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Dossier : T-1675-19

Référence : 2024 CF 22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2024

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

BRENT MARSALL

demandeur

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Brent Marsall, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre du Revenu national [le ministre] a refusé d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e supp) [la LIR], pour renoncer aux intérêts courus sur l’impôt sur le revenu impayé ou pour les annuler. En octobre 2011, après avoir reçu de nouvelles cotisations de taxe sur les produits et services [la TPS] de deux sociétés dont il est administrateur, M. Marsall a réaffecté des fonds de son compte T1 pour payer les soldes au titre de la TPS de ces deux sociétés. En octobre 2015, l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a annulé ces nouvelles cotisations en grande partie. M. Marsall a demandé un allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) de la LIR, alléguant que le ministre devrait renoncer à une partie des intérêts courus sur l’impôt sur le revenu impayé puisque cet impôt sur le revenu aurait été payé, n’eût été la réaffectation de fonds de son compte T1 pour payer les soldes au titre de la TPS de deux de ses sociétés.

[2] Le 12 septembre 2019, le ministre a rejeté la demande d’allègement de M. Marsall. Ce dernier conteste le rejet par voie de contrôle judiciaire, alléguant que le ministre a indûment limité l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’examiner sa demande d’allègement et qu’il s’est mépris quant aux faits entourant sa demande. Je ne suis pas convaincue que, pour l’un ou l’autre des motifs invoqués par M. Marsall, l’évaluation faite par le ministre comporte des lacunes suffisamment graves.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Exposé des faits et historique procédural

[4] M. Marsall est actionnaire et administrateur de deux sociétés : Dynasty Global Inc et 1232466 Alberta Ltd. En mars 2010, le ministre a amorcé la vérification de M. Marsall, y compris celle de ces deux sociétés.

A. Nouvelles cotisations d’impôt sur le revenu et de TPS

[5] En juillet 2010, après avoir estimé qu’il devait 533 889,79 $ en impôt sur le revenu qu’il avait omis de déclarer pour l’année d’imposition 2008, M. Marsall a versé cette somme au receveur général en utilisant son compte T1. N’ayant pas encore établi de nouvelle cotisation à l’égard de M. Marsall en vue d’imposer un montant supplémentaire d’impôt sur le revenu non déclaré pour l’année d’imposition 2008, le ministre a crédité cette somme à titre d’acompte provisionnel relatif à l’impôt sur le revenu de M. Marsall pour l’année d’imposition 2010.

[6] En juin 2011, soit environ un an plus tard, le ministre a établi une nouvelle cotisation de 115 106,75 $ à l’égard de Dynasty Global Inc et de 263 119,44 $ à l’égard de 1232466 Alberta Ltd au titre de la TPS nette non déclarée. En août 2011, M. Marsall a autorisé le ministre à réaffecter des fonds du paiement de juillet 2010 dans son compte T1 pour couvrir la TPS impayée des deux sociétés, ce qui a entraîné une augmentation correspondante du solde impayé de son compte T1.

[7] Le 13 septembre 2011, le ministre a établi de nouvelles cotisations à l’égard de M. Marsall pour les années d’imposition 2007, 2008 et 2009, lui réclamant l’impôt sur un revenu non déclaré de 1 900 941 $. Le 15 septembre 2011, soit deux jours plus tard, un agent de recouvrement de l’ARC [l’agent] a communiqué avec M. Marsall et confirmé que ce dernier consentait toujours à la réaffectation des fonds qu’il avait autorisée en août 2011. L’agent a également indiqué que la réaffectation de fonds du compte T1 de M. Marsall entraînerait l’accumulation d’intérêts sur tout montant d’impôt sur le revenu impayé. Le ministre a réaffecté les fonds le 18 octobre 2011.

[8] En novembre 2011, M. Marsall a déposé un avis d’opposition contestant la nouvelle cotisation établie par le ministre à son égard pour les années d’imposition 2007, 2008 et 2009. M. Marsall s’est également opposé à la nouvelle cotisation de TPS établie par le ministre à l’égard de ses deux sociétés.

[9] En février 2015, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de Dynasty Global Inc, annulant en grande partie la nouvelle cotisation établie en juin 2011. Il a remboursé à Dynasty Global Inc la somme de 106 637,82 $ pour la TPS payée en trop ainsi que la somme de 5 556,59 $ en intérêts sur la TPS payée en trop.

[10] En mars 2015, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de 1232466 Alberta Ltd, annulant en grande partie la nouvelle cotisation établie en juin 2011. Il a remboursé à 1232466 Alberta Ltd la somme de 242 221,66 $ pour la TPS payée en trop ainsi que la somme de 12 212,08 $ en intérêts sur la TPS payée en trop.

[11] En mai 2015, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de M. Marsall pour les années d’imposition 2007, 2008 et 2009, et a réduit le revenu non déclaré établi par cotisation pour chacune de ces trois années. M. Marsall a fait appel de cette nouvelle cotisation devant la Cour canadienne de l’impôt [la CCI], ce qui a entraîné, en 2018, une réduction supplémentaire de son revenu non déclaré pour les années d’imposition 2007, 2008, et 2009. Le ministre, après avoir pris acte du jugement de 2018 de la CCI, a établi que M. Marsall devait toujours de l’impôt sur des revenus non déclarés de 1 603 311 $ pour les années d’imposition 2007, 2008 et 2009.

B. Première demande d’allègement pour les contribuables

[12] Le 7 novembre 2018, M. Marsall a présenté une demande d’allègement pour les contribuables afin d’obtenir, en application du paragraphe 220(3.1) de la LIR, un allègement des intérêts sur l’impôt sur le revenu dû pour les années d’imposition 2007, 2008 et 2009. M. Marsall soutient qu’il ne devrait pas être tenu de payer les intérêts relatifs à l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2008 parce que cet impôt aurait été payé, n’eût été la réaffectation de fonds pour couvrir la TPS impayée de Dynasty Global Inc et de 1232466 Alberta Ltd, ainsi que son propre impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2010. M. Marsall a également fait valoir que les intérêts découlaient du retard de l’ARC à traiter son opposition et son appel.

[13] Le 6 février 2019, l’ARC a accueilli en partie la demande de M. Marsall en lien avec le retard, lui accordant un allègement des intérêts courus du 9 décembre 2011 au 31 juillet 2013 et du 2 mars 2015 au 7 mai 2015. Il s’agit des périodes pendant lesquelles aucun agent de l’ARC n’a travaillé activement sur le dossier de M. Marsall, alors que l’ARC avait accusé réception de ses avis d’opposition. L’ARC a toutefois rejeté la demande d’allègement de M. Marsall en lien avec la réaffectation de fonds pour couvrir la TPS impayée et l’impôt sur le revenu dû pour l’année d’imposition 2010.

C. Deuxième demande d’allègement pour les contribuables

[14] Le 28 mai 2019, M. Marsall a présenté une deuxième demande d’allègement. S’agissant du calcul des intérêts débiteurs, il a demandé au ministre d’annuler rétroactivement la réaffectation de fonds faite en octobre 2011 à partir de son compte T1 pour couvrir les sommes que Dynasty Global Inc et 1232466 Alberta Ltd devaient. Autrement dit, M. Marsall a demandé au ministre de l’exonérer des intérêts qui n’auraient pas couru, n’eût été la réaffectation faite en octobre 2011 pour payer les soldes de TPS de Dynasty Global Inc et de 1232466 Alberta Ltd. Il a déclaré que la réaffectation d’octobre 2011 avait entraîné l’augmentation correspondante du solde impayé de son compte T1 ainsi que l’accumulation d’intérêts jusqu’à ce que l’ARC annule en grande partie la nouvelle cotisation de TPS pour Dynasty Global Inc et pour 1232466 Alberta Ltd, en octobre 2015. Selon M. Marsall, il est injuste de lui demander de payer les intérêts qui ont couru d’octobre 2011 à octobre 2015 puisqu’ils découlaient de la nouvelle cotisation de TPS erronée que l’ARC avait établie. Estimant à 62 000 $ les intérêts courus d’octobre 2011 à octobre 2015, M. Marsall a demandé un allègement correspondant à cette somme.

D. Décision faisant l’objet du contrôle

[15] Le 12 septembre 2019, le ministre a rejeté la deuxième demande d’allègement pour les contribuables de M. Marsall. Selon le ministre, la demande de M. Marsall visant l’annulation rétroactive de la réaffectation de fonds faite en octobre 2011 en faveur de Dynasty Global Inc et de 1232466 Alberta Ltd ne constituait pas une [traduction] « question d’allègement pour les contribuables » au sens du paragraphe 220(3.1) de la LIR.

[16] Le ministre a en outre décidé que M. Marsall ne devrait pas bénéficier d’un allègement supplémentaire des intérêts pour les années d’imposition 2007, 2008 et 2009 parce que [traduction] « la même somme ne peut pas servir au paiement du solde de différents comptes au profit du contribuable ». M. Marsall a autorisé la réaffectation de fonds aux comptes de TPS en octobre 2011, il ne peut donc pas demander le rajustement des intérêts courus sur son compte T1 en faisant fi de cette réaffectation. L’ARC a conclu qu’aucune circonstance indépendante de la volonté de M. Marsall n’avait empêché ce dernier de payer le solde dû et qu’aucune preuve ne démontrait qu’il avait agi rapidement pour acquitter les dettes.

III. Question en litige et norme de contrôle applicable

[17] Le contrôle judiciaire porte uniquement sur l’évaluation, par l’ARC, de la demande d’allègement des intérêts que M. Marsall avait présentée en application du paragraphe 220(3.1) de la LIR. À l’instar des parties, je suis d’avis que la norme applicable à cette question est celle de la décision raisonnable.

[18] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a décrit la norme de la décision raisonnable comme un type de contrôle empreint de déférence, mais néanmoins « rigoureux », qui prévoit une analyse dont les motifs du décideur constituent le point de départ (Vavilov, au para 13). Les motifs écrits du décideur sont interprétés « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (Vavilov, au para 103).

[19] Selon la Cour suprême, la décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Le décideur administratif doit garder à l’esprit que l’exercice de son pouvoir public doit être « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95).

IV. Analyse

[20] Le ministre a le pouvoir discrétionnaire de renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs en application de la LIR ou d’annuler tout ou partie de ce montant. Des lignes directrices de l’ARC énoncent des facteurs à prendre en compte en lien avec l’annulation possible de tout ou partie des pénalités ou des intérêts, c’est-à-dire si les pénalités ou les intérêts découlent de circonstances exceptionnelles indépendantes de la volonté du contribuable, si les pénalités et les intérêts découlent principalement d’actions de l’ARC, ou si la conduite et les antécédents du contribuable justifient une telle annulation (ARC, circulaire d’information IC-07-1R1, « Dispositions d’allègement pour les contribuables » (18 août 2017)).

[21] M. Marsall soutient que le ministre n’a pas dûment tenu compte de la vaste portée de son pouvoir d’accorder un allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) de la LIR. Il invoque la déclaration du ministre selon laquelle la demande d’annulation de la réaffectation de fonds ne constitue [traduction] « pas une question d’allègement pour les contribuables », affirmant que cette déclaration confirme que l’ARC a évalué sa demande d’allègement d’une manière indûment restrictive.

[22] Je ne suis pas de cet avis. La déclaration à laquelle M. Marsall fait référence n’a pas marqué la fin de l’analyse du ministre. Après avoir fait remarquer que l’autorisation concernant la réaffectation rétroactive, au sens où l’entendait M. Marsall dans sa demande, ne constituait pas une question d’allègement pour les contribuables, le ministre a examiné la demande d’allègement des intérêts qui ont couru à la suite de la réaffectation de fonds. Le ministre a examiné la demande en tenant compte des intérêts qui n’auraient pas couru, n’eût été la réaffectation de fonds. C’est ce que M. Marsall avait demandé.

[23] M. Marsall fait également valoir que le ministre s’est mépris quant aux faits sur lesquels il s’est fondé pour conclure qu’il avait [traduction] « décidé de ne pas payer » son compte T1. M. Marsall soutient plutôt que la nouvelle cotisation de la TPS établie par l’ARC l’a forcé à transférer des fonds dans les comptes de TPS. Je ne suis pas d’avis que le ministre se soit mépris quant aux faits en question. M. Marsall n’a pas allégué ni tenté de démontrer que l’incapacité des sociétés de payer leur propre dette de TPS et son incapacité personnelle de payer son impôt sur le revenu l’avaient contraint de faire un seul paiement.

[24] Les dispositions d’allègement pour les contribuables visent à assouplir l’application stricte des exigences prévues dans la législation fiscale. M. Marsall allègue principalement que l’évaluation de sa demande par le ministre n’est qu’un exposé de la façon dont la loi s’applique et ne tient aucunement compte de la façon dont M. Marsall cherche à obtenir un assouplissement de l’application de la loi. Le problème que pose cet argument est que la demande misait uniquement sur l’iniquité alléguée de l’application de la loi et n’expliquait pas pourquoi un assouplissement était nécessaire dans les circonstances propres à M. Marsall.

[25] Les motifs de la décision donnent à penser que le décideur était au fait des arguments avancés par M. Marsall et qu’il en a tenu compte. Le décideur a toutefois expliqué le raisonnement qui, en fin de compte, a motivé son désaccord.

V. Dispositif

[26] Dans l’ensemble, le raisonnement du ministre est fondé sur une analyse rationnelle qui est transparente, intelligible et justifiée. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[27] Le défendeur a sollicité les dépens. Je ne vois aucune raison de déroger à la pratique habituelle voulant qu’il soit ordonné à la partie qui n’a pas gain de cause de verser les dépens de la demande. J’adjugerai au défendeur les dépens du présent contrôle judiciaire.




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