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Date : 20240207


Dossier : IMM-9647-22

Référence : 2024 CF 194

Ottawa (Ontario), le 7 février 2024

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

Jose David DEL ANGEL QUIROZ

Karina HERNANDEZ GARCIA

Dylan David DEL ANGEL HERNANDEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs dans cette demande de contrôle judiciaire autorisée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], constituent trois des membres d’une famille de cinq. Outre Dylan David Del Angel Hernandez, deux autres enfants en bas âge sont des citoyens canadiens de par leur naissance. Les deux autres demandeurs sont les parents. Les demandeurs sont des citoyens mexicains.

[2] La demande de contrôle judiciaire est relative à la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de refuser de les considérer comme réfugiées, au sens des articles 96 et 97 de la Loi. La SAR s’est déclarée d’accord avec la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui, en première instance, aurait conclu que les demandeurs avaient la possibilité de refuge interne [PRI] au Mexique ce qui fait en sorte qu’ils ne peuvent réussir dans l’obtention de la protection internationale telle que recherchée en l’espèce.

[3] La seule question qui se pose quant à la décision de la SAR est la raisonnabilité de la décision de conclure à la PRI. La SPR n’avait pas douté de la crédibilité des demandeurs et la SAR en faisait tout autant. La décision ne porte que sur l’existence d’une PRI. Devant la cour de révision, les demandeurs ont aussi prétendu ne pas avoir bénéficié d’une représentation effective de l’avocat qui les représentait devant la SPR et la SAR.

[4] Après avoir lu le dossier présenté à cette Cour et avoir entendu les parties, une seule conclusion s’impose : la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. En voici les motifs.

I. Les faits

[5] Les faits de cette affaire sont simples. Ils se produisent entre mai 2019 et le 16 juillet 2019, lorsque les demandeurs quittent le Mexique et arrivent au Canada. Leur fondement de la demande d’asile porte la date du 21 août 2019.

[6] Le demandeur principal est ingénieur en environnement, mais, dans le but d’améliorer sa situation économique il a ouvert sa propre boulangerie en mai 2019. Il avait appris le métier en travaillant depuis 2015 à la boulangerie de sa mère située dans la ville voisine.

[7] Le cartel Jalisco Nueva Generación [CJNG] avait recommencé son extorsion des commerçants de cette région du Mexique. Alors que le demandeur croyait pouvoir y échapper puisque sa mère payait déjà le « quota », il n’en fut rien. À peine ouverte, des membres de CJNG se présentaient à la nouvelle boulangerie et réclamaient un paiement.

[8] Des commerçants ont alors décidé de s’organiser et une pétition a été préparée par une association [EUCCO] d’hommes d’affaires unis contre le crime organisé. Le demandeur principal n’en était pas le promoteur, une personne surnommée « El Chuy » l’était, mais il a signé la pétition le 14 juin 2019; ladite pétition était remise aux autorités responsables de la sécurité publique le 17 juin. Le 25 juin 2019, El Chuy aurait dit avoir reçu des menaces. Le 28 juin, le demandeur dit que des membres de CJNG sont allés à sa boulangerie, menaçant qu’ils enlèveraient le demandeur (qui n’était pas présent), brûleraient sa boulangerie alors qu’il y serait enfermé. El Chuy était assassiné le 29 juin 2019. Le demandeur quittait le Mexique le 16 juillet.

II. La décision de la SAR

[9] Comme indiqué plus haut, la SAR confirmait la décision de la SPR. Les deux concluent que les demandeurs ont une PRI dans deux villes mexicaines, toutes deux situées à plus de mille kilomètres de la région d’où viennent les demandeurs. La crédibilité des demandeurs n’est pas en jeu, la SPR ayant conclu qu’ils étaient crédibles.

[10] Au titre de la PRI, la SAR conclut que le risque prospectif au lieu possible pour la PRI n’a pas été établi. C’est que la possibilité sérieuse de persécution ne peut être établie si les agents de persécution n’ont pas les moyens ou la motivation de retrouver les personnes là où il existe un refuge interne (décision, au para 20).

[11] Pour la SAR, l’élément déterminant était le manque de motivation. La SAR a retenu les éléments suivants pour en arriver à sa conclusion :

Le cartel n’a pas déployé d’efforts pour retrouver l’appelant depuis son départ du pays en juillet 2019.

La boulangerie de Castillo où sa mère travaille demeure toujours ouverte et sa mère continue de payer le quota tous les mois.

La deuxième boulangerie de Tihuatlán, qui était gérée par l’appelant, demeure fermée depuis juillet 2019.

Sa mère n’a pas été dérangée par le CJNG depuis le départ de l’appelant et le cartel n’a pas demandé de renseignements à son égard depuis aout 2019.

Il n’y a pas de preuves [sic] que le cartel ferait les efforts nécessaires pour localiser les appelants à une distance de 1100 km de l’État de Veracruz même si le cartel a une présence dans d’autres États au Mexique ou des alliances avec d’autres cartels.

(décision, au para 21).

Là, dit la SAR, est toute la question : les agents de persécution n’ont pas démontré la motivation de poursuivre les demandeurs depuis août 2019. La capacité de retrouver les demandeurs n’a pas été examinée par la SPR puisque la motivation n’a pas été établie.

[12] Je note que la SAR a fait référence au Cartable national de documentation du Mexique mis-à-jour à peine quelques mois avant sa décision. Je reproduis les paragraphes 29 et 30 de la décision qui réfèrent à des passages de l’onglet 7.8 du Cartable :

[29] Bien qu’il s’agisse d’un cartel dont la capacité de retrouver quelqu’un à travers le Mexique n’est pas disputée, selon la preuve objective, un déménagement dans un autre endroit au pays peut suffire pour se soustraire au risque de préjudice si le conflit n’est pas trop grave :

…il serait trop simpliste d’affirmer qu’un groupe se lancera à la recherche de n’importe qui. Cela dépend réellement de qui vous êtes et de ce que vous avez fait. Les membres subalternes ne valent pas le temps et les ressources que prendront les groupes armés pour les trouver et les tuer. En revanche, les membres haut placés ou les gens qui ont trahi un [membre haut placé d’une] organisation criminelle risquent d’être suivis ou pris pour cible.

la sécurité d’une personne qui déménage ailleurs pour échapper aux menaces d’une de ces organisations dépend du désir du groupe de punir cette personne ou de se venger d’elle. Si le conflit n’est pas trop grave, un déménagement peut suffire.

[30] Je note aussi que selon la preuve objective :

les groupes criminels peuvent vouloir retrouver certaines personnes parce que celles-ci ont volé ou perdu de l’argent, en raison de rivalités personnelles, ou pour des raisons ou des motivations politiques, ou pour des motifs « de vengeance personnelle ou de trahison présumée, ou parce que quelqu’un a publiquement exposé des relations avec des autorités publiques, des politiciens ou des investissements, ou a collaboré avec les autorités en tant qu’informateur ou témoin ».

[13] La SAR a alors passé à la deuxième possibilité pour un demandeur d’asile de réfuter une PRI, à savoir que la réinstallation à ces endroits serait déraisonnable.

[14] À ce chapitre, tout en reconnaissant la prévalence de la criminalité organisée au Mexique, la SAR conclut que la preuve documentaire n’est pas telle qu’elle rendrait la PRI déraisonnable. Les endroits proposés sont parmi ceux les plus pacifiques, contrairement à la région d’où proviennent les demandeurs.

[15] De fait, il est noté que l’âge des demandeurs, leur niveau d’éducation, leur expérience de travail, la liberté de pratiquer leur religion et de parler leur langue aux endroits considérés ne démontrent en aucune manière qu’ils ne pourront se trouver un emploi et se construire une vie adéquate : le taux d’emploi dans les villes de la PRI se situait en 2020, juste avant la pandémie, à 97,5 %, soit le taux le plus élevé du pays.

[16] On ne nie pas les difficultés inhérentes à une réinstallation : mais rien au dossier n’a été démontré comme étant des difficultés d’un ordre supérieur.

[17] Finalement, l’intérêt supérieur des enfants est pris en considération. Le maintien de la cellule familiale n’a pas été mis en doute pour un retour au Mexique. Le demandeur principal avait évoqué lors de son témoignage devant la SPR le danger de kidnapping d’enfants pour « don » d’organes et le risque de recrutement par le crime organisé. La SAR conclut qu’aucune preuve n’a été offerte à cet égard.

[18] La SAR en vient donc à la conclusion que les demandeurs n’ont pas établi qu’ils ont la qualité de réfugiés ou des personnes à protéger.

III. Arguments et analyse

[19] Sur contrôle judiciaire, les demandeurs soumettent que la décision de la SAR serait déraisonnable. Ils s’en prennent aussi à la qualité de la représentation professionnelle qu’ils ont reçue devant la SPR et la SAR; cela constituerait une atteinte à l’équité procédurale si elle est établie.

A. La décision de la SAR est déraisonnable

[20] Il est sans conteste que la norme de contrôle d’une décision portant sur la PRI est celle de la décision raisonnable (entre autres, Humayun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1640). Cela implique que l’expression d’un désaccord avec le décideur administratif ne suffit point. Le fardeau sur les demandeurs est plutôt de s’attaquer à la décision pour en démontrer le caractère déraisonnable. Il aura fallu convaincre la cour de révision de lacunes tellement graves qu’on ne peut pas dire que la décision a les caractéristiques d’une décision raisonnable. Quelles sont-elles? Elles sont la justification, la transparence, l’intelligibilité, et la décision est justifiée eu égard aux contraintes factuelles et juridiques (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 563 [Vavilov], aux para 99 et 100).

[21] Deux lacunes fondamentales sont le manque de logique interne au raisonnement et lorsque la décision est indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov, au para 101). La décision Vavilov identifie certains domaines qui seront utiles pour déterminer la raisonnabilité d’une décision administrative : le régime législatif applicable; les autres règles législatives ou de common law; les principes d’interprétation législative; la preuve dont dispose le décideur; les observations des parties, les pratiques et décisions antérieures; l’incidence de la décision sur l’individu. On recherchera dans ces domaines des considérations menant à une conclusion que la décision est indéfendable.

[22] Il importe de rappeler que la cour de révision ne se substitue pas au décideur administratif pour imposer sa perspective sur une affaire donnée : il ne s’agit pas d’une décision de novo. Au contraire, la cour de révision doit prendre une attitude de respect à l’égard du décideur administratif que le Parlement a désigné comme le décideur en ces matières et dont la compétence dans leur domaine doit être reconnue (Vavilov, au para 14). Ainsi la retenue judiciaire est au menu car « les cours de justice interviennent uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13). La cohérence et la rationalité de l’analyse, et la justification en fonction des contraintes factuelles et juridiques, mènent à la déférence envers la décision administrative (Vavilov, au para 85).

[23] En l’espèce, les demandeurs devaient donc dégager des lacunes graves dans la décision de la SAR à un titre ou à un autre pour mener à la conclusion qu’elle est déraisonnable. Les arguments en lien avec la capacité des agents de persécution de retrouver les demandeurs sont non avenus. Là n’était pas la question. Il fallait que les lacunes graves portent sur l’absence de motivation des agents de persécution. Le simple désaccord des demandeurs ne suffit évidemment pas.

[24] Or, c’est tout ce que les demandeurs mettent de l’avant. La preuve devant la SPR était claire : les agents persécuteurs n’ont plus manifesté un intérêt pour le demandeur principal après août 2019. De simplement prétendre au désir de vengeance des années plus tard, sans preuve au soutien d’une telle prétention, relève de la supposition et de la conjecture. Une allégation que le demandeur est un « ennemi particulier du cartel » (mémoire des faits et du droit, para 31) ne trouve aucun appui dans la preuve : il ne peut s’agir que de pure spéculation.

[25] Il n’est pas inutile de rappeler les principes de base qui trouvent application lorsque la possibilité d’un refuge interne est soulevée.

[26] Les demandeurs ont le fardeau d’établir qu’ils sont des réfugiés. Pour ce faire, ils se doivent d’établir qu’il n’existe pas de PRI dans une autre partie du pays qu’ils entendent fuir. La possibilité interne est inhérente à la notion même de réfugié, mais le fardeau ne tombe sur les épaules du demandeur qu’une fois que la question aura été soulevée (Rasaratnam c Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (CA), [1992] 1 CF 706). En effet, puisque la PRI est un élément inhérent de la définition de réfugié, il est nécessaire « de prouver, selon la balance des probabilités, qu’il risquait sérieusement d’être persécuté dans tout le pays, y compris la partie qui offrait prétendument une possibilité de refuge » (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (CA), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu], à la p 594). Il n’y aucun transfert du fardeau au Ministre.

[27] Une fois que la question du refuge interne est soulevée, le demandeur d’asile doit donc établir qu’il est à risque sérieux d’être persécuté dans cette autre partie du pays. Ce risque prospectif peut être établi de plusieurs façons. La jurisprudence a reconnu que si l’agent persécuteur a les moyens de retrouver le demandeur d’asile et qu’il en a la motivation, le décideur administratif pourrait ne pas être convaincu, comme il se doit, que le demandeur d’asile ne risque pas sérieusement d’être persécuté là où il est dit qu’il y a une PRI. Dit autrement, la PRI ne serait pas une alternative possible. Par ailleurs, s’il n’y a pas de motivation à rechercher les personnes, la PRI pourra être établie.

[28] Le second moyen de démontrer que la PRI n’est pas raisonnable est si le demandeur d’asile peut démontrer que la PRI est elle-même déraisonnable. Voici en quels termes la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge d’appel Linden, décrivait ce qui est attendu du demandeur dans l’arrêt Thirunavukkarasu :

Permettez-moi de préciser. Pour savoir si c'est raisonnable, il ne s'agit pas de déterminer si, en temps normal, le demandeur choisirait, tout compte fait, de déménager dans une autre partie plus sûre du même pays après avoir pesé le pour et le contre d'un tel déménagement. Il ne s'agit pas non plus de déterminer si cette autre partie plus sûre de son pays lui est plus attrayante ou moins attrayante qu'un nouveau pays. Il s'agit plutôt de déterminer si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs. Autrement dit pour plus de clarté, la question à laquelle on doit répondre est celle-ci: serait-ce trop sévère de s'attendre à ce que le demandeur de statut, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une autre partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l'étranger?

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l'autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S'il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu'il s'expose à un grand danger physique ou qu'il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu'ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu'il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu'ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s'offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu'ils n'aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu'ils n'y ont ni amis ni parents ou qu'ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S'il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d'être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n'est pas un réfugié.

(aux pp 598-599)

On le voit bien, la barre est haute. C’est d’ailleurs le constat fait par la Cour d’appel dans Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (CA), [2001] 2 CF 164 :

15 Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d'appel, indique qu'il faille placer la barre très haute lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l'existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d'un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l'existence de telles conditions. L'absence de parents à l'endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d'autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d'un emploi ou d'une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d'une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d'une personne.

[29] Il y a donc deux moyens pour un demandeur d’asile d’éviter de se voir opposer la possibilité d’un refuge interne. Démontrer l’existence d’un risque sérieux de persécution à ces endroits ou établir que la PRI est en soi déraisonnable. Ici, les demandeurs ont échoué sur les deux plans devant la SAR. Ils devaient donc démontrer que la décision de la SAR était déraisonnable au sens de Vavilov.

[30] Il était inutile aux demandeurs de chercher à démontrer que les agents persécuteurs avaient les moyens de les localiser. Ce n’était pas ce qui avait été décidé par la SAR qui s’est contentée de constater que la preuve de motivation n’était pas présente. Le défendeur a raison de souligner qu’il s’agit là de la question clé. S’il n’y a pas de motivation à poursuivre les demandeurs, il n’y a pas de risque prospectif. Mon collègue le juge Pamel a bien articulé la proposition dans la récente décision Torres Zamora c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1071 :

[14] Je ne peux m’attendre à ce que la SAR prenne des décisions dans le vide. La SAR ne disposant pas de preuve de la motivation du cartel à poursuivre les demandeurs, comment puis-je lui reprocher d’être arrivée à la conclusion qu’elle a tirée? Je suis d’avis que la conclusion de la SAR est raisonnable puisqu’il n’y a aucun élément de preuve au dossier qui démontre que les membres du CJNG ont la motivation de retrouver les demandeurs. Il existe effectivement une différence entre la capacité d’un persécuteur de retrouver un individu et sa volonté ou son intérêt de le faire (Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 13 [Leon]). Il est raisonnable pour la SAR d’avoir pris en considération le fait que les demandeurs n’ont pas été importunés pendant les mois précédant leur départ vers le Canada alors qu’ils n’étaient pas cachés et aussi le fait que les membres de leur famille n’ont pas reçu de visites ni d’appels de la part des membres du cartel (Leon au para 23). Le fardeau de démontrer que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est déraisonnable revient aux demandeurs et je suis d’avis qu’ils ne m’ont pas démontré que la décision de la SAR souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov au para 100).

[31] Cela correspond à la situation dans le cas d’espèce. Les raisons pour conclure à l’absence de motivation n’ont jamais été inquiétées. Comme je l’ai indiqué, on a plutôt avancé des spéculations et suppositions qui ne trouvaient aucun appui dans la preuve. Pour pallier le vide à l’égard de la motivation, les demandeurs cherchent à déposer devant la Cour l’affidavit de la mère du demandeur principal et celui de sa femme. On déclare même que l’affidavit de la mère est une preuve « déterminante » (mémoire des faits et du droit, au para 28). Or, il s’agit d’une preuve inadmissible puisqu’elle n’était pas devant le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117; Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48). Le contrôle judiciaire n’est pas une occasion de corriger les lacunes dans la preuve par de telles tentatives.

[32] Les demandeurs ont même cherché à invoquer la corruption policière. On voit mal la pertinence lorsque la question est celle de la motivation des agents de persécution, non leur capacité de localiser. Enfin, étonnamment, les demandeurs ne présentent jamais leurs allégations à l’égard de la décision comme étant des lacunes fondamentales ou comme la décision étant déraisonnable parce que manquant de cohérence ou sans justification.

[33] Il en est de même quant au caractère raisonnable des PRI mises de l’avant. Les objections sont générales (« le Mexique est reconnu pour être un pays non sécuritaire », mémoire des faits et du droit, au para 77; « le fait de travailler au Mexique expose le demandeur à un risque à sa vie », au para 81). De telles généralités ne font preuve de rien. Il en est de même de l’argument qu’une mère de trois enfants ne pourrait retourner sur le marché du travail sans support familial dans cette ville. Les demandeurs n’expliquent pas en quoi cela diffère de leur situation au Canada et en quoi cela satisfait le test développé par la Cour d’appel. La Cour d’appel fédérale a situé la barre très haut lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il eut fallu en l’espèce que les demandeurs démontrent que la décision de la SAR voulant que cette haute barre n’a pas été atteinte était déraisonnable à cause de lacunes graves. Cela n’a pas été fait. On s’est plutôt contenté d’alléguer l’existence des désagréments qu’une relocalisation implique. On ne peut être insensible face à une telle éventualité. Mais l’état du droit situe la barre ailleurs. La demande de contrôle judiciaire échoue.

B. Manquement à l’équité procédurale vu la faute professionnelle alléguée à l’égard de l’avocat du demandeur devant la SPR et la SAR

[34] Les demandeurs allèguent avoir été représentés sans la compétence nécessaire de leur avocat. Cette allégation peut être traitée rapidement vu les griefs qui ont été effectivement présentés.

[35] La décision Rendon Segovia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 99, reprend essentiellement la grille d’analyse articulée dans l’arrêt R c GDB, [2000] 1 RCS 520 [GDB]. Trois conditions doivent être remplies :

i) les omissions ou les actes de l’ancien conseil constituaient de l’incompétence;

ii) il y a eu déni de justice, en ce sens que, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que le résultat ait été différent; et

iii) le représentant a bénéficié d’une possibilité raisonnable de répondre aux allégations

(Rendon Segovia, au para 22).

J’ajoute que la Cour suprême spécifie que l’incompétence est évaluée en fonction de la norme du caractère raisonnable et que le point de départ est la forte présomption que la conduite de l’avocat était à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable. Ainsi, le fardeau est sur les épaules de qui prétend à incompétence de la démontrer malgré la présomption. Comme le dit la Cour suprême dans GDB, « [l]a sagesse rétrospective n'a pas sa place dans cette appréciation » (au para 27).

[36] De fait, la Cour suprême fait remarquer que là « où il est clair qu’aucun préjudice n’a été causé, il n’est généralement pas souhaitable que les cours d’appel s’arrêtent à l’examen du travail de l’avocat » (au para 29). C’est qu’on ne cherche pas à attribuer une note au travail d’un avocat.

[37] Il est donc établi qu’une absence de préjudice fait en sorte que l’on ne se rende pas à devoir trancher une question de représentation non effective.

[38] À mon avis, c’est le cas en l’espèce. Les erreurs alléguées ne causaient aucun préjudice face à la question déterminante, soit l’existence d’une PRI.

[39] Ainsi, les appelants plaident maintenant que l’absence de préparation des témoignages par l’avocat des demandeurs, alors que des adjoints auraient plutôt rencontré ceux-ci, aurait nui à la crédibilité des demandeurs. Or, comme les demandeurs en conviennent (mémoire des faits et du droit, au para 127), la question de la crédibilité des témoins n’a jamais été en jeu si tant est qu’il y aurait eu préparation déficiente des demandeurs; cela n’a pu avoir aucun effet sur leur crédibilité. Là n’a jamais été la question. De maintenant prétendre que des « preuves » supplémentaires auraient peut-être pu être offertes relève, me semble-t-il, de la pure conjecture et de la sagesse rétrospective.

[40] J’ajoute que si on devait considérer malgré tout l’affidavit de la mère du demandeur principal, non admissible parce que présenté après que le décideur administratif ait rendu sa décision, le résultat sera le même car aucun préjudice ne découle de l’absence de cette « preuve » devant la SAR ou la SPR. C’est que cet affidavit ne fait que corroborer le témoignage du demandeur principal. Or, la crédibilité de celui-ci quant aux menaces reçues n’est pas mise en doute. Les assertions générales, dépourvues d’aucune précision, au sujet de l’intérêt de membres du CJNG pour le demandeur, sont loin d’appuyer une motivation à retrouver le demandeur principal, question qui est déterminante.

[41] De même, les demandeurs se plaignent qu’après réception de la décision de la SAR, leur avocat du temps aurait proposé de faire une demande d’obtention de la résidence permanente à partir du Canada en invoquant des considérations humanitaires. Il n’aurait pas proposé de contester la décision de la SAR par contrôle judiciaire. Mais, à l’évidence, il n’y a aucun préjudice puisque l’avocate des demandeurs s’est prévalue de l’article 72 de la Loi, obtenant une prorogation de délai pour déposer la demande d’autorisation de contrôle judiciaire (Ordonnance du 19 juillet 2023). Le recours a été entamé et il a été entendu.

[42] Les demandeurs se plaignent ensuite de ne pas avoir pu récupérer leur dossier auprès de leur ancien avocat. Il ne s’agit pas là d’un incident, aussi désagréable soit-il, qui a quelqu’incidence sur le contrôle judiciaire ou qui puisse constituer un préjudice. Cela n’aura rien changé au recours entamé, d’autant que cet incident est survenu après la décision de la SAR et qu’il n’a pas empêché la présentation du recours judiciaire. La conduite professionnelle non courtoise, si c’est ce qui s’est produit ici, ne relève pas de cette Cour (GDB, au para 29).

IV. Conclusion

[43] La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[44] Les allégations de représentation non effective ne sauraient être retenues parce que la question est tranchée sur la base d’absence de préjudice, étant donné la décision de la SAR, tout comme d’ailleurs celle de la SPR, qui ne portait que sur l’existence d’une PRI et de l’absence de preuve de la motivation des agents persécuteurs de retrouver les demandeurs ailleurs dans leur pays de nationalité.

[45] Quant à la décision elle-même sur l’existence d’une PRI les demandeurs n’ont pu convaincre la cour de révision que la décision de la SAR n’avait pas les apanages de la raisonnabilité, comme c’était leur fardeau.

[46] Il n’y a pas de question grave de portée générale puisque ce contrôle judiciaire est fonction des faits particuliers de cette affaire.

 


JUGEMENT au dossier IMM-9647-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9647-22

 

INTITULÉ :

JOSE DAVID DEL ANGEL QUIROZ, KARINA HERNANDEZ GARCIA, DYLAN DAVID DEL ANGEL HERNANDEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 janvier 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE Roy

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 février 2024

 

COMPARUTIONS :

Me Ana Mercedes Henriquez

Pour leS demandeurS

Me Patricia Nobl

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Henriquez avocats inc.

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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