Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20240213


Dossier : T-1274-23

Référence : 2024 CF 242

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2024

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

YAVAR HAMEED

demandeur

et

LE PREMIER MINISTRE ET LE MINISTRE DE LA JUSTICE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. La lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature adressée au premier ministre du Canada en date du 3 mai 2023 3

II. Résumé et conclusions 6

III. La demande 12

IV. Le demandeur 14

V. Les faits présentés par le demandeur sur les vacances au sein de la magistrature sont admis 14

VI. La Cour admet les faits et opinions présentés par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature 20

VII. Les demandes adressées aux défendeurs 29

VIII. Les questions en litige 31

IX. Les dispositions législatives applicables 31

X. Observations et analyse 36

A. Compétence de la Cour fédérale 36

(1) Le critère établi dans l’arrêt ITO 36

(2) Le premier volet du critère établi dans l’arrêt ITO 45

(3) Les deuxième et troisième volets du critère établi dans l’arrêt ITO 46

B. Quelles règles de common law fédérales ou conventions constitutionnelles s’appliquent en l’espèce 55

(1) Convention constitutionnelle relative au rôle de conseiller conféré au premier ministre et au ministre de la Justice en matière de nomination judiciaire 57

(2) Convention constitutionnelle relative à la nomination dans un délai raisonnable 62

C. Admissibilité de la preuve par affidavit du demandeur 66

(1) Les tableaux produits par le demandeur sont admissibles 66

(2) La preuve tirée des lois d’exécution budgétaire est admise 68

(3) La thèse selon laquelle les provinces n’ont pas créé les sièges judiciaires à combler est rejetée 69

(4) L’affidavit contient du ouï-dire inadmissible, dont la lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature au premier ministre 70

(5) Les observations quant aux opinions et aux arguments sont rejetées 73

D. Refus d’accorder le mandamus 74

(1) L’obligation légale incombe à des tiers 75

E. Qualité du demandeur pour agir dans l’intérêt public 77

F. Jugement déclaratoire 80

(1) Le jugement déclaratoire est accordé 81

(2) Il est procédé aux nominations dans un délai raisonnable 82

XI. Conclusion 86

XII. Dépens 86


 

I. La lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature adressée au premier ministre du Canada en date du 3 mai 2023

[1] La présente affaire repose essentiellement sur la lettre du 3 mai 2023 envoyée au premier ministre du Canada par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature (pièce KKK du dossier du demandeur, volume 1, jointe à l’annexe A des présents motifs) :

Le très honorable Justin Trudeau

Monsieur le Premier Ministre.

En tant que juge en chef du Canada et président du Conseil canadien de la magistrature, je dois vous faire part de ma très grande inquiétude concernant le nombre important de postes vacants au sein de la magistrature fédérale et l’incapacité du gouvernement à combler ces postes en temps opportun.

La situation actuelle est intenable et je crains qu’elle ne résulte en une crise pour notre système de justice, qui fait déjà face à de multiples défis. L’accès à la justice et la santé de nos institutions démocratiques sont en péril.

Vous le savez sans doute, il y a à l’heure actuelle 85 postes vacants au sein de la magistrature fédérale à travers le pays. Certains tribunaux doivent composer depuis des années avec un taux de postes vacants se situant entre 10 et 15 pour cent. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des postes demeurer vacants pendant plusieurs mois, voire, même dans certains cas, pendant des années. À titre d’exemple concret, la moitié des postes à la Cour d’appel du Manitoba sont présentement vacants. Les nominations aux postes clés de juges en chef et de juges en chef associés se font également à un rythme très lent. À cet effet, il y a récemment eu des délais considérables dans les nominations au poste de juge en chef dans nombre de provinces, incluant l’Alberta, l’Ontario et l’Île-du-Prince-Édouard. Le poste de juge en chef du Manitoba est quant à lui vacant depuis maintenant six mois, et les postes de juges en chef associés à la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan et à la Cour supérieure du Québec sont vacants depuis plus d’une année. Aucune explication claire ne justifie ces délais.

Il faut préciser que les difficultés engendrées par la pénurie de juges exacerbent une situation déjà critique au sein de plusieurs tribunaux, confrontés à un manque criant de ressources, en raison d’un sous-financement chronique de la part des provinces et territoires. Toutefois, bien que plusieurs facteurs expliquent la crise à laquelle fait face notre système de justice actuellement, la nomination des juges en temps utile est une solution à portée de main, qui permettrait d’améliorer la situation de manière rapide et efficace. Compte tenu de ce fait évident et de la situation critique à laquelle nous sommes confrontés, l’inertie du gouvernement quant aux postes vacants et l’absence d’explications satisfaisantes pour ces retards sont déconcertantes. La lenteur des nominations est d’autant plus difficile à comprendre que la plupart des vacances judiciaires sont prévisibles, notamment celles générées par les départs à la retraite, pour lesquelles les juges donnent généralement un préavis de plusieurs mois. Dans ce contexte, les retards quant aux nominations envoient un signal qu’elles ne sont tout simplement pas une priorité pour le gouvernement.

Au nom du Conseil canadien de la magistrature, je peux attester que les juges en chef et juges en chef adjoints de tout le pays sont satisfaits de la qualité des récentes nominations et se réjouissent de l’ajout de nouveaux postes de juge dans les derniers budgets. Nous reconnaissons d’ailleurs que votre gouvernement a déployé des efforts afin d’instaurer un processus de nomination plus indépendant, transparent et impartial pour les juges de nomination fédérale. Il serait malheureux que le rythme perfectible des nominations à la magistrature fédérale à travers le pays discrédite ultimement ce processus.

J’ai eu récemment l’occasion de rencontrer le ministre de la Justice et de discuter avec lui à ce sujet. Les juges en chef entretiennent d’ailleurs de très bonnes relations avec le ministre et son cabinet et nous sommes confiants qu’il est disposé à déployer tous les efforts nécessaires pour remédier aux problèmes que je viens d’exposer.

Malgré tous ces efforts, il est impératif que le Cabinet du Premier ministre accorde à cette question l’importance qu’elle mérite et que les nominations soient faites en temps opportun. Il est en effet primordial de combler les postes vacants au sein de la magistrature avec diligence, afin d’assurer le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire. Le Conseil canadien de la magistrature a dans le passé exhorté les gouvernements à procéder aux nominations judiciaires plus rapidement. Cette fois, nous craignons sérieusement que, sans des efforts concrets pour remédier à la situation, nous atteignions très bientôt un point de non-retour dans plusieurs juridictions. Les conséquences feront les manchettes et seront graves pour notre démocratie et l’ensemble des Canadiens et Canadiennes. La situation exige votre attention immédiate.

Les postes laissés vacants ont des impacts significatifs sur l’administration de la justice, le fonctionnement de nos tribunaux et la santé des juges. Les membres du Conseil canadien de la magistrature ont récemment entrepris de dresser un portrait plus complet des difficultés rencontrées dans leurs tribunaux respectifs. Les constats sont accablants.

Malgré tout le professionnalisme et le dévouement de nos juges, le manque d’effectifs se traduit nécessairement par des délais additionnels pour entendre des causes et rendre des jugements. Les juges en chef rapportent que, puisque les juges sont surchargés, les délais pour fixer des affaires sont inévitables et des audiences doivent être reportées ou ajournées. De plus, même lorsque les affaires sont entendues, les jugements tardent parfois à être rendus, puisque les juges doivent siéger davantage, ce qui leur laisse moins de temps pour délibérer. Le cadre d’analyse de l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, quant au droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, joue également un rôle important à cet égard. Il prévoit que, devant les cours supérieures, les accusations pénales doivent être traitées dans un délai maximum de 30 mois, sauf circonstances exceptionnelles. Si un procès n’est pas achevé dans ce délai, un arrêt des procédures peut être ordonné. Plusieurs juges en chef mentionnent qu’en s’efforçant de respecter le délai prévu dans Jordan, ils sont actuellement contraints de choisir les affaires pénales qui « méritent » le plus d’être entendues. Malgré tous leurs efforts, des arrêts de procédure sont prononcés contre des individus accusés de crimes graves, comme des agressions sexuelles ou des meurtres, en raison de délais dus, en partie ou en totalité, à une pénurie de juges. À titre d’exemple, la Cour du Banc du Roi de l’Alberta rapporte que plus de 22 pour cent des affaires pénales en cours dépassent le délai de 30 mois et que 91 pour cent de ces affaires concernent des crimes graves et violents. Par ailleurs, l’urgence de traiter les affaires pénales a aussi pour effet d’écarter les affaires civiles du rôle des tribunaux. Pour celles-ci, le système de justice risque de plus en plus d’être perçu comme inutile. De telles situations démontrent une faillite de notre système de justice et sont susceptibles d’alimenter le cynisme auprès du public, et d’ébranler la confiance de ce dernier dans nos institutions démocratiques.

L’impact des postes laissés vacants sur les juges eux-mêmes est aussi non négligeable. Faisant face à une surcharge de travail chronique et à un stress accru, il est de plus en plus fréquent de voir des juges placés en congés médicaux, ce qui a un effet domino sur leurs collègues qui doivent alors porter un fardeau additionnel. Par ailleurs, il devient difficile pour les juges de certains tribunaux de trouver le temps nécessaire pour suivre des formations, y compris celles dites obligatoires. Cette situation n’augure rien de positif pour assurer une magistrature saine et prospère. Si les difficultés actuelles perdurent, il pourrait également devenir plus difficile d’attirer des candidatures de qualité aux postes de juge.

C’est d’ailleurs déjà le cas en Colombie-Britannique.

Richard Wagner

II. Résumé et conclusions

[2] Le demandeur prie la Cour de régler un différend l’opposant – lui-même ainsi que le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature – au premier ministre et au ministre de la Justice.

[3] Dans la lettre précitée, le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature ont demandé au premier ministre de pourvoir un nombre important de sièges judiciaires vacants au sein des cours supérieures et des Cours fédérales du Canada.

[4] Les sièges vacants n’ont toujours pas été comblés. Bien que des nominations aient eu lieu au cours des huit derniers mois, d’autres vacances ont été créées pour cause de démissions ou d’autres motifs. Ce nombre important et inacceptable demeure essentiellement le même. En fait, il y avait 79 sièges vacants lorsque la présente demande a été déposée en juin 2023 et 75 en date du 1er février 2024 selon le site Web du Commissariat à la magistrature fédérale [le CMF] : https://www.fja-cmf.gc.ca/appointments-nominations/judges-juges-fra.aspx.

[5] Ni le premier ministre ni deux ministres de la Justice successifs n’ont remédié à cette situation critique au cours de neuf mois suivant la demande de notre juge en chef et du Conseil canadien de la magistrature.

[6] Soit dit très respectueusement, la Cour estime que le premier ministre et le ministre de la Justice font du surplace. Ils n’ont pris aucune des mesures demandées par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature. N’en déplaise aux intéressés, la Cour est également d’avis qu’ils ont manqué à leur devoir envers tous ceux qui comptent sur eux pour exercer en temps voulu leurs pouvoirs afin de pourvoir ces postes vacants, de même qu’à tous ceux qui ont cherché en vain à obtenir justice dans les meilleurs délais auprès des cours supérieures et des Cours fédérales du Canada.

[7] Par conséquent, la Cour est d’avis que le premier ministre et le ministre de la Justice ont refusé de donner suite à la demande formulée par le juge en chef et le Conseil canadien de la magistrature. Ce point n’est pas contesté.

[8] Les défendeurs n’ont pas expliqué pourquoi ils ont refusé de donner suite à la demande visant à faire pourvoir ces sièges vacants au sein de la magistrature.

[9] Selon une convention bien établie, qui n’est pas non plus contestée, le premier ministre et le ministre de la Justice exercent un pouvoir effectif et exclusif à l’égard de la nomination des juges des cours supérieures du Canada et des Cours fédérales et, de l’avis de la Cour, cette responsabilité leur échoit également. Ainsi, aucune nomination ne peut être effectuée sans leur avis et leur consentement.

[10] En particulier, l’avis et le consentement des défendeurs doivent être donnés au gouverneur général (par le ministre de la Justice dans le cas des juges des cours supérieures provinciales ou par le premier ministre dans le cas des juges en chef), ou au gouverneur en conseil (par le ministre de la Justice dans le cas des juges des Cours fédérales ou par le premier ministre dans le cas des juges en chef) : voir Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2023 CF 31 [Démocratie en surveillance] [le juge Southcott].

[11] Comme il est écrit dans la lettre, le nombre de sièges vacants a désormais atteint un seuil critique, ce qui n’est pas contesté. Pour décrire les répercussions de l’incapacité persistante des défendeurs à pourvoir les sièges vacants, le juge en chef et le Conseil canadien de la magistrature ont aussi utilisé les mots « accablants » et « intenable ».

[12] Les défendeurs n’ont pas expliqué ni justifié cette situation intenable à la Cour. En particulier, ils n’ont déposé aucune preuve pour contester l’avis du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature, que j’assimile à un avis d’expert. Leur expérience, leurs connaissances et leur expertise inégalées, tant individuelles que collectives, en ce qui concerne l’état des vacances au sein de la magistrature de nomination fédérale au Canada n’ont jamais été contestées.

[13] Dans ces circonstances, la Cour ne voit aucune raison de faire fi de la preuve et des observations que le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature ont présentées aux défendeurs. J’estime qu’il ne faut pas négliger la responsabilité du premier ministre et du ministre de la Justice d’exercer utilement leurs pouvoirs dans le but de pourvoir le nombre critique et inacceptable de sièges vacants au sein de la magistrature fédérale.

[14] Au vu de ces observations présentées par des entités aussi crédibles, notre Cour accepte, avec le plus grand respect, les points de vue du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature tels qu’ils sont exposés dans leur lettre au premier ministre.

[15] Pour ce motif, la Cour n’a aucune hésitation à conclure que le nombre actuel de sièges vacants est inacceptable et nécessite à tout le moins la réponse judiciaire proposée dans le jugement qui suit.

[16] La Cour en arrive à cette conclusion, car la convention constitutionnelle qui confère aux défendeurs la responsabilité de fournir des conseils en matière de nomination à la magistrature fédérale emporte forcément la responsabilité de pourvoir les sièges vacants en temps opportun, c’est‑à‑dire dans un délai raisonnable. Il serait absurde d’affirmer que la « primauté du droit », essentielle au bon fonctionnement de la nation et ancrée dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982, dépende du bon vouloir du pouvoir exécutif. Le défaut, injustifié selon la Cour, des défendeurs à conseiller au gouverneur général ou au gouverneur en conseil de pourvoir ce nombre critique et inacceptablement élevé de sièges vacants ne saurait porter atteinte à la primauté du droit.

[17] Combien de temps faut‑il pour pourvoir un nombre acceptable de sièges vacants? Selon la Cour, la réponse est claire et évidente : le nombre de sièges vacants doit être sensiblement réduit dans un délai raisonnable pour atteindre un niveau raisonnable.

[18] En quoi consiste un nombre raisonnable ou acceptable de sièges vacants? On n’a jamais expliqué à la Cour pourquoi le nombre de sièges vacants ne pourrait pas être ramené à une quarantaine : au printemps 2016, par exemple, il n’y avait que 46 sièges vacants.

[19] Cela dit, le nombre de sièges vacants dans un monde idéal devrait être très faible, et il me semble que cette question ressortit au législateur. Dans certains cas, il peut être nécessaire de pourvoir tous les sièges vacants, par exemple dans les juridictions où les poursuites à l’égard de crimes graves se font attendre, ce qui entraîne un déni de justice pour les victimes, le public et les accusés. En revanche, ce n’est peut‑être pas possible dans d’autres cas. Toutefois, comme je le fais remarquer, les défendeurs n’ont présenté aucune preuve à cet égard. Les défendeurs devraient évidemment en discuter avec le juge en chef du Canada et les juges en chef et juges en chef adjoints concernés, et le Conseil canadien de la magistrature, après ces premiers pas, devrait fournir des orientations précises (ce qui est peut-être déjà fait).

[20] À titre de réparation, la Cour peut reconnaître l’existence d’une convention constitutionnelle voulant que les sièges vacants au sein des cours supérieures provinciales et des Cours fédérales soient pourvus dans un délai raisonnable, ce qu’elle fera par voie de jugement déclaratoire. La Cour rendra ce jugement déclaratoire et s’attend ainsi à voir le nombre de sièges vacants ramenés à une quarantaine, soit la situation au sein de la magistrature fédérale au printemps 2016. La Cour s’attend ainsi à ce que la situation critique actuelle soit réglée.

[21] Plus précisément, la Cour déclare ce qui suit :

1. Toutes les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet. Le Cabinet, quant à lui, agit sur l’avis du ministre de la Justice. S’agissant de la nomination des juges en chef et des juges en chef adjoints, l’avis au Cabinet est émis par le premier ministre.

2. Il doit être procédé aux nominations judiciaires visées par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales dans un délai raisonnable suivant la vacance de siège.

3. Les nominations judiciaires visant à combler les sièges actuellement vacants sont nécessaires pour les motifs énoncés dans la lettre du 3 mai 2023 du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature au premier ministre du Canada, reproduite au paragraphe 1 et à l’annexe A des présents motifs de jugement.

4. La Cour prononce les déclarations 2 et 3 énoncées plus haut dans l’attente que le nombre de sièges vacants soit substantiellement réduit dans un délai raisonnable à une quarantaine, à savoir un taux de vacances équivalant à celui qui existait au printemps 2016. Ainsi, la Cour s’attend à ce que la situation accablante et critique des vacances de sièges décrite par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature et reconnue par la Cour soit réglée.

[22] J’encourage les parties, ainsi que le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature, à demander à la Cour d’autres instructions et mesures de réparation dans l’éventualité où le présent jugement ne serait pas respecté ou serait contesté.

[23] J’examine ensuite plusieurs questions juridiques soulevées par les parties. À l’issue de cet examen, la Cour rend son jugement.

III. La demande

[24] Le demandeur sollicite un bref de mandamus au titre des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, pour contraindre le premier ministre et le ministre de la Justice [les défendeurs] à nommer des juges pour pourvoir les sièges vacants au sein des diverses cours supérieures au Canada, y compris les Cours fédérales. En droit, ces nominations doivent être effectuées par le gouverneur général conformément à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3, reproduite dans les LRC 1985 en ce qui concerne les juges des cours supérieures provinciales, ou par le gouverneur en conseil conformément à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales en ce qui concerne les juges de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale [les Cours fédérales].

[25] S’inspirant des pratiques établies par la Cour en immigration, le demandeur réclame que ces sièges vacants soient pourvus, c’est‑à‑dire que les nominations soient effectuées selon la plus tardive des deux dates suivantes : dans les trois mois suivant la date du présent jugement, ou dans les neuf mois suivant la date à laquelle le premier ministre et le ministre de la Justice soient avisés que les postes deviendront vacants.

[26] À titre subsidiaire, le demandeur demande à la Cour de faire les déclarations suivantes :

a. le premier ministre et le ministre de la Justice n’ont pas respecté leur obligation de nommer des juges aux sièges vacants au sein des cours supérieures prévue à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales;

b. selon une interprétation raisonnable de la nécessité de nommer des juges prévue à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, à défaut de circonstances exceptionnelles, il est procédé aux nominations dans les neuf mois suivant la date à laquelle le ministre intéressé est avisé de la vacance de siège prévue ou dans les trois mois suivant la date à laquelle le siège est vacant, selon le plus long des deux délais.

[27] Il convient de souligner que, bien que le premier ministre et le ministre de la Justice soient désignés comme parties contre lesquelles des mesures de réparation sont sollicitées, le demandeur (qui a confirmé sa thèse à l’audience) n’a pas désigné le gouverneur général ni le gouverneur en conseil comme parties, alors que ce sont eux qui ont le pouvoir de procéder à ces nominations en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 ou de la Loi sur les Cours fédérales, respectivement.

[28] Contrairement au demandeur, qui a déposé des éléments de preuve à l’appui de sa demande, y compris bien entendu la lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature, les défendeurs n’ont pas déposé de preuve à l’effet contraire. En fait, ils n’ont déposé aucun élément de preuve.

[29] Les défendeurs soulèvent plutôt plusieurs objections procédurales et techniques, sur lesquelles ils se fondent entièrement. N’en déplaise aux intéressés, la Cour n’en retient aucune.

IV. Le demandeur

[30] Le demandeur est un avocat spécialisé en droit de la personne qui exerce à Ottawa. Admis au Barreau de l’Ontario il y a 22 ans, il plaide régulièrement devant la Cour fédérale, la Cour supérieure de justice de l’Ontario et la Cour d’appel de l’Ontario. Ces faits ne sont pas contestés.

[31] Dans son affidavit, le demandeur affirme (et cette affirmation n’est pas contestée) qu’au cours des dernières années, les actions qu’il a intentées au nom de clients vulnérables devant les cours supérieures ont subi des retards importants. En plus de cette information générale, que j’accepte, le demandeur présente une preuve concrète de ces retards sous la forme d’une lettre non contestée que lui a adressée le coordonnateur de procès de la Cour supérieure de justice d’Ottawa concernant un de ses dossiers qui avait été ajourné, dans laquelle il avait écrit ce qui suit pour justifier le retard : [traduction] « [L]a Cour connaît une pénurie de ressources judiciaires ces derniers temps. » J’admets cet élément de preuve, car il est produit au dossier et n’est pas contesté.

V. Les faits présentés par le demandeur sur les vacances au sein de la magistrature sont admis

[32] Le demandeur a également énoncé les faits importants suivants, que la Cour accepte.

[33] Au moment où le demandeur a déposé sa demande en juin 2023, il y avait 79 postes vacants au sein des cours supérieures (y compris les Cours fédérales) au Canada. Ce nombre représente près de 7 p. 100 du nombre total de juges de nomination fédérale.

[34] Les 79 sièges vacants représentent une augmentation très importante par rapport au taux de vacance qui existait au printemps 2016, qui correspondait à 46 sièges.

[35] Il arrive aussi que de nombreux sièges demeurent vacants très longtemps.

[36] Ces faits sont également illustrés dans les tableaux suivants produits par le demandeur, dont l’exactitude n’a pas été contestée sérieusement. La Cour admet le tableau suivant en preuve :

Tableau 1 : Sièges vacants

Cour

Juge retraité(e) ou loi créant le poste vacant

Date de vacance

Nombre de jours de vacance en date du 11 juillet 2023

Pièce

CF

LEB de 2018

21 juin 2018

1846

 

CF

LEB de 2019

21 juin 2019

1481

 

CF

LEB de 2019

21 juin 2019

1481

 

CF

LEB de 2019

21 juin 2019

1481

 

CS Ont

LEB de 2021

29 juin 2021

742

 

CS Ont

LEB de 2021

29 juin 2021

742

 

CS Ont

LEB de 2021

29 juin 2021

742

 

CS Ont

LEB de 2021

29 juin 2021

742

 

CS Ont

LEB de 2021

29 juin 2021

742

 

CAF

LEB de 2021

29 juin 2021

742

 

CCI

LEB de 2021

29 juin 2021

742

 

CACB

David Franklin Tysoe

1er janvier 2022

556

F

CBR Alb

Donna L. Shelley

2 janvier 2022

555

G

CBR Alb

Alan D. Macleod

13 janvier 2022

544

H

CBR Alb

Kristine Eidsvik

7 février 2022

519

I

CSCB

Robert Jenkins

15 juin 2022

391

J

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CS Ont

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CSCB

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CSCB

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CSCB

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CBR Sask

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CBR Sask

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CBR Sask

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CBR Alb

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CBR Alb

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CJ Nun

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CAF

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CCI

LEB de 2022

23 juin 2022

383

 

CSCB

Grace Choi

14 juillet 2022

362

K

CA Alb

Catherine Anne Fraser

30 juillet 2022

346

L

CACB

Richard B. T. Goepel

24 août 2022

321

M

CSCB

Barry Davies

4 septembre 2022

310

K

CSCB

William Grist

6 septembre 2022

308

K

CSCB

Elaine Adair

31 décembre 2022

192

N

CSCB

Arne Silverman

31 décembre 2022

192

N

CSCB

James Williams

18 janvier 2023

174

N

CAQ

France Thibault

26 avril 2023

76

O

CA Alb

Marina Paperny

29 avril 2023

73

P

CSCB

George Macintosh

30 avril 2023

72

Q

CA Alb

Barbara Veldhuis

1er mai 2023

71

P

[37] Le demandeur a également déposé un tableau illustrant la rapidité des nominations ces dernières années. Là encore, l’exactitude de ce tableau n’a pas été contestée sérieusement. La Cour admet le tableau suivant :

Tableau 2 : Sièges vacants pourvus en moins de 90 jours

Juge nommé(e)

Cour

Date de vacance

Date de la nomination

Jours de vacance

Pièce

Philip W. Osborne

CS TNL

4 août 2021

6 août 2021

2

R

Monica Biringer

CCI

4 août 2021

6 août 2021

2

S

Lisa Silver

CBR Alb

21 avril 2023

24 avril 2023

3

T

Allison Kuntz

CBR Alb

21 avril 2023

24 avril 2023

3

T

Kent J. Teskey

CBR Alb

21 avril 2023

24 avril 2023

3

T

Suzanne Stevenson

CS Ont

30 janvier 2020

3 février 2020

4

U

Colin D. Clackson

CBR Sask

1er décembre 2020

11 décembre 2020

10

V

Robert W. Armstrong

CBR Alb

12 janvier 2021

8 février 2021

27

W

Lauren Blake

CSCB

31 mars 2021

27 avril 2021

27

X

Mark L. Edwards

CS Ont

1er janvier 2021

8 février 2021

38

Y

Sherry L. Kachur

CBR Alb

26 avril 2020

3 juin 2020

38

Z

Marylène Pilote

CBR NB

31 décembre 2020

8 février 2021

39

AA

Michael A. Marion

CBR Alb

4 mars 2022

20 avril 2022

47

BB

Jonathan M. Coady

CSÎPÉ 1re inst

3 mai 2022

21 juin 2022

49

CC

Karen Wenckebach

CSY

30 septembre 2020

19 novembre 2020

50

DD

Leonard Marchand

CACB

1er février 2021

24 mars 2021

51

EE

Peter Kalichman

CAQ

1er mars 2021

27 avril 2021

57

FF

Meghan McCreary

CA Sask

2 avril 2022

6 juin 2022

65

GG

Leonard Ricchetti

CS Ont

31 janvier 2020

6 avril 2020

66

HH

J. Ross Macfarlane

CS Ont

15 décembre 2022

20 février 2023

67

II

Denise LeBlanc

CBRNB

31 mars 2022

6 juin 2022

67

JJ

Lobat Sadrehashemi

CF

29 janvier 2021

6 avril 2020

67

KK

Sophie Lavallée

CAQ

25 juillet 2020

1er octobre 2020

68

LL

Julie Bergeron

CS Ont

28 mars 2022

6 juin 2022

70

MM

Nancy M. Carruthers

CBR Alb

7 février 2022

20 avril 2022

72

BB

Diane Rowe

CSNÉ

1er mars 2020

14 mai 2020

74

NN

Eleanor J. Funk

CBR Alb

23 mai 2021

6 août 2021

75

OO

Calum U.C. MacLeod

CS Ont

30 décembre 2019

16 mars 2020

77

PP

Charles C Chang

CS Ont

4 avril 2022

27 juin 2022

84

QQ

Lorne Sossin

CA Ont

2 septembre 2020

26 novembre 2020

85

RR

Spencer Nicholson

CS Ont

15 juin 2020

8 septembre 2020

85

SS

Jana Steele

CS Ont

25 février 2020

22 mai 2020

87

TT

[38] Le demandeur a également produit un tableau illustrant la rapidité de nomination aux charges de juge en chef et de juge en chef adjoint ces dernières années. La Cour admet également ce tableau :

Tableau 3 : Nominations aux charges de juge en chef et de juge en chef adjoint

Juge nommé(e)

Poste

Date de vacance

Date de la nomination

Jours de vacance

Pièce

Marc Richard

JC NB

27 avril 2018

4 mai 2018

7

UU

Faye E. McWatt

JCA CS Ont

10 novembre 2020

21 décembre 2020

41

VV

Deborah K. Smith

JCA CSNÉ

30 avril 2019

24 juin 2019

55

WW

Malcolm Rowe

CSC

1er septembre 2016

28 octobre 2016

57

XX

Manon Savard

JC QC

8 avril 2020

11 juin 2020

64

YY

Suzanne Duncan

JC Y

25 juillet 2020

1er octobre 2020

68

ZZ

Shannon Smallwood

JC TNL

11 juillet 2022

22 septembre 2022

73

AAA

Michael J. Wood

JC NÉ

1er février 2019

17 avril 2019

75

BBB

Tracey K. DeWare

JC CBRNB

20 mars 2019

4 juin 2019

76

CCC

[39] Enfin, dans le tableau suivant, qui est également admis, le demandeur cite trois exemples d’avis publics de départ à la retraite :

Tableau 4 : Avis publics de départ à la retraite

Juge retraité(e)

Cour

Date de l’avis

Date de vacance

Préavis en jours

Pièce

Robert J. Bauman

CACB

10 janvier 2023

1er octobre 2023

264

DDD

Robert G. Richards

CA Sask

17 mars 2023

31 août 2023

167

EEE

Marc Noël

CAF

29 mars 2023

1er août 2023

125

FFF

[40] Les défendeurs se sont également opposés à ces éléments de preuve. Toutefois, je les admets pour les motifs exposés ci-après, notamment le fait que ces tableaux consignent des informations accessibles au public qui n’ont pas été contestées par les défendeurs. J’admets ces éléments de preuve aussi parce que la lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature du 3 mai 2023 vient en confirmer certains.

VI. La Cour admet les faits et opinions présentés par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature

[41] Soit dit respectueusement, et pour les motifs exposés, j’admets les faits et opinions présentés par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature sur les conséquences des retards dans la nomination des juges.

[42] La Cour les admet, car, tout d’abord, le Conseil canadien de la magistrature est formé de 44 membres, dont tous les juges en chef et juges en chef adjoints des cours supérieures provinciales et des Cours fédérales dans l’ensemble du Canada. Le juge en chef du Canada est le président du Conseil canadien de la magistrature, au nom duquel il a également écrit. Ces juges en chef et juges en chef adjoints sont chargés de gérer le bon déroulement des affaires pénales et civiles au sein de leurs cours respectives.

[43] Signalons que les défendeurs ne nient pas que ces juges en chef et juges en chef adjoints connaissent mieux que quiconque la situation critique qu’ils relatent.

[44] Par conséquent, j’accepte ce qu’ont écrit le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature, soit que certains tribunaux doivent composer depuis des années avec un taux de vacance se situant entre 10 et 15 p. 100. Je suis également d’accord avec eux pour dire qu’il n’est pas rare de voir des postes demeurer vacants pendant plusieurs mois, voire, dans certains cas, des années :

Vous le savez sans doute, il y a à l’heure actuelle 85 postes vacants au sein de la magistrature fédérale à travers le pays. Certains tribunaux doivent composer depuis des années avec un taux de postes vacants se situant entre 10 et 15 pour cent. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des postes demeurer vacants pendant plusieurs mois, voire, même dans certains cas, pendant des années. À titre d’exemple concret, la moitié des postes à la Cour d’appel du Manitoba sont présentement vacants. Les nominations aux postes clés de juges en chef et de juges en chef associés se font également à un rythme très lent. À cet effet, il y a récemment eu des délais considérables dans les nominations au poste de juge en chef dans nombre de provinces, incluant l’Alberta, l’Ontario et l’Île‑du‑Prince-Édouard. Le poste de juge en chef du Manitoba est quant à lui vacant depuis maintenant six mois, et les postes de juges en chef associés à la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan et à la Cour supérieure du Québec sont vacants depuis plus d’une année. Aucune explication claire ne justifie ces délais.

[45] Selon la lettre du juge en chef et du Conseil canadien de la magistrature, les retards à pourvoir les sièges vacants emportent des retards dans les procès pour crimes graves et violents, comme des agressions sexuelles ou des meurtres, et dans d’autres affaires pénales et civiles. Cette affirmation n’est pas contestée et j’y souscris également. À cet égard, par exemple, la Cour du Banc du Roi de l’Alberta signale que plus de 22 p. 100 des affaires pénales en cours dépassent le délai de 30 mois et que 91 p. 100 de ces affaires concernent des crimes graves et violents. De plus, la priorité accordée aux affaires pénales a aussi pour effet d’écarter les affaires civiles du rôle des tribunaux :

Malgré tout le professionnalisme et le dévouement de nos juges, le manque d’effectifs se traduit nécessairement par des délais additionnels pour entendre des causes et rendre des jugements. Les juges en chef rapportent que, puisque les juges sont surchargés, les délais pour fixer des affaires sont inévitables et des audiences doivent être reportées ou ajournées. De plus, même lorsque les affaires sont entendues, les jugements tardent parfois à être rendus, puisque les juges doivent siéger davantage, ce qui leur laisse moins de temps pour délibérer. Le cadre d’analyse de l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, quant au droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, joue également un rôle important à cet égard. Il prévoit que, devant les cours supérieures, les accusations pénales doivent être traitées dans un délai maximum de 30 mois, sauf circonstances exceptionnelles. Si un procès n’est pas achevé dans ce délai, un arrêt des procédures peut être ordonné. Plusieurs juges en chef mentionnent qu’en s’efforçant de respecter le délai prévu dans Jordan, ils sont actuellement contraints de choisir les affaires pénales qui « méritent » le plus d’être entendues. Malgré tous leurs efforts, des arrêts de procédure sont prononcés contre des individus accusés de crimes graves, comme des agressions sexuelles ou des meurtres, en raison de délais dus, en partie ou en totalité, à une pénurie de juges. À titre d’exemple, la Cour du Banc du Roi de l’Alberta rapporte que plus de 22 pour cent des affaires pénales en cours dépassent le délai de 30 mois et que 91 pour cent de ces affaires concernent des crimes graves et violents. Par ailleurs, l’urgence de traiter les affaires pénales a aussi pour effet d’écarter les affaires civiles du rôle des tribunaux. Pour celles-ci, le système de justice risque de plus en plus d’être perçu comme inutile. De telles situations démontrent une faillite de notre système de justice et sont susceptibles d’alimenter le cynisme auprès du public, et d’ébranler la confiance de ce dernier dans nos institutions démocratiques.

[46] En ce qui concerne les conséquences aggravantes qu’ont les retards (« l’inertie du gouvernement ») à pourvoir les sièges vacants sur la situation critique au sein des cours supérieures et des Cours fédérales du Canada, le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature affirment, et j’accepte ces déclarations, que la lenteur des nominations est d’autant plus difficile à comprendre que la plupart des vacances judiciaires sont prévisibles, notamment celles qui découlent de départs à la retraite, généralement précédés d’un préavis de plusieurs mois. Dans ce contexte, les retards quant aux nominations signalent qu’il ne s’agit tout simplement pas d’une priorité pour le gouvernement :

Il faut préciser que les difficultés engendrées par la pénurie de juges exacerbent une situation déjà critique au sein de plusieurs tribunaux, confrontés à un manque criant de ressources, en raison d’un sous-financement chronique de la part des provinces et territoires. Toutefois, bien que plusieurs facteurs expliquent la crise à laquelle fait face notre système de justice actuellement, la nomination des juges en temps utile est une solution à portée de main, qui permettrait d’améliorer la situation de manière rapide et efficace. Compte tenu de ce fait évident et de la situation critique à laquelle nous sommes confrontés, l’inertie du gouvernement quant aux postes vacants et l’absence d’explications satisfaisantes pour ces retards sont déconcertantes. La lenteur des nominations est d’autant plus difficile à comprendre que la plupart des vacances judiciaires sont prévisibles, notamment celles générées par les départs à la retraite, pour lesquelles les juges donnent généralement un préavis de plusieurs mois. Dans ce contexte, les retards quant aux nominations envoient un signal qu’elles ne sont tout simplement pas une priorité pour le gouvernement.

[47] La Cour est tenue de souligner que le droit au Canada d’avoir accès à la justice dans les meilleurs délais est prévu dans divers textes constitutionnels et quasi constitutionnels depuis l’adoption de la Magna Carta (la Grande Charte) de 1215, qui comportait l’engagement suivant : [traduction] « Nous ne vendrons, refuserons ou différerons le droit d’obtenir justice à personne. » Voir Magna Carta, article 40, Select Documents of English Constitutional History, London : MacMillan & Co., London 1918. Je conclus respectueusement que le retard inévitable et intolérable à rendre justice causé par le pouvoir exécutif du Canada va au cœur même de cet engagement vieux de 800 ans et prive de manière inacceptable quiconque d’avoir accès à la justice dans les meilleurs délais.

[48] À cet égard, j’ajoute que, dans le contexte criminel canadien, l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] garantit que « [t]out inculpé a le droit d’être jugé dans un délai raisonnable ». La Cour suprême du Canada fait des observations à ce sujet dans l’arrêt R c Jordan, 2016 CSC 27, où elle applique cette disposition de la Charte pour fixer des délais maximaux pour la tenue de procès. Les conséquences des retards et des délais déraisonnables sont analysées par les juges Moldaver, Karakatsanis et Brown, s’exprimant au nom des juges majoritaires, aux paragraphes 19 à 26 :

[19] Comme nous l’avons dit, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est d’une importance capitale pour l’administration du système de justice criminelle du Canada. Ce droit trouve son expression dans la maxime bien connue : « un retard à rendre justice équivaut à un déni de justice ». Un délai déraisonnable représente un déni de justice pour l’inculpé, les victimes, leurs familles et la population dans son ensemble.

[20] Les procès instruits dans un délai raisonnable sont une part essentielle de l’engagement de notre système de justice criminelle de traiter les inculpés présumés innocents de manière à protéger leurs droits à la liberté, à la sécurité de leur personne et à un procès équitable. Le droit à la liberté est en cause parce qu’un procès instruit en temps utile permet à l’inculpé de demeurer le moins longtemps possible en détention avant son procès ou assujetti à des conditions de mise en liberté dans la collectivité. Le droit à la sécurité de la personne est touché parce qu’un retard considérable à tenir le procès a pour effet de prolonger le stress, l’anxiété et la stigmatisation qu’un inculpé peut subir. Enfin, le droit à un procès équitable est en cause, car plus un procès est retardé, plus certains inculpés risquent d’être lésés dans la préparation de leur défense à cause des souvenirs qui s’estompent, de l’indisponibilité de témoins ou encore de la perte ou de la détérioration d’éléments de preuve.

[21] Parallèlement, nous reconnaissons que certains inculpés qui sont en fait coupables des accusations portées contre eux se réjouissent de voir leur procès être retardé le plus longtemps possible. En effet, ils peuvent avoir intérêt à demeurer passifs à l’égard du délai et vouloir échapper aux conséquences découlant de leurs crimes en en tirant profit, si la poursuite intentée contre eux s’effondre ou s’ils obtiennent un arrêt des procédures. Ce sont alors le public et le système de justice dans son ensemble qui souffrent du délai. L’alinéa 11b) n’est pourtant pas censé être une épée conçue pour faire échec aux fins de la justice (Morin, p. 801-802).

[22] Bien entendu, les droits protégés par l’al. 11b) s’étendent au-delà de ceux des inculpés. En effet, les procès instruits en temps utile ont des répercussions sur les autres personnes qui interviennent dans les procès criminels et qui sont touchées par eux, de même que sur la confiance du public envers l’administration de la justice.

[23] Les victimes d’actes criminels et leurs familles peuvent être anéanties par de tels actes et avoir de ce fait un intérêt particulier à ce que les procès se déroulent rondement (R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, p. 1220-1221). En effet, les délais exacerbent la souffrance des victimes et les empêchent de tourner la page.

[24] En revanche, les procès instruits dans un délai raisonnable permettent aux victimes et aux témoins d’apporter la meilleure contribution possible au procès et minimisent l’« angoiss[e] et [la] frustration [qu’ils ressentent] jusqu’au témoignage lui-même » (Askov, p. 1220). Le cumul des délais interrompt pour sa part leurs activités personnelles, professionnelles ou commerciales, et crée des tracas qui peuvent les décourager de participer au procès.

[25] Dernier élément, qui n’est toutefois certainement pas le moindre, les procès instruits en temps utile sont importants pour préserver la confiance générale du public envers l’administration de la justice. Comme l’a dit la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans Morin, « [n]on seulement [les] délais ont des conséquences pour l’accusé, mais ils peuvent également avoir un effet sur l’intérêt du public dans l’administration rapide et équitable de la justice » (p. 810). Le crime préoccupe grandement tous les membres de la collectivité. Un délai déraisonnable place l’innocent dans une situation incertaine et permet au coupable de rester impuni, ce qui porte par le fait même atteinte au sens de la justice qu’a la société (voir Askov, p. 1220). Le défaut « de tenir les procès criminels avec équité, rapidité et efficacité amène inévitablement la société à douter [...] et, en fin de compte, à mépriser les procédures judiciaires » (p. 1221).

[26] Le prolongement des délais mine la confiance du public envers le système. Or, cette confiance est essentielle à la survie du système lui-même, car « il ne peut y avoir de système équitable et équilibré de justice criminelle sans le soutien de la collectivité » (Askov, p. 1221).

[49] En ce qui concerne les répercussions négatives importantes (les constats « accablants ») que les vacances de sièges ont sur la magistrature de nomination fédérale, le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature concluent qu’il est impératif que le premier ministre et son cabinet accordent à cette question l’importance qu’elle mérite et que les nominations soient faites en temps opportun. La Cour accepte cette conclusion. Selon eux, il est primordial de pourvoir les sièges vacants au sein de la magistrature fédérale avec diligence afin d’assurer le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire. Le Conseil canadien de la magistrature a dans le passé exhorté les gouvernements à accélérer les nominations judiciaires. Cette fois, le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature craignent sérieusement qu’à défaut d’efforts concrets, la situation au sein de la magistrature fédérale atteigne très bientôt un point de non-retour dans plusieurs juridictions. Les conséquences feront les manchettes et seront graves pour notre démocratie et l’ensemble de la population canadienne :

Malgré tous ces efforts, il est impératif que le Cabinet du Premier ministre accorde à cette question l’importance qu’elle mérite et que les nominations soient faites en temps opportun. Il est en effet primordial de combler les postes vacants au sein de la magistrature avec diligence, afin d’assurer le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire. Le Conseil canadien de la magistrature a dans le passé exhorté les gouvernements à procéder aux nominations judiciaires plus rapidement. Cette fois, nous craignons sérieusement que, sans des efforts concrets pour remédier à la situation, nous atteignions très bientôt un point de non-retour dans plusieurs juridictions. Les conséquences feront les manchettes et seront graves pour notre démocratie et l’ensemble des Canadiens et Canadiennes. La situation exige votre attention immédiate.

Les postes laissés vacants ont des impacts significatifs sur l’administration de la justice, le fonctionnement de nos tribunaux et la santé des juges. Les membres du Conseil canadien de la magistrature ont récemment entrepris de dresser un portrait plus complet des difficultés rencontrées dans leurs tribunaux respectifs. Les constats sont accablants.

L’impact des postes laissés vacants sur les juges eux-mêmes est aussi non négligeable. Faisant face à une surcharge de travail chronique et à un stress accru, il est de plus en plus fréquent de voir des juges placés en congés médicaux, ce qui a un effet domino sur leurs collègues qui doivent alors porter un fardeau additionnel. Par ailleurs, il devient difficile pour les juges de certains tribunaux de trouver le temps nécessaire pour suivre des formations, y compris celles dites obligatoires. Cette situation n’augure rien de positif pour assurer une magistrature saine et prospère. Si les difficultés actuelles perdurent, il pourrait également devenir plus difficile d’attirer des candidatures de qualité aux postes de juge.

C’est d’ailleurs déjà le cas en Colombie-Britannique.

[50] En ce qui concerne les répercussions (la situation « intenable ») sur l’accès à la justice et la santé des institutions démocratiques, le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature font observer que les nominations doivent être effectuées en temps opportun parce que la situation actuelle est intenable, et ils craignent qu’elle ne résulte en une crise pour notre système de justice, qui fait déjà face à de multiples défis. La Cour accepte leurs conclusions selon lesquelles l’accès à la justice et la santé de nos institutions démocratiques sont en péril, que le système de justice risque de plus en plus d’être perçu comme inutile pour les affaires civiles, et que de telles situations démontrent une faillite de notre système de justice et sont susceptibles d’alimenter le cynisme auprès du public et d’ébranler la confiance de ce dernier dans nos institutions démocratiques. Ils concluent que la situation actuelle est intenable, et j’accepte cette conclusion :

La situation actuelle est intenable et je crains qu’elle ne résulte en une crise pour notre système de justice, qui fait déjà face à de multiples défis. L’accès à la justice et la santé de nos institutions démocratiques sont en péril.

Par ailleurs, l’urgence de traiter les affaires pénales a aussi pour effet d’écarter les affaires civiles du rôle des tribunaux. Pour celles-ci, le système de justice risque de plus en plus d’être perçu comme inutile. De telles situations démontrent une faillite de notre système de justice et sont susceptibles d’alimenter le cynisme auprès du public, et d’ébranler la confiance de ce dernier dans nos institutions démocratiques.

Dans ce contexte, les retards quant aux nominations envoient un signal qu’elles ne sont tout simplement pas une priorité pour le gouvernement.

[51] Le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature sont également d’avis que la crise actuelle en ce qui concerne les sièges vacants a un impact « non négligeable » sur les juges eux‑mêmes, sur leur santé (congés de maladie) et sur leur formation. La situation n’augure rien de positif pour assurer une magistrature saine et prospère. Si les difficultés actuelles perdurent, il pourrait également devenir plus difficile d’attirer des candidatures de qualité aux postes de juge. Ce sont là des conclusions auxquelles notre Cour souscrit respectueusement :

L’impact des postes laissés vacants sur les juges eux-mêmes est aussi non négligeable. Faisant face à une surcharge de travail chronique et à un stress accru, il est de plus en plus fréquent de voir des juges placés en congés médicaux, ce qui a un effet domino sur leurs collègues qui doivent alors porter un fardeau additionnel. Par ailleurs, il devient difficile pour les juges de certains tribunaux de trouver le temps nécessaire pour suivre des formations, y compris celles dites obligatoires. Cette situation n’augure rien de positif pour assurer une magistrature saine et prospère. Si les difficultés actuelles perdurent, il pourrait également devenir plus difficile d’attirer des candidatures de qualité aux postes de juge. C’est d’ailleurs déjà le cas en Colombie-Britannique.

[52] Aucun des défendeurs n’a donné d’explication ou de raison pour justifier cette situation de crise, que ce soit au juge en chef, au Conseil canadien de la magistrature ou à notre Cour. Le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature affirment qu’« [a]ucune explication claire ne justifie ces délais », et je ne peux qu’être du même avis.

[53] Soulignons que les défendeurs ne se sont opposés à aucune des observations formulées dans la lettre. La Cour n’a aucune hésitation à accepter l’analyse de la situation que font le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature, notamment que la lenteur des nominations est d’autant plus difficile à comprendre que la plupart des vacances judiciaires sont prévisibles, notamment celles engendrées par les départs à la retraite, pour lesquelles les juges donnent généralement un préavis de plusieurs mois :

La lenteur des nominations est d’autant plus difficile à comprendre que la plupart des vacances judiciaires sont prévisibles, notamment celles générées par les départs à la retraite, pour lesquelles les juges donnent généralement un préavis de plusieurs mois. Dans ce contexte, les retards quant aux nominations envoient un signal qu’elles ne sont tout simplement pas une priorité pour le gouvernement.

VII. Les demandes adressées aux défendeurs

[54] Non seulement le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature ont envoyé leur lettre au premier ministre le 3 mai 2023, que je considère respectueusement comme une demande pour les besoins de l’espèce, mais l’avocat du demandeur a aussi envoyé une lettre au ministère de la Justice du Canada le 16 juin 2023 ayant pour objet les [traduction] « nominations aux charges judiciaires vacantes », dans laquelle il a affirmé vouloir faire écho à la demande du juge en chef du Canada et lui a demandé respectueusement de pourvoir les sièges vacants en temps opportun.

[55] Le 17 juin 2023, l’avocat du demandeur a envoyé la même lettre au premier ministre, dans laquelle il affirmait vouloir faire écho à la demande du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature et lui a demandé respectueusement de pourvoir les postes vacants en temps opportun.

[56] Le demandeur n’a jamais reçu de réponse à ses lettres. Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons déjà vu, le nombre de sièges vacants n’a pas diminué ainsi que le demandaient le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature; en fait, selon le CMF, il y avait 75 sièges vacants au sein des cours supérieures en date du 1er février 2024, comparativement à 79 sièges vacants lorsque la présente demande a été introduite en juin 2023, ce qui est essentiellement identique.

[57] À cet égard, les rapports publiés sur le site Web public du CMF peuvent être admis pour leur véracité, étant donné qu’il s’agit d’une source fédérale de données très solide, totalement impartiale et crédible sur les vacances et les nominations à la magistrature au Canada. Voir la décision Barakat v Andraos, 2023 ONSC 582, où le juge Trimble examine diverses décisions sur la connaissance d’office et les sites Web du gouvernement (dont la plupart proviennent de notre Cour), au paragraphe 24. La Cour souscrit à ses conclusions et les applique au CMF :

[traduction]
Le tribunal peut prendre connaissance d’office de faits qui proviennent de sites Web du gouvernement et d’ONG, pourvu que le gouvernement ou l’organisation en question jouisse d’une forte crédibilité (voir : Araya v Nevsun Resources Ltd, 2017 BCCA 401 au para 24, Mahjoub c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1503 aux para 72‑75, Buri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1358, [2001] ACF no 1867 (CF, 1re inst) au para 22 et Kazi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 178, [2002] ACF no 223 (CF, 1re inst) aux para 28, 30).

VIII. Les questions en litige

[58] Le demandeur soulève les questions suivantes :

  1. La Cour devrait‑elle rendre une ordonnance de mandamus?

  2. La Cour devrait‑elle rendre un jugement déclaratoire?

[59] Les défendeurs soulèvent une question préliminaire, puis quatre questions en litige :

  1. La preuve par affidavit du demandeur est‑elle admissible et pertinente?

  2. La Cour fédérale a‑t‑elle compétence sur l’objet de la demande?

  3. Le demandeur a‑t‑il qualité pour agir dans l’intérêt privé ou devrait‑il se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public pour débattre les questions soulevées dans la demande?

  4. Les conditions pour que soit rendue une ordonnance de mandamus ont‑elles été respectées?

  5. La Cour devrait‑elle accorder la demande subsidiaire du demandeur visant à obtenir un jugement déclaratoire?

IX. Les dispositions législatives applicables

[60] Les dispositions suivantes de la Loi constitutionnelle de 1867 s’appliquent :

Pouvoirs exclusifs des législatures provinciales

Exclusive Powers of Provincial Legislatures

Sujets soumis au contrôle exclusif de la législation provinciale

Subjects of exclusive Provincial Legislation

92 Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir :

92 In each Province the Legislature may exclusively make Laws in relation to Matters coming within the Classes of Subjects next hereinafter enumerated; that is to say,

[…]

[…]

14. L’administration de la justice dans la province, y compris la création, le maintien et l’organisation de tribunaux de justice pour la province, ayant juridiction civile et criminelle, y compris la procédure en matières civiles dans ces tribunaux;

14. The Administration of Justice in the Province, including the Constitution, Maintenance, and Organization of Provincial Courts, both of Civil and of Criminal Jurisdiction, and including Procedure in Civil Matters in those Courts.

[…]

[…]

VII. Judicature

VII. Judicature

Nomination des juges

Appointment of Judges

96 Le gouverneur-général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.

96 The Governor General shall appoint the Judges of the Superior, District, and County Courts in each Province, except those of the Courts of Probate in Nova Scotia and New Brunswick.

[…]

[…]

Salaires, etc. des juges

Salaries, etc., of Judges

100 Les salaires, allocations et pensions des juges des cours supérieures, de district et de comté (sauf les cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick) et des cours de l’Amirauté, lorsque les juges de ces dernières sont alors salariés, seront fixés et payés par le parlement du Canada.

100 The Salaries, Allowances, and Pensions of the Judges of the Superior, District, and County Courts (except the Courts of Probate in Nova Scotia and New Brunswick), and of the Admiralty Courts in Cases where the Judges thereof are for the Time being paid by Salary, shall be fixed and provided by the Parliament of Canada.

Cour générale d’appel, etc.

General Court of Appeal, etc.

101 Le parlement du Canada pourra, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, lorsque l’occasion le requerra, adopter des mesures à l’effet de créer, maintenir et organiser une cour générale d’appel pour le Canada, et établir des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada.

101 The Parliament of Canada may, notwithstanding anything in this Act, from Time to Time provide for the Constitution, Maintenance, and Organization of a General Court of Appeal for Canada, and for the Establishment of any additional Courts for the better Administration of the Laws of Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[61] Les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales et de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I 21, s’appliquent :

Loi sur les Cours fédérales

Federal Courts Act

Nomination des juges

Appointment of judges

5.2 La nomination des juges de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale se fait par lettres patentes du gouverneur en conseil revêtues du grand sceau.

5.2 The judges of the Federal Court of Appeal and the Federal Court are to be appointed by the Governor in Council by letters patent under the Great Seal.

[…]

[…]

Recours extraordinaires : offices fédéraux

Extraordinary remedies, federal tribunals

18 (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

18 (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

[…]

[…]

Demande de contrôle judiciaire

Application for judicial review

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

Pouvoirs de la Cour fédérale

Powers of Federal Court

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut:

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

[…]

[…]

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

 

Loi d’interprétation

Interpretation Act

Définitions

Definitions

Définitions d’application générale

General definitions

35 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à tous les textes.

35 (1) In every enactment,

[…]

[…]

gouverneur en conseil ou gouverneur général en conseil Le gouverneur général du Canada agissant sur l’avis ou sur l’avis et avec le consentement du Conseil privé de la Reine pour le Canada ou conjointement avec celui-ci. (Governor General in Council or Governor in Council)

Governor General in Council or Governor in Council means the Governor General of Canada acting by and with the advice of, or by and with the advice and consent of, or in conjunction with the Queen’s Privy Council for Canada; (gouverneur en conseil ou gouverneur général en conseil)

X. Observations et analyse

A. Compétence de la Cour fédérale

(1) Le critère établi dans l’arrêt ITO

[62] Le point de départ de notre analyse est l’arrêt ITO-International Terminal Operations Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 RCS 752 [ITO], à la page 767. Dans cet arrêt, la Cour suprême établit un critère à trois volets permettant de décider si la Cour fédérale a compétence. Soulignons que le tribunal ayant précédé les Cours fédérales a été constitué par la loi fédérale qui a également constitué la Cour suprême du Canada. Il faut interpréter de telles lois en gardant à l’esprit l’aspect constitutionnel :

1. Il doit y avoir une attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[63] Le demandeur soutient que la Cour fédérale a compétence pour instruire sa demande et accorder les mesures de réparation demandées. Il invoque à cette fin la jurisprudence de notre Cour, de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada, qui privilégient toutes une interprétation large, juste et libérale des lois conférant compétence à notre Cour.

[64] Les défendeurs ne sont pas de cet avis. Ils affirment que la Cour fédérale n’a pas compétence pour instruire et trancher la demande en l’espèce.

[65] La Cour est d’avis que l’arrêt de principe à ce sujet est l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626 [Liberty Net] du juge Bastarache. Dans cet arrêt, la Cour suprême a souscrit à une interprétation juste et libérale des lois conférant compétence à la Cour fédérale. S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge Bastarache a affirmé ce qui suit aux pages 657 et 658 :

Ce sont ces facteurs historiques et constitutionnels qui ont entraîné l’élaboration de la notion de compétence inhérente des cours supérieures des provinces, qui a, dans une certaine mesure, été comparée et opposée à la compétence d’origine législative plus limitée de la Cour fédérale du Canada. Toutefois, je suis d’avis que rien dans cet exposé de la notion essentiellement réparatrice de compétence inhérente ne peut être invoqué pour justifier une interprétation étroite, plutôt qu’une interprétation juste et libérale, des lois fédérales qui confèrent compétence à la Cour fédérale. La proposition légitime – selon laquelle la situation institutionnelle et constitutionnelle des cours supérieures provinciales justifie de leur reconnaître une compétence résiduelle sur toute matière fédérale en cas de « lacune » dans l’attribution législative des compétences – est entièrement différente de l’argument selon lequel il faut conclure à l’existence d’une « lacune » dans une loi fédérale à moins que le texte de cette loi ne comble explicitement la lacune en question. La théorie de la compétence inhérente ne fait ressortir aucun motif valable, d’ordre constitutionnel ou autre, justifiant de protéger jalousement la compétence des cours supérieures des provinces contre la Cour fédérale du Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[66] Notamment, la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Liberty Net rejette manifestement une interprétation étroite des lois qui confèrent compétence à la Cour fédérale au profit d’une interprétation juste et libérale. Il s’agit d’un élément crucial ayant fondé la conclusion de la Cour.

[67] Il est intéressant de souligner que, dans l’arrêt Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 [Windsor], invoqué par les défendeurs, la Cour suprême ne mentionne pas sa propre décision antérieure dans l’arrêt Liberty Net.

[68] Tout bien considéré, la Cour suit l’arrêt Liberty Net et la jurisprudence convaincante postérieure à l’arrêt Windsor et adopte une démarche juste et libérale à l’égard de la compétence de la Cour fédérale, et non une démarche étroite comme les défendeurs le proposent.

[69] Tout d’abord, notre Cour adopte une démarche juste et libérale parce qu’elle est du même avis que la juge Mactavish (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans la décision Deegan c Canada (Procureur général), 2019 CF 960 [Deegan] :

[224] La Cour suprême a décidé, par l’arrêt Windsor Bridge que, contrairement à la compétence inhérente conférée aux cours supérieures provinciales, les Cours fédérales possèdent uniquement la compétence qui leur est conférée par la loi et ne sont pas dotées d’une compétence inhérente : au paragraphe 33 Cette situation amène évidemment la question suivante : si la compétence des Cours fédérales est limitée par le fait que ces juridictions ont été créées par la loi, en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, comment se fait-il que la compétence de la Cour suprême du Canada — une autre juridiction créée par la loi, en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 — ne soit pas soumise aux mêmes limites?

[225] En effet, comme le fait observer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lee, « la Cour suprême et les Cours fédérales (grâce à leur prédécesseure, la Cour de l’Échiquier) sont toutes deux des cours de justice d’origine législative créée en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, et simultanément établies par une seule loi conjointe, l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, ch. 11 » : ci-dessus, au paragraphe 13. La Cour d’appel fédérale poursuit en observant dans l’arrêt Lee que « la Cour suprême et les Cours fédérales doivent être considérées comme des jumelles identiques » pour ce qui est de leur capacité de gérer leurs processus et leurs procédures, c’est-à-dire de leurs pleins pouvoirs : Lee, ci-dessus, au paragraphe 13.

[...]

[227] Il demeure que la Cour fédérale n’est ni une cour de compétence inférieure ni un tribunal administratif : Lee, ci-dessus, au paragraphe 12; Bilodeau-Massé, ci-dessus, au paragraphe 72. Elle est plutôt une cour supérieure d’archives ayant compétence en matière civile et pénale : Loi sur les Cours fédérales, article 4. Comme cour supérieure, la Cour fédérale est pleinement habilitée à être saisie des questions de droit relevant de sa compétence en première instance, ce qui comprend la compétence constitutionnelle à l’égard des affaires dont elle peut être saisie.

[Non souligné dans l’original.]

[70] La juge Mactavish suit la décision Bilodeau-Massé c Canada (Procureur général), 2017 CF 604 [Bilodeau-Massé], dans laquelle le juge Martineau conclut au paragraphe 72 qu’il « n’y a pas lieu d’interpréter restrictivement l’attribution de compétence prévue dans la Loi sur les Cours fédérales ». À cet égard, le juge Martineau, tout comme notre Cour, adopte le raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt Liberty Net :

[78] En conséquence, comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Canadian Liberty Net, « [d]ans un système fédéral, la théorie de la compétence inhérente ne justifie pas d’interpréter restrictivement les lois fédérales conférant compétence à la Cour fédérale » (au paragraphe 35). Ainsi, s’agissant de la compétence administrative générale de la Cour fédérale sur les tribunaux administratifs fédéraux, « [c]ela signifie que, lorsqu’il s’agit d’une question relevant clairement de son rôle de surveillance d’un organisme administratif, ce qui inclut la prise de mesures provisoires visant à régir des différends dont l’issue finale est laissée au décideur administratif concerné, la Cour fédérale peut être considérée comme ayant plénitude de compétence » (Canadian Liberty Net, au paragraphe 36) [...]. Si l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales confère compétence à la Cour fédérale d’accorder une injonction dans le cadre de l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch H-6, à plus forte raison, est-il permis de soutenir que dans le cadre d’une action contre la Couronne ou d’une demande de contrôle judiciaire, la compétence inhérente ou résiduelle des cours supérieures provinciales en matière constitutionnelle ou d’habeas corpus n’affecte d’aucune manière la « plénitude de compétence » qu’exerce la Cour fédérale en vertu des articles 17 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales.

[Non souligné dans l’original.]

[71] Les motifs de la juge Roussel (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans la décision PH c Canada (Procureur général), 2020 CF 393 [PH] aux paragraphes 42 et 43, vont dans le même sens. Elle écarte l’arrêt Windsor en ces termes :

[42] Malgré tout le respect qu’elle a pour l’opinion des juges de la Cour suprême du Canada, la Cour ne se considère pas liée par ces remarques incidentes. Les faits de l’espèce diffèrent de ceux présentés dans l’arrêt Windsor. Cette affaire portait sur l’application du droit municipal à un ouvrage fédéral. L’appelante ne sollicitait pas une réparation sous le régime d’une loi fédérale, mais plutôt sous le régime de la Loi constitutionnelle de 1867. En l’espèce, les articles 18 et 18.1 de la Loi donnent compétence à notre Cour pour rendre un jugement déclaratoire à l’encontre de la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Il n’est pas nécessaire d’interpréter restrictivement la compétence de notre Cour puisque c’est une cour de justice d’origine législative et non un tribunal possédant une compétence inhérente. Notre Cour, même si elle n’est pas une « cour supérieure » au sens de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, est néanmoins assimilable à une cour supérieure lorsqu’elle exerce son pouvoir général de surveillance sur des offices fédéraux comme la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Les articles 18 et 18.1 de la Loi ne retirent pas aux cours supérieures provinciales leur compétence pour prononcer, à l’encontre d’un office fédéral, un jugement déclaratoire quant à la constitutionnalité d’une règle de droit. Cependant, la Loi crée bel et bien une compétence concomitante dans les cas où une loi fédérale (articles 18 et 18.1 de la Loi) confère compétence à la Cour fédérale et où le critère de l’arrêt ITO est par ailleurs satisfait, comme c’est le cas en l’espèce.

[43] La Cour n’a pas l’intention de commenter davantage les remarques incidentes formulées par la majorité dans l’arrêt Windsor. Elle accepte et fait sienne le raisonnement de ses collègues qui ont récemment conclu que notre Cour a bel et bien compétence pour prononcer des jugements déclaratoires d’invalidité aux fins d’application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Deegan c. Canada (Procureur général), 2019 CF 960, [2020] 1 R.C.F. 411, aux paragraphes 212‑240; Fédération des francophones de la Colombie‑Britannique c. Canada (Emploi et Développement social), 2018 CF 530, [2019] 1 R.C.F. 243, aux paragraphes 55‑65; Bilodeau‑Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 R.C.F. 386, aux paragraphes 38‑88). La Cour s’appuie également sur les déclarations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lee c. Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228, concernant les pleins pouvoirs des Cours fédérales. Puisqu’il semble inutile de reproduire leurs analyses dans les présents motifs, la Cour renvoie les parties et le lecteur aux extraits cités des décisions susmentionnées.

[Non souligné dans l’original.]

[72] À l’instar de la juge Roussel, je m’appuie également sur les conclusions de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lee c Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228 concernant la plénitude de pouvoirs des Cours fédérales en tant qu’organe constitutionnel du pouvoir judiciaire, énoncées aux paragraphes 8 à 12 :

[8] L’idée est que les pleins pouvoirs des Cours fédérales émanent de leur statut constitutionnel de tribunal, et non d’une disposition législative précise de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, ou des Règles des Cours fédérales. Les Cours fédérales ne sont tout simplement pas des organes du gouvernement comme les autres; elles font partie de la branche judiciaire suivant le partage des pouvoirs opéré par la Constitution. Les Cours fédérales étant des tribunaux, et pour remplir leurs fonctions dans le cadre de la branche judiciaire, elles doivent avoir certains pouvoirs pour gérer leurs processus et procédures.

[9] Dans certains arrêts rendus après Liberty Net, la Cour suprême a fait allusion à ces pouvoirs – dans un cas en obiter dans un seul paragraphe, et dans un autre cas dans une remarque enfouie a posteriori dans une note : voir, respectivement, R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, au paragraphe 19, et Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617. Peut-être parce que la question des pouvoirs est très brièvement abordée, les deux arrêts ne citent pas l’arrêt Liberty Net. Pourtant, tous deux évoquent vaguement que les pleins pouvoirs des Cours fédérales sont « nécessairement accessoires » aux pouvoirs déjà conférés par la loi, plutôt qu’aux pouvoirs découlant du statut de la Cour fédérale à titre de tribunal faisant partie de la branche judiciaire.

[10] En fait, s’agissant des pouvoirs conférés aux Cours fédérales, l’arrêt Cunningham semble mettre les Cours fédérales sur le même pied que les tribunaux administratifs et autres organes décisionnels administratifs de l’ensemble du gouvernement. Or, l’arrêt Cunningham n’est pas la seule décision à aborder la question.

[11] Là encore, il y a l’arrêt Liberty Net. Et, dans un bref commentaire dans un autre arrêt, la Cour suprême semble avoir reconnu que les Cours fédérales sont des cours supérieures établies en vertu du pouvoir de créer des cours fédérales conféré dans la Loi constitutionnelle de 1867, et non comme de simples organes décisionnels administratifs : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 136 (non cité dans les arrêts Cunningham et Windsor); voir aussi le libellé clair de l’article 4 de la Loi sur les Cours fédérales.

[12] À mon avis, les décisions de la Cour suprême dans les arrêts Charkaoui et Liberty Net sont inattaquables. Les Cours fédérales ne peuvent être assimilées à des tribunaux administratifs. Comme l’indique la Cour suprême dans l’arrêt Liberty Net, les Cours fédérales — comme la Cour suprême, les cours provinciales (supérieures et autres), la Cour de l’impôt et les cours martiales — sont des cours à part entière faisant partie de la branche judiciaire et, de ce fait, possèdent tous les pleins pouvoirs conférés aux tribunaux pour gérer leurs processus et leurs procédures.

[Non souligné dans l’original.]

[73] Notre Cour souscrit également à la conclusion du juge Martineau dans la décision Bilodeau‑Massé selon laquelle les préoccupations en matière d’accès à la justice, le fait unique que la Cour fédérale soit un tribunal entièrement bilingue et bijuridique et le fait que la Cour fédérale soit accessible à l’échelle nationale militent fortement en faveur d’une interprétation juste et libérale des dispositions attributives de compétence à la Cour fédérale.

[74] De plus, la présente affaire appelle à la résolution d’une question essentiellement fédérale faisant intervenir des pouvoirs purement fédéraux, plutôt qu’une multiplicité d’instances instruites en parallèle dans des juridictions différentes et susceptibles de retards, décisions éventuellement incohérentes, chevauchements inutiles, dépenses et gaspillage des ressources judiciaires. Dans la décision Bilodeau-Massé, le juge Martineau affirme :

[69] Bref, la justice n’est pas en concurrence avec elle-même : l’accès à la justice doit primer dans tous les cas, ce qui favorise une interprétation large de la compétence dont est investie la présente Cour en vertu de la Loi sur les Cours fédérales. En ce sens, la Cour fédérale fait partie de la solution, et on aurait tort de vouloir l’associer au problème de la multiplication des juridictions. En instituant une cour de première instance nationale, le Parlement pouvait très bien laisser aux cours mentionnées à l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi qu’aux autres cours provinciales créées en vertu du paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, le soin d’exercer leur juridiction traditionnelle en matière civile et criminelle ― tout en rectifiant le tir si cela s’avérait nécessaire au fil du temps, dans le cas de l’application des « lois du Canada ». Mais ce qui caractérise la Cour fédérale, ce n’est pas seulement son caractère de cour nationale (première instance et appel). Sa composition assure également une pérennité nationale (article 5.3 de la Loi sur les Cours fédérales) et le maintien du bijuridisme canadien (common law et droit civil). Or, à l’instar de l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême, l’article 5.4 de la Loi sur les Cours fédérales assure une représentation effective du Québec, avec un nombre minimum et important de juges (au moins cinq juges de la Cour d’appel fédérale et dix juges de la Cour fédérale) qui doivent avoir été juges de la Cour d’appel ou de la Cour supérieure du Québec ou membres du barreau de la province de Québec. C’est une démonstration législative éloquente du souhait du Parlement de créer un tribunal pan canadien qui soit particulièrement bien adapté à la réalité canadienne et à sa dualité juridique.

[Non souligné dans l’original.]

[75] En outre, aucun ensemble de règles de droit provinciales n’est en litige. La présente affaire concerne le pouvoir fédéral de nommer des juges fédéraux et un désaccord évident entre les doyens des juges, dont le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature, d’une part, et le pouvoir exécutif, dont le premier ministre et le ministre de la Justice, d’autre part.

[76] Il n’est pas question de compétence concurrente. Il n’y a aucune « apparence » de droit provincial dans la présente affaire, qui concerne exclusivement l’application du droit fédéral dans un domaine de compétence fédérale incontestée. Voir l’arrêt Girouard c Canada (Procureur général), 2020 CAF 129, au paragraphe 108 :

[108] En prévoyant que le gouverneur général nomme les juges des cours supérieures, qu’il lui appartient de les révoquer (sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes), et que le Parlement fixe et verse leur traitement, la L.C. de 1867 écarte clairement la compétence provinciale sur tout ce qui se rapporte à ces questions.

[77] Voir également la décision Deegan de la juge Mactavish :

[232] De plus, il existe un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence. Les dispositions contestées font partie de la Loi de l’impôt sur le revenu du gouvernement fédéral et de la Loi de mise en œuvre de l’AIG, une loi fédérale mettant en œuvre un accord conclu avec un état étranger encadrant le partage de renseignements aux termes d’une convention fiscale. Il faut également souligner que l’affaire ne fait jouer aucun ensemble de règles de droit provinciales ni aucune concurrence de compétence. Elle consiste donc en l’application de règles de droit fédérales dans un domaine de compétence fédérale.

[Non souligné dans l’original.]

(2) Le premier volet du critère établi dans l’arrêt ITO

[78] À la lumière de ce qui précède, rappelons que, suivant le premier volet du critère établi dans l’arrêt ITO, « [il] doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral ». À mon avis, les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales constituent les dispositions légales attributives de compétence par le truchement desquelles le législateur habilite notre Cour à prononcer des jugements déclaratoires à l’encontre d’un office fédéral : la Cour dans la décision PH tranche expressément la question aux paragraphes 38 et 42 de ses motifs. Par conséquent, j’estime qu’il est satisfait au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO.

[79] À cet égard, si les défendeurs reconnaissent que l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales habilite la Cour fédérale à prononcer des jugements déclaratoires à l’encontre de « l’office fédéral », ils affirment que cette disposition ne s’applique ni au premier ministre ni au ministre de la Justice.

[80] Je ne suis malheureusement pas du même avis. Tout d’abord, cette prétention ne tient pas à l’égard des nominations prévues à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, vu la conclusion inverse à laquelle la Cour suprême arrive dans l’arrêt Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 :

[64] Il me semble, à ce stade-ci, que les mots de la Loi attribuant une « compétence exclusive, en première instance » peuvent être considérés comme une expression claire et explicite de l’intention du législateur. De même, compte tenu des renseignements à ma disposition, je ne vois aucune raison de douter que le gouverneur en conseil, au moment d’exercer « une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale », est un « office fédéral » au sens de l’art. 2 de la Loi.

[81] En outre, je ne pense pas qu’il y ait lieu d’accepter l’interprétation étroite que proposent les défendeurs du pouvoir de prononcer un jugement déclaratoire à l’égard des nominations prévues à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Mon interprétation du pouvoir conféré à la Cour par les alinéas 18(1)a) et 18.1(3)a) de la Loi sur les Cours fédérales s’aligne sur celle donnée par la Cour suprême du Canada de l’article 44 dans l’arrêt Liberty Net et sur celle offerte par notre Cour dans l’affaire Bilodeau-Massé, à savoir que « la Cour fédérale peut être considérée comme ayant plénitude de compétence ». Les affaires Deegan et PH le confirment. Je ne suis pas convaincu qu’il faille infirmer les conclusions concurrentes de mes collègues ou rompre avec l’arrêt Liberty Net de la Cour suprême du Canada.

(3) Les deuxième et troisième volets du critère établi dans l’arrêt ITO

[82] Suivant le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt ITO, « [i]l doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence ».

[83] Aux termes du troisième volet du critère établi dans l’arrêt ITO, « [l]a loi invoquée dans l’affaire doit être “une loi du Canada” au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 ».

[84] Le demandeur soutient que les règles de common law fédérales sont assimilées aux règles de droit fédérales. Comme je l’explique ci-après, je suis d’accord. Tout particulièrement, le demandeur affirme que les règles de common law fédérales comprennent les règles régissant les nominations à la magistrature fédérale. Parmi celles-ci on compte la reconnaissance judiciaire des conventions constitutionnelles suivant lesquelles les nominations judiciaires sont subordonnées à l’avis et aux conseils du Cabinet ainsi que du premier ministre ou du ministre de la Justice. Je suis aussi d’accord.

[85] Selon le demandeur, il est loisible aux tribunaux d’assimiler les conventions constitutionnelles à des règles de droit. Toutefois, il est de droit constant que les tribunaux ne peuvent en forcer l’application.

[86] Selon les défendeurs, les conventions constitutionnelles, si elles constituent des règles régissant les rapports entre des acteurs constitutionnels (une conclusion que la Cour accepte), ne sont néanmoins pas des règles de droit au sens où il est entendu au deuxième volet du critère établi dans l’arrêt ITO. À mon sens, leur thèse est fondée sur la règle selon laquelle les tribunaux ne peuvent ordonner l’application des conventions constitutionnelles. Ils en concluent qu’elles ne sont pas visées au deuxième volet du critère établi dans l’arrêt ITO.

[87] La Cour a pris connaissance d’observations supplémentaires présentées après la tenue de l’audience concernant cette question et d’autres questions connexes, dont celle de savoir si les règles de common law fédérales et les conventions constitutionnelles permettent d’établir la juridiction de la Cour, pour l’application de l’arrêt ITO, à l’égard de la question des vacances de sièges au sein des cours supérieures provinciales et des Cours fédérales.

[88] Selon les défendeurs, les règles de common law invoquées par le demandeur intéressent l’interprétation des principes juridiques régissant le contrôle des actes émanant d’acteurs constitutionnels et des conventions constitutionnelles en matière de justiciabilité. Ils font valoir à cet égard l’arrêt Canada (Vérificateur général) c Canada (ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 RCS 49, où le juge en chef Dickson affirme, aux pages 90 et 91, que l’examen de la justiciabilité consiste en « un examen normatif de l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ».

[89] En réponse, le demandeur affirme que sa thèse est fondée non pas sur les règles de common law relatives à la justiciabilité, mais sur les règles de common law régissant la dévolution de pouvoirs du gouverneur général au premier ministre et au ministre de la Justice opérée par des conventions constitutionnelles. Il soutient que cet ensemble de règles de droit est issu de décisions ayant tranché des questions sur les droits, obligations et pouvoirs juridiques substantiels, examinées plus loin, dont Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick c Le Très Honorable premier ministre du Canada, 2022 NBBR 85 [Société de l’Acadie], Conacher c Canada (Premier ministre), 2010 CAF 131 [Conacher], et Démocratie en surveillance [juge Southcott].

[90] Dans leurs observations présentées après la tenue de l’audience, les défendeurs soutiennent que, si la justiciabilité ressortit aux règles de common law, elle ne revêt toutefois pas un caractère fédéral. Selon eux, le concept de justiciabilité découle du partage constitutionnel des compétences et n’est intrinsèquement ni fédéral ni provincial. Je ne suis pas d’accord.

[91] Pour sa part, le demandeur affirme que c’est faux, sur le fondement de l’arrêt Quebec North Shore Paper c CP Ltd, [1977] 2 RCS 1054, 1976 CanLII 10 [Quebec North Shore Paper]. Pour citer cet arrêt, à la p. 1063, lorsque les règles de common law s’appliquent à un pouvoir provincial et fédéral, « il s’agit de droit fédéral pour la Couronne du chef du Canada, au même titre qu’il s’agit de droit provincial pour la Couronne du chef d’une province ». Selon le demandeur, lorsque les règles de common law sur la dévolution de pouvoirs et d’obligations opérée par l’effet d’une convention constitutionnelle concernent des acteurs provinciaux, il s’agit de droit provincial. Lorsqu’elles concernent des acteurs fédéraux, il s’agit de droit fédéral.

[92] Je suis d’accord avec le demandeur à cet égard.

[93] Enfin, les défendeurs affirment que, si la Cour conclut que les conventions constitutionnelles constituent des règles de common law fédérales, elles ne constituent pas un ensemble de règles de droit fédérales essentiel au règlement de la présente demande, comme l’exige le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt ITO. Selon eux, la question de la justiciabilité n’est pas plus essentielle à la solution de la présente demande qu’à celle de tout autre litige, partant, il n’est pas satisfait au deuxième volet du critère établi dans l’arrêt ITO, vu le seuil élevé imposé à la partie qui fait valoir la compétence de la Cour.

[94] Le demandeur, dans sa réponse, soutient que les défendeurs avancent une interprétation erronée et se méprennent sur la nature des règles de common law invoquées en l’espèce. Qui plus est, selon lui, la thèse des défendeurs – qui consiste à comparer les règles de common law fédérales à d’autres applications pour déterminer si elles sont plus ou moins essentielles à la solution du litige – ne figure pas dans la jurisprudence sur l’application du critère établi dans l’arrêt ITO.

[95] Enfin, selon le demandeur, le fait que l’obligation juridique qu’il invoque pour faire ordonner la nomination de juges aux cours supérieures des provinces n’est pas prévue par une règle de droit fédérale ne signifie pas que le droit fédéral n’est pas essentiel pour autant à la solution du litige. Je suis d’accord avec le demandeur sur ce point également. À son avis, point n’est besoin que le moyen recherché ou le pouvoir de l’accorder soient expressément créés par une règle de droit fédérale pour que la Cour fédérale soit compétente à son égard. Il suffit qu’un ensemble de règles de droit fédérales ait une incidence en la matière à chaque tournant. Au soutien de cette thèse, le demandeur invoque à bon droit l’arrêt Rhine c La Reine, [1980] 2 RCS 442, où le juge en chef Laskin affirme ce qui suit à la page 447 :

La Loi a constamment des répercussions sur l’engagement, de sorte que l’on peut dire à bon droit qu’il existe une législation fédérale valide qui régit l’opération, objet du litige devant la Cour fédérale. Est-il nécessaire d’ajouter qu’on ne peut invariablement attribuer les « contrats » ou les autres créations juridiques, comme les délits et quasi-délits, au contrôle législatif provincial exclusif, ni les considérer, de même que la common law, comme des matières ressortissant exclusivement au droit provincial.

[96] Ayant examiné la question, la Cour n’est pas convaincue que les conventions constitutionnelles fédérales, étant donné qu’on ne peut en forcer l’application, ne sauraient être assimilées à des règles de droit fédérales pour l’application de l’arrêt ITO.

[97] Tout d’abord, la jurisprudence est muette à cet égard.

[98] En outre, j’estime, à la lumière de l’interprétation juste et libérale relative à la compétence de la Cour fédérale énoncée dans les affaires Liberty Net, Lee, Deegan, Bilodeau-Massé et PH, que les conventions constitutionnelles qui jouent dans le pouvoir de nomination de la magistrature fédérale par le gouverneur général et le gouverneur en conseil prévu par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, constituent des règles de droit fédérales essentielles au règlement de la présente affaire. Il y a donc attribution de compétence par une loi pour l’application du critère établi dans l’arrêt ITO.

[99] Ainsi, la Cour conclut que les « règles de droit fédérales », pour l’application du deuxième volet du critère établi dans l’arrêt ITO (et « une loi du Canada » pour l’application du troisième volet, vu l’avis de la juge Wilson selon qui il y a « nettement un chevauchement entre les deuxième et troisième éléments » (Roberts c Canada, [1989] 1 RCS 322 [Roberts])), comptent les lois et règlements fédéraux ainsi que les règles de common law fédérales. Le juge en chef Laskin souscrit à cette conclusion dans l’arrêt Quebec North Shore Paper. Dans cette affaire, la Cour suprême affirme à l’unanimité que les règles de common law relatives à la Couronne en tant que partie à un litige ressortit au droit fédéral :

Toutefois, on insiste sur ce qu’a dit le Conseil privé sur l’application de l’art. 30d) de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, qui donne compétence à la Cour de l’Échiquier en matière d’actions d’ordre civil dans lesquelles la Couronne est demanderesse ou requérante. Je ne considère pas que sa déclaration selon laquelle [traduction] « les actions . . . envisagées à l’al. d) se limitent à des actions portant sur des matières ressortissant au pouvoir législatif du Dominion » fasse plus qu’exprimer une restriction quant à l’étendue des domaines à l’égard desquels la Couronne du chef du Canada peut intenter une action comme demanderesse devant la Cour de l’Échiquier. La Couronne devrait de toute façon fonder son action sur une loi qui serait fédérale aux termes de cette restriction. Il est bon de rappeler que le droit relatif à la Couronne a été introduit au Canada comme partie du droit constitutionnel ou du droit public de la Grande-Bretagne; on ne peut donc prétendre que ce droit est du droit provincial. Dans la mesure où la Couronne, en tant que partie à une action, est régie par la common law, il s’agit de droit fédéral pour la Couronne du chef du Canada, au même titre qu’il s’agit de droit provincial pour la Couronne du chef d’une province, qui, dans chaque cas, peut être modifié par le Parlement ou la législature compétente. Il n’est pas question en l’espèce de droit de la Couronne.

[Non souligné dans l’original]

[100] En outre, le juge en chef Laskin renchérit en ces termes aux pages 1065 et 1066 :

Il convient également de souligner que l’art. 101 ne traite pas de la création des tribunaux pour connaître des sujets relevant de la compétence législative fédérale, mais « pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada ». Le terme « exécution » est aussi significatif que le mot pluriel « lois ». À mon avis, ils supposent tous deux l’existence d’une législation fédérale applicable, que ce soit une loi, un règlement ou la common law, comme dans le cas de la Couronne, sur lesquels la Cour fédérale peut fonder sa compétence. L’article 23 exige que la demande de redressement soit faite en vertu de pareille loi.

[Non souligné dans l’original]

[101] Dans l’arrêt McNamara Construction c La Reine, [1977] 2 RCS 654, 1977 CanLII 13, aux pages 658 et 659, le juge en chef Laskin, écrivant au nom de la Cour suprême, conclut en ces termes :

Dans l’arrêt Quebec North Shore Paper Company c. Le Canadien Pacifique Limitée2, (arrêt rendu après les jugements de la Cour d’appel fédérale en l’espèce), cette Cour a statué que les dispositions de l’art. 101 posent comme condition préalable à l’exercice par la Cour fédérale de sa compétence, l’existence d’une législation fédérale applicable sur laquelle on puisse fonder les procédures. Il ne suffit pas que le Parlement du Canada puisse légiférer sur un domaine dont relève la question soumise à la Cour fédérale. Comme l’a indiqué cette Cour dans l’arrêt Quebec North Shore Paper Company, la compétence judiciaire en vertu de l’art. 101 ne recouvre pas le même domaine que la compétence législative fédérale. II s’ensuit qu’il ne suffit pas que la compétence exclusive du Parlement s’exerce dans les domaines de « la dette et la propriété publiques » en vertu de l’art. 91(1A) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et à l’égard de « l’établissement, du maintien, et de l’administration des pénitenciers » en vertu de l’art. 91(28) et que l’objet du contrat de construction en l’espèce puisse relever de l’un ou l’autre de ces domaines législatifs, ou des deux, pour fonder la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la présente action en dommages-intérêts.

[102] Le juge en chef Laskin enchaîne ensuite à la page 659 avec l’observation suivante : « [d]ans l’arrêt Quebec North Shore Paper Company, cette Cour a souligné au sujet de cette disposition que pour traduire des personnes devant la Cour de l’Échiquier, la Couronne du chef du Canada doit au préalable établir que son action relève de la législation fédérale applicable, que ce soit une loi, un règlement ou la common law ».

[103] Dans l’arrêt Roberts, la juge Wilson, écrivant au nom des juges unanimes, examine la question en long et en large et tire la conclusion selon laquelle les règles de common law fédérales ressortissent au droit fédéral :

Bien qu’il y ait nettement un chevauchement entre les deuxième et troisième éléments du critère applicable pour établir la compétence de la Cour fédérale, le deuxième, tel que je le comprends, exige qu’il existe un ensemble de règles de droit fédérales applicables à l’objet de la contestation, en l’espèce le droit relatif aux Indiens et à leurs intérêts dans les terres des réserves, et le troisième, que la loi spécifique qui servira à trancher le litige soit « une loi du Canada » au sens de l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. On n'aura aucune difficulté à respecter le troisième élément du critère si le litige doit être tranché en fonction d’un texte de loi fédéral existant. Comme on le verra, des problèmes peuvent cependant surgir si la loi du Canada invoquée est non pas un texte de loi fédéral mais ce qu’on appelle de la « common law fédérale », ou si la loi fédérale n'est pas la seule applicable à la question en litige.

[Non souligné dans l’original, p 330 et 331]

[104] La Cour suprême, sous la plume de la juge Wilson, tire également la conclusion suivante :

Si le professeur Evans dit dans le paragraphe précité que seule une mesure législative [souligné dans l’original] fédérale peut répondre à la description d’une « loi du Canada » au sens de l'art. 101, je crois qu'il doit avoir tort puisque le juge en chef Laskin inclut clairement la « common law » dans le droit fédéral applicable dans la mesure où il affirme que la cause d’action doit relever de « la législation fédérale applicable, que ce soit une loi, un règlement ou la common law ». Le professeur Evans peut avoir raison de dire que les arrêts Quebec North Shore et McNamara Construction nient l’existence d’un ensemble de règles de common law fédérales recouvrant le même domaine que la compétence législative du Parlement fédéral non exercée sur des matières qui lui ont été attribuées. Cependant, je crois que le juge en chef Laskin a reconnu expressément l’existence d'une « common law fédérale » dans certains domaines et que la question à laquelle nous devons donc répondre est donc de savoir si la loi applicable au titre aborigène est de la common law fédérale.

[Non souligné dans l’original; p 339-340]

[105] À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les conventions constitutionnelles intéressant la nomination de juges aux cours supérieures et aux Cours fédérales définies antérieurement par la Cour, pour l’application des deuxième et troisième volets du critère établi à l’arrêt ITO, constituent cet « ensemble de règles de droit fédérales applicables à l’objet de la contestation » envisagé par la juge Wilson dans l’arrêt Roberts.

[106] À cet égard, la Cour de dernier ressort, dans le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 RCS 753 [Renvoi], confirme, à la page 882, la thèse selon laquelle il est loisible aux tribunaux de circonscrire les conventions constitutionnelles applicables et d’en reconnaître l’existence, comme notre Cour le fait en l’espèce.

[107] En outre, la Cour suprême dans le Renvoi vient certes confirmer le principe selon lequel les tribunaux ne sont pas habilités à faire appliquer les conventions constitutionnelles. Or, ce principe ne me semble pas pertinent en l’espèce. En effet, la Cour prononce un jugement déclaratoire, non pas une ordonnance de mandamus. Il est loisible à la Cour de reconnaître l’existence de conventions constitutionnelles.

[108] Par conséquent, la décision de la Cour, qui accepte de prononcer un jugement déclaratoire en l’espèce, est dans le droit fil du Renvoi. Le passage suivant vient confirmer le principe selon lequel les tribunaux peuvent reconnaître l’existence de conventions constitutionnelles, mais ne sont pas compétents pour les faire appliquer :

Une convention fondamentale dont on a parlé ci-dessus offre un autre exemple du conflit entre droit et convention: si après une élection générale où l’opposition a obtenu la majorité des sièges, le gouvernement refusait de donner sa démission et s’accrochait au pouvoir, il commettrait par là une violation fondamentale des conventions, si sérieuse d’ailleurs qu’on pourrait la considérer équivalente à un coup d’Etat. Le remède dans ce cas relèverait du gouverneur général ou du lieutenant-gouverneur selon le cas, qui serait justifié de congédier le ministère et de demander à l’opposition de former le gouvernement. Mais si la Couronne n’agissait pas promptement, les tribunaux ne pourraient rien y faire si ce n’est au risque de créer un état de discontinuité juridique, c’est-à-dire une forme de révolution.

B. Quelles règles de common law fédérales ou conventions constitutionnelles s’appliquent en l’espèce

[109] Je souscris à la thèse présentée par le demandeur selon laquelle certaines conventions constitutionnelles ont pour effet la dévolution d’un pouvoir d’un détenteur légitime à une autre instance. Ma conclusion est fondée sur le passage de l’ouvrage du professeur Hogg cité par le juge en chef DeWare dans l’arrêt Société acadienne :

Les intimés renvoient la Cour à la doctrine en matière de droit constitutionnel qui explique la nature et l’importance des conventions constitutionnelles ainsi que leur manque de justiciabilité. En discutant les conventions au chapitre 1.10 de son ouvrage intitulé Constitutional Law of Canada, 5e édition, le professeur Hogg fait l’observation suivante :

[traduction]

Une caractéristique extraordinaire du système de gouvernement responsable est que ses règles ne sont pas des règles juridiques au sens où elles sont susceptibles d’exécution devant les tribunaux. Elles ne sont que des conventions. L’exercice par la Couronne de sa prérogative est donc régi par des conventions et non par des lois. Les conventions sont le sujet de la prochaine partie du présent chapitre.

1.10 – Conventions

a) – Définition des conventions

Les conventions sont des règles tirées de la constitution dont les tribunaux judiciaires n’assurent pas l’application. Comme les tribunaux judiciaires n’en assurent pas l’application, on les considère au mieux comme des règles non juridiques, mais étant donné qu’elles régissent en fait les mécanismes de la constitution, elles sont importantes pour le constitutionnaliste. Les conventions prescrivent effectivement la façon dont les pouvoirs seront exercés. Certaines conventions ont pour effet de transférer le pouvoir réel d’un détenteur légitime à une autre instance.

Examinons les exemples suivants. 1) La Loi constitutionnelle de 1867 et de nombreuses lois canadiennes confèrent des pouvoirs étendus au gouverneur général ou au gouverneur général en conseil, mais une convention prévoit que le gouverneur général n’exercera ces pouvoirs qu’en conformité avec les conseils du cabinet ou, dans certains cas, du premier ministre. 2) La Loi constitutionnelle de 1867 fait de la Reine, ou du gouverneur général, une partie essentielle à toutes les lois fédérales (art. 17) et lui confère expressément le pouvoir de refuser d’accorder la sanction royale à un projet de loi qui a été édicté par les deux Chambres du Parlement (art. 55), mais une convention prévoit que la sanction royale ne doit jamais être refusée.

Si un représentant officiel enfreint une convention, il est alors habituel, en particulier au Royaume-Uni, de qualifier l’acte ou l’omission d’« inconstitutionnel ». Mais il faut distinguer soigneusement l’emploi du terme inconstitutionnel du cas où une règle juridique de la constitution a été enfreinte. Lorsque l’inconstitutionnalité découle d’une violation du droit, le prétendu acte est normalement nul et il existe un recours devant les tribunaux. Mais lorsque l’« inconstitutionnalité » découle simplement d’une violation de convention, la loi n’a pas été violée et il n’existe aucun recours en droit.

[Non souligné dans l’original]

[110] Suivant les principes qui précèdent, un pouvoir peut effectivement être transféré d’un titulaire légal à un autre office par l’opération de conventions constitutionnelles. Le fait qu’on ne puisse pas en forcer l’application n’est pas pertinent en l’espèce.

(1) Convention constitutionnelle relative au rôle de conseiller conféré au premier ministre et au ministre de la Justice en matière de nomination judiciaire

[111] Signalons que, dans l’arrêt Conacher, la Cour d’appel fédérale indique qu’il est loisible aux tribunaux d’examiner non seulement les pouvoirs du gouverneur général, mais également le rôle de conseiller conféré au premier ministre. C’est ce que le demandeur souhaite, à savoir que la Cour conclue à une dévolution de pouvoirs et obligations légales en matière de conseils du gouverneur général ou du gouverneur en conseil au premier ministre et au ministre de la Justice. À cet égard, le juge Stratas indique ce qui suit :

[5] Diverses conventions sont liées au statut, au rôle et aux pouvoirs, y compris les pouvoirs discrétionnaires, de la gouverneure générale. Certaines de ces conventions, qui sont sujettes à discussions en ce qui a trait à leur portée, concernant la décision du premier ministre de conseiller la gouverneure générale de dissoudre le Parlement et la façon dont la gouverneure générale doit y répondre : Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5éd., vol. 1, feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 2007), aux pages 9-29 à 9-33. À notre avis, compte tenu du lien entre la gouverneure générale et le premier ministre à cet égard, le maintien des pouvoirs, y compris les pouvoirs discrétionnaires, de la gouverneure générale en vertu du paragraphe 56.1(1) peut également s’étendre au rôle de conseiller du premier ministre. Quoi qu’il en soit, nous estimons que si le législateur avait voulu empêcher le premier ministre de conseiller à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement et de fixer la date des élections, il aurait utilisé des termes explicites et précis dans le libellé de l’article 56.1, ce qu’il n’a pas fait. Ce disant, nous ne ferons aucun commentaire sur la question de savoir si un tel libellé, une fois adopté, aurait été constitutionnel.

[Non souligné dans l’original]

[112] D’ailleurs, notre Cour a reconnu l’existence d’une convention constitutionnelle relative au rôle de conseiller du premier ministre et du ministre de la Justice quant au pouvoir de nomination des juges prévu à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, comme la Cour d’appel fédérale l’avait envisagé dans l’arrêt Conacher. Détail important, c’est dans l’affaire Démocratie en surveillance, tranchée par le juge Southcott, que la Cour reconnaît que les pouvoirs du gouverneur général prévus à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et ceux prévus à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, avaient été dévolus par voie de convention constitutionnelle au gouverneur en conseil (le Cabinet fédéral) ainsi qu’au premier ministre et ministre de la Justice.

[113] La Cour souscrit très respectueusement aux conclusions de mon collègue le juge Southcott dans l’affaire Démocratie en surveillance :

[9] Par convention constitutionnelle, lorsqu’il nomme des juges aux cours supérieures provinciales, le gouverneur général agit sur l’avis du comité du Conseil privé du Canada. De même, le gouverneur en conseil, qui nomme les juges à la Cour d’appel fédérale, à la Cour fédérale et à la Cour canadienne de l’impôt, est défini dans la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, comme le gouverneur général agissant sur l’avis ou avec le consentement du Conseil privé. Le Conseil privé est composé de tous les ministres fédéraux, qui siègent au sein d’un organisme connu sous le nom de Cabinet (voir Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307 [B’Nai Brith] au para 77). Ainsi, toutes les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet. Le Cabinet, quant à lui, agit sur l’avis du ministre de la Justice [ministre]. (S’agissant de la nomination des juges en chef et des juges en chef adjoints, l’avis au Cabinet est émis par le premier ministre. Par souci de simplicité, je désigne, dans les présents motifs, l’avis au Cabinet comme étant donné par le ministre.)

[Non souligné dans l’original]

[114] Selon les défendeurs, cette application ne satisfait pas au critère établi dans l’arrêt ITO, car le premier ministre et le ministre de la Justice (les seuls défendeurs nommés dans l’instance), s’ils sont habilités à donner avis (et consentement), ne sont pas les acteurs juridiques précisés aux dispositions pertinentes (le gouverneur général à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 ou le gouverneur en conseil à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales). Les défendeurs font remarquer à bon droit que ces acteurs sont les seuls à être investis des pouvoirs juridiques nécessaires à la nomination de juges.

[115] Certes, je conviens que le pouvoir juridique de nomination est confié au gouverneur général par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et au gouverneur en conseil par l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales. Or, en pratique, les conventions constitutionnelles confèrent la responsabilité de ces décisions au Cabinet, au premier ministre et au ministre de la Justice. Ces deux derniers sont nommés à titre de défendeurs en l’espèce, et leur pouvoir de conseil est confirmé par le juge Southcott dans la décision Démocratie en surveillance.

[116] Comme nous l’expliquons ci-après, la demande en mandamus doit échouer, car le demandeur n’a pas nommé les bons acteurs juridiques à titre de défendeurs à l’instance.

[117] Toutefois, l’affaire ne s’arrête pas là. La demande de jugement déclaratoire demeure et soulève la question de savoir si la conclusion du juge Southcott sur les pouvoirs de conseil pertinents peut être intégrée à un jugement déclaratoire.

[118] Le juge Southcott au paragraphe 9 de la décision Démocratie en surveillance décrit la convention en ces termes :

Ainsi, toutes les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet. Le Cabinet, quant à lui, agit sur l’avis du ministre de la Justice [ministre]. (S’agissant de la nomination des juges en chef et des juges en chef adjoints, l’avis au Cabinet est émis par le premier ministre. [. . .])

[119] Rien n’empêche le prononcé d’un jugement déclaratoire reprenant la teneur de la conclusion tirée par le juge Southcott. Signalons à cet égard les arguments connexes soulevés par le défendeur dans l’affaire Conacher c Canada (Premier ministre), 2009 FC 920 (demande de contrôle judiciaire devant le juge Shore) suivant lesquels la décision en question appartenait au gouverneur général, qui n’était pas lié par l’avis du premier ministre et du Cabinet. Par conséquent, les défendeurs soutiennent en l’espèce que la Cour ne peut accorder le moyen sollicité sous le régime de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Je ne suis pas d’accord.

[120] En effet, le juge Shore a rejeté cet argument, et sa décision a été confirmée par la Cour d’appel fédérale (Conacher c Canada (Premier ministre), 2010 CAF 131). Selon elle, la Cour fédérale est compétente à l’égard de l’exercice direct de prérogatives royales, vu la source fédérale de cet exercice. Pour citer le juge Shore :

[68] La décision Black v. Canada (Prime Minister), précitée, montre que la Cour fédérale a compétence à l’égard des exercices directs de la prérogative de l’État parce qu’ils émanent d’une source fédérale. Bien que certaines prérogatives puissent faire l’objet d’un contrôle judiciaire, la Cour doit tout de même déterminer si une prérogative donnée est justiciable. Le caractère distinctif de la justiciabilité est le fait que l’exercice de la prérogative a un effet sur les droits ou les aspirations légitimes d’une personne. Dans la présente affaire, aucun droit juridique ni aucune aspiration légitime n’ont été touchés, en dehors du fait qu’une demande a été faite en application de la Charte. Par conséquent, le conseil du premier ministre ne peut faire l’objet d’un contrôle. Cela dit, l’alinéa 18.1(4)f) de la Loi sur les Cours fédérales donne à la Cour le pouvoir d’exercer un contrôle si, dans les faits, un décideur a agi « de façon contraire à la loi », ce que les demandeurs laissent entendre à l’égard de l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada.

[Non souligné dans l’original]

[121] La Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Stratas, fait les remarques suivantes dans sa confirmation de la décision du juge Shore :

[5] Diverses conventions sont liées au statut, au rôle et aux pouvoirs, y compris les pouvoirs discrétionnaires, de la gouverneure générale. Certaines de ces conventions, qui sont sujettes à discussions en ce qui a trait à leur portée, concernant la décision du premier ministre de conseiller la gouverneure générale de dissoudre le Parlement et la façon dont la gouverneure générale doit y répondre : Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5éd., vol. 1, feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 2007), aux pages 9-29 à 9-33. À notre avis, compte tenu du lien entre la gouverneure générale et le premier ministre à cet égard, le maintien des pouvoirs, y compris les pouvoirs discrétionnaires, de la gouverneure générale en vertu du paragraphe 56.1(1) peut également s’étendre au rôle de conseiller du premier ministre. Quoi qu’il en soit, nous estimons que si le législateur avait voulu empêcher le premier ministre de conseiller à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement et de fixer la date des élections, il aurait utilisé des termes explicites et précis dans le libellé de l’article 56.1, ce qu’il n’a pas fait. Ce disant, nous ne ferons aucun commentaire sur la question de savoir si un tel libellé, une fois adopté, aurait été constitutionnel.

[122] Par conséquent, j’estime que les conventions constitutionnelles définies par le juge Southcott appartiennent aux règles de common law en matière constitutionnelle fédérale au Canada en ce sens qu’elles constituent des règles jurisprudentielles dont il est loisible aux tribunaux de reconnaître l’existence dans les cas qui s’y prêtent au moyen de leurs pouvoirs déclaratoires, même s’ils ne peuvent en forcer l’exécution.

[123] Les parties n’ont présenté à la Cour aucune jurisprudence portant que la distinction, soulevée par les défendeurs, entre, d’une part, la reconnaissance de l’existence de conventions constitutionnelles et, d’autre part, le pouvoir d’en forcer l’exécution, ait empêché le prononcé d’un jugement déclaratoire définissant une convention constitutionnelle.

(2) Convention constitutionnelle relative à la nomination dans un délai raisonnable

[124] Le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature ont demandé qu’il soit remédié à la situation de crise qui éprouve la magistrature canadienne par la nomination de juges aux sièges vacants. J’accepte les faits et les opinions énoncés par le juge en chef et le Conseil canadien de la magistrature à titre de preuve d’expert dans l’instance. Ils présentent une preuve incontestable de la situation qui appelle la Cour à prendre des mesures pour que soient comblés le très grand nombre de sièges vacants.

[125] La lettre, très éloquente, est reproduite plus haut. La Cour en cite de nombreux passages. Point n’est besoin d’en citer davantage. Manifestement, la situation résulte du temps que mettent le gouverneur général et le gouverneur en conseil à nommer des juges pour combler les sièges vacants en nombres « accablants » et critiques. Il semble à la Cour que l’enjeu est le suivant : les charges judiciaires ne sont pas attribuées dans un délai raisonnable. Soit dit respectueusement, la Cour est convaincue que la situation critique résulte de ces longueurs (« l’inertie du gouvernement » injustifiée, aux termes de la lettre) – dans l’avis et le consentement du premier ministre et du ministre de la Justice au gouverneur général ou au gouverneur en conseil auxquels les nominations sont subordonnées. Les défendeurs n’ont déposé aucun élément de preuve à l’effet contraire.

[126] Il me semble que, comme le législateur a déterminé le nombre de juges que requièrent les cours supérieures, dont les Cours fédérales, par voie de lois autorisant ce nombre de charges judiciaires, il doit procéder aux nominations dans un délai raisonnable suivant la vacance de poste. Autrement, le nombre actuel, critique et insoutenable, de sièges vacants demeurerait inacceptablement élevé. Il en découlerait, outre les conséquences négatives énoncées dans la lettre, celle de permettre dans les faits à l’exécutif de faire fi de la volonté expresse du législateur.

[127] En réponse, les défendeurs affirment que, ni l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, ni l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales ne les obligent à conseiller le gouverneur général ou le gouverneur en conseil à procéder aux nominations. Selon eux, le temps qu’ils mettent à régler l’arriéré critique de nominations judiciaires ne concerne pas les tribunaux, mais les concerne exclusivement. Je ne suis pas d’accord.

[128] La thèse des défendeurs est insoutenable en l’espèce. La Cour est convaincue, à la lumière de la lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature invoquée par le demandeur, ainsi que de la preuve dont la Cour est saisie, que l’arriéré de nominations judiciaires est insoutenable sur le plan juridique et doit être résorbé.

[129] Selon la Cour, la convention constitutionnelle reconnue suivant laquelle il incombe exclusivement aux défendeurs de donner des conseils en matière de nominations judiciaires emporte forcément la convention constitutionnelle connexe suivant laquelle il faut pourvoir les sièges judiciaires vacants dès que possible, sauf dans des circonstances exceptionnelles.

[130] À cet égard, rien ne permet d’affirmer que l’arrêt Démocratie en surveillance, qui a reconnu l’existence de la convention, constitue le mot de la fin. La Cour n’est certainement pas convaincue que cette jurisprudence, qui a défini les contours de la convention, était censée justifier la situation de « crise » « intenable », « accablant[e] et « critique » qui règne à l’heure actuelle dans la magistrature fédérale en raison des nombreuses vacances de poste.

[131] À mon avis, la Cour devrait reconnaître à ce point-ci que les conventions constitutionnelles pertinentes prévoient non seulement la responsabilité de prendre les mesures nécessaires pour combler les postes vacants le plus rapidement possible, mais aussi, compte tenu de la situation accablante et critique, celle de réduire substantiellement l’arriéré à un taux de vacances équivalant grosso modo à celui du printemps 2016, c’est-à-dire une quarantaine de charges judiciaires fédérales vacantes en tout et partout au sein des cours provinciales et des Cours fédérales.

[132] En plus de confirmer l’existence de la convention constitutionnelle reconnue par le juge Southcott dans la décision Démocratie en surveillance, la Cour reconnaît, par voie de déclaration, l’existence d’une convention constitutionnelle portant qu’il soit procédé aux nominations à des sièges judiciaires vacants dans un délai raisonnable et que l’arriéré décrit par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature soit substantiellement réduit au taux de vacance qui existait au printemps 2016.

[133] Par conséquent, la Cour prononce les déclarations suivantes :

1. Toutes les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet. Le Cabinet, quant à lui, agit sur l’avis du ministre de la Justice. S’agissant de la nomination des juges en chef et des juges en chef adjoints, l’avis au Cabinet est émis par le premier ministre.

2. Il doit être procédé aux nominations judiciaires visées par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales dans un délai raisonnable suivant la vacance de siège.

3. Les nominations judiciaires visant à combler les sièges actuellement vacants sont nécessaires pour les motifs énoncés dans la lettre du 3 mai 2023 du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature au premier ministre du Canada.

4. La Cour prononce les déclarations 2 et 3 énoncées plus haut dans l’attente que le nombre de sièges vacants soit substantiellement réduit dans un délai raisonnable à une quarantaine, à savoir un taux de vacances équivalant à celui qui existait au printemps 2016. Ainsi, la Cour s’attend à ce que la situation accablante et critique des vacances de sièges décrite par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature et reconnue par la Cour soit réglée.

C. Admissibilité de la preuve par affidavit du demandeur

[134] Examinons brièvement les objections subsidiaires soulevées par les défendeurs sur les plans procédural et technique en marge de leur thèse relative à la compétence.

(1) Les tableaux produits par le demandeur sont admissibles

[135] Je règle la question plus haut, mais je le répète et j’ajoute ce qui suit pour confirmer la conclusion de la Cour.

[136] Les défendeurs s’opposent à l’admissibilité des tableaux qui figurent dans l’affidavit du demandeur, dont il est question plus haut. Ils affirment principalement que ces tableaux présentent des opinions, qui ne constituent pas des éléments de preuve admissibles. Le demandeur n’est pas d’accord. À mon avis, les tableaux devraient être admis en preuve en l’espèce et le seront, pour les motifs qui suivent.

[137] Selon moi, ces tableaux montrent les données statistiques brutes colligées par le demandeur à partir de nombreux documents publics et de renseignements tirés de sites web fédéraux et provinciaux indiqués et produits en preuve. Les tableaux constituent de l’avis de la Cour des ressources utiles pour l’analyse des faits de l’affaire. Il n’est pas nécessaire de faire le tour du dossier de preuve volumineux, mais incontesté, qui a servi de fondement aux tableaux dans le seul but de répondre à une telle insistance injustifiée.

[138] En outre, les défendeurs ne s’opposent pas aux documents ayant servi à la production des tableaux, ne contestent pas l’application de simples calculs arithmétiques à l’égard de nombreuses dates et ne relèvent aucune erreur. Répétons-le, aucun défendeur ne conteste la substance des faits qu’illustrent les tableaux. Les défendeurs n’ont pas déposé de preuve contraire, et ce même s’ils en avaient amplement le temps et l’occasion. J’admets donc les tableaux et estime qu’ils font foi de la véracité des faits qui y sont énoncés.

[139] La Cour estime également que les renseignements qui sont énoncés dans les tableaux sont pertinents pour l’application des critères relatifs au mandamus (refusé) et au jugement déclaratoire (accordé) établi dans les arrêts Apotex Inc. c Canada (Procureur général) (C.A.), [1994] 1 CF 742, conf. par [1994] 3 RCS 1100 [Apotex] et S.A. c Metro Vancouver Housing Corp., 2019 CSC 4 [Metro Vancouver Housing Corp]. Les objections des défendeurs à cet égard sont donc jugées non fondées.

[140] Je reconnais qu’il incombe au demandeur de plaider sa cause. À mon avis, il a réussi. Il est à noter que son dossier de preuve à cet égard est confirmé et corroboré à l’échelle nationale par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature.

[141] Pour réitérer, j’admets qu’il y avait 46 sièges vacants au printemps 2016 et 79 le 1er juillet 2023, que le délai moyen de nomination à des charges judiciaires fédérales est de 504 jours et le délai médian est de 383 jours, que 32 nominations en cour supérieure ont été faites en moins de 90 jours depuis 2020 et que la nomination de juges en chef et de juges en chef adjoints depuis 2016 a pris en moyenne 57 jours. J’admets également que les nominations dans certains cas ont été précédées d’un préavis supplémentaire de la vacance de siège.

(2) La preuve tirée des lois d’exécution budgétaire est admise

[142] J’accepte également que le législateur a adopté une série de lois d’exécution budgétaire qui ont chacune fait augmenter le nombre de sièges à combler sous le régime de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales. Il m’est loisible d’admettre d’office des lois fédérales. Voir la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985) c C 5, article 17 :

17 Sont admises d’office les lois du Parlement impérial, les ordonnances rendues par le gouverneur en conseil ou par le lieutenant-gouverneur en conseil de toute province ou colonie qui fait, ou dont une partie fait, ou pourra faire, partie du Canada, et les lois de la législature d’une telle province ou colonie, qu’elles aient été édictées avant ou après la sanction de la Loi constitutionnelle de 1867.

[143] Les lois d’exécution budgétaire soulevées par le demandeur dans son affidavit sont les suivantes :

  1. Loi no 1 d’exécution du budget de 2018, LC 2018, c 12 (Loi de 2018);

  2. Loi no 1 d’exécution du budget de 2019, LC 2019, c 29 (Loi de 2019);

  3. Loi no 1 d’exécution du budget de 2021, LC 2021, c 23 (Loi de 2021);

  4. Loi no 1 d’exécution du budget de 2022, LC 2022, c 10 (Loi de 2022).

[144] Les défendeurs ne contestent aucun des renseignements tirés de ces lois que le demandeur invoque. Par conséquent, j’admets la preuve produite par le demandeur à cet égard.

(3) La thèse selon laquelle les provinces n’ont pas créé les sièges judiciaires à combler est rejetée

[145] Selon la thèse des défendeurs, les sièges vacants qu’il est loisible au gouverneur général de combler par des nominations faites en vertu de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 ne peuvent l’être que si l’assemblée législative provinciale a créé les sièges judiciaires en question. Personne ne nie cette affirmation. Je conviens de même qu’il n’est pas loisible au gouverneur en conseil de procéder à des nominations aux Cours fédérales en vertu de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales à moins que le législateur ait créé des charges de juges à combler.

[146] Toutefois, outre ces thèses incontestées, les défendeurs n’ont déposé aucun élément de preuve visant à réfuter les arguments du demandeur ou la teneur de la lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature. Certes, l’argument des défendeurs est en théorie valide, mais je ne peux y ajouter foi en l’espèce pour cette raison. Sans la moindre preuve à l’appui, la thèse des défendeurs, selon laquelle la faute incombe aux provinces (ou au législateur, dans le cas des Cours fédérales), doit être rejetée.

[147] Les défendeurs soutiennent également qu’il faut radier l’affidavit en grande partie, et ce pour trois raisons principales : 1) il fait état de ouï-dire; 2) il fait état d’opinions, d’arguments ou d’avis juridiques; et 3) il n’intéresse pas les questions dont la Cour est saisie.

(4) L’affidavit contient du ouï-dire inadmissible, dont la lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature au premier ministre

[148] Les défendeurs soutiennent, quant au ouï-dire inadmissible, que l’affidavit comprend des articles provenant des médias, des rapports et des lettres que le demandeur n’a pas rédigés lui-même, mais qu’il produit pour faire foi de la véracité de leur contenu en vue d’établir les faits dans la présente instance.

[149] Notamment, les défendeurs affirment que la pièce KKK doit être radiée, car elle a été produite pour établir la véracité de son contenu. Il s’agit de la chaîne de courriels entre l’avocat du demandeur et un journaliste de Radio-Canada/CBC. Dans ces échanges, l’avocat demande au journaliste de lui fournir une copie de la lettre du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature au premier ministre dont il est question en l’espèce, et le journaliste acquiesce à cette demande.

[150] Si je comprends bien, les défendeurs affirment que la lettre n’est pas admissible, car elle comporte des renseignements provenant d’un tiers, et non du demandeur, et constitue donc du ouï-dire.

[151] Je ne suis pas de cet avis. La lettre du juge en chef au premier ministre a fait couler beaucoup d’encre, et les médias de langues anglaise et française en ont cité plusieurs extraits. À mon avis, la lettre est produite, non pas en vue d’établir la véracité de son contenu, mais pour démontrer que le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature ont exigé que les sièges vacants soient comblés, et c’est ainsi que la requête est libellée. J’arrive à la même conclusion à l’égard de la pièce HHH émanant de la Federation of Ontario Law Associations.

[152] En outre, la lettre même ne semble pas avoir été rendue publique. Toutefois, le dossier comporte des accusés d’envoi et de réception; le juge en chef et le premier ministre ont confirmé son envoi et sa réception : voir le dossier du demandeur, volume 1, pièces LLL et MMM.

[153] Suivant la preuve incontestée, l’avocat du demandeur a communiqué avec un journaliste de Radio-Canada/CBC qui avait écrit et publié un rapport intéressant cette lettre pour lui en demander une copie. Le journaliste lui a transmis une copie de la lettre par courriel.

[154] À mon avis, la copie au dossier répond au critère de la nécessité. La copie de la lettre a été fournie par une source fiable qui, en raison de sa profession, est susceptible d’avoir reçu une telle communication. Rien ne permet de douter de l’honnêteté du journaliste. La lettre a été publiée à grande échelle. Les défendeurs ne prétendent pas que la pièce a été fabriquée ou n’est pas digne de foi; elle n’a pas été reniée, et tant l’expéditeur que le destinataire l’ont mentionnée après coup : voir le dossier du demandeur, volume 1, pièces LLL et MMM.

[155] Selon toute probabilité, la lettre reproduite dans le courriel du journaliste a été transmise et reçue telle quelle.

[156] La Cour a examiné la lettre à l’audience en présence de l’avocat des défendeurs à plusieurs reprises. Personne n’a prétendu que le juge en chef du Canada n’était pas compétent pour rédiger la lettre en son nom et au nom du Conseil canadien de la magistrature.

[157] Personne ne nie les compétences ou l’expertise du juge en chef du Canada ou des membres du Conseil canadien de la magistrature, individuellement ou collectivement, à former les opinions exprimées. En outre, personne n’a soutenu que la lettre versée au dossier n’avait pas été envoyée, sa teneur n’est pas en litige et on n’a exprimé aucun doute quant à la véracité de son contenu.

[158] Dans l’ensemble de ces circonstances, la Cour estime que la lettre est admissible, car elle est nécessaire et digne de foi, et échappe ainsi à la règle du ouï-dire : Telus Communications Inc c Syndicat des travailleurs en télécommunications, 2005 CAF 262, para 25 à 26; Cabral c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 4, para 30.

[159] À défaut d’élément de preuve à cet égard de la part des défendeurs, la Cour accepte les faits et les opinions exprimés dans sa lettre par le juge en chef du Canada et président du regroupement des juges de nomination fédérale des plus hautes instances, à savoir le Conseil canadien de la magistrature, et estime qu’ils sont dignes de foi et fondés sur la preuve.

(5) Les observations quant aux opinions et aux arguments sont rejetées

[160] En outre, les défendeurs soutiennent que l’affidavit du demandeur présente son opinion ainsi que les opinions d’autrui qui ne concernent pas les questions en litige. Tout particulièrement, les défendeurs sollicitent les mesures suivantes :

a) la radiation des paragraphes 17, 18, 19, 20, 24 et 26, car ils font état d’opinions ou ne sont pas pertinents.

b) la radiation des paragraphes 27, 29, 30, 31, 33, 34, 36 et 37 (ainsi que les pièces HHH, III, JJJ, KKK, LLL et MMM ci-jointes), car ils font état de ouï-dire inadmissible.

c) la radiation des paragraphes 38 à 49, car ils font état de ouï-dire inadmissible, d’arguments et d’opinions.

[161] Comme l’affirme le juge Noël de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Duyvenbode c Canada (Procureur général), 2009 CAF 120, au paragraphe 2, l’affidavit « sert à présenter des faits liés au litige, sans notes et sans explications ».

[162] Or, il ne faut pas en conclure qu’un affidavit qui trahit une croyance quant aux faits présentés est inadmissible et doit être radié dans son intégralité. C’est tout particulièrement le cas lorsque, comme en l’espèce, les principaux faits sont tirés de nombreuses sources originales dont la véracité n’est pas contestée par les défendeurs, sans oublier que ces faits sont corroborés par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature. C’est une question de degré. Je ne suis pas convaincu qu’il faille radier l’affidavit dans son intégralité.

[163] Or, les paragraphes 17, 20, 24, 26, 29 et 39 à 49 de l’affidavit résument l’avis du demandeur, en ses propres mots, sur la teneur des pièces présentées. C’est inutile, et les paragraphes seront radiés.

D. Refus d’accorder le mandamus

[164] Passons à la mesure sollicitée. Le demandeur voudrait que la Cour rende une ordonnance de mandamus enjoignant au premier ministre et au ministre de la Justice de combler tous les sièges vacants au sein des cours supérieures à l’échelle du Canada selon le plus long des deux délais suivants :

a) Dans les trois mois de la date de l’ordonnance;

b) Au plus tard neuf mois après avoir été mis au courant de la vacance de siège prévue.

[165] Le demandeur soutient que le critère relatif au mandamus est énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex. Personne ne le conteste, et la Cour est d’accord. Rappelons qu’il doit être satisfait à chacun des volets du critère; l’échec à une condition est fatal à la demande. Le critère est ainsi libellé :

1. Il doit exister une obligation légale d’agir;

2. L’obligation doit exister envers le requérant;

3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a. le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b. il y a eu :

i. une demande d’exécution de l’obligation;

ii. un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ;

iii. il y a eu un refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable;

4. Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, certaines règles s’appliquent;

5. Le requérant n’a aucun autre recours;

6. L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

7. Le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;

8. Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

(1) L’obligation légale incombe à des tiers

[166] Le demandeur soutient que les défendeurs ont l’obligation en droit de nommer des juges en vertu de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales.

[167] Suivant la théorie relative à la dévolution de pouvoir examinée plus haut, il n’est pas contesté que les défendeurs sont les seuls habilités par la convention constitutionnelle à donner avis et consentement au gouverneur général ou au gouverneur en conseil quant aux personnes à nommer à des charges judiciaires sous responsabilité fédérale et quant à la date de nomination. Je le reconnais.

[168] Comme il s’agit d’une convention, je ne suis pas convaincu qu’il y ait une obligation légale dont l’exécution incombe aux défendeurs nommés dans l’instance. L’obligation légale de procéder aux nominations appartient, dans le cas de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, au gouverneur général, et, dans le cas de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, au gouverneur en conseil comme le souligne le juge Southcott dans la décision Démocratie en surveillance.

[169] Cependant, la jurisprudence est unanime : les tribunaux n’ont pas le pouvoir de forcer le gouverneur général ou le gouverneur en conseil à respecter une convention constitutionnelle. Autrement dit, il semblerait que la Cour ne dispose d’aucun pouvoir pour faire appliquer une convention constitutionnelle, et ce même si le gouverneur général refusait inconstitutionnellement l’avis du Cabinet. Cette question est examinée en profondeur plus haut.

[170] Cela dit, on peut reconnaître – à mon instar – que certains pouvoirs du gouverneur général et du gouverneur en conseil prévus à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales ont été dévolus par l’effet d’une convention constitutionnelle au Cabinet, au ministre de la Justice et au premier ministre. Or, il demeure que ces dispositions exigent la sanction du gouverneur général et du gouverneur en conseil à l’avis donné.

[171] La Cour n’est pas habilitée à modifier le libellé de l’article 96 ou de l’article 5.2 en vue de supprimer les renvois au gouverneur général ou au gouverneur en conseil.

[172] Le demandeur ayant décidé de ne pas nommer le gouverneur général ou le gouverneur en conseil à titre de parties dans l’instance, la Cour refuse de prononcer le mandamus.

[173] Chacun des volets du critère relatif au mandamus est essentiel. Par conséquent, il faut qu’il soit satisfait à l’ensemble pour justifier le mandamus. La requête ayant échoué au premier volet, point n’est besoin pour la Cour d’examiner les autres.

[174] Par conséquent, la requête en mandamus est rejetée.

E. Qualité du demandeur pour agir dans l’intérêt public

[175] Les défendeurs affirment également que le demandeur n’a pas la qualité pour introduire la présente instance. Le demandeur soutient qu’il répond aux critères relatifs à la qualité pour agir dans l’intérêt privé et dans l’intérêt public.

[176] N’en déplaise aux défendeurs, la Cour est d’avis que le demandeur a la qualité d’agir dans l’intérêt public. Point n’est besoin de trancher la question de l’intérêt privé que commande le mandamus, car la Cour refuse de l’accorder, comme il est expliqué plus haut.

[177] Le demandeur a indiqué dans son affidavit que son travail à titre d’avocat représentant des clients vulnérables est affecté par les vacances de sièges, ce qui n’est pas contesté :

[traduction]

8. Au cours des dernières années, l’instruction des instances que j’ai intentées en cour supérieure pour le compte de clients vulnérables a été retardée. La situation a causé préjudice à mes clients, qui souvent n’ont pas les ressources nécessaires pour attendre pendant des années que justice soit rendue. Elle a pour effet d’exacerber les traumatismes subis par des clients et d’inciter certains à accepter le règlement extrajudiciaire d’une plainte légitime qui se traduit par une compensation inférieure à celle qu’ils auraient pu obtenir d’un tribunal, et ce parce qu’ils n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins avant que la date de l’audience soit fixée ou que le jugement soit rendu.

9. Par exemple, j’ai représenté Margaret Godard, qui avait subi du harcèlement sexuel en milieu de travail, dans une action civile devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Après plusieurs années de préparatifs, la date du procès a été confirmée pour la semaine du 17 octobre 2022. Toutefois, quelques jours avant la date prévue, le coordonnateur m’a avisé qu’aucun juge ne pouvait présider au procès, qui serait reporté au premier jour de disponibilité, soit le 12 décembre 2022. La correspondance est présentée dans la chaîne de courriels jointe à la pièce A.

[178] Le critère permettant de déterminer si quelqu’un a la qualité pour agir dans l’intérêt public est énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 [Downtown East Side]. Au paragraphe 37, le juge Cromwell, écrivant au nom des juges majoritaires, indique les trois conditions que le tribunal doit examiner lorsqu’il est appelé à exercer le pouvoir discrétionnaire l’habilitant à reconnaître à une partie la qualité d’agir dans l’intérêt public :

a. L’affaire soulève une question justiciable sérieuse;

b. La partie qui a intenté la poursuite a un intérêt réel ou véritable dans son issue;

c. Dans les circonstances, la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour.

[179] Le demandeur répond aux trois conditions.

[180] La première condition est remplie. La question est sérieuse et justiciable, et la situation est envisagée au paragraphe 73 de la décision Démocratie en surveillance. Dans cette décision, la Cour s’attache à déterminer si l’intervention des tribunaux est justifiée, à la lumière des éléments suivants : l’affaire soulève des questions de droit, le dossier factuel n’étant pas contesté; la question n’est pas hypothétique ou abstraite; il ne s’agit pas d’un désaccord sur l’opinion du gouvernement, les défendeurs n’ayant pas fourni d’opinion justifiant ou expliquant leur décision; il est indiqué pour les tribunaux de se pencher sur la question, car aucun autre organe ne l’a fait et le prononcé d’un jugement déclaratoire est censé avoir des effets concrets, pour autant que les défendeurs le respectent.

[181] Je conclus également que le demandeur a un intérêt réel ou véritable dans l’issue de l’instance. Il représente des clients dont le droit d’accès à la justice dans un délai raisonnable a été bafoué.

[182] La Cour suprême, dans l’arrêt Downtown Eastside, affirme au paragraphe 44 de ses motifs que la troisième condition appelle une analyse visant à déterminer si la voie de droit proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour. Selon le juge Stratas, dans l’arrêt Ligue des droits de la personne B’Nai Brith Canada c Canada, 2010 CAF 307 au paragraphe 61, « une trop grande restriction apportée à la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public aurait pour effet de mettre les actes publics à l’abri des contestations ».

[183] À mon humble avis, la présente demande constitue un moyen raisonnable et efficace, dans les circonstances, de soumettre la question aux tribunaux, notamment parce que le gouvernement ne devrait pas être à l’abri des contestations en la matière. La question importe manifestement au juge en chef du Canada et au Conseil canadien de la magistrature.

[184] À vrai dire, la présente instance justifie l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire. Elle est importante non seulement pour le demandeur, mais également pour la magistrature fédérale dans son ensemble ainsi que pour la population canadienne qui doit avoir accès à la justice et souhaite que justice soit rendue, par des procès civils ou criminels, sans retards déraisonnables ou autres obstacles comme ceux découlant de la situation insoutenable relative aux vacances de sièges décrite par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature, dont les observations sont admises par la Cour.

[185] Voir l’analyse de la Cour énoncée aux rubriques V et VI et ailleurs plus haut.

F. Jugement déclaratoire

[186] Le mandamus étant refusé, le demande sollicite subsidiairement un jugement portant déclaration aux termes duquel :

A. le premier ministre et le ministre de la Justice n’ont pas respecté leur obligation de nommer des juges aux sièges vacants au sein des cours supérieures prévue à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales;

B. selon une interprétation raisonnable de la nécessité de nommer des juges prévue à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, à défaut de circonstances exceptionnelles, il est procédé aux nominations dans les neuf mois suivant la date à laquelle le ministre intéressé est avisé de la vacance de siège prévue ou dans les trois mois suivant la date à laquelle le siège est vacant, selon le plus long des deux délais.

(1) Le jugement déclaratoire est accordé

[187] Pour les motifs énoncés plus haut, la Cour refuse d’accorder le premier jugement déclaratoire, qui vise le même effet que le mandamus, que la Cour a refusé d’accorder.

[188] En ce qui a trait au second jugement déclaratoire sollicité, rappelons que le critère applicable est énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Metro Vancouver Housing Corp au paragraphe 60. Un jugement déclaratoire est indiqué lorsque a) le tribunal a compétence pour entendre le litige, (b) la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, (c) la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue et (d) la partie intimée a intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité.

[189] À mon humble avis, la présente affaire répond à toutes les conditions. Or, le jugement déclaratoire ne sera pas accordé tel quel.

[190] Tout d’abord, comme il est expliqué en long et en large plus haut, la Cour peut connaître de l’instance et accorder la réparation sollicitée en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

[191] Ensuite, j’estime que le litige est réel et non pas simplement théorique. Les prétentions du demandeur sont corroborées en grande partie par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature : il y a environ 80 sièges vacants au sein des cours supérieures provinciales et des Cours fédérales à l’échelle du pays, et l’on ne peut contester que ces vacances nuisent gravement au fonctionnement des tribunaux, à l’accès à la justice, au règlement rapide de poursuites criminelles graves et d’actions civiles et ont d’autres conséquences qui sont décrites dans la lettre du juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature.

[192] En fait, il est impossible de lire la lettre du juge en chef et du Conseil canadien de la magistrature, sachant que la situation n’a pas changé au cours des neuf mois qui se sont écoulés depuis, et de penser que le différend opposant la magistrature de nomination fédérale, d’une part, et le premier ministre et ministre de la Justice, d’autre part, est le moindrement théorique.

[193] Je conclus plus haut que la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue, pour l’application du volet c) du critère, car j’estime que le demandeur a la qualité pour agir dans l’intérêt public. Je suis également d’avis que les défendeurs ont intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité, ce qui satisfait au volet d) du critère permettant de déterminer s’il y a lieu d’accorder un jugement déclaratoire.

(2) Il est procédé aux nominations dans un délai raisonnable

[194] La Cour n’est pas convaincue d’accepter les délais proposés par le demandeur pour remédier aux taux « accablants » et inacceptables de vacance. La situation décrite par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature est manifestement critique et intenable et, partant, des plus sérieuses. Par conséquent, la Cour est d’avis qu’on ne peut pas simplement en faire fi.

[195] Malheureusement, rien ne permet à la Cour de croire que la situation changera à défaut d’intervention judiciaire. Les défendeurs n’ont pas déposé de preuve expliquant les raisons pour lesquelles le premier ministre et deux ministres successifs de la Justice n’ont pu remédier à la situation « accablant[e] », « intenable » et de « crise » qui découle du nombre inacceptable de sièges vacants.

[196] Si les audiences devant les agents d’immigration sont couramment assujetties à certains délais, je ne suis pas convaincu que la situation relative aux nominations judiciaires soit équivalente. Dans la plupart des instances d’immigration, les longueurs découlent non pas d’une pénurie de décideurs, mais du temps qu’il faut pour obtenir des éléments de preuve, souvent de la part de gouvernements étrangers. En revanche, en l’espèce, le seul enjeu concerne la situation critique relative aux vacances de sièges.

[197] Les défendeurs font valoir le paragraphe 11 de l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, au soutien de leur thèse selon laquelle « [u]n jugement déclaratoire ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique, c’est-à-dire s’il règle un “litige actuel” entre les parties ». À mon humble avis, la Cour peut s’attendre à ce que les défendeurs, tout particulièrement le ministre de la Justice qui, à titre de procureur général du Canada, est le premier conseiller juridique de la Couronne, obéissent à la loi.

[198] En l’espèce, rien ne laisse croire à la Cour que son jugement déclaratoire sera négligé. Au contraire, la Cour s’attend à la réaction opposée et entend procéder sur le fondement de cette présomption. D’ailleurs, dans l’arrêt Assiniboine c Meeches, 2013 CAF 114, la Cour d’appel fédérale conclut que le jugement déclaratoire dit le droit sans infliger de sanction ou ordonner d’acte précis. Elle est d’avis que l’on peut s’attendre à ce que les acteurs gouvernementaux (c.-à-d. l’État) y obéissent :

12 [. . .] Un jugement déclaratoire se distingue des autres ordonnances judiciaires en ce qu’il dit le droit sans ordonner l’accomplissement d’un acte précis et sans infliger de sanction à quelqu’un. Habituellement, les jugements déclaratoires ne sont pas exécutoires par les voies habituelles. Toutefois, comme les questions qui sont tranchées au moyen d’un jugement déclaratoire ont force de chose jugée entre les parties, on s’attend néanmoins à ce que les parties s’y conforment, et le respect de ce genre de décision est exigé dans certaines circonstances.

13. Le jugement déclaratoire est particulièrement utile lorsqu’il vise un organisme public ou un fonctionnaire ayant des responsabilités publiques, parce qu’on peut supposer qu’ils respecteront le droit tel qu’il a été déclaré par les tribunaux, et ce, sans coercition. On ne doit donc pas considérer que les ordonnances déclaratoires rendues contre des organismes publics ou des fonctionnaires sont insuffisantes en raison de l’inaptitude, sans plus, du jugement déclaratoire à prévoir un processus d’exécution.

14 […] [L]e principe selon lequel les organismes publics et leurs fonctionnaires doivent se conformer à la loi est un aspect fondamental du principe de la primauté du droit qui est maintenant inscrit dans la Constitution du Canada, au préambule de la Charte canadienne des droits et libertés. Ainsi, l’organisme public ou le fonctionnaire visé par une ordonnance déclaratoire est lié par cette ordonnance et a l’obligation de s’y conformer. Si l’organisme public ou le fonctionnaire entretient des doutes au sujet de l’ordonnance, le principe de la primauté du droit exige qu’il s’adresse aux tribunaux. Le principe de la primauté du droit ne laisse entendre rien de moins.

15 […] [C]omme on l’a également fait observer dans l’arrêt Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, [. . .]au paragraphe 62, on tient pour acquis, lorsqu’on choisit de demander une ordonnance déclaratoire comme réparation, que le gouvernement et les organismes publics visés par cette ordonnance s’y conformeront rapidement et entièrement. Toutefois, advenant le cas contraire, la Cour suprême du Canada a dissipé tout doute au sujet de la possibilité d’intenter des poursuites pour outrage en cas de non‑respect de l’ordonnance par l’organisme public ou des fonctionnaires. Les juges Iacobucci et Arbour ont ainsi déclaré ceci, au paragraphe 67 de l’arrêt Doucet‑Boudreau : « Nos collègues, les juges LeBel et Deschamps, sont d’avis qu’une ordonnance enjoignant de rendre compte n’était pas nécessaire puisque toute violation d’un simple jugement déclaratoire par l’État pouvait donner lieu à des poursuites pour outrage. Nous ne doutons pas que des poursuites pour outrage peuvent convenir dans certains cas » (non souligné dans l’original).

[199] Compte tenu de ce qui précède, et n’en déplaise à certains, la Cour est d’avis qu’il n’y a pas lieu de définir de délais, du moins pour l’instant. Il se peut bien entendu que cela change, si la situation ayant donné naissance à l’instance ne s’améliore pas, mais la Cour n’est pas appelée à émettre des hypothèses à cet égard.

[200] Pour les motifs énoncés plus haut, la Cour rend le jugement déclaratoire suivant :

  1. Toutes les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet. Le Cabinet, quant à lui, agit sur l’avis du ministre de la Justice. S’agissant de la nomination des juges en chef et des juges en chef adjoints, l’avis au Cabinet est émis par le premier ministre.

  2. Il doit être procédé aux nominations judiciaires visées par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales dans un délai raisonnable suivant la vacance de siège.

  3. Les nominations judiciaires visant à combler les sièges actuellement vacants sont nécessaires pour les motifs énoncés dans la lettre du 3 mai 2023 du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature au premier ministre du Canada, reproduite plus haut.

  4. La Cour prononce les déclarations 2 et 3 énoncées plus haut dans l’attente que le nombre de sièges vacants soit substantiellement réduit dans un délai raisonnable à une quarantaine, à savoir un taux de vacances équivalant à celui qui existait au printemps 2016. Ainsi, la Cour s’attend à ce que la situation accablante et critique des vacances de sièges décrite par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature et reconnue par la Cour soit réglée.

XI. Conclusion

[201] La Cour accueille la demande en partie. La requête en mandamus est rejetée, de même que celle qui concerne la première déclaration. Toutefois, le jugement déclaratoire est rendu.

XII. Dépens

[202] Les parties avaient convenu d’établir à 1500 $ les entiers dépens si le demandeur avait gain de cause, mais, s’il était débouté, de supporter leurs propres frais. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire à cet égard, j’estime que leur entente était raisonnable. Le demandeur ayant eu gain de cause en grande partie, la Cour condamne les défendeurs à lui verser la somme globale de 1 500 $.


JUGEMENT dans le dossier T-1274-23

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie en partie.

  2. La Cour rend le jugement déclaratoire suivant :

  1. Toutes les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet. Le Cabinet, quant à lui, agit sur l’avis du ministre de la Justice. S’agissant de la nomination des juges en chef et des juges en chef adjoints, l’avis au Cabinet est émis par le premier ministre.

  2. Il doit être procédé aux nominations judiciaires visées par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales dans un délai raisonnable suivant la vacance de siège.

  3. Les nominations judiciaires visant à combler les sièges actuellement vacants sont nécessaires pour les motifs énoncés dans la lettre du 3 mai 2023 du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature au premier ministre du Canada, reproduite plus haut.

  4. La Cour prononce les déclarations 2 et 3 énoncées plus haut dans l’attente que le nombre de sièges vacants soit substantiellement réduit dans un délai raisonnable à une quarantaine, à savoir un taux de vacances équivalant à celui qui existait au printemps 2016. Ainsi, la Cour s’attend à ce que la situation accablante et critique des vacances de sièges décrite par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature et reconnue par la Cour soit réglée.

  1. Je suis dessaisi de l’affaire, mais la Cour peut fournir des conseils ou trancher des questions connexes au besoin.

  2. Les paragraphes 17, 20, 24, 26, 29 et 39 à 49 sont radiés de l’affidavit du demandeur.

  3. Les défendeurs doivent payer au demandeur les entiers dépens de 1 500 $.

"Henry S. Brown"

Juge


ANNEXE A

Nicholas Pope

From: DANIEL LEBLANC <daniel.leblanc@radio-canada.ca>

Sent: June 16, 2023 9:18 AM

To: Nicholas Pope

Subject: Re: Wagner CJ's May 3 letter to PM

Good morning, here is the letter.

Le 3 mai 2023

Le très honorable Justin Trudeau

Monsieur le Premier ministre.

En tant que juge en chef du Canada et président du Conseil canadien de la magistrature, je dois vous faire part de ma très grande inquiétude concernant le nombre important de postes vacants au sein de la magistrature fédérale et l'incapacité du gouvernement à combler ces postes en temps opportun.

La situation actuelle est intenable et je crains qu'elle ne résulte en une crise pour notre système de justice, qui fait déjà face à de multiples défis. L'accès à la justice et la santé de nos institutions démocratiques sont en péril.

Vous le savez sans doute, il y a à l'heure actuelle 85 postes vacants au sein de la magistrature fédérale à travers le pays. Certains tribunaux doivent composer depuis des années avec un taux de postes vacants se situant entre 10 et 15 pour cent. Il n'est d'ailleurs pas rare de voir des postes demeurer vacants pendant plusieurs mois, voire, même dans certains cas, pendant des années. À titre d'exemple concret, la moitié des postes à la Cour d'appel du Manitoba sont présentement vacants. Les nominations aux postes clés de juges en chef et de juges en chef associés se font également à un rythme très lent. À cet effet, il y a récemment eu des délais considérables dans les nominations au poste de juge en chef dans nombre de provinces, incluant l'Alberta, l'Ontario et l'Île-du-Prince-Édouard. Le poste de juge en chef du Manitoba est quant à lui vacant depuis maintenant six mois, et les postes de juges en chef associés à la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan et à la Cour supérieure du Québec sont vacants depuis plus d'une année. Aucune explication claire ne justifie ces délais.

Il faut préciser que les difficultés engendrées par la pénurie de juges exacerbent une situation déjà critique au sein de plusieurs tribunaux, confrontés à un manque criant de ressources, en raison d'un sous-financement chronique de la part des provinces et territoires. Toutefois, bien que plusieurs facteurs expliquent la crise à laquelle fait face notre système de justice actuellement, la nomination des juges en temps utile est une solution à portée de main, qui permettrait d'améliorer la situation de manière rapide et efficace. Compte tenu de ce fait évident et de la situation critique à laquelle nous sommes confrontés, l'inertie du gouvernement quant aux postes vacants et l'absence d'explications satisfaisantes pour ces retards sont déconcertantes. La lenteur des nominations est d'autant plus difficile à comprendre que la plupart des vacances judiciaires sont prévisibles, notamment celles générées par les départs à la retraite, pour lesquelles les juges donnent généralement un préavis de plusieurs mois. Dans ce contexte, les retards quant aux nominations envoient un signal qu'elles ne sont tout simplement pas une priorité pour le gouvernement.

Au nom du Conseil canadien de la magistrature, je peux attester que les juges en chef et juges en chef adjoints de tout le pays sont satisfaits de la qualité des récentes nominations et se réjouissent de l'ajout de nouveaux postes de juge dans les derniers budgets. Nous reconnaissons d'ailleurs que votre gouvernement a déployé des efforts afin d'instaurer un processus de nomination plus indépendant, transparent et impartial pour les juges de nomination fédérale. Il serait malheureux que le rythme perfectible des nominations à la magistrature fédérale à travers le pays discrédite ultimement ce processus.

J'ai eu récemment l'occasion de rencontrer le ministre de la Justice et de discuter avec lui à ce sujet. Les juges en chef entretiennent d'ailleurs de très bonnes relations avec le ministre et son cabinet et nous sommes confiants qu'il est disposé à déployer tous les efforts nécessaires pour remédier aux problèmes que je viens d'exposer.

Malgré tous ces efforts, il est impératif que le Cabinet du Premier ministre accorde à cette question l'importance qu'elle mérite et que les nominations soient faites en temps opportun. Il est en effet primordial de combler les postes vacants au sein de la magistrature avec diligence, afin d'assurer le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire. Le Conseil canadien de la magistrature a dans le passé exhorté les gouvernements à procéder aux nominations judiciaires plus rapidement. Cette fois, nous craignons sérieusement que, sans des efforts concrets pour remédier à la situation, nous atteignions très bientôt un point de non-retour dans plusieurs juridictions. Les conséquences feront les manchettes et seront graves pour notre démocratie et l'ensemble des Canadiens et Canadiennes. La situation exige votre attention immédiate.

Les postes laissés vacants ont des impacts significatifs sur l'administration de la justice, le fonctionnement de nos tribunaux et la santé des juges. Les membres du Conseil canadien de la magistrature ont récemment entrepris de dresser un portrait plus complet des difficultés rencontrées dans leurs tribunaux respectifs. Les constats sont accablants.

Malgré tout le professionnalisme et le dévouement de nos juges, le manque d'effectifs se traduit nécessairement par des délais additionnels pour entendre des causes et rendre des jugements. Les juges en chef rapportent que, puisque les juges sont surchargés, les délais pour fixer des affaires sont inévitables et des audiences doivent être reportées ou ajournées. De plus, même lorsque les affaires sont entendues, les jugements tardent parfois à être rendus, puisque les juges doivent siéger davantage, ce qui leur laisse moins de temps pour délibérer. Le cadre d'analyse de l'arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, quant au droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, joue également un rôle important à cet égard. Il prévoit que, devant les cours supérieures, les accusations pénales doivent être traitées dans un délai maximum de 30 mois, sauf circonstances exceptionnelles. Si un procès n'est pas achevé dans ce délai, un arrêt des procédures peut être ordonné. Plusieurs juges en chef mentionnent qu'en s'efforçant de respecter le délai prévu dans Jordan, ils sont actuellement contraints de choisir les affaires pénales qui « méritent » le plus d'être entendues. Malgré tous leurs efforts, des arrêts de procédure sont prononcés contre des individus accusés de crimes graves, comme des agressions sexuelles ou des meurtres, en raison de délais dus, en partie ou en totalité, à une pénurie de juges. À titre d'exemple, la Cour du Banc du Roi de l'Alberta rapporte que plus de 22 pour cent des affaires pénales en cours dépassent le délai de 30 mois et que 91 pour cent de ces affaires concernent des crimes graves et violents. Par ailleurs, l'urgence de traiter les affaires pénales a aussi pour effet d'écarter les affaires civiles du rôle des tribunaux. Pour celles-ci, le système de justice risque de plus en plus d'être perçu comme inutile. De telles situations démontrent une faillite de notre système de justice et sont susceptibles d'alimenter le cynisme auprès du public, et d'ébranler la confiance de ce dernier dans nos institutions démocratiques.

L'impact des postes laissés vacants sur les juges eux-mêmes est aussi non négligeable. Faisant face à une surcharge de travail chronique et à un stress accru, il est de plus en plus fréquent de voir des juges placés en congés médicaux, ce qui a un effet domino sur leurs collègues qui doivent alors porter un fardeau additionnel. Par ailleurs, il devient difficile pour les juges de certains tribunaux de trouver le temps nécessaire pour suivre des formations, y compris celles dites obligatoires. Cette situation n'augure rien de positif pour assurer une magistrature saine et prospère. Si les difficultés actuelles perdurent, il pourrait également devenir plus difficile d'attirer des candidatures de qualité aux postes de juge.

C'est d'ailleurs déjà le cas en Colombie-Britannique.

Richard Wagner

Le ven. 16 juin 2023, à 07 h 40, Nicholas Pope <npope@hameedlaw.ca> a écrit :

Hi Daniel,

I’m a lawyer in Ottawa. I read your story on Chief Justice Wagner’s May 3, 2023, letter to the Prime Minister about judicial vacancies. Would you be able to share a copy of this letter with me?

Thanks,

Nicholas Pope

Lawyer (he/him)

Phone: 613.656.6917 | Fax: 613.232.2680 | npope@hameedlaw.ca

43 Florence Street | Ottawa, Ontario, Canada | K2P 0W6

www.hameedlaw.ca

This email is confidential and intended solely for the addressee and may be protected by legal privilege. If you have received this message in error or you are not the addressee, please destroy the message without retaining a copy.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1274-23

 

INTITULÉ :

YAVAR HAMEED c PREMIER MINISTRE ET MINISTRE DE LA JUSTICE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE BROWN

DATE :

LE 13 FÉVRIER 2024

COMPARUTIONS

Nicholas Pope

POUR LE DEMANDEUR

David Aaron

Dylan Smith

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Hameed Law

Barristers and Solicitors

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.