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Date : 20240116

Dossier : IMM-5953-22

Référence : 2024 CF 62

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 janvier 2024

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

ISMAIL GUCLU

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le ministre demandeur sollicite l’annulation de la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (la SAI) datée du 13 juin 2022.

[2] La SAI a accueilli l’appel interjeté contre une mesure de renvoi prise à l’encontre du défendeur, M. Guclu, au titre de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Elle a conclu qu’il y avait suffisamment de considérations d’ordre humanitaire pour justifier la prise de mesures spéciales à son égard.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande du ministre sera accueillie.

I. Les faits et événements à l’origine de la présente demande

[4] Le défendeur est citoyen de la Turquie. Le récit suivant est tiré de la décision de la SAI et de la transcription d’une partie de l’audience devant la SAI.

[5] Le défendeur a vécu à Malte de 1997 à 2013. Pendant une partie de cette période, son épouse et lui ont divorcé. Le défendeur a épousé une femme à Malte, apparemment dans le cadre d’un mariage de convenance. En 2005, le défendeur et sa première épouse se sont remariés. Ils vivent maintenant ensemble au Canada.

[6] En 2006, le défendeur a été accusé d’infractions criminelles. Il a d’abord été emprisonné pendant trois mois. Il a ensuite été déclaré coupable par le tribunal de Malte en 2009, mais en 2010, une cour d’appel a annulé la déclaration de culpabilité et a renvoyé les accusations au tribunal de première instance. Ce tribunal l’a de nouveau reconnu coupable. Le défendeur a de nouveau interjeté appel. En 2011, une cour d’appel a également annulé la deuxième déclaration de culpabilité. La SAI a conclu que les accusations avaient de nouveau été renvoyées au tribunal de première instance pour que des procédures criminelles supplémentaires soient engagées. Au moment de l’audience de la SAI, le défendeur était toujours accusé d’infractions.

[7] En 2015, le défendeur est devenu résident permanent du Canada. Son épouse l’avait parrainé. Alors que sa demande de résidence permanente était en instance en 2014, un agent a appelé le défendeur et son épouse pour vérifier certains faits. Je comprends que, d’après les notes que l’agent a prises à l’époque, les deux ont fait savoir à l’agent qu’ils n’avaient été mariés qu’entre eux.

[8] En février 2016, un mandat d’arrestation international a été délivré contre le défendeur.

[9] En 2017, un rapport a été établi à son égard au titre de l’article 44 de la LIPR. Un agent était d’avis qu’il était interdit de territoire au Canada parce qu’il n’avait pas répondu honnêtement aux questions dans sa demande de résidence permanente. Le défendeur n’avait pas divulgué ses déclarations de culpabilité ou accusations antérieures à l’extérieur du Canada. Un délégué du ministre a déféré l’affaire pour enquête.

[10] Le 16 mars 2021, la Section de l’immigration a pris une mesure d’exclusion au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR et de l’alinéa 229(1)h) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[11] Le défendeur a interjeté appel devant la SAI et a demandé la prise de mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR La SAI a tenu des audiences d’une durée d’une journée en 2021 et de deux jours en 2022, au cours desquelles le défendeur et son épouse ont témoigné. L’audience s’est terminée après les observations orales des parties.

II. La décision de la SAI

[12] Dans une décision datée du 13 juin 2022, la SAI a accueilli l’appel et a accordé au défendeur la prise de mesures spéciales pour considérations d’ordre humanitaire au titre de l’alinéa 67(1)c).

[13] Pour décider s’il y avait lieu d’accueillir l’appel et d’accorder la prise de mesures spéciales à l’égard du défendeur pour des considérations d’ordre humanitaire, la SAI a relevé les facteurs énoncés dans l’arrêt Ribic pour son appréciation : voir Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4, approuvé dans Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 RCS 84 aux para 40, 77, 90; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 aux para 7. 65. 137. Les facteurs relevés par la SAI comprenaient la gravité des fausses déclarations, le niveau de remords démontré par le défendeur, la période que le défendeur a passée au Canada et son degré d’établissement au pays, le degré d’établissement du défendeur en Turquie et ses liens avec le pays, ainsi que les difficultés que lui et son épouse subiraient s’il était renvoyé du Canada.

[14] La SAI a conclu que les fausses déclarations faites par le défendeur dans sa demande de résidence permanente étaient graves et qu’il n’avait pas exprimé de remords pour ses actes. La durée de son séjour au Canada (7 ans) n’était pas significative. Il ne connaîtrait personnellement que peu de difficultés s’il retournait en Turquie.

[15] Toutefois, la SAI a conclu que plusieurs facteurs jouaient en faveur du défendeur. Il s’agissait de son degré d’établissement significatif au Canada; de ses liens étroits avec le Canada (par rapport à la Turquie); de son absence d’établissement en Turquie et de ses liens minimes dans ce pays; et les difficultés que subirait son épouse s’il était renvoyé du Canada en raison de sa dépendance financière et affective à son égard.

[16] Selon la SAI, ces derniers facteurs étaient suffisants pour surmonter les fausses déclarations et justifiaient d’accorder des mesures spéciales à l’égard du défendeur.

[17] La décision de la SAI est maintenant contestée par le ministre dans la présente instance.

III. Analyse

[18] Les parties ont toutes deux soutenu, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov].

[19] L’arrêt Vavilov prévoit qu’une cour de révision peut annuler une décision administrative si le demandeur démontre qu’elle était déraisonnable parce qu’elle n’était pas transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne permet pas à la Cour de tirer sa propre conclusion sur le fond ni d’apprécier à nouveau la preuve. L’accent est mis sur le processus décisionnel utilisé par le décideur. La Cour peut intervenir si le décideur n’a pas respecté les contraintes juridiques ayant une incidence sur sa décision, s’il s’est fondamentalement mépris sur la preuve, s’il n’a pas tenu compte d’un élément de preuve essentiel au dossier qui va à l’encontre d’une conclusion importante ou s’il a fait abstraction d’éléments de preuve importants. Voir Vavilov, particulièrement aux para 12-15, 83-85, 99-106, 125-128, 194. Pour que la Cour intervienne, toute lacune dans la décision doit être suffisamment capitale ou importante pour la rendre déraisonnable au motif qu’elle ne satisfait pas aux exigences de transparence, d’intelligibilité et de justification : Vavilov, au para 100.

[20] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties. Le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments ou modes possibles d’analyse. Toutefois, si le décideur ne fournit pas, dans sa décision, de justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées – c’est-à-dire s’il n’a pas tenu compte des questions clés ou des arguments principaux d’une partie ou n’a pas réussi à s’y attaquer de façon significative – la cour de révision peut perdre confiance dans le caractère raisonnable de la décision en raison de doutes quant à sa justification et à sa transparence : Vavilov, aux para 127-128; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux para 10, 86, 97, 98, 118; Canada (Procureur général) c Rushwan, 2023 CAF 118 au para 35; Barrs c Canada (Revenu national), 2022 CAF 147 au para 38; Walker c Canada (Procureur général), 2020 CAF 44 aux para 9-10.

[21] La position du demandeur était que, dans son appréciation des facteurs énoncés dans l’arrêt Ribic, la SAI a mal interprété la preuve, y compris la gravité des accusations qui n’avaient pas été divulguées dans la demande de résidence permanente du défendeur et les faits à l’origine de ces accusations. Le demandeur a fait valoir que la SAI n’avait pas tenu compte du fait que les accusations portées contre le défendeur étaient liées aux objectifs de sécurité énoncés à l’alinéa 3(1)h) de la LIPR. Le demandeur a également soutenu que la SAI n’avait pas examiné les questions de crédibilité dont elle avait été expressément saisie et qui concernaient les témoignages du défendeur et de son épouse. Selon le demandeur, les questions de crédibilité ont eu une incidence sur l’appréciation par la SAI de facteurs clés, notamment les remords du défendeur et son degré d’établissement au Canada, ainsi que les difficultés que son épouse subirait. Le demandeur a soutenu que l’analyse par la SAI des facteurs énoncés dans l’arrêt Ribic n’était pas intelligible, car elle ne comportait pas de raisonnement logique en raison d’incohérences internes.

[22] Le défendeur a soutenu que la décision de la SAI est raisonnable. Il a fait valoir que les motifs de la SAI n’avaient pas à être parfaits (citant Vavilov, au para 91) et que la décision de celle-ci était hautement discrétionnaire. Le défendeur a soutenu qu’il était loisible à la SAI de tirer les conclusions de fait qu’elle avait tirées au vu de la preuve dont elle disposait et que le ministre demandait à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, contrairement aux principes établis dans l’arrêt Vavilov. Le défendeur a soutenu que le rapport établi en vertu de l’article 44 n’était pas fondé sur l’interdiction de territoire pour grande criminalité, mais sur l’interdiction de territoire pour fausses déclarations, de sorte que le demandeur s’était appuyé à tort sur les objectifs de sécurité de la LIPR.

[23] Les parties ont également présenté des observations sur la question de savoir si les éléments de preuve dont disposait la SAI étayaient son raisonnement à l’égard de chacun des facteurs qu’elle avait appréciés au titre de l’arrêt Ribic.

[24] À l’audience devant la Cour, le demandeur s’est concentré sur les observations orales présentées à la SAI. Il a fait valoir que, dans sa décision, la SAI n’avait tenu compte ni des nombreuses questions de crédibilité soulevées par le ministre et débattues par les deux parties lors des plaidoiries ni de la décision de la Cour dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Liu, 2016 CF 460. Le demandeur a souligné que la SAI n’avait pas fourni d’explication raisonnable pour ses conclusions en réponse aux arguments principaux qui lui avaient été présentés. Dans ses observations orales, le défendeur a méthodiquement fait valoir que le raisonnement général de la SAI était raisonnable compte tenu de la preuve dont elle disposait. Il a également fait valoir que la SAI n’était pas tenue d’expliquer pourquoi elle avait accepté le témoignage, mais qu’elle l’aurait été seulement si elle ne l’avait pas accepté pour des raisons de crédibilité. Il a cherché à distinguer la décision Liu en raison de la nature de la fausse déclaration en cause. De plus, selon le défendeur, la preuve à l’appui de la conclusion de la SAI selon laquelle l’épouse allait subir des difficultés n’était pas controversée.

[25] J’ai conclu que la décision de la SAI était déraisonnable, principalement parce que les motifs de la SAI ne tenaient pas compte des questions clés expressément soulevées par le ministre au cours des observations présentées à la SAI. Le ministre a soulevé devant la SAI deux questions précises et connexes qui n’ont pas été analysées expressément, voire pas du tout, dans les motifs de la SAI. Ces questions portaient sur la crédibilité du défendeur et de son épouse (qui touchait plusieurs facteurs énoncés dans l’arrêt Ribic), ainsi que l’incidence des fausses déclarations graves et de l’absence de remords du défendeur sur le poids accordé à son degré d’établissement au Canada.

A. Les arguments présentés par le ministre à la SAI quant à la crédibilité

[26] Premièrement, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la crédibilité du défendeur et de son épouse était une question qui était à l’avant-plan lors de la présentation des observations à la SAI.

[27] Au cours de la partie de l’audience consacrée à la preuve, l’avocat du ministre a contre-interrogé le défendeur et son épouse au sujet des fausses déclarations dans les formulaires de demande de résidence permanente du défendeur et des incohérences dans leurs témoignages respectifs par rapport aux déclarations faites dans les formulaires et dans les communications orales avec un agent.

[28] Lors de sa plaidoirie, le conseil du défendeur a reconnu à juste titre devant la SAI que [traduction]« certaines mauvaises réponses ont été données » concernant la question de savoir si le défendeur avait été arrêté ou déclaré coupable d’un crime ou d’une infraction dans la demande de résidence permanente et qu’il y avait eu une erreur dans une réponse au sujet des mariages antérieurs parce que le mariage entre le défendeur et la femme à Malte n’avait pas été divulgué.

[29] Le conseil du défendeur, qui a été le premier à plaider dans le cadre de l’appel interjeté devant la SAI, a abordé de façon proactive la question de la crédibilité parce qu’il avait prévu, à juste titre, que l’avocat du ministre soulèverait cette question. Le conseil du défendeur et de son épouse a soutenu qu’ils étaient tous deux crédibles dans l’ensemble. Le conseil a abordé directement plusieurs questions de crédibilité précises :

  • a)La non-divulgation du mariage antérieur du défendeur et de son épouse (la parraine) lors d’appels téléphoniques avec l’agent en avril 2014, soulevée en contre-interrogatoire à l’aide des notes de l’agent mentionnant que le défendeur et son épouse n’avaient confirmé aucun autre mariage. Le conseil du défendeur a déclaré que celui-ci et son épouse n’avaient aucun souvenir d’un tel appel;

  • b)Un argument anticipé par le ministre selon lequel les fausses déclarations concernant les accusations criminelles et les deux mariages n’étaient pas commises par inadvertance, mais que le couple avait [traduction] « comploté pour mentir » sur la demande. Le conseil du défendeur a fait valoir qu’il [traduction] « ne s’agissait pas d’une fausse déclaration flagrante » et que le défendeur avait divulgué ses antécédents à Malte en fournissant un certificat de police et en admettant avoir eu deux mariages avec la personne qu’il l’avait parrainé, ce qu’il aurait pu facilement ne pas mentionner;

  • c)Le fait que les fausses déclarations figurant sur les formulaires de résidence permanente signés à l’aéroport étaient faites par inadvertance et par négligence, en raison de l’absence de traduction et de la tendance du défendeur à signer des documents [traduction] « superficiels » sans les examiner.

[30] L’avocat du ministre a également soulevé à maintes reprises la crédibilité du défendeur au cours des observations orales devant la SAI. L’avocat a soutenu que les fausses déclarations du défendeur pesaient lourdement contre l’appel interjeté par celui-ci et portaient atteinte à l’intégrité du système d’immigration canadien.

[31] Le ministre a fait valoir que la fausse déclaration faite par le défendeur au sujet des infractions criminelles passées n’était pas accidentelle ou non intentionnelle, mais délibérée : [traduction] « Il a choisi, et son épouse a choisi, de sa propre initiative, de fournir de faux renseignements dans sa demande de résidence permanente […] parce qu’il ne voulait pas que le traitement de sa demande soit ralenti ou que celle-ci puisse être refusée de quelque façon que ce soit. »

[32] Le ministre a également fait valoir que :

  • a)le témoignage de l’épouse du défendeur selon lequel elle n’avait pas accès à des interprètes dans un centre où elle a demandé de l’aide pour remplir les formulaires n’était [traduction] « tout simplement pas crédible »;

  • b)ni le défendeur ni son épouse n’étaient crédibles, en renvoyant aux nombreuses contradictions relevées à l’audience entre leur témoignage et les documents et leurs discussions avec l’agent au sujet de mariages antérieurs;

  • c)le défendeur a tenté de se dégager de toute responsabilité à l’égard des fausses déclarations en rejetant le blâme sur les autres;

  • d)le défendeur a déclaré à tort qu’il ne pouvait pas travailler à Malte, mais a déclaré dans sa demande qu’il y avait bel et bien travaillé.

[33] Le ministre a conclu en affirmant que le formulaire de demande de résidence permanente était clair quant à la vérité et contenait des avertissements concernant les conséquences des fausses déclarations, y compris l’exclusion du Canada et l’interdiction de territoire pour fausses déclarations. L’avocat du ministre a déclaré, au sujet du défendeur :

[traduction]

Et il l’a signé. Donc, les conséquences sont là, les avertissements sont là, il voudrait simplement nous faire croire : « Je viens de signer le document à l’aveuglette et je n’ai pas pris la peine de le lire ». Et j’ai déjà mentionné que je n’avais pas trouvé cela crédible. Je pense qu’il y a eu une tentative délibérée de cacher des renseignements et que son épouse s’est rendue complice en l’aidant à cacher ces renseignements, ne voulant pas que les autorités canadiennes de l’immigration le sachent.

[34] De toute évidence, les observations du ministre ont beaucoup insisté sur le manque de crédibilité du défendeur et de son épouse durant leur témoignage et sur la nature intentionnelle ou consciente des nombreuses fausses déclarations faites par les deux personnes.

[35] La question en l’espèce n’est pas de savoir quelle partie a eu raison sur l’une ou l’autre des observations qu’elle a présentées à la SAI. Il s’agit du fait que la crédibilité a été soulevée à maintes reprises et qu’elle était une question centrale au cours des observations orales, avec des renvois précis à des incohérences et à des communications antérieures avec le défendeur et avec son épouse qui l’a parrainé. Les deux parties ont présenté des positions très opposées : soit le défendeur et son épouse ont été honnêtes et francs, soit chacun d’eux a délibérément déformé les faits sur plusieurs points afin d’induire les autorités en matière de l’immigration en erreur.

[36] Je ne conclus pas que la SAI était tenue en droit d’examiner expressément chacun des arguments relatifs à la crédibilité soulevés par le ministre ou, de façon générale, que chaque fois qu’une question de crédibilité est soulevée, elle doit être expressément abordée dans les motifs de la SAI. De plus, je suis conscient que la SAI a entendu le témoignage des témoins. Je ne formule aucune conclusion quant à la crédibilité de l’un ou l’autre des témoins.

[37] Le problème est plutôt que, face à l’omniprésence d’observations concernant la crédibilité de deux témoins critiques, la SAI n’a tiré aucune conclusion expresse et n’a fourni aucun raisonnement sur la question de savoir si le témoignage du défendeur ou de son épouse était crédible (c.-à-d. vraisemblable et fiable). Pour préciser, les motifs de la SAI sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Ribic ne font que peu ou pas de lumière sur la façon dont la SAI a résolu les questions de crédibilité soulevées par le ministre :

  • La SAI a conclu que les fausses déclarations du défendeur étaient importantes dans la décision de lui accorder le statut de résident permanent. La SAI a conclu que les fausses déclarations étaient [traduction] « sérieuses » et n’ont pas [traduction] « peser en sa faveur » dans l’appréciation. Ces conclusions générales pourraient donner à penser que les fausses déclarations du défendeur n’étaient pas faites par inadvertance, mais il n’y a aucun raisonnement à l’appui d’un argument de crédibilité connexe. Si la SAI a résolu les questions de crédibilité qui avaient une incidence sur la gravité des fausses déclarations, elle n’a pas partagé son analyse dans ses motifs.

  • La SAI a conclu qu’en imputant ses fausses déclarations à d’autres, le défendeur n’avait pas manifesté de remords. Cela donne à penser que la SAI a conclu que le défendeur était responsable des fausses déclarations, mais, encore une fois, aucun raisonnement sur sa crédibilité n’a eu d’incidence sur les conclusions relatives à l’absence de remords.

  • La SAI a souligné que l’épouse du défendeur avait témoigné qu’elle avait apporté ses formulaires de parrainage à un centre d’aide et qu’elle savait à l’époque que son époux avait été en prison. Elle a également déclaré dans son témoignage que la réponse donnée à la question sur la criminalité du défendeur à l’étranger était erronée, car ce n’était pas elle qui avait rempli les formulaires. La SAI n’a tiré aucune conclusion et n’a fourni aucun raisonnement quant à sa crédibilité découlant du contenu de ses formulaires de parrainage.

  • La SAI n’a fait aucun commentaire sur les déclarations faites par le défendeur et son épouse dans les formulaires de demande à l’agent en 2014 au sujet des mariages antérieurs contractés par le défendeur.

  • La SAI n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité du témoignage de l’épouse du défendeur concernant les difficultés qu’elle subirait s’il était renvoyé du Canada.

[38] Le défaut de la SAI de traiter de manière significative les questions de crédibilité soulevées de manière si évidente par le ministre soulève des préoccupations importantes quant à sa réceptivité aux observations des parties, en particulier à celles du ministre, lors de l’audience : Mason, au para 27. En l’espèce, ce défaut soulève également des doutes secondaires, mais toujours évidents, au sujet de la transparence : voir Administration de l’aéroport international de Vancouver c Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 RCF 425 au para 16d); Canada (Citizenship and Immigration) v Kalantari, 2023 FC 1759 aux para 32-35.

[39] Compte tenu des autres doutes connexes soulevés plus bas, il n’est pas nécessaire de déterminer en l’espèce si ces doutes en matière de réceptivité et de transparence sont suffisants en eux-mêmes pour obliger la Cour à annuler la décision de la SAI.

B. L’incidence des fausses déclarations et de l’absence de remords sur le degré d’établissement

[40] La deuxième question clé non abordée dans la décision de la SAI concernait l’argument du ministre au sujet du degré d’établissement du défendeur au Canada.

[41] Au cours de ses observations orales devant la SAI, le ministre a fait valoir que [traduction] « la façon dont une personne a obtenu son statut de résident permanent » (en l’espèce, au moyen de fausses déclarations) était pertinente quant au degré d’établissement du défendeur au Canada. Lors de l’audience devant la SAI, l’avocat du ministre a lu à haute voix le passage suivant tiré du paragraphe 29 de la décision du juge Zinn dans l’affaire Liu :

À mon avis, il [une fausse déclaration] s’agit d’un facteur pertinent lors de l’examen du degré d’établissement d’une personne. Agir autrement équivaut à placer le fait de frauder l’immigration sur un pied d’égalité avec la personne qui a respecté la loi. Que l’effet de la fraude vise à réduire l’établissement à zéro ou à quelque chose de plus est une question laissée à la discrétion du décideur sur la foi des faits particuliers qui lui sont présentés.

Je souligne que le juge Zinn a conclu ce paragraphe souvent cité par la phrase suivante : « Mais elle doit être prise en compte. »

[42] Après avoir lu ce passage, l’avocat du ministre a affirmé à la SAI ce qui suit :

Et en l’espèce, je pense que si l’appelant avait été honnête et franc dès le début, dès son enquête, vous auriez peut-être pu accorder plus de poids à son degré d’établissement. Mais je pense qu’à ce stade particulier — parce qu’il s’en lave les mains, il refuse d’accepter toute responsabilité et il n’a manifesté absolument aucun remords pour ses fausses déclarations — son degré d’établissement devrait recevoir un — devrait être égal à zéro.

[Non souligné dans l’original.]

[43] Dans la décision Liu, le juge Zinn a essentiellement pris acte du même argument et a conclu que la SAI avait commis une erreur en ne soupesant pas correctement le degré d’établissement au Canada : Liu, aux para 28, 29, 32. Voir aussi Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 542 au para 24; Abeid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 413 au para 47; Dessie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 397 au para 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ndir, 2020 CF 673 au para 37.

[44] En l’espèce, en plus de sa conclusion selon laquelle le défendeur avait fait de fausses déclarations graves, la SAI a conclu qu’en rejetant la responsabilité de ses déclarations sur les autres, il n’avait pas manifesté de remords pour ses actes. Cependant, je ne puis déceler aucun examen de l’argument du ministre concernant l’incidence des fausses déclarations graves, ou de la conclusion selon laquelle le défendeur jette le blâme sur les autres et fait preuve d’une absence de remords, sur le poids accordé au degré d’établissement du défendeur au Canada.

[45] Le fait que la SAI n’a même pas pris acte de ces arguments et qu’elle n’a pas fourni de raisonnement adapté soulève des doutes importants quant à la justification et à la transparence, doutes qui minent le caractère raisonnable de sa décision : Vavilov, aux para 127, 128; Liu, aux para 28, 29, 32.

C. Les erreurs de la SAI ont-elles rendu sa décision déraisonnable?

[46] Ces deux questions étaient suffisamment importantes pour la position du ministre dans l’appel interjeté devant la SAI, et suffisamment centrales ou importantes pour la décision de la SAI dans son ensemble, pour que son défaut de les examiner ait rendu la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Mason, aux para 91-95.

[47] Le degré d’établissement au Canada et les difficultés subies par son épouse constituaient deux facteurs importants dans les motifs de la SAI qui l’emportaient sur la gravité des fausses déclarations.

[48] En ce qui concerne le degré d’établissement, bien que la SAI ait conclu que les sept années passées au Canada n’étaient pas significatives, elle a conclu que le défendeur était propriétaire d’une maison dans laquelle il vivait avec son épouse et l’une de leurs filles (bien que le ministre ait contesté la question de savoir si la fille y habitait réellement). De plus, il possédait et exploitait une entreprise de nettoyage chargée de nettoyer trois immeubles commerciaux et travaillait avec six personnes dans cette entreprise. Le degré d’établissement avait une incidence importante sur la décision générale au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR parce que la SAI a conclu que le degré d’établissement du défendeur au Canada était [traduction] « significatif » et que cela pesait en sa faveur en appel. Le fait qu’elle n’a pas examiné adéquatement l’incidence des fausses déclarations et de l’absence de remords sur le poids accordé à son degré d’établissement a eu des répercussions directes sur ces conclusions précises et sur la décision générale de la SAI au titre de l’alinéa 67(1)c).

[49] Les difficultés subies par l’épouse du défendeur ont également été un facteur important dans l’appréciation par la SAI des facteurs qui ont favorisé une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La SAI s’est appuyée sur le témoignage de l’épouse pour déterminer qu’elle connaîtrait des difficultés émotionnelles et financières si le défendeur était renvoyé du Canada.

[50] L’appréciation de ces deux facteurs par la SAI peut avoir été influencée par la décision quant à la crédibilité du témoignage des deux témoins.

[51] Dans les motifs de la SAI, deux autres facteurs militaient en faveur d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’un concernait les liens du défendeur avec le Canada, en raison de la présence de son épouse et de sa fille vivant avec eux. L’autre était l’absence d’établissement en Turquie et les liens minimes avec ce pays (la SAI a qualifié la mère, les frères et sœurs et les autres membres de la famille qui vivaient là-bas de famille [traduction] « élargie »). Bien que le raisonnement de la SAI ne révèle pas le poids relatif accordé à ces facteurs, il n’est pas nécessaire de les analyser.

[52] Dans les circonstances, le raisonnement de la SAI en ce qui a trait à la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées et à la transparence comportait des lacunes qui compromettaient directement deux facteurs importants dans son appréciation des facteurs énoncés dans l’arrêt Ribic effectuée au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. La décision de la SAI doit être annulée au motif qu’elle est déraisonnable.

IV. Conclusion

[53] La demande sera accueillie et la décision de la SAI sera annulée. L’appel du défendeur sera renvoyé pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué. Conformément à l’arrêt Vavilov, les présents motifs ne font aucun commentaire sur le bien-fondé de la demande de dispense par le défendeur au titre de l’alinéa 67(1)c).

[54] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel, et l’affaire n’en soulève aucune.

[55] Comme je l’ai mentionné à la fin de l’audience, je tiens à souligner le plaidoyer minutieux et compétent des avocats des deux parties dans la présente instance.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER NO IMM-5953-22

  1. La demande est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 13 juin 2022 est annulée. L’appel du défendeur est renvoyé à la Section d’appel de l’immigration pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5953-22

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c ISMAIL GUCLU

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JUILLET 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

LE JUGE A. D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 JANVIER 2024

COMPARUTIONS :

Bradley Bechard

Allison Grandish

POUR LE DEMANDEUR

 

Lisa R.G. Winter‑Card

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lisa R.G. Winter‑Card

Welland (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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