juste conformément au paragraphe 77(4) de la LLO. En plus du paragraphe 77(4), les réparations peuvent également être fondées sur le paragraphe 24(1) de la Charte. Ensemble, ces dispositions permettent au tribunal, en cas de non-conformité à la Charte ou à la LLO, d’accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances (Air Canada 2019 au para 60).
A. Dommages-intérêts
[82] La Cour suprême, dans l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27 [Ward], a reconnu que « la portée du paragraphe 24(1) est suffisamment large pour embrasser l’octroi de dommages-intérêts en réparation d’une violation de la Charte »
(Air Canada 2019 au para 61, citant Ward au para 21). En effet, l’octroi de dommages-intérêts peut répondre aux conditions établies par l’arrêt Doucet-Boudreau pour reconnaître une réparation convenable et juste (Air Canada 2019 au para 61, citant Ward au para 20). En fait, la Cour suprême a proposé une grille d’analyse qui établit les circonstances dans lesquelles une violation de la Charte peut donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts. À la première étape, il faut établir qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste. À cet égard, ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième étape, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages-intérêts (Air Canada 2019 au para 62, citant Ward au para 4).
[83] Le caractère « convenable et juste » des dommages-intérêts pour violation de la Charte s’apprécie en fonction de trois objectifs, à savoir l’indemnisation de la victime, la défense du droit en question et la dissuasion (Larocque, Recours en droits linguistiques, à la page 1044). Comme l’a déclaré le juge Grammond dans la décision Aéroport de St. John’s : « Se concentrer uniquement sur l’indemnisation d’un préjudice individuel risque fort de négliger les véritables répercussions d’une violation de la Loi. C’est pourquoi l’octroi de dommages-intérêts visera, dans la plupart des cas, les objectifs de défense des droits et de dissuasion. »
(Aéroport de St. John’s au para 77).
[84] En l’espèce, une analyse basée sur les précédents semble être le meilleur moyen de cibler une fourchette de dommages-intérêts appropriée. Cependant, il existe très peu de jurisprudence en matière de réparation pour violations de droits linguistiques basée sur le paragraphe 77(4) de la LLO; la majorité des réparations accordées sont fondées sur le paragraphe 24(1) de la Charte. En fait, les litiges antérieurs de M. Thibodeau constituent l’essentiel de la jurisprudence en matière de réparation pécuniaire.
[85] Dans la décision Sénat, précitée, où M. Thibodeau s’est vu octroyer des dommages-intérêts de 1 500 $ en raison d’un affichage unilingue anglais sur une fontaine d’eau au Sénat, le juge Martineau a conclu que, même lorsqu’il s’agit d’une omission ou d’un oubli de bonne foi, il n’y a pas « de violation de minimis d’un droit constitutionnel ou quasi constitutionnel protégé : toute violation tolérée, non dénoncée ou non corrigée érode à terme la pertinence des droits protégés, en banalisant leur perpétration »
(Sénat au para 69). Il ajoute : « Le passé est garant de l’avenir. L’octroi de dommages-intérêts à M. Thibodeau témoigne de la valeur que la Cour accorde à la protection des minorités et au fait que le présent type de recours participe à la progression de l’égalité de statut entre les deux langues officielles »
(ibid).
[86] Dans la décision Aéroports d’Edmonton, le juge Grammond a accueilli la demande de M. Thibodeau et a condamné l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton à lui verser des dommages-intérêts de 5 000 $. Selon lui, l’octroi de dommages-intérêts était nécessaire pour assurer la défense des droits reconnus par la LLO et la dissuasion (Aéroports d’Edmonton au para 3). Le juge Grammond n’a pas estimé que le modus operandi de M. Thibodeau—que l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton qualifiait de « marchandisation » des droits garantis par la LLO—écartait la nécessité d’assurer la défense des droits reconnus par LLO et la dissuasion (Aéroports d’Edmonton aux para 2 et 3). De plus, et comme je l’ai déjà indiqué, au lieu d’octroyer un montant forfaitaire fixe de 1 500 $ pour chacune des plaintes déposées par M. Thibodeau, comme ce dernier l’a demandé, le juge Grammond a procédé à une analyse « des facteurs [...] qui démontrent la gravité de la violation en cause »
(Aéroports d’Edmonton aux para 36–38). Il a par ailleurs tenu compte des facteurs atténuants en l’espèce. C’est en soupesant le tout qu’il a conclu qu’il était convenable et juste de condamner l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton à verser la somme de 5 000 $ à M. Thibodeau à titre de dommages-intérêts (Aéroports d’Edmonton au para 41).
[87] Dans la décision Aéroport de St. John’s, également sous la plume du juge Grammond, ce dernier a alloué à nouveau des dommages-intérêts de 5 000 $ à M. Thibodeau pour l’ensemble des six plaintes déposées. Tout comme dans la décision Aéroports d’Edmonton, il a conclu que la Cour « doit tenir compte de l’ensemble des circonstances et déterminer un montant, habituellement modeste, qui assure la défense des droits et la dissuasion en ce qui a trait à l’ensemble des plaintes qui font l’objet de la demande »
(Aéroport de St. John’s au para 101).
[88] Je suis d’accord avec mon collègue le juge Grammond que la détermination du montant des dommages-intérêts n’est pas une science exacte et qu’il n’est pas possible, ni souhaitable, d’assurer une cohérence parfaite avec les montants octroyés dans d’autres affaires. Bien que la Cour ait favorisé par le passé l’octroi d’un montant fixe de 1 500 $ par violation, je crois qu’il faut s’éloigner d’une telle approche. À mon avis, cette approche manque de souplesse et d’adaptabilité aux circonstances. Je privilégie plutôt une analyse qui est faite au cas par cas, et ce, à la lumière de l’ensemble des circonstances en l’espèce.
[89] En l’espèce, concernant la plainte relative au communiqué de presse, je reconnais que l’AAGT a une politique selon laquelle tous les communiqués de presse relatifs à l’aéroport doivent être rédigés dans les deux langues officielles, bien que le respect de cette politique ne soit pas parfait et que la violation en l’espèce concerne ce que l’AAGT appelle un cas isolé attribuable à des circonstances malheureuses et inhabituelles, y compris des retards de fournisseurs de services de traduction tiers, des pénuries occasionnelles de personnel et des erreurs humaines; il n’en reste pas moins qu’une violation des droits linguistiques de M. Thibodeau a eu lieu. Je note également que le commissaire a observé dans le rapport final d’enquête relatif à cette plainte que l’AAGT a amélioré son respect de la LLO au fil des ans en ce qui concerne les communiqués de presse affichés sur son site Web, et que la version française du communiqué de presse en question était prête et a été publiée six jours après que l’AAGT a été informée de la plainte. Cependant, il semble que la politique de communiqués de presse bilingues de l’AAGT ne soit pas une politique écrite, et l’affidavit de M. Minocher est peu détaillé sur la manière exacte dont l’AAGT veille à ce que ses employés responsables de la rédaction des communiqués de presse possèdent les connaissances nécessaires pour accomplir leurs tâches quotidiennes, ni sur la manière dont ses employés restent vigilants afin que les versions française et anglaise soient requises avant la publication sur le site Web. D’après moi, une politique écrite aide à attirer l’attention sur l’importance des droits linguistiques et sur la nécessité de garantir que les obligations énoncées dans la LLO soient systématiquement respectées; rappelons-nous qu’il n’y a pas « de violation de minimis d’un droit constitutionnel ou quasi constitutionnel protégé »
(Sénat au para 69). Je pense que l’octroi de dommages-intérêts dans la présente affaire est justifié pour signaler que l’AAGT pourrait en faire davantage pour éviter les violations des droits linguistiques dans le domaine des communiqués de presse. Cependant, étant donné qu’il semble vraiment s’agir d’un cas isolé de violation de la LLO, en tenant compte de tous les facteurs, je considère un montant de 500 $ comme une réparation juste et raisonnable pour M. Thibodeau en lien avec cette violation de ses droits linguistiques.
[90] Concernant la plainte CIBC, rappelons qu’il y avait trois éléments dans cette plainte. Pour ce qui est des éléments de l’affichage des GAB et de la publicité liée à la vente d’assurance-voyage, dans sa réponse au commissaire, l’AAGT prévoit aviser la CIBC de veiller à ce que l’offre de ses services réglementaires, ainsi que l’affichage et la publicité de ses services, se fasse dans les deux langues officielles; de plus, l’AAGT prévoit discuter avec la CIBC de la mise en œuvre de certains changements pour faire en sorte que ce soit effectivement le cas. En fait, l’AAGT m’a confirmé durant l’audience que les GAB de la CIBC à l’aéroport dont l’écriteau ou l’affichage était uniquement en anglais et ceux dont l’acronyme en français était plus petit que l’acronyme en anglais, y compris l’affichage de l’échange de devises, ont tous été mis à jour et comportent dorénavant un affichage bilingue et en caractères de même taille. Cependant, j’ai très peu de sympathie pour l’AAGT en ce qui concerne ces deux éléments de la plainte. Contrairement à la situation entourant le communiqué de presse, les violations en lien avec l’affichage des GAB et la publicité liée à la vente d’assurance-voyage étaient clairement visibles et à la vue de toute personne passant par le terminal. L’AAGT peut difficilement plaider son ignorance sur ces points; il me semble qu’elle a simplement laissé les violations se poursuivre, et la seule raison pour laquelle ces violations ont été corrigées est la plainte de M. Thibodeau. Cela m’amène à croire que toute politique ou initiative de l’AAGT visant à faire en sorte que les tiers conventionnés offrent leurs services réglementaires dans les deux langues officielles n’inclut pas la simple visite du terminal par un employé muni d’un bloc-notes de temps à autre. La vigilance est une obligation permanente que les autorités aéroportuaires ne peuvent déléguer à des tiers conventionnés. On a laissé entendre devant moi qu’il avait fallu plus d’un an pour changer l’affichage du GAB, possiblement parce que la CIBC était en train de changer son logo et qu’il fallait donc tout faire en même temps. Il m’apparaît ahurissant qu’on suggère qu’il faille attendre le moment opportun pour respecter des droits linguistiques constitutionnellement protégés dans ce pays. À ce titre, je suis d’avis qu’une somme considérablement supérieure à ce que M. Thibodeau a demandé en relation avec ces deux violations de ses droits linguistiques aurait été justifiée dans les circonstances, cependant je me limiterai aux sommes demandées par M. Thibodeau à cet égard.
[91] Pour ce qui est de l’élément de la publicité des centres bancaires, il s’agissait certes d’une question controversée, opposant l’approche étroite de l’AAGT à l’égard des obligations linguistiques entourant les services réglementaires à l’approche plus holistique adoptée au nom de M. Thibodeau. Je vais en tenir compte. Cependant, il a fallu la plainte de M. Thibodeau et l’audience devant la Cour pour établir que les droits linguistiques de M. Thibodeau avaient été violés. Dans ce cas, l’évolution des droits linguistiques justifierait l’octroi de dommages-intérêts.
[92] En fin de compte, je conclus qu’une attribution de dommages-intérêts de 1 500 $ relativement aux trois éléments de la plainte concernant la CIBC est juste et raisonnable dans les circonstances.
[93] Pour ma part, j’ai très peu d’hésitations concernant la plainte Booster Juice. Je ne trouve aucun caractère rédempteur aux arguments avancés par l’AAGT. Cependant, la preuve démontre que, même si l’AAGT ne croit pas que le panneau en question doive être dans les deux langues officielles, l’AAGT a confirmé au commissaire qu’en vue d’améliorer l’expérience des voyageurs à l’aéroport, des changements ont été apportés au panneau « Toronto Pearson Booster Juice FIT & FUN ZONE » pour y inclure un écriteau en français. Je prendrai bien sûr ce fait en considération; toutefois, il y a lieu de se demander si les changements apportés au panneau le rendent conforme à la LLO, mais surtout, ce qui demeure troublant, c’est qu’il a fallu la plainte de M. Thibodeau pour provoquer un changement. Dans l’ensemble, le montant de 1 500 $ en dommages-intérêts, comme demandé par M. Thibodeau, m’apparaît juste et raisonnable dans les circonstances.
[94] Ainsi, j’estime qu’il est convenable et juste de condamner l’AAGT à verser la somme totale de 3 500 $ en dommages-intérêts à titre de réparation pour les deux plaintes dans le dossier T-2013-19 et celle dans le dossier T-534-21.
B. Autres réparations
[95] M. Thibodeau exige également que l’AAGT lui présente une lettre d’excuses formelles. Je reconnais qu’une telle lettre est un acte moral, mais qui a aussi pour objectif d’apaiser l’individu lésé et de réparer le tort porté à sa dignité. La lettre d’excuses formelles n’est pas un aveu de culpabilité ou de responsabilité, mais bien une expression de regret qui peut atténuer le tort commis; c’est une forme de redressement juridique qui ne coûte rien, mais qui a l’effet d’un baume sur une plaie. Je reconnais que pour M. Thibodeau cette plaie est béante.
[96] Cependant, comme je l’ai indiqué plus haut, l’AAGT n’a pas caché son mépris envers les tactiques employées par M. Thibodeau pour faire valoir ses droits. Ainsi, je doute de la sincérité qu’aurait une telle lettre. Je partage les propos du juge Grammond qui estime que d’adjuger une telle sanction « n’ajouterait rien d’utile à une condamnation à des dommages-intérêts »
(Aéroport de St. John’s au para 106). Je n’exigerai donc pas que l’AAGT présente une lettre d’excuses formelles à M. Thibodeau. Je suis d’avis par contre qu’une déclaration de la Cour est de mise, compte tenu du récidivisme de l’AAGT en matière de violation des droits linguistiques. Ce faisant, j’estime qu’une telle déclaration pourrait servir à motiver l’AAGT à agir de manière proactive, pour que la problématique du non-respect des droits linguistiques à l’AAGT soit réglée en amont plutôt qu’en aval.
[97] M. Thibodeau demande aussi qu’on lui reconnaisse la qualité pour agir dans l’intérêt public et réclame également ses dépens. Premièrement, je n’ai pas été convaincu par M. Thibodeau qu’il était nécessaire que je lui reconnaisse la qualité pour agir dans l’intérêt public dans la présente affaire.
[98] En ce qui concerne les dépens, l’AAGT soutient qu’une condamnation aux dépens en faveur de M. Thibodeau ne serait pas adéquate, puisque ce dernier instrumentalise la LLO à son profit personnel. Comme je l’ai indiqué plus haut, la motivation de M. Thibodeau est moins problématique. En vertu du paragraphe 81(1) de la LLO, les dépens et autres frais sont laissés à l’appréciation de la Cour et suivent, sauf ordonnance contraire de celle-ci, le sort du principal. Puisque j’accueille en partie la demande de M. Thibodeau, je ne vois aucune raison de déroger à cette règle. La jurisprudence récente abonde dans le même sens. De plus, je suis conscient que faire respecter les droits linguistiques dans ce pays demande du temps et des efforts, et M. Thibodeau affirme avoir consacré près de quatre ans de sa vie à ce dossier. Donc, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’accorde à M. Thibodeau une somme globale de 3 000 $ à titre de dépens, soit 1 500 $ par dossier, taxes et débours compris (Thibodeau c. Administration de l'Aéroport international d’Halifax, 2018 CF 223 aux para 41-43).
[99] Enfin, j’espère avoir précisé que l’octroi d’une réparation convenable et juste témoigne de l’importance que notre société accorde à toute violation de la LLO. Comme l’a souligné le juge Décary, la LLO est un instrument privilégié de reconnaissance, d’affirmation et de prolongement des droits linguistiques reconnus par la Charte (Canada (Commissaire aux langues officielles) c Air Canada, [1999] ACF no 738 (QL) au para 16). C’est pourquoi il n’y a pas de violation de minimis d’un droit constitutionnel ou quasi constitutionnel protégé, puisque, tel que je l’ai mentionné plus haut, « toute violation tolérée, non dénoncée ou non corrigée érode à terme la pertinence des droits protégés, en banalisant leur perpétration »
(Sénat au para 69). Ainsi, même lorsqu’il s’agit d’une violation mineure, d’une omission ou d’un oubli de bonne foi, tout manquement doit être souligné. C’est en faisant preuve d’une vigilance continuelle que, un jour, l’octroi de telles réparations n’aura plus de raison d’être.
[100] En somme, qu’il s’agisse de la Charte, de la LLO, ou de son Règlement, l’interprétation téléologique des réparations à accorder dans le contexte de violations des droits linguistiques ravive l’ancienne maxime ubi jus ibi remedium : là où il y a un droit, il y a un recours. Or, voilà l’importance pour la Cour de se prononcer clairement sur la réparation juste et convenable à accorder à M. Thibodeau. Ce faisant, elle doit « [e]xercer son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur son appréciation prudente de la nature du droit et de la violation en cause, sur les faits et sur l’application des principes juridiques pertinents »
, et ce, en tenant compte des principes inhérents aux droits linguistiques (Doucet-Boudreau au para 52).
JUGEMENT dans les dossiers T-2013-19 et T-534-21
LA COUR ORDONNE :
Les demandes sont accueillies en partie.
Les droits linguistiques de M. Thibodeau ont été violés par l’Autorité aéroportuaire du Grand Toronto.
L’Autorité aéroportuaire du Grand Toronto est condamnée à payer à M. Thibodeau la somme de 3 500 $ à titre de dommages-intérêts.
L’Autorité aéroportuaire du Grand Toronto est condamnée à payer à M. Thibodeau la somme de 3 000 $ à titre de dépens, taxes et débours compris.
« Peter G. Pamel »
Juge
Annexe
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c11 :
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Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e supp)
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Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48
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Loi relative aux cessions d’aéroports
, LC 1992, c 5
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS :
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T-2013-19 et T-534-21 |
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INTITULÉ :
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MICHEL THIBODEAU c AGENCE AÉROPORTUAIRE DU GRAND TORONTO |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
OTTAWA (ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 21 FÉVRIER 2023 |
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JUGEMENT ET motifs : |
LE JUGE PAMEL |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 20 février 2024
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COMPARUTIONS :
Michel Thibodeau |
le demandeUR (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Me Alexandre Fallon |
Pour lA DÉFENDERESSE |
Me Élie Ducharme Me Isabelle Hardy |
POUR L’INTERVENANT |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Osler, Hoskin & Harcourt LLP Montréal (Québec) |
Pour lA DÉFENDERESSE |
Commissariat aux langues officielles du Canada Gatineau (Québec) |
Pour l’INTERVENANT |