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Date : 20060407

Dossier : T-1358-03

Référence : 2006CF456

Ottawa (Ontario), le 7 avril 2006

En présence de madame la protonotaire Tabib

ENTRE :

GEORGES VILLENEUVE

Demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Le caporal Georges Villeneuve poursuit la Couronne pour obtenir, en vertu de l'article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) compensation pour des dommages résultant de maladies ou blessures - notamment le syndrome de stress post-traumatique - subies ou aggravées lors de son service militaire et résultant d'une violation de ses droits garantis par l'article 7 de la Charte.

[2]                La Cour est saisie d'une requête de la défenderesse visant principalement à faire radier l'action du demandeur au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action raisonnable.

[3]                L'action du demandeur fait partie d'un groupe de quelque 28 actions similaires, entreprises par d'ex-militaires et dont la soussignée est chargée de la gestion. Suite à la décision de la Cour d'appel dans deux de ces actions, (Dumont c. Canada, [2004] 3 R.C.F. 338, (ci-après, « Dumont-Drolet » ) applicable aux actions entreprises par Georges Dumont et Jean-Claude Drolet), les actions ont été amendées de façon à ne plaider que la violation de l'article 7 de la Charte, la Cour d'appel ayant déterminé que les causes d'action en responsabilité civile ou en violation d'un devoir de fiduciaire étaient interdites par l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'état et le contentieux administratif (L.R.C. 1985, c. C-50, la « Loi sur la responsabilité de l'état » ). À ces actions amendées, la défenderesse oppose une panoplie de moyens de non recevabilité, dont la majorité sont communs à toutes les actions, mais dont l'applicabilité spécifique peut varier selon les circonstances propres à chaque cas. Afin d'éviter une reprise de ce qui s'est produit dans le cas de Messieurs Drolet et Dumont - où la requête en rejet qui devait être une « cause type » applicable à tous les dossiers n'a finalement mené qu'à des amendements génériques produits à la chaîne et à une nouvelle ronde de requêtes en rejet - j'ai ordonné que des requêtes en radiation soulevant tous les moyens de radiation pressentis par la défenderesse soient présentées pour chaque dossier. Ainsi, tout en traitant chaque cas selon les faits et circonstances qui lui sont propres, la Cour et les parties pourront néanmoins dégager des thèmes communs et des principes généraux formant, idéalement, une trame cohérente.

[4]                La présente requête s'inscrit donc dans la foulée des décisions rendues dans Bernath c. Canada, 2005 CF 1232 (ci-après, « Bernath » ), et Dumont c. Canada 2006 CF 355 (ci-après, « Dumont » ).

[5]                Les moyens soulevés par la défenderesse dans le cas présent sont les suivants :

a)       Malgré les amendements, l'action demeure essentiellement une action en responsabilité civile interdite par l'article 9 de la Loi sur la responsabilité de l'état.

b)       L'action ne révèle aucune cause d'action fondée sur les articles 7 et 24 de la Charte en ce que :

i)        Le demandeur n'invoque aucun principe de justice fondamentale auquel l'atteinte alléguée ne serait pas conforme.

ii)       Le recours du demandeur en vertu de l'article 24 de la Charte demeure interdit par l'article 9 de la Loi sur la responsabilité de l'état et constituerait une demande de double compensation pour une perte déjà indemnisée.

c)       La Cour n'a pas juridiction vu le défaut du demandeur d'épuiser ses recours en vertu du mécanisme des griefs prévu à l'article 29 de la Loi sur la défense nationale L.R.C. (1985), ch. N-5.

d)       L'action du demandeur est prescrite.

e)       Subsidiairement, la défenderesse demande la radiation de près de 30 paragraphes de la déclaration amendée aux motifs qu'ils sont vagues, généraux, non appuyés de faits pertinents, ou redondants.

LES ALLÉGATIONS DE LA DÉCLARATION

[6]                Tout comme dans le cas de Messieurs Dumont et Drolet, la déclaration amendée contient des allégations générales à l'effet que la défenderesse a, de façon systémique :

·         mis sur pied un système de tutelle et d'obéissance totale, dans tous les aspect de la vie des militaires, y compris l'accès aux soins médicaux ;

·         omis de reconnaître l'existence de la maladie mentale chez ses membres ;

·         sciemment omis de se conformer à son obligation d'analyse et de préparation aux missions étrangères visant à éviter de mettre en péril la vie et la santé des militaires ;

·         omis de préparer adéquatement le demandeur aux risques exceptionnels mais bien connus de ces missions ;

·         omis de prodiguer un suivi médical ou un service de thérapie ou d'aide à ses membres au retour de missions, malgré le fait que l'aspect traumatisant des missions était bien connu ; et

·         permis que ses membres soient sujets au harcèlement, à l'abus d'autorité et à l'imposition de surcharge de travail.

[7]                Ces allégations générales sont des copies conformes des allégations contenues dans les déclarations amendées de Messieurs Dumont et Drolet. Elles sont donc, de par leur nature, générales et non détaillées, ne se rattachant aux circonstances spécifiques du demandeur que par l'usage d'expressions telles « en raison des faits plus hauts mentionnés » ou « tel que décrit plus haut dans la présente déclaration » .

[8]                Au chapitre des circonstances spécifiques au demandeur, on trouve les allégations suivantes :

·         Le demandeur est devenu membre des forces armées en 1981 et fut libéré pour causes médicales en février 2002 ;

·         Il a participé à quatre missions étrangères soit à Chypre en 1985, en Israël en 1989, dans le Golfe Persique en 1991 et en Bosnie en 1995 ;

·         C'est en 1991, lors de sa participation à la guerre du Golfe, qu'il « a été témoin d'atrocités liées à la guerre » et a « vécu dans un insoutenable climat d'insécurité, de stress et de peur et ce, de façon continuelle lui faisant constamment craindre pour sa propre vie » ;

·         En 1995, le demandeur a rempli un formulaire devant être remis à la Clinique de la guerre du Golfe, au Centre médical de la Défense nationale d'Ottawa ;

·         Sur l'insistance du demandeur, ce formulaire, qui « traînait » au bureau du docteur Fortier à Valcartier depuis un an, a été remis à la Clinique de la guerre du Golfe ;

·         Les spécialistes de la Clinique de la guerre du Golfe ont diagnostiqué chez le demandeur un trouble de stress post traumatique en 1996, et sa thérapie a débuté en février 1997.

·         En plus du docteur Scott, médecin traitant à Ottawa, le demandeur était traité ou suivi par trois médecins de Valcartier, nommément, les docteurs Fortier, Pépin et Martineau. Il a de plus reçu l'autorisation de suivre dix sessions avec une thérapeute civile d'Ottawa, Madame Keeler ;

·         Les opinions, traitements et recommandations des médecins de Valcartier et d'Ottawa étaient contradictoires ;

·         Les médecins de Valcartier ont harcelé et fait des pressions indues sur le demandeur et son épouse pour qu'il cesse de se faire traiter à Ottawa ;

·         Sur recommandations des médecins de Valcartier, le demandeur s'est vu imposer des tâches ingrates ;

·         En août 1998, le demandeur fut transféré à Ottawa et ce, jusqu'à sa libération. Aucune allégation spécifique n'apparaît à la demande pour la période postérieure à ce transfert.

ANALYSE

[9]                Comme il sera plus amplement discuté plus loin, j'ai conclu que l'action du demandeur devait être rejetée pour défaut de juridiction, vu l'existence d'un recours approprié en vertu de l'article 29 de la Loi sur la défense nationale. En conséquence, il ne serait pas nécessaire pour moi de considérer les autres moyens de rejet soumis par la défenderesse. Néanmoins, vu la possibilité d'un appel, il importe d'assurer la détermination complète de tous les moyens préliminaires proposés.

[10]            J'analyserai donc chaque moyen soulevé par la défenderesse, selon l'ordre dans lequel ils ont été soumis dans la requête et énumérés plus haut.

a)          L'action du demandeur demeure une action en responsabilité civile interdite par l'article 9 de la Charte :

[11]            Outre l'argument voulant que la déclaration n'identifie pas le ou les principes de justice fondamentale auxquels les actions de la défenderesse auraient contrevenu, et sur lequel je reviendrai plus loin, la défenderesse soumet que la déclaration n'est autre qu'une action en responsabilité civile déguisée, puisqu'elle n'allègue rien de plus, et ne cherche aucun chef de dommage autre que ce qui était déjà devant la Cour d'appel fédérale dans Dumont-Drolet lorsque celle-ci a déterminé que les actions telles que formulées étaient interdites pas l'article 9 de la Loi sur la responsabilité de l'état.

[12]            Cet argument a déjà été soulevé par la défenderesse dans les cas de Canada c. Prentice, 2005 CAF 395 (en appel de 2004 CF 1657) et de Dumont.

[13]            Le cas de Prentice, même s'il mettait en cause un membre de la Gendarmerie royale du Canada plutôt que des Forces armées, est pertinent puisqu'il appert des motifs de la Cour d'appel que les allégations de la déclaration amendée avaient été rédigées par les mêmes procureurs qu'en l'instance, et en réaction à l'arrêt Dumont-Drolet. Le résumé des allégations laisse d'ailleurs entrevoir clairement que la déclaration dans Prentice utilisait le même gabarit que la déclaration en l'instance. En première instance, le Juge Blanchard a conclu que la défenderesse n'avait pas démontré, hors de tout doute, que la déclaration soit dépourvue de tout fondement. La Cour d'appel, pour sa part, s'est refusée à se prononcer sur cette question, en étant venue à la conclusion que l'action devait être rejetée au motif que le demandeur ne s'était pas prévalu des recours administratifs qui auraient pu établir l'indemnité « de base » devant servir de point de départ à l'établissement d'une indemnité additionnelle éventuelle.

[14]            J'ai moi-même considéré la question dans Dumont, précité, et en suis venue à la conclusion suivante :

« [42]       Lisant, comme il se doit, les déclarations en leur ensemble et en contexte, de façon généreuse, et ignorant leur tendance malheureuse à emprunter le langage de la responsabilité civile et du devoir de fiduciaire, les propositions factuelles suivantes peuvent en être dégagées : Que la défenderesse a, de façon systémique et injustifiée, ignoré ou refusé de reconnaître un facteur de risque particulier à la santé et l'intégrité de ses soldats, soit l'intégrité de leur santé mentale. Les divers faits et circonstances plaidés pourraient servir à illustrer ou démontrer l'existence de cette omission systémique de considérer, de parer à et de traiter ce type particulier de blessures ou d'affections. Selon la plaidoirie orale des procureurs des demandeurs à l'audience, ces actions de la défenderesse mettraient en jeu des principes de justice fondamentale ayant trait à la discrimination, l'égalité devant la loi, la protection contre l'arbitraire et le devoir d'une personne en position d'imposer un travail à une autre d'en limiter les risques inhérents.

[43]          Les principes juridiques qui peuvent constituer un principe de justice fondamentale ne sont pas prédéterminés (Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486). Il m'apparaît impossible de conclure, sur une requête préliminaire en rejet, qu'il est manifeste que les principes juridiques invoqués par les demandeurs en plaidoirie orale ne constitueraient pas des principes de justice fondamentale, que le comportement systémique allégué à l'encontre de la défenderesse n'y contreviendrait pas ou que ce comportement n'ait pas causé ou contribué aux atteintes dont se plaignent les demandeurs. »

[15]            Tel que noté plus haut, les allégations de conduite systémique en l'instance sont rigoureusement les mêmes que dans Dumont ; ayant déterminé qu'il n'était pas manifeste qu'une telle conduite n'ait aucune chance que ce soit de pouvoir fonder un recours basé sur une violation de l'article 7 de la Charte, le résultat devrait, en principe, être le même en l'instance.

[16]            Je note toutefois que si les circonstances générales alléguées sont les mêmes, les faits spécifiques plaidés par le demandeur en l'instance comportent des différences significatives. En effet, contrairement aux allégations dans Dumont, le demandeur en l'instance n'allègue pas que le refus de reconnaître ou traiter sa maladie suite à la guerre du Golfe ait aggravé son état ; qui plus est, la déclaration contient des allégations précises tendant à contredire l'allégation générale voulant que la défenderesse ait systématiquement refusé de reconnaître et traiter sa maladie, du moins, à compter de 1995. En effet, le demandeur prétend avoir été affecté par une conduite systémique caractérisée par le refus de reconnaître et de traiter les maladies mentales alors même qu'il admet que son propre syndrome de stress post traumatique a été dépisté et diagnostiqué suite à une initiative de la défenderesse entreprise en 1995, et que les agissements spécifiques dont il se plaint ont tous trait aux divergences d'opinions professionnelles de ses médecins quant aux traitements approuvés et entrepris à son égard dès 1997.

[17]            Ces lacunes et contradictions dans la déclaration sont sérieuses. Si je n'avais, pour d'autres motifs, conclu au rejet de l'action, elles auraient justifié la radiation d'au moins une partie de la déclaration, avec faculté d'amender, mais non le rejet de l'action elle-même. En effet, il resterait toujours au minimum, comme base possible de recours, l'allégation du défaut de préparation systémique, que j'aurais hésité à écarter sur requête préliminaire en radiation.

b)          Les articles 7 et 24 de la Charte :

[18]            Ces mêmes arguments m'ont été soumis dans le cas de Dumont et n'ont pas été retenus. Les motifs exprimés pour rejeter ces arguments au stade de la requête en rejet demeurent applicables en l'espèce.

c)          La Cour n'a pas juridiction vu le défaut du demandeur d'épuiser ses recours en vertu du mécanisme de griefs prévu à l'article 29 de la Loi sur la défense nationale.

[19]            L'article 29 de la Loi sur la défense nationale prévoit un mécanisme de présentation et de détermination des griefs. Le demandeur en l'instance ne s'est pas prévalu de ce mécanisme, et n'a formulé aucun grief à l'égard des faits, circonstances et causes d'action allégués dans la déclaration.

[20]            La défenderesse soumet que l'existence de ce processus de recours interne prive cette Cour de juridiction pour connaître du présent litige, le demandeur étant obligé de se prévaloir du recours administratif prévu par la Loi.

[21]            La décision de la Cour suprême du Canada dans Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146 a considérablement clarifié et raffermi le droit en matière de la compétence des tribunaux dans les cas où un recours administratif est prévu. Il semble aujourd'hui incontestable que lorsqu'un litige entre dans le champs d'application d'un régime administratif de règlement des différends, la Cour doit décliner juridiction au profit du tribunal administratif compétent, à moins qu'il ne soit établi que le régime prévu par la loi n'offre pas la réparation demandée, ou encore qu'en raison d'un conflit particulier et individualisé, le recours au tribunal administratif ne soit pas approprié (notamment, dans le cas de dénonciateurs).

[22]            Les questions qui doivent être déterminées en l'instance se résument donc à savoir :

-                      si la nature du différend entre dans le champ de compétence de l'autorité de grief ;

-                      si l'autorité de grief a compétence pour accorder la réparation demandée ; et

-                      s'il existe des motifs de conclure que le recours au mécanisme de grief ne soit pas approprié dans les circonstances.

Compétence de l'autorité de grief sur la nature du différend :

[23]            Dans ses représentations écrites, le demandeur présentait un argument à l'effet qu'en raison du fondement constitutionnel de la réclamation, il existe un doute quant à la compétence de l'autorité de grief, et que l'accès aux tribunaux doit de toutes façons être privilégié. Ces moyens n'ont pas été vigoureusement avancés en plaidoirie orale. J'avais d'ailleurs déjà opiné, dans le cadre de la décision Bernath, que le chef d'état major avait non seulement la compétence voulue pour déterminer si une violation de la Charte avait eu lieu et pour accorder, le cas échéant, une réparation « juste et convenable » , mais qu'il était, lorsque saisi d'un grief, le tribunal le plus accessible et donc approprié pour déterminer ces questions. Les motifs de la Cour d'appel dans Prentice sont de plus, sur ce point, concluants et déterminants:

« [51]       Il est maintenant reconnu qu'un arbitre a compétence pour appliquer la Charte au même titre que les autres lois du pays.

Dans l'application du droit du pays aux litiges qui lui sont soumis, que ce soit la common law, le droit d'origine législative ou la Charte, l'arbitre peut accorder les réparations que la législature ou le Parlement l'a habilité à accorder dans les circonstances. Ainsi, un arbitre peut considérer la Charte, conclure que sont inopérantes les lois qui n'y sont pas conformes, puis accorder des réparations dans l'exercice des pouvoirs que lui confère le Code du travail ... . Si un arbitre peut conclure qu'une loi porte atteinte à la Charte, il semble qu'il puisse déterminer si un comportement dans l'administration de la convention collective viole la Charte et également accorder des réparations

(Weber, au par. 61; Douglas/Kwautleen Faculty Assu. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, à la p. 597). »

« [53]       Un arbitre est aussi un tribunal compétent, si sa loi habilitante l'y autorise, pour accorder des dommages-intérêts pour une violation de la Charte, "en supposant qu'il convient d'accorder des dommages-intérêts dans un tel cas" (Weber, aux par. 62 et 75) (Voir, aussi, Boucher c. Stelco Inc., [2005] A.C.S. no 35, 2005 CSC 64, au par. 29). »

[24]            Dans sa plaidoirie orale, le procureur du demandeur a soumis que le libellé de l'article 29 de la Loi sur la défense nationale restreignait le champs d'application du processus de griefs aux matières purement administratives, de sorte que le présent litige, portant sur l'obligation constitutionnelle de la défenderesse de voir à la sécurité de ses militaires, échapperait à ce régime de griefs.

[25]            Le paragraphe 29(1) de la Loi sur la défense nationale se lit comme suit :

« Droit de déposer des griefs

29. (1) Tout officier ou militaire du rang qui s'estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi. »

« Right to grieve

29. (1) An officer or non-commissioned member who has been aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Canadian Forces for which no other process for redress is provided under this Act is entitled to submit a grievance."

[Les soulignés sont de moi]

[26]            La formulation actuelle de cet article est le fruit d'un amendement législatif (Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d'autres lois en conséquence L.C. 1998, chap. 35) entré en vigueur le 15 juin 2000. Auparavant, l'article 29 se lisait comme suit :

29. « Sauf dans le cas d'une affaire pouvant régulièrement faire l'objet d'un appel ou d'une révision aux termes de la partie IX, l'officier ou l'homme qui s'estime lésé d'une manière ou d'une autre peut, de droit, en demander réparation auprès des autorités supérieures désignées par règlement du gouverneur en conseil, selon les modalités qui y sont fixées. »

29. "Except in respect of a matter that would properly be the subject of an appeal or petition under part IX, an officer or man who considers that he has suffered any personal oppression, injustice or other ill-treatment or that he has any other cause for grievance, may as a matter of right seek redress from such superior authorities in such manner and under such conditions as shall be prescribed in regulations made by the Governor in Council."

[Les soulignés sont de moi]

[27]            C'est cette version antérieure de l'article 29 que j'analysais dans Bernath en ces termes :

« [35]               Notre Cour, dans l=affaire Jones c. Canada, [1994] A.C.F. no. 1742 décrivait ainsi l=étendue de l=application du mécanisme de grief prévu à l=article 29 de la Loi sur la défense nationale:

A[9] Par conséquent, ce motif justifie la radiation intégrale de la déclaration. Celle-ci pourrait également être radiée en vertu des dispositions de la Loi sur la Défense nationale, qui prévoit une voie de recours précise, ainsi que l'avocat des défendeurs le souligne à la page 24 de la transcription:

A[...] [TRADUCTION] c'est le libellé le plus large possible [de l'article 29 de la Loi] qui englobe toute formule, toute tournure, toute expression d'injustice, d'iniquité, de discrimination ou de quoi que ce soit. Ça englobe tout. Ça n'écarte rien, Ça comprend absolument tout.@

Il ne s'agit donc pas d'une situation relevant de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique.

[10] Le Parlement a adopté les diverses dispositions de la Loi sur la Défense nationale et il est clair que l'article 29 s'applique en l'espèce. À la page 30 de la transcription, l'avocat des défendeurs fait valoir que:

A[TRADUCTION] Il n'existe, dans aucune autre loi du Canada, de disposition équivalente à l'article 29 et s'appliquant, comme lui, à toute une gamme de torts, effectifs, présumés ou imaginés, et permettant à une personne d'en obtenir réparation quelle qu'en soit la cause. Voilà la différence entre un civil et un militaire.@

Par conséquent, la requête en radiation de déclaration, présentée par les défendeurs, est accueillie avec dépens, sans préjudice du droit qu'a le demandeur d'intenter une nouvelle action ou d'exercer les recours prévus par la Loi sur la défense nationale, si ces recours lui sont encore ouverts.@

[36]          De même, la Cour, dans Pilon c. Canada, [1996] A.C.F. no. 1200 s=exprimait ainsi:

AThe National Defence Act, R.S.C. 1985, c. N-5, section 29, provides for a redress of grievance procedure wherein members of the military may have any issue adjudicated which deals with "personal oppression, injustice or other ill-treatment" or "any other cause for grievance". This Court has held that where such an expansive resolution mechanism exists the complainant is required to pursue a remedy through this statutory mechanism before turning to the civil courts for relief (Gallant v. The Queen in Right of Canada (1978), 91 D.L.R. (3d) 695, and Jones v. Her Majesty the Queen and Major D.R. Harris, (23 November 1994), T-236-94, [1994] F.C.J. No. 1742.@

[Les soulignés sont de moi]

[37]          Ainsi donc, il semble que le mécanisme de grief prévu à l=article 29 de la Loi sur la défense nationale constitue le plus exhaustif de tous les recours, au delà même des mécanismes prévus dans la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-35 (ALRTFP@). »

            et plus loin, au paragraphe 66 des mêmes motifs :

« [66]               Je ne crois pas que les propos du Juge Binnie dans Vaughan doivent nécessairement être limités à la stricte matière des relations de travail. Si les principes énoncés dans Vaughan sont articulés autour de la notion de relations de travail, c=est que tant le mécanisme de griefs de l=article 91 de la LRTFP que le litige en cause dans cette affaire visaient exclusivement les relations de travail. Au contraire, le régime prévu par la Loi sur la défense nationale est exhaustif et sans restriction. En cela, il reflète la réalité même sur laquelle se fonde les arguments de Charte du demandeur, à l=effet que les membres des forces armées ne sont pas des employés liés par contrat, mais enrôlés unilatéralement; que les structures administratives, la chaîne de commandement, les relations complexes entres les membres des forces armées et le commandement et la vie militaire elle-même sont entièrement définies par la Loi sur la défense nationale et ses Ordonnances et Règlements Royaux. (Jones, supra; Gallant c. La Reine, 91 D.L.R. (3d) 695 (C.F.)). Le caractère exhaustif de la réglementation de la vie militaire va donc de pair avec le caractère exhaustif du mode de règlement des différends. C=est l=efficacité même de ce mode global de règlement des différends prévu par la Loi sur la défense nationale qui est attaquée si les tribunaux ne font preuve de réserve qu=en matière stricte de relations de travail. Le devoir de réserve des tribunaux envers les recours qui relèvent de la procédure de grief prévu par la Loi sur la défense nationale s=applique donc avec autant de force. »

[28]            L'argument du demandeur ne porte pas sur le libellé de l'article 29 de la Loi sur la défense nationale d'avant juin 2000, mais sur son libellé tel qu'amendé. En effet, il ne fait selon moi aucun doute, en se fondant tant sur le texte de l'article 29 tel qu'il se lisait que sur l'interprétation jurisprudentielle qui en a été fait, que le recours du demandeur en l'instance tombe dans le champs d'application du mécanisme de grief tel qu'alors défini. Ainsi donc, l'argument du demandeur est essentiellement à l'effet que par l'amendement apporté à l'article 29 de la Loi sur la défense nationale, le législateur a effectivement restreint le champs d'application du mécanisme de griefs aux plaintes fondées sur des décisions, actes ou omissions à caractère purement administratif, excluant en conséquence l'objet du présent litige. Je ne souscris pas à cet argument.

[29]            Mentionnons en premier lieu que même si l'on devait prendre pour acquis que l'introduction des expressions « dans les affaires » ou « in the administration of the affairs » dans l'article 29 vise à restreindre la définition des matières pouvant être sujettes à grief, les circonstances donnant lieu au recours du demandeur n'en tomberaient pas moins dans le champs d'application de l'article 29. En effet, les manquements allégués, qu'ils soient à l'égard de qualité de l'entraînement et de la préparation aux missions, de la reconnaissance et du traitement des conditions médicales, de l'instauration et l'application des systèmes d'obéissance et d'autorité au sein des Forces armées ou de la gestion des tâches, sont clairement des actes, omissions ou décisions dans les affaires des forces armées. Si tant est qu'il faille donner un effet particulier à l'expression anglaise « in the administration of the affairs » , c'est à l'égard du sujet de la décision, de l'acte ou de l'omission que cet effet se ferait sentir, et non à l'égard de la nature de l'impact que cette décision peut avoir sur les militaires affectés.

[30]            Qui plus est, pour suivre le demandeur dans sa démarche, il me faudrait conclure que le législateur, en adoptant les amendements législatifs en question, ait eu l'intention de réduire de façon substantielle et significative le champs d'application du mécanisme de grief, chose que ni les principes d'interprétation, ni l'historique législatif de cet article ne permettent de faire.

[31]            Le sommaire administratif accompagnant la Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d'autres lois en conséquence indique clairement que le but du remaniement de l'article 29 de la Loi sur la défense nationale est la constitution d'un comité d'examen des griefs. La nature et la portée de cet objectif est fidèlement reflétée par les amendements eux-mêmes. Rien dans le sommaire, ni dans les modifications apportées, ne laisse croire que le resserrement des matières et circonstances donnant ouverture aux griefs soit l'un des buts visés ni une conséquence nécessaire à leur mise en oeuvre.

[32]            Les principes d'interprétation généralement reconnus encouragent à présumer qu'en l'absence d'une volonté clairement exprimée, le législateur ne désire pas modifier le droit établi ni restreindre les droits conférés à ses sujets. Significativement, alors que des mesures transitoires sont expressément prévues à l'égard des procédures applicables aux griefs déjà en cours (voir l'article 103 de la Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d'autres lois en conséquence), aucune mesure transitoire n'est prévue à l'égard des griefs qui ne seraient plus permis en raison des modifications. S'il eût été de l'intention du législateur de restreindre de façon substantielle les matières ouvrant droit à la procédure de griefs, il faut présumer qu'il l'aurait fait de façon claire, non équivoque, et qu'il aurait prévu la mesure dans laquelle le droit au grief né avant l'amendement et restreint par celui-ci pourrait ou ne pourrait pas être exercé sous le nouveau régime.

[33]            Il est de plus pertinent de noter que la Cour d'appel fédérale, dans Prentice, précité, a spécifiquement cité le mécanisme de grief prévu à l'article 31 de la Loi sur la gendarmerie Royale du Canada L.R.C. (1985), ch. R-10 comme l'un des mécanismes administratifs qui auraient permis de déterminer une « indemnité de base » dans des circonstances similaires. Le libellé du paragraphe 31(1), est similaire à la version anglaise du paragraphe de l'article 29(1) qui nous intéresse, et se lit comme suit :

31. (1) « Sous réserve des paragraphes (2) et (3), un membre à qui une décision, un acte ou une omission liés à la gestion des affaires de la Gendarmerie causent un préjudice peut présenter son grief par écrit à chacun des niveaux que prévoit la procédure applicable aux griefs prévue à la présente partie dans le cas où la présente loi, ses règlements ou les consignes du commissaire ne prévoient aucune autre procédure pour corriger ce préjudice. »

31. (1) "Subject to subsections (2) and (3), where any member is aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Force in respect of which no other process for redress is provided by this Act, the regulations or the Commissioner's standing orders, the member is entitled to present the grievance in writing at each of the levels, up to and including the final level, in the grievance process provided for by this Part."

[Les soulignés sont de moi]

[34]            Finalement, quelque soit l'interprétation à être donnée à l'article 29 tel que modifié, le droit du demandeur Villeneuve de présenter un grief est né, et aurait du être exercé, bien avant le 15 juin 2000. La modification législative entrée en vigueur le 15 juin 2000, même si elle avait eu pour effet de restreindre l'accès du demandeur à la procédure de grief (ce que je n'accepte pas), ne saurait exempter le demandeur de son obligation de se prévaloir, en temps utile, des recours administratifs qui lui étaient disponibles au moment pertinent.

Compétence de l'autorité de grief pour accorder la réparation demandée :

[35]            J'ai déjà déterminé, dans Bernath, que l'autorité de grief constituée en vertu de l'article 29 de la Loi sur la défense nationale avait la compétence voulue pour accorder des dommages et intérêts en guise de réparation en vertu de l'article 24 de la Charte :

[37]    Ainsi donc, il semble que le mécanisme de grief prévu à l'article 29 de la Loi sur la défense nationale constitue le plus exhaustif de tous les recours, au delà même des mécanismes prévus dans la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-35 ("LRTFP"). À l'égard de ces derniers, deux arrêts récents de la Cour fédérale ont statué de façon non-équivoque, en application de la décision de la Cour suprême du Canada dans Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, que les agents de grief autorisés à appliquer le mécanisme de grief prévu par la LRTFP sont aussi autorisés à appliquer la Charte et à prononcer les mesures de réparation applicables, y compris le paiement de dommages intérêts et de dommages punitifs en vertu de l'article 24 de la Charte: Desrosiers c. Canada (P.G.), [2004] A.C.F. no 1940, 2004 CF 1601 et Galarneau c. Canada (P.G.), [2005] A.C.F. no 42, 2005 CF 39.

[ 38] Le mécanisme de grief prévu par la Loi sur la défense nationale étant, comme on l'a vu, encore plus complet que celui prévu à la LRTFP, le Chef d'état major doit manifestement avoir l'autorité et la compétence voulue pour appliquer la Charte, déterminer s'il y a eu violation des droits garantis par celle-ci et, le cas échéant, accorder une compensation monétaire en guise de réparation en vertu de l'article 24 de la Charte s'il détermine que la pension par ailleurs accordée est insuffisante eu égard aux circonstances.

[36]            Le demandeur n'est pas revenu sur cette question dans ses représentations écrites ni dans sa plaidoirie orale.

Caractère approprié du mécanisme de grief dans les circonstances :

[37]            Selon les principes reconnus dans Vaughan, l'accès aux tribunaux de droit commun demeure permis dans les cas où le recours au processus administratif ne serait pas approprié ou efficace. Le demandeur soumet que la nature même de sa plainte fait en sorte que le recours au mécanisme de grief n'est pas approprié ou efficace. Pour les motifs ci-après, cet argument ne peut être retenu.

[38]            Les cas où les tribunaux seraient justifiés d'exercer leur pouvoir discrétionnaire résiduel pour se saisir du différend ne sont pas expressément définis ou énumérés dans Vaughan. Par contre, l'analyse à laquelle se livre le juge Binnie, pour la majorité, pour reconnaître l'existence de cette compétence résiduelle procède de l'analyse des cas d'espèce où l'on a permis le recours au tribunaux malgré l'existence d'une procédure de grief, soit les arrêts Pleau (Litigation Guardian of) c. Canada (Attorney General) (1999), 182 D.L.R. (4th) 373 (C.A.N.-É.) et Guenette c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 601 (C.A.). Ces deux arrêts impliquaient des employés qui alléguaient avoir été victimes de harcèlement ou de mesures punitives de la part de leurs supérieurs après avoir dénoncé des mauvaises conduites ou un gaspillage de fonds publics, donc, nommément, de cas d'employés dénonciateurs. Dans ces cas d'espèce, conclut le juge Binnie, le recours aux tribunaux fut permis parce que la procédure de grief devant la personne ultimement responsable du fonctionnement du ministère dénoncé n'était pas appropriée :

[20]          « On comprend la réticence des tribunaux à conclure que dans ces cas, le seul recours des employés était de présenter un grief dans une procédure interne au ministère même qu'ils avaient dénoncé, là où la décision finale appartenait à la personne qui, en dernier lieu, était responsable du fonctionnement du ministère critiqué, soit le sous-ministre (ou la personne qu'il désigne). Les juges ont conclu que, à un moment donné, la décision relative à leurs plaintes devrait être prise par un décideur indépendant du ministère, mais la LRTFP ne prévoyait pas cette possibilité. Dans les deux cas, la cour a fait remarquer que les dispositions des art. 91 à 96 attributives d'une compétence "exclusive" étaient plus souples que la disposition sur les relations de travail en cause dans Weber. Le législateur avait laissé la porte ouverte juste assez pour que les tribunaux puissent intervenir. »

[39]            Se réclamant de cette exception, le demandeur soumet que puisque le fondement de son droit d'action remet en cause le fonctionnement ou un comportement systémique des Forces armées, desquels le chef d'état major, autorité finale de grief, est l'ultime responsable, il est « difficile de croire » que le décideur du grief serait à même d'avoir l'indépendance requise pour décider adéquatement du mérite du grief.

[40]            Le demandeur fait une interprétation beaucoup trop large des propos du juge Binnie, en oubliant que ces commentaires se rapportaient très spécifiquement aux cas de dénonciateurs, où des allégations très précises avaient été faites à l'effet non seulement que les employés en question avaient signalé des comportements abusifs mais que ces employés avaient de surcroît subi des représailles de leurs supérieurs en conséquence des signalements. Si l'on devait suivre le demandeur dans l'interprétation qu'il propose, tout grief ayant trait à des directives, décisions ou omissions adoptées ou tolérées par les hautes instances décisionnelles prendrait l'aspect d'une « dénonciation » , rendrait illusoire ou inefficace la procédure de grief et ouvrirait automatiquement la porte aux tribunaux. À mon avis, ce qui rend particulier le cas des employés dénonciateurs et rend inefficace ou inapproprié le recours au grief n'est pas la dénonciation initiale, ni les malversations ou les abus signalés, mais l'existence de représailles ou de mesures punitives dirigées contre l'employé dénonciateur en conséquence du signalement. Ce sont d'ailleurs ces représailles mêmes qui généralement forment la base du grief, et qui donnent lieu à une crainte raisonnable de partialité du décideur.

[41]            Rappelons que si le demandeur remet en cause la légalité et la validité constitutionnelle des décisions et comportements des Forces armées, il n'allègue pas avoir déposé de plainte à l'égard de ces décisions ou comportements; il n'allègue donc pas non plus avoir subi de représailles ou de menaces en raison d'une telle plainte ou dénonciation. La nature de la plainte du demandeur ne fait pas de lui un dénonciateur; rien dans la déclaration ou au dossier de la Cour ne suggère de circonstances pouvant raisonnablement laisser croire qu'en l'espèce, le recours au grief par le demandeur eut été inapproprié ou inefficace. De plus, la détermination finale du grief étant sujette au contrôle judiciaire des tribunaux, il aurait fallu au demandeur établir plus que la simple possibilité que la détermination du grief soit entachée de partialité.

[42]            En conclusion, je suis d'avis que le mécanisme de grief, prévu par l'article 29 de la Loi sur la défense nationale, tant dans sa version originale que telle que modifiée le 15 juin 2000, constituait un mode de règlement des différends approprié et efficace pour la résolution de la réclamation du demandeur, telle que formulée dans sa déclaration, que l'autorité de grief constituée selon les deux versions de l'article 29 de la Loi sur la défense nationale avait l'autorité nécessaire pour ordonner une réparation adéquate, et que cette Cour n'a donc pas juridiction pour connaître de la présente action.

[43]            Pour ce motif, l'action du demandeur sera rejetée.

d)          La prescription :

[44]            L'argument de la défenderesse basé sur la prescription de l'action est à l'effet que l'écoulement de la prescription apparaît à la face même du dossier. En réponse, le demandeur ne conteste que du bout des lèvres et de façon peu convaincante l'identification du point de départ du délai de prescription. Le cheval de bataille principal du demandeur est la suspension de la prescription due à l'impossibilité en fait d'agir, causée par le syndrome de stress post traumatique. Les parties ont donc franchement engagé le débat sur la question de savoir si les allégations de fait de la déclaration étaient suffisantes pour établir l'impossibilité en fait d'agir, tenant ces faits pour avérés.

[45]            Les procureurs des deux parties ont pris la position en l'instance que la prescription triennale de l'article 2925 du Code civil du Québec, L.Q., 1991, c. 64 s'applique en l'instance, par le biais de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité de l'état, lequel se lit comme suit :

« 32. Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s'appliquent lors des poursuites auxquelles l'État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province. Lorsque ce dernier survient ailleurs que dans une province, la procédure se prescrit par six ans.

32. Except as otherwise provided in this Act or in any other Act of Parliament, the laws relating to prescription and the limitation of actions in force in a province between subject and subject apply to any proceedings by or against the Crown in respect of any cause of action arising in that province, and proceedings by or against the Crown in respect of a cause of action arising otherwise than in a province shall be taken within six years after the cause of action arose. »

[46]            Tel que mentionné dans Bernath, et selon la détermination faite par la Cour d'appel fédérale dans Canada c. Maritime Group (Canada) Inc., [1995] 3 C.F. 124, pour que les règles provinciales relatives à la prescription s'appliquent, il faut que tous les éléments relatifs à la cause d'actions (y compris, la « faute » , le dommage et le lien de causalité) se soient produits dans cette même province.

[47]            Dans Bernath j'ai conclu, au paragraphe [73] que :

« Puisque les préjudice pour lesquels réparation est demandée ont tous, que ce soit directement ou indirectement, un lien avec les événements survenus en Haïti en septembre 1997, il m'apparaît impossible de conclure qu'il soit évident et manifeste que toute la ou les causes d'action alléguées ne puissent bénéficier de la prescription de six ans. Il ne me semble de plus pas approprié, sans entendre la preuve, de tenter de départager entre les différents éléments de faute, de dommage et de liens de causalité possibles s'il en est qui forment une cause d'action distincte localisée uniquement au Québec, et à laquelle la prescription trinnale s'appliquerait de façon manifeste. »

[48]            De la même façon, et malgré les représentations des parties, je ne peux simplement pas, pour les fins de la détermination du régime de prescription applicable, écarter le fait que le syndrome de stress post-traumatique duquel se plaint le demandeur et qui forme la base ultime de tous les dommages réclamés, fut causé par ou à l'occasion de sa participation à la Guerre du Golfe. Cet élément de premier plan s'étant produit ailleurs qu'au Québec, il m'apparaît impossible de déterminer, pour les fins d'une requête en rejet, que toute ou partie de la réclamation du demandeur puisse manifestement être régie par la prescription du Code civil du Québec.

[49]            Les parties ne se sont pas attardées sur la question de savoir comment leurs arguments relatifs à la prescription seraient affectés s'il était déterminé que la prescription de six ans pouvait être applicable. Il est vrai que la longueur de la prescription, qu'elle soit de trois ou six ans, est peu pertinente en l'instance, étant acquis que l'action fut intentée plus de six ans après que le premier diagnostic de stress post traumatique eut été communiqué au demandeur. Ce que les parties ne semblent pas avoir envisagé, c'est que l'application possible de la prescription de six ans de la Loi sur la responsabilité de l'état ne fasse pas que changer la longueur de la prescription applicable, mais aussi les principes juridiques fondamentaux applicables à la détermination des questions de prescription à titre de moyen préliminaire.

[50]            En effet, même lorsque la Cour a émis des doutes quant à la prescription applicable, les parties ont néanmoins procédé à présenter l'argumentation de fond développée dans leurs dossiers de requête, prenant pour acquis qu'elle était de mise quel que soit le régime de prescription applicable. Les parties ont présumé que cet argument devait de toute façon être tranché, que la prescription soit celle du Code civil du Québec ou la prescrite de six ans de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité de l'état. Or il n'en est rien.

[51]            S'il est commun au Québec pour les tribunaux de radier une action sur une requête préliminaire en rejet au motif de prescription, cela n'est pas le cas dans les juridictions de common law. Selon le droit québécois, la prescription n'est pas un simple moyen de défense qu'un défendeur doit invoquer et prouver spécifiquement. La prescription a pour effet d'anéantir complètement la cause d'action (art. 2921 C.c.Q.). Puisqu'elle n'a pas à être "plaidée" comme moyen de défense, elle peut être soulevée en tout temps, même en appel (art. 2881 C.c.Q.).

[52]            C'est donc dire que si, à la face même de la déclaration, les faits indiquent que l'action est prescrite, le défendeur peut invoquer la prescription par voie de requête préliminaire, et demander le rejet total de l'action au motif que la déclaration ne révèle aucune cause d'action raisonnable, la cause d'action plaidée étant à sa face même éteinte par prescription. Si par ailleurs il existe des faits qui donneraient ouverture à un argument de renonciation, d'interruption ou de suspension de la prescription, c'est au demandeur qu'il incombe de les plaider puisqu'il lui revient d'alléguer, dans sa déclaration, tous les faits constitutifs d'une cause d'action. À défaut de ce faire, la cause d'action demeure, à sa face même, éteinte.

[53]            En common law, au contraire, la prescription n'est pas un obstacle substantif au droit invoqué par le demandeur, mais simplement un moyen de défense procédural visant à empêcher le demandeur de faire valoir le droit d'action en question. Le défendeur qui n'invoque pas spécifiquement dans sa plaidoirie une défense de prescription est forclos d'en faire la preuve ou de l'invoquer. C'est donc dire que le demandeur qui avance une action à première vue prescrite n'a aucune obligation de la justifier ou de parer à une éventuelle défense de prescription. Le droit qu'il avance n'est pas éteint du simple écoulement du temps et reste entièrement justiciable, tant que le défendeur ne soulève pas la prescription en défense. C'est pourquoi les causes qui pourraient suspendre, interrompre ou faire échec à la prescription n'ont pas à être plaidées dans la déclaration et ne sont, en général, plaidées qu'en réplique, en réponse à une défense spécifique de prescription. Cette différence fondamentale quant à la nature et à l'effet de la prescription fait en sorte que, lorsque la prescription n'a pas un effet extinctif de droit - comme c'est le cas des lois générales de prescription des provinces autres que le Québec et de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité de l'état - la prescription d'une action n'est pas un motif recevable pour le rejet d'une action sur une requête préliminaire. Ce principe fut établi de façon claire et non équivoque par la Cour fédérale d'appel dans Kibale c. Canada (C.A.F.), [1990] A.C.F. No. 1079 :

Une requête faite en vertu de la Règle 419(1)a) doit être jugée sur la seule vue des pièces de procédure sans qu'aucune preuve soit admissible. C'est la Règle 419(2) qui le dit. D'autre part, un "Statute of Limitations" suivant la "common law" n'éteint pas le droit d'action mais donne seulement au défendeur un moyen de défense d'ordre procédural qu'il peut ne pas invoquer et qu'il doit, s'il veut s'en prévaloir, plaider en défense (voir Règle 409).    C'est dire qu'un demandeur n'est pas tenu, lorsqu'il rédige sa déclaration, d'alléguer tous les faits qui démontrent que son action est prise en temps utile. En effet, un demandeur n'est pas obligé de prévoir tous les moyens que son adversaire pourra lui opposer.    Il peut attendre la production de la défense et, dans le cas ou le défendeur invoque que l'action est tardive, plaider en réponse les faits qui, à son avis, révèlent qu'elle ne l'est pas.    Il s'ensuit que, comme le juge Collier le décidait dans Hanna et al. v. The Queen (1986), 9 F.T.R. 124, un défendeur doit plaider un "Statute of Limitations" dans sa défense; il ne lui est pas permis de le faire dans une requête en radiation sous l'empire de la Règle 419, car, on ne peut, pour les motifs que j'ai dits, affirmer qu'une action est tardive pour le seul motif que la déclaration ne fait pas voir qu'elle ne l'est pas.

[54]            Tel que mentionné, ni le demandeur, ni la défenderesse, n'a cité cet arrêt ou présenté d'argumentation à ce sujet. Les parties ont à tous égards paru entièrement disposées à ce que la Cour résolve la question préliminaire de la prescription sur la simple question de savoir si les allégations de la déclaration, si tenues pour avérées, étaient « suffisantes » pour faire échec à l'argument de prescription.

[55]            Nonobstant l'attitude et les attentes des procureurs, la Cour est liée par les conclusions de l'arrêt Kibale. En conséquences, je ne peux, ayant conclu qu'il était possible que la prescription soit celle de six ans prévue par la Loi sur la responsabilité de l'état, accueillir une requête en radiation basée sur le seul motif que la déclaration n'allègue pas de faits suffisants pour établir l'interruption ou la suspension de la prescription.

e)          Radiation de certains paragraphes :

[56]            J'ai déjà mentionné plus haut qu'en raison de contradictions et lacunes sérieuses à l'égard des allégations de refus systémique de reconnaître et de traiter la maladie du demandeur, il y aurait eu lieu de radier certains paragraphes avec faculté d'amender si l'action avait par ailleurs dû se poursuivre. La demande de radiation partielle de la défenderesse, telle qu'articulée dans son dossier de requête et à l'audience, ne prend pas à partie les allégations qui me sont directement apparues contradictoires et déficientes et est motivée par des considérations toutes autres, soit leur caractère vague, général, non appuyé de faits pertinents, et redondant.

[57]            Je n'ai pas été convaincue par l'argument de la défenderesse, et en conséquent, si je n'avais par ailleurs pas radié l'action pour d'autres motifs, je n'aurais pas radié les paragraphes identifiés par la défenderesse pour les motifs suggérés par elle.

CONCLUSIONS ET DISPOSITIONS SUBSIDIAIRES

[58]            Pour les motifs exposés plus haut, je fait droit à la requête de la défenderesse en partie, et rejette l'action du demandeur au motif d'absence de juridiction de cette Cour due à l'existence d'un recours approprié prévu à l'article 29 de la Loi sur la défense nationale, avec dépens en faveur de la partie défenderesse.

[59]            Comme pour les dossiers Bernath et Dumont, les délais dans le présent dossier, y compris les délais prévus à la règle 51 pour faire appel de la présente ordonnance, sont suspendus jusqu'à ordonnance contraire, afin de permettre que des appels éventuels de ces décisions et de décisions à être rendues dans quelques 25 dossiers connexes puissent être gérés de la façon la plus efficace possible pour les parties et pour la Cour.

ORDONNANCE

      LA COUR ORDONNE QUE :

  1. La requête de la défenderesse est accueillie en partie.

  1. L'action du demandeur est rejetée, avec dépens de la requête et de l'action en faveur de la défenderesse.

  1. Les délais pour les prochaines étapes à accomplir dans ce dossier, y compris les délais prévus par la Règle 51 des Règles des Cours fédérales pour faire appel de la présente ordonnance, sont suspendus jusqu'à ordonnance contraire de la Cour.

« Mireille Tabib »

Protonotaire


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1358-03

INTITULÉ :                                                    GEORGES VILLENEUVE c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                              QUÉBEC (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 7 NOVEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               MADAME LA PROTONOTAIRE TABIB

DATE DES MOTIFS :                                   LE 7 AVRIL 2006

COMPARUTIONS:

ME JACQUES FERRON

ME GILLES SAVARD

POUR LE(S) DEMANDEUR(ERESSE)(S)

ME PIERRE SALOIS

ME MARIÈVE SIROIS-VAILLANCOURT

POUR LE(S) DÉFENDEUR(ERESSE)(S)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

ME JACQUES FERRON

QUÉBEC (QUÉBEC)

POUR LE(S) DEMANDEUR(ERESSE)(S)

JOHN H. SIMS C.R.

MONTRÉAL (QUÉBEC)

POUR LE(S) DÉFENDEUR(ERESSE)(S)

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