Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20060419

Dossier : T-1214-05

Référence : 2006 CF 497

Ottawa (Ontario), le 19 avril 2006

En présence de monsieur le juge Beaudry

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

GAÉTAN HOULE

défendeur

MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, à l'encontre d'une décision du 21 juin 2005 d'une Commission d'appel (la Commission) formée en vertu de l'article 73 du Règlement sur l'armement en équipage des navires, DORS 97-390 (le Règlement), déclarant le défendeur apte au service en mer et lui délivrant un certificat médical à cet effet avec les restrictions suivantes :

            a)          Valide pour exercer les fonctions d'officier de quart au cours d'un « voyage local »                                (tel que défini au Règlement);

            b)          Le défendeur doit continuer à prendre sa médication;

            c)          Le défendeur doit poursuivre le suivi aux quatre mois chez son médecin spécialiste.

QUESTIONS EN LITIGE

[2]                Le demandeur soulève les questions suivantes :

            a)          La Commission a-t-elle erré dans son interprétation du paragraphe 63.1 (2) du                          Règlement?

            b)          La Commission a-t-elle erré en concluant que le défendeur souffrait de « peu de                                    symptômes » de la schizophrénie paranoïde?

[3]                Pour les motifs suivants, les réponses à ces deux questions sont négatives et la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

CONTEXTE FACTUEL

[4]                Le défendeur, Gaétan Houle, est marin. Il obtint en 1995 son brevet de capitaine au long cours.

[5]                Le défendeur est atteint de schizophrénie paranoïde, une maladie chronique. En 1992, il fut interné pendant deux mois à l'Hôtel-Dieu de Montmagny en raison de troubles paranoïdes aigus.

[6]                Le défendeur prend quotidiennement une médication éliminant ou réduisant les symptômes de sa maladie. À l'exception d'une interruption de deux semaines en 1994 pendant laquelle ses symptômes réapparurent, le défendeur prend régulièrement sa médication.

[7]                Le défendeur est suivi depuis 1995 par un psychiatre, le Dr. Claude Girard. Son état clinique est stable, et il présente peu de symptômes depuis cette date. Il occupa plusieurs postes d'officier sur des navires entre 1995 et 1999, apparemment sans incident.

[8]                Le 11 mars 2002, le Dr. Blanchet, médecin désigné, émet un certificat médical dans lequel il défère la décision relative à l'aptitude à naviguer du défendeur.

[9]                Le 20 juin 2002, le Dr. François Dubé, consultant senior de la marine au Bureau de la certification médicale à Ottawa, émet un certificat médical déclarant le défendeur inapte au service en mer.

[10]            Le 19 septembre 2002, le défendeur demande la révision de son cas, conformément à l'article 72 du Règlement.

[11]            Une révision eut lieu le 21 mars 2005. Le défendeur rencontre le Dr. Yvan Gauthier, qui confirma l'évaluation du Dr. François Dubé et émet un certificat médical déclarant le défendeur inapte au service en mer.

[12]            À la demande du défendeur, la Commission est constituée pour entendre l'appel de la décision du Dr. Yvan Gauthier.

[13]            L'audience a lieu le 27 mai 2005, et la Commission rend une décision accueillant l'appel du défendeur le 21 juin 2005.

DÉCISION CONTESTÉE

[14]            La Commission détermine que le défendeur n'a pas d'incapacité reliée à un trouble psychiatrique actif au sens de l'alinéa 63.1 (2)e) du Règlement, le rendant totalement incapable ou inapte au service en mer.

[15]            Les conclusions de la Commission se lisent comme suit :

La Commission est d'avis que le « trouble psychiatrique actif » dont il est fait mention à l'alinéa e) du paragraphe (2) ne peut être interprété isolément. Il faut examiner le paragraphe dans son ensemble et donc, faire l'association entre l'affirmation du paragraphe introductif faisant référence à des incapacités et chacun des troubles, problèmes et déficiences mentionnés aux alinéas. Pour prendre son sens, le trouble doit être de nature à rendre une personne incapable, à un certain degré, d'accomplir ses tâches ou de remplir ses fonctions ou responsabilités.

CONSIDÉRANT QUE la preuve a démontré que :

Monsieur Houle souffre d'un trouble psychiatrique chronique traité, contrôlé par médication et non évolutif;

Qu'il n'a pas eu de phase aiguë depuis son hospitalisation en 1992 et que son état clinique est stable;

Que monsieur Houle a assumé des fonctions d'officier de quart de 1995 à 1999 sur différents navires sans incidents significatifs.

Ceci amène la COMMISSION À CONCLURE que monsieur Houle n'a pas d'incapacité reliée à un trouble psychiatrique actif le rendant totalement incapable ou inapte à accomplir son travail.

Toutefois, CONSIDÉRANT la chronicité de la maladie dont il est atteint et la très vaste portée du brevet détenu par monsieur Houle, la COMMISSION EST D'AVIS que des conditions s'imposent.

EN CONSÉQUENCE, la commission le déclare apte avec restrictions.

ET PAR CONSÉQUENT lui délivre un certificat médical de la marine en date du 21 juin 2005 comportant les restrictions indiquées ci-dessous :

1. Valide pour exercer des fonctions d'officier de quart au cours d'un « voyage local » (tel que défini au règlement);

2. Continuer à prendre sa médication;

3. Poursuivre le suivi aux quatre mois chez son médecin spécialiste.

ANALYSE

[16]            Les dispositions pertinentes du Règlement sont les suivantes :

63. Il est interdit d'employer une personne à titre de navigant à qui s'applique la présente section à moins qu'elle ne présente un certificat médical valide délivré en vertu de la présente section, qui atteste de son aptitude :

a) d'une part, à effectuer le travail pour lequel elle doit être employée;

b) d'autre part, à effectuer le voyage que le navire doit entreprendre.

63. No person shall employ a person as a seafarer to whom this Division applies unless the person produces a valid medical certificate issued under this Division, attesting to the person's fitness

(a) to perform the duties for which the person is to be employed; and

(b) to make the voyage to be engaged in by the ship.

63.1 (1) Tout navigant peut obtenir un certificat médical s'il satisfait aux exigences du présent article.

(2) Le navigant peut obtenir un certificat médical s'il n'est atteint d'aucune des incapacités suivantes :

a) une déficience qui pourrait causer une perte de conscience imprévisible et qui n'est pas contrôlée à l'aide de médicaments ou d'une autre façon;

b) des troubles de nature à l'empêcher de réagir efficacement dans l'exercice de ses fonctions;

c) un problème de santé de nature à poser un risque pour les autres personnes, compte tenu de la durée des voyages et des conditions à bord du navire;

d) un problème de santé qui risque de nécessiter des soins médicaux urgents et qui n'est pas contrôlé à l'aide de médicaments ou d'une autre façon;

e) un trouble psychiatrique actif, notamment une dépendance à l'égard de la drogue ou de l'alcool ou l'abus de l'un ou de l'autre. [...]

63.1 (1) A seafarer who meets the requirements of this section may obtain a medical certificate.

(2) The seafarer shall not have any of the following disabilities:

(a) an impairment that could cause an unpredictable loss of consciousness and is not controlled through medication or otherwise;

(b) a disorder that could prevent the seafarer from reacting effectively while performing duties;

(c) a condition that could endanger others, taking into account the duration of voyages and the conditions on board ship;

(d) a condition that is likely to require emergency medical care and is not controlled through medication or otherwise; or

(e) an active psychiatric disorder, including drug or alcohol dependence or abuse. [...]

1.          La Commission a-t-elle erré dans son interprétation du paragraphe 63.1 (2) du Règlement?

[17]            Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur dans son interprétation du paragraphe 63.1 (2) du Règlement. Il fait valoir que le libellé de la disposition et l'intention du législateur indiquent qu'une personne souffrant d'un trouble psychiatrique qui se manifeste et qui est en activité de quelque façon ne peut obtenir de certificat médical d'aptitude au service en mer.

[18]            Étant donné que la maladie dont souffre le demandeur est chronique, le demandeur fait valoir que la Commission a erré en interprétant le terme « trouble psychiatrique actif » comme signifiant que « le trouble doit être de nature à rendre une personne incapable, à un certain degré, d'accomplir ses tâches ou de remplir ses fonctions ou responsabilités » .

[19]            L'interprétation des termes d'une disposition législative est une question de droit, sujette lors d'un contrôle judiciaire à la norme de la décision correcte (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982).

[20]            Dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, le juge Iacobucci écrit aux paragraphes 21 et 22 :

Bien que l'interprétation législative ait fait couler beaucoup d'encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Elmer Driedger, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci-après "Construction of Statutes"); Pierre-André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie.    Il reconnaît que l'interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi.    À la p. 87, il dit:

[Traduction] Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution: il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

Parmi les arrêts récents qui ont cité le passage ci-dessus en l'approuvant, mentionnons:    R. c. Hydro-Québec, [1997] 1 R.C.S. 213; Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411; Verdun c. Banque Toronto-Dominion, [1996] 3 R.C.S. 550; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103.

[21]            Or, en appliquant cette méthode d'interprétation législative, je ne suis pas d'avis que la Commission a erré dans son interprétation de l'alinéa 63.1 (2)e) du Règlement. Le terme « actif » indique que le législateur n'a pas voulu exclure toute personne souffrant d'un trouble psychiatrique du service en mer.

[22]            Un exemple utile est celui de la dépendance à l'alcool ou la toxicomanie, qui peuvent être également des conditions chroniques et qui sont expressément citées dans cette disposition. Il m'apparaît pour le moins troublant qu'une personne ayant une dépendance à l'alcool mais qui aurait arrêté de boire depuis plus de dix ans ne puisse se voir octroyer un certificat d'aptitude au service en mer à condition qu'elle continue à ne pas consommer d'alcool. Il en va de même pour la condition dont est atteint le demandeur, qui ne constitue pas un « trouble actif » tant qu'il prend régulièrement sa médication.

[23]            Par conséquent, j'en conclus que la Commission n'a pas commis d'erreur en interprétant le terme « trouble psychiatrique actif » comme signifiant que « le trouble doit être de nature à rendre une personne incapable, à un certain degré, d'accomplir ses tâches ou de remplir ses fonctions ou responsabilités » . Cette interprétation s'inscrit dans le contexte global du Règlement, et ne va pas à l'encontre du libellé de l'alinéa 63.1 (2)e) ou de l'intention du législateur.

2.          La Commission a-t-elle erré en concluant que le défendeur souffrait de « peu de symptômes » de la schizophrénie paranoïde?

[24]            Le demandeur allègue que la Commission a erré en concluant que le défendeur ne souffrait que de « peu de symptômes » de la schizophrénie paranoïde. Il soutient que les symptômes présentés par le défendeur sont considérables, et que même si cette Cour conclut que l'interprétation de l'alinéa 63.1 (2)e) du Règlement retenue par la Commission est correcte, le trouble psychiatrique dont est atteint le défendeur est sévère au point de le rendre inapte au service en mer.

[25]            Pour déterminer la norme de contrôle applicable à cette conclusion de la Commission, il nous faut procéder à l'analyse pragmatique et fonctionnelle préconisée par la juge en chef McLachlin dans Dr Q, ci-dessus, au paragraphe 26 :

Selon l'analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle est déterminée en fonction de quatre facteurs contextuels -- la présence ou l'absence dans la loi d'une clause privative ou d'un droit d'appel; l'expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; l'objet de la loi et de la disposition particulière; la nature de la question -- de droit, de fait ou mixte de fait et de droit. Les facteurs peuvent se chevaucher. L'objectif global est de cerner l'intention du législateur, sans perdre de vue le rôle constitutionnel des tribunaux judiciaires dans le maintien de la légalité. Je considère que la méthode adoptée par les cours d'instance inférieure pose problème. Il est utile, à mon avis, de reformuler clairement le rôle de ces facteurs et de mettre à jour les considérations pertinentes à chacun d'eux. Avant de le faire, je tiens à souligner que l'examen des quatre facteurs devrait permettre au juge de révision de régler les questions centrales à la détermination du degré de déférence requis. Il ne faut pas y voir un rite vide de sens ou machinal. Le mérite de l'approche pragmatique et fonctionnelle tient à sa capacité de faire ressortir les éléments d'information pertinents sur la question de la déférence judiciaire.

[26]            Dans le présent dossier, l'analyse pragmatique et fonctionnelle me mène à conclure que la norme de contrôle applicable est celle de l'erreur déraisonnable simpliciter. Cette conclusion se fonde sur les quatre facteurs suivants :

a)       Le Règlement ne contient pas de clause privative, et ne prévoit aucun droit d'appel;

b)       Parmi les membres de la Commission, on note la présence des docteurs Laurent Marcoux et François Piché, et cette Commission est assistée dans ses délibérations par le Dr. Guy Croisetière. Il me paraît évident que l'expertise médicale dont disposait la Commission dans l'évaluation des symptômes du défendeur milite en faveur d'une certaine retenue à l'égard de ses conclusions lors d'un contrôle judiciaire.

c)       L'objet de l'article 73 du Règlement est de permettre à la Commission de déterminer l'aptitude au service en mer d'une personne contestant un certificat médical la déclarant inapte. Il s'agit plus d'une disposition qui vise à résoudre un pur différend entre les parties « pur lis inter partes » que de pondérer des objectifs de politique contradictoires (Dr Q, ci-dessus, paragraphe 32). La conclusion de la Commission ici ne vise que le défendeur, ce qui milite en faveur d'un faible degré de déférence lors d'un contrôle judiciaire.

d)       La conclusion contestée par le demandeur est émane d'une question de fait, ce qui justifie un degré de déférence assez élevé.

[27]            Ainsi, l'analyse pragmatique et fonctionnelle me mène à conclure que la norme de contrôle appropriée est celle de l'erreur déraisonnable simpliciter. La question que doit alors se poser cette Cour est de savoir s'il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure que le défendeur présentait « peu de symptômes » de la schizophrénie paranoïde.

[28]            Après avoir étudié le dossier, j'en conclus que la conclusion de la Commission n'était pas déraisonnable. Elle a choisi de se fier à l'évaluation du médecin traitant du défendeur, le Dr. Claude Girard, qui suit et traite ce dernier depuis plusieurs années et qui déclare que le défendeur est un de ses patients dont les pronostiques sont les meilleurs, qu'il a un bon fonctionnement, et qu'il est apte au service en mer.

[29]            De plus, il convient de noter que le défendeur prend fidèlement sa médication depuis 1994, et que le certificat médical octroyé par la Commission l'assujettit à des restrictions très précises.

[30]            Compte tenu de ces éléments, j'en conclus que la conclusion de la Commission n'était pas déraisonnable.

[31]            Au sujet des dépens, le demandeur déclare y renoncer en cas de succès et demande que si la demande de contrôle judiciaire est rejetée, que ce soit aussi sans frais. Le défendeur de son côté accepte la proposition du demandeur si ce dernier réussit mais exige ses frais si la demande est rejetée. Étant donné que le défendeur a réussi à me convaincre, je ne vois pas de circonstances particulières à m'écarter du principe qui veut que la partie qui perd doit payer les frais.


JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec dépens.

« Michel Beaudry »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1214-05

INTITULÉ :                                        PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                            c. GAÉTAN HOULE

                                                           

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Québec (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                le 6 avril 2006

MOTIFS DE JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               Le juge Beaudry

DATE DES MOTIFS :                       le 19 avril 2006

COMPARUTIONS:

Nadine Dupuis                                                               POUR LE DEMANDEUR

Stéphanie Côté                                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

CÔTÉ & DESMEULES, avocats                                  POUR LE DÉFENDEUR

Beauport (Québec)

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.