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Date : 20240103

Dossier : T-1817-23

Référence : 2024 CF 11

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2024

En présence de madame la juge Turley

ENTRE :

BERNARD E. BOLAND

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

I. Aperçu

[1] Le défendeur a présenté une requête écrite en vertu de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Il y sollicite la radiation de l’avis de demande [demande] du 31 août 2023, dans son intégralité et sans autorisation de le modifier, au motif que la demande est maintenant théorique. La demande porte sur un refus présumé du ministère de la Défense nationale [MDN] de fournir au demandeur les renseignements personnels dont il demandait la communication en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c  P-21 [la Loi].

[2] La Cour accueille la requête du défendeur et radie la demande, sans dépens. Appliquant une jurisprudence bien établie, la Cour conclut que, en raison de son caractère théorique, la demande n’a aucune chance d’être accueillie. Comme le MDN a communiqué des documents au demandeur après le dépôt de la demande, il n’y a plus de litige actuel sur lequel la Cour doit se prononcer.

II. Contexte

[3] Le 16 février 2023, le demandeur a présenté une demande de communication de renseignements personnels en vertu de la Loi [demande de communication]. Il cherchait à obtenir copie de tout document de délégation de pouvoir qui autorisait M. Kin Choi à être l’agent responsable de statuer sur la plainte de harcèlement qu’il avait déposée contre un ancien sous-ministre de la Défense nationale.

[4] L’article 14 de la Loi prescrit un délai de trente jours pour la réponse à une demande de communication. Ce délai peut être prorogé d’un maximum de trente jours en vertu de l’article 15 de la Loi. En application de l’article 16(3) de la Loi, le défaut de communiquer les renseignements demandés dans les délais prévus vaut décision de refus de communication.

[5] À un certain moment entre février et mai 2023, le MDN a informé le demandeur que, malgré tous les efforts déployés, il n’était pas en mesure de lui préciser la date à laquelle il prévoyait répondre à sa demande de communication.

[6] Le 12 mai 2023, le demandeur a déposé une plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada [CPVP] au motif que le MDN ne donnait pas suite à sa demande de communication.

[7] Le 30 juillet 2023, le CPVP a publié un rapport d’enquête dans lequel il concluait que la plainte du demandeur était bien fondée et que l’absence de réponse du MDN était considérée comme un refus présumé.

[8] Le 31 août 2023, le demandeur a déposé la demande sur le fondement de l’article 41 de la Loi, et ce, afin de contraindre le MDN à se conformer à la Loi et à fournir les renseignements demandés.

[9] Le 13 octobre 2023, le MDN a répondu à la demande de communication et il a transmis au demandeur [traduction] « tous les documents disponibles » qui avaient été trouvés. Le demandeur a été avisé qu’il pouvait déposer une plainte auprès du CPVP s’il était insatisfait du traitement de sa demande.

III. Analyse

A. Critère applicable aux requêtes en radiation

[10] Bien que les Règles ne prévoient pas de disposition relative à la radiation d’une demande, la Cour dispose d’une compétence absolue qui lui permet de radier une demande pour restreindre le mauvais usage ou l’abus des procédures judiciaires : Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 au para 33 [Wenham]; JP Morgan Asset Management (Canada) Inc c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 aux para 47-48.

[11] Pour avoir gain de cause dans une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, le requérant doit démontrer que la demande est « manifestement irréguli[ère] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e] » : David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc., 1994 CanLII 3529 (CAF), [1995] 1 CF 588 (CA) à la p 600. À cet égard, pour qu’il soit satisfait au seuil requis, la Cour doit se demander s’il est « manifeste et évident » que l’acte de procédure ne révèle aucune cause d’action valable ou que la demande est « vouée à l’échec » : Wenham, au para 33.

[12] La jurisprudence établit clairement qu’une demande peut être vouée à l’échec en raison de son caractère théorique, et qu’elle peut donc être radiée : Wenham, au para 36(I); Cardin c Canada (Procureur général), 2017 CAF 150 au para 8; Lukács c Canada (Office des transports), 2016 CAF 227 au para 6; Adams c Canada (Commission des libérations conditionnelles), 2022 CF 273 au para 32 [Adams]; 1397280 Ontario Ltd. c Canada (Emploi et Développement social), 2020 CF 20 au para 11.

B. Critère pour évaluer le caractère théorique

[13] Le caractère théorique est évalué en fonction du critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]. Il faut d’abord se demander si l’instance est théorique, et plus particulièrement s’il subsiste « un différend qui porte ou pourrait porter atteinte aux droits des parties » : Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 au para 10 [Démocratie en surveillance].

[14] S’il n’y a plus de litige actuel, il faut alors se poser la deuxième question : la Cour devrait-elle néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire : Démocratie en surveillance, au para 10.

[15] Pour décider s’il y a lieu d’entendre une affaire théorique, trois facteurs guident l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour : i) l’absence ou la présence d’un débat contradictoire; (ii) l’utilisation judicieuse des ressources judiciaires; et (iii) le rôle véritable de la Cour dans l’élaboration du droit : Borowski, p 345 et 346; Hakizimana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CAF 33 au para 20 [Hakizimana]; Démocratie en surveillance, au para 13.

[16] L’application de ces facteurs n’est pas « un processus mécanique » : Borowski, à la p 345. En effet, la mesure dans laquelle chacun des trois facteurs entre en jeu est fonction des circonstances de l’affaire, et l’un peut l’emporter sur les autres : Sinclair c Canada (Procureur général), 2023 CF 750 au para 18; NNS Organics Limited c Canada (Santé), 2020 CF 819 au para 40; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Allen, 2019 CF 932 au para 14 [Allen]. Comme le souligne le juge Norris, « [l]a question ultime est de savoir ce qui est dans l’intérêt de la justice » : Allen, au para 14.

C. La demande est théorique

[17] Je conviens avec le défendeur que la demande est théorique. L‘existence d’un litige actuel à trancher par la Cour dépend de la nature de la demande principale. En l’espèce, la demande porte sur un « refus présumé » du MDN de donner suite à la demande de communication du demandeur. Cependant, depuis le dépôt de la demande, le MDN a répondu à la demande de communication et il a transmis des dossiers. En ce qui concerne la question du refus présumé, il n’y a donc plus de « litige actuel » entre les parties.

[18] Les enseignements de la Cour sont clairs : une demande relative à un refus présumé est théorique si une communication a eu lieu, que celle-ci soit achevée ou non, ou qu’elle soit suffisante ou non : Khoury c Canada (Emploi et Développement social), 2022 CF 101 aux para 29-34 [Khoury]; Iris Technologies Inc c Canada (Revenu national), 2022 CF 1404 au para 31 [Iris Technologies]; Khan v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 995 au para 28; Cumming c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 271 aux para 27-32 [Cumming]; Sheldon c Canada (Santé), 2015 CF 1385 aux para 21-25 [Sheldon].

[19] En soutenant qu’il existe encore un litige actuel entre les parties, le demandeur se méprend sur la réparation que la Cour peut accorder dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’un refus présumé. L’insatisfaction du demandeur à l’égard de la réponse du MDN à sa demande de communication est manifeste. Or, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur le caractère suffisant de cette réponse.

[20] Il ne s’ensuit pas que le demandeur n’a pas de recours ni qu’il ne peut contester la réponse du MDN. En vertu de la Loi, le demandeur a le droit de déposer une plainte auprès du CPVP : Khoury, au para 34; Iris, au para 29; Cumming, au para 31. La lettre d’octobre 2023 du MDN le mentionne explicitement, tout comme la lettre de juillet 2023 du CPVP où l’on informe le demandeur qu’il [traduction] « doit déposer une nouvelle plainte » s’il est insatisfait des renseignements communiqués par le MDN.

[21] Toutefois, à défaut d’une enquête du CPVP sur la façon dont le MDN a répondu à la demande de communication, « la Cour n’est pas compétente pour examiner la nature et le contenu de la réponse, aussi imparfaite et incomplète soit-elle aux yeux » du demandeur : Sheldon, au para 21.

[22] Comme le dit le juge Fothergill, « une décision de la Cour fédérale sur la pertinence d’une réponse à une demande d’accès à des renseignements personnels en vertu de la Loi est subordonnée au dépôt d’une plainte auprès du commissaire et d’un rapport de celui-ci » : Khoury, au para 32. En l’espèce, ce n’est qu’en juillet 2023, lors de son enquête, que le CPVP a conclu que l’absence de réponse du MDN constituait un refus présumé. Il ne s’est pas penché sur le caractère suffisant de la communication de documents que le MDN a subséquemment faite. Si le demandeur est insatisfait de la réponse du MDN, le recours approprié consiste à déposer une nouvelle plainte auprès du CPVP.

[23] Étant donné que le MDN a communiqué les documents le 13 octobre 2023, la demande est théorique. Comme l’indique judicieusement le juge Gleeson, le demandeur a « obtenu réparation à l’égard de ce refus de communication » et « le différend ayant donné lieu à la demande fondée sur l’article 41 a donc été réglé » : Cumming, au para 32.

D. Les facteurs contre l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d’entendre la demande théorique

[24] À la lumière des facteurs pertinents énoncés dans l’arrêt Borowski, je conclus que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre la demande théorique.

(1) Il n’y a plus de débat contradictoire

[25] Le premier facteur est de savoir s’il subsiste un débat contradictoire. Lorsqu’elle a évalué ce facteur, la Cour suprême a conclu que « le nécessaire débat contradictoire existe toujours » lorsque « les parties ont […] continué de défendre avec vigueur leurs points de vue respectifs » : Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 au para 19. Plus récemment, la Cour d’appel fédérale conclut qu’il est satisfait à ce facteur lorsque « les deux parties, représentées par des avocats, adoptent des thèses opposées » : Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 au para 10.

[26] Même si les deux parties en cause sont disposées à faire valoir leurs thèses respectives devant la Cour, je conviens avec le défendeur qu’ [traduction] « il n’y a pas de débat contradictoire juridiquement pertinent relatif à la question pour laquelle la réparation est demandée » : Observations écrites du défendeur, au para 36. Bien que le demandeur manifeste toujours un intérêt à poursuivre la demande, la question qu’il souhaite soulever – le caractère suffisant de la réponse du MDN – ne fait pas l’objet de la demande principale et la Cour n’en est donc pas saisie à bon droit. Par conséquent, au regard des circonstances de la présente affaire, l’exigence d’un véritable contexte contradictoire est absente.

[27] Il importe de souligner que, dans l’arrêt Abel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CAF 131 [Abel], le juge de Montigny (maintenant juge en chef de la Cour d’appel fédérale) était d’avis que l’intérêt que l’appelant accordait à son appel était insuffisant pour permettre de « conclure au caractère contradictoire du […] litige » : Abel, au para 16. Plus précisément, il a souligné que « le litige a perdu son caractère contradictoire » parce que la réparation que la Cour pourrait ordonner n’aurait aucun effet pratique sur les droits de l’appelant : Abel, au para 17. De même, en l’espèce, la demande n’a plus de fondement contradictoire étant donné que le MDN a répondu à la demande de communication du demandeur. Ce dernier a obtenu la réparation que la Cour aurait pu lui accorder.

[28] Au regard de ce qui précède, je conclus que le premier facteur ne milite pas en faveur de l’audition de la demande sur le fond.

(2) L’utilisation judicieuse des ressources judiciaires milite contre l’audition de la demande

[29] Le deuxième facteur, qui tient à l’économie des ressources judiciaires, milite fortement contre l’audition de la demande. Dans un jugement rendu récemment, la Cour d’appel fédérale soulignait l’importance de ce facteur en ces termes : « De récentes décisions incitant les cours de révision à éviter les audiences inutiles ont conféré une importance nouvelle à l’examen du caractère théorique lors des contrôles judiciaires » : Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2021 CAF 90 au para 6.

[30] Il n’y a tout simplement aucune utilité pratique à instruire la demande sur le fond et, par conséquent, il s’agirait d’un gaspillage de ressources judiciaires limitées : Hakizimana, au para 20. En effet, la demande en est aux toutes premières étapes de l’instance, et une requête préliminaire opposant la demande présentée sous le régime de l’article 317 des Règles pourrait être présentée par le défendeur. L’instruction d’une demande qui est théorique, comme en l’espèce, ne constitue pas une utilisation efficace des ressources de la Cour, d’autant plus que la demande est à un stade préliminaire et qu’une décision n’aurait aucun effet pratique sur les droits du demandeur : Adams, au para 49.

[31] De plus, il n’y a, en l’espèce, aucune question de grande importante pour le public qui justifierait que la Cour entende la demande : Burlacu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1290 au para 24 [Burlacu]; Figueroa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1037 au para 12. De par sa nature même, une demande relative à un refus présumé est tranchée à la lumière des faits de l’affaire.

(3) Il n’y a aucune question d’importance générale

[32] Troisièmement, la Cour doit se demander si, en entendant l’affaire, elle s’écarterait de son rôle véritable dans l’élaboration du droit : Borowski, p. 363. À mon avis, ce dernier facteur n’entre pas en jeu dans les circonstances de l’espèce, car il n’y a aucune question d’importance générale à trancher : Burlacu au para 25; Coalspur Mines (Operations) Ltd. c Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 CF 759 au para 17; Mirzaee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 972 au para 37; Fondation David Suzuki c Canada (Procureur général), 2019 CF 411 au para 126; Collin c Canada (Procureur général), 2006 CF 544 au para 14.

E. Conclusion

[33] Après examen des facteurs pertinents, je conclus qu’en l’espèce, les circonstances ne justifient pas que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande théorique. La Cour rejette la demande, sans autorisation de la modifier. Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans T-1817-23

LA COUR REND L’ORDONNANCE SUIVANTE :

« Anne M. Turley »

 



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