Date : 20231227
Dossier : IMM-2457-23
Référence : 2023 CF 1754
[TRADUCTION OFFICIELLE]
Ottawa (Ontario), le 27 décembre 2023
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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PRABHJEET SINGH
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur est un citoyen de l’Inde qui réside aux Émirats arabes unis, où il travaille comme camionneur depuis 2017. Sa demande de permis de travail lié à un employeur donné était appuyée par une offre d’emploi pour un poste temporaire à temps plein de deux ans comme conducteur de camions sur longue distance. Elle était aussi accompagnée d’une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] favorable et des résultats du demandeur à l’International English Language Testing System (Système international d’évaluation de l’anglais) [IELTS].
[2] Dans une décision du 9 février 2023, sa demande de permis de travail a été refusée. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour. À cet égard, il a souligné le statut d’immigrant du demandeur à l’extérieur de son pays de nationalité ou de résidence habituelle et son incapacité à démontrer qu’il sera en mesure d’exercer adéquatement le travail demandé. Les notes de l’agent versées au Système mondial de gestion des cas énoncent ainsi les motifs de la décision :
[traduction]
J’ai examiné la demande. J’ai pris en compte les facteurs suivants dans ma décision. Compte tenu du statut d’immigration du demandeur à l’extérieur de son pays de nationalité ou de résidence habituelle, je ne suis pas convaincu qu’il quittera le Canada à la fin de son séjour à titre de résident temporaire. D’après les documents présentés, je ne suis pas convaincu que le demandeur sera en mesure d’effectuer adéquatement le travail proposé compte tenu de ce qui suit : connaissance insuffisante de la langue de travail du poste proposé, résultat de 4 [sic] au volet lecture de l’IELTS. Je ne suis pas convaincu que le demandeur possède un niveau suffisant de connaissance de l’anglais pour bien faire son travail. Compte tenu de la situation d’emploi actuelle du demandeur, l’emploi ne démontre pas que le demandeur est suffisamment bien établi et qu’il quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisé. L’appréciation des facteurs dans la présente demande [sic]. En soupesant les facteurs en l’espèce, je ne suis pas convaincu que le demandeur quittera le Canada à la fin de sa période de séjour autorisé. Pour les motifs ci-dessus, je rejette la demande.
[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].
[4] La demande est accueillie. Le contrôle judiciaire ne vise pas seulement l’issue : la décision est raisonnable si elle s’appuie sur une analyse cohérente et rationnelle. Comme le démontrent les motifs qui suivent, l’affirmation de l’agent selon laquelle le demandeur ne peut pas, avec un résultat de 4,0 au test de lecture de l’IELTS, faire correctement le travail qui lui est offert est inexpliquée. De même, l’agent n’a pas expliqué en quoi le statut d’immigration du demandeur et sa situation professionnelle actuelle supportent sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas réussi à le convaincre qu’il quitterait le Canada, conclusion qui semble incompatible avec la preuve dont l’agent disposait.
II. Question en litige et norme de contrôle
[5] La demande soulève une seule question : la décision de l’agent était-elle déraisonnable?
[6] La norme qui est présumée s’appliquer au contrôle de la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23 et 25 [Vavilov], Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 672 aux para 8 et 10). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision qui a effectivement été rendue et exige la prise en compte tant du raisonnement suivi par le décideur que du résultat (Vavilov, aux para 83 et 87). La cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov, au para 99). Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ni qu’ils répondent à toutes les questions ou à tous les arguments soulevés (Vavilov, au para 91). Les motifs doivent être interprétés compte tenu du contexte institutionnel et du dossier soumis au décideur, mais il n’appartient pas à la Cour d’élaborer des motifs pour appuyer la décision administrative (Vavilov, au para 96).
III. Analyse
[7] Selon le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR], l’agent délivre un permis de travail à l’étranger lorsque celui-ci établit qu’il quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable, sauf si l’agent a des motifs raisonnables de croire que l’étranger est incapable d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé (art 200(1) et 200(3) du RIPR).
[8] Il incombe au demandeur de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il satisfait aux exigences du RIPR. Ainsi, le demandeur doit montrer qu’il possède les compétences linguistiques requises pour exercer l’emploi lorsque ces compétences sont nécessaires. L’évaluation des compétences linguistiques faite par un agent est fondée sur les faits et elle est discrétionnaire. Déterminer si un demandeur répond aux exigences de l’emploi énoncées dans une offre d’emploi, la Classification nationale des professions [CNP] et l’EIMT relève de l’exercice d’un haut degré de discrétion de la part de l’agent. Toutefois, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doit être raisonnable et suivre une analyse rationnelle, comme il a été souligné dans la décision Safdar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 189 :
[11] Toutefois, « un agent des visas doit expliquer, en s’appuyant sur les éléments de preuve disponibles, en quoi un demandeur ne respecte pas la norme linguistique » (Bano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 568 [Bano] au para 24). Autrement dit, bien qu’il incombe au demandeur de produire une preuve suffisante pour remplir les conditions d’admissibilité, il demeure que l’agent doit apprécier la preuve qui lui a été présentée et expliquer en quoi elle ne remplit pas les conditions d’admissibilité pour lesquelles il rejette la demande (Lakhanpal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 694).
[9] Les résultats du demandeur à l’IELTS sont de 5,5 pour la compréhension orale et l’écriture, de 4,0 pour la compréhension de l’écrit et de 6,0 pour l’expression orale. Sa note globale est de 5,5. L’affidavit de Tanisha Effs, déposé par le défendeur, comprend des renseignements sur les résultats de l’IELTS à la pièce « A »
. Voici une description des notes pertinentes :
[traduction]
Note 4
Niveau de compétence Usager aux compétences limitées
Description Les compétences de base du candidat sont limitées aux situations familières. Le candidat présente souvent des problèmes de compréhension et d’expression. Il n’est pas capable d’utiliser un langage complexe.
Note 5
Niveau de compétence Usager aux compétences modestes
Description Le candidat a une maîtrise partielle de la langue et il saisit le sens général dans la plupart des situations, mais il est susceptible de faire de nombreuses erreurs. Il devrait être capable de participer à une communication de base dans son domaine.
Note 6
Niveau de compétence Usager compétent
Description Le candidat a une maîtrise efficace de la langue. Il lui arrive d’employer des mots de manière impropre ou inappropriée, ou de ne pas bien comprendre. Il peut utiliser et comprendre un langage relativement complexe, en particulier dans des situations familières.
[10] Le défendeur s’appuie sur une série de décisions dans lesquelles la Cour a établi comme étant raisonnables les conclusions des décideurs selon lesquelles les demandeurs ayant obtenu des résultats semblables à ceux obtenus en l’espèce ne pouvaient pas effectuer adéquatement le travail proposé (Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 666 [Dhaliwal], Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 80 [Harjinder Singh], Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 266, Singh Grewal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 627, Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 573 [SR Patel], Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 170). Le défendeur invite la Cour à se fonder sur ces décisions pour établir que la conclusion de l’agent est raisonnable et qu’elle permet de trancher la demande de façon déterminante. Je ne suis pas convaincu que les décisions citées aident le défendeur.
[11] Les décisions citées ci-dessus se distinguent de l’espèce en ce sens que les décideurs ont contextualisé la conclusion – selon laquelle le demandeur n’avait pas réussi à démontrer qu’il maîtrisait suffisamment la langue – en reliant les compétentes linguistiques du demandeur à la nature des exigences de l’emploi. Dans l’affaire SR Patel, par exemple, l’agent était d’avis que les compétences linguistiques du demandeur n’étaient pas suffisantes pour des raisons de sécurité (para 22). De plus, dans l’affaire Harjinder Singh, l’agent était préoccupé par le fait que les compétences linguistiques du demandeur étaient insuffisantes pour lui permettre [traduction] « [d’]étudier et [d’]apprendre les règles de conduite au Canada et, ainsi s’assurer qu’il connaît les attentes auxquelles il faut satisfaire pour conduire un véhicule en toute sécurité selon les normes canadiennes »
(para 8). Finalement, dans l’affaire Dhaliwal, l’agent a interrogé le demandeur et a ensuite conclu ne pas être « convaincu [que le demandeur] connaît suffisamment l’anglais pour converser avec le grand public ou pour gérer seul une situation d’urgence qui pourrait survenir dans l’exercice de ses fonctions »
(para 7 et 8). En l’espèce, l’agent ne fournit aucune explication à l’appui de ce qui est essentiellement une conclusion sommaire.
[12] Le défendeur soutient que la conclusion de l’agent sur les compétences linguistiques doit être examinée à la lumière des fonctions énoncées dans l’offre d’emploi et de la description de la profession de conducteur de camions sur longue distance figurant dans la CNP. Les tâches identifiées comprenaient la tenue des carnets de route, l’obtention de documents, la gestion des connaissements et la communication avec les répartiteurs, les conducteurs et les clients. L’EIMT indiquait également que l’anglais parlé et écrit était requis pour le poste.
[13] Je reconnais que les motifs de l’agent dans le contexte d’un visa n’ont pas besoin d’être détaillés, qu’ils doivent être lus à la lumière de la preuve et des renseignements dont l’agent disposait et qu’il peut y avoir des cas où une conclusion sommaire satisfera à la norme de l’arrêt Vavilov. Cependant, en l’espèce, l’employeur n’exigeait aucune note minimale à l’examen, aucun niveau de compétence minimal n’était prescrit dans la CNP ou dans l’EIMT, et les résultats du demandeur à l’IELTS variaient de la catégorie des usagers aux compétences limitées à celle des usagers compétents, la note globale se situant dans la fourchette de la catégorie des usagers aux compétences modestes à celle des usagers compétents. Face à ce type d’éléments de preuve, l’agent doit examiner la preuve et fournir des explications à l’appui de la conclusion selon laquelle le demandeur ne serait pas en mesure d’exercer l’emploi pour lequel le permis est demandé (Sandhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 301 au para 18).
[14] L’agent a rejeté la demande pour un deuxième motif : le statut d’immigration du demandeur à l’extérieur de l’Inde. Cet aspect de la décision est également injustifié. L’agent a déclaré sommairement ce qui suit : [traduction] « Compte tenu du statut d’immigrant du demandeur à l’extérieur de son pays de nationalité ou de résidence habituelle, je ne suis pas convaincu qu’il quittera le Canada à la fin de son séjour en tant que résident temporaire »
. Les éléments de preuve dont disposait l’agent faisaient état d’une conformité constante aux lois sur l’immigration des Émirats arabes unis depuis 2017, ce qui donne à douter des préoccupations que l’agent avait à cet égard.
[15] De même, l’agent conclut que l’emploi du demandeur ne démontre pas un degré d’établissement suffisant. Cependant, la preuve révèle que le demandeur occupe un emploi stable aux Émirats arabes unis depuis 2017; qu’il possède une propriété en Inde; et que son épouse, sa fille et ses parents résident tous en Inde. En l’absence d’explications, les conclusions de l’agent sur l’établissement ne sont ni transparentes ni intelligibles.
IV. Conclusion
[16] Pour les motifs qui précèdent, la demande est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question de portée générale et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-2457-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
Aucune question n’est certifiée.
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« Patrick Gleeson »
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Juge
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2457-23
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INTITULÉ :
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PRABHJEET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 19 DÉCEMBRE 2023
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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Le juge GLEESON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 4 DÉCEMBRE 2023
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COMPARUTIONS :
Amirhossein Zarei
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Pour le demandeur
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Giancarlo Volpe
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Zarei Law Professional Corporation
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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