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Date : 20231222


Dossier : IMM-5909-22

Référence : 2023 CF 1750

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

FELIX ETTA EYONG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Felix Etta Eyong, est un citoyen du Cameroun faisant partie de la minorité anglophone. Il a été membre du Southern Cameroons National Council [le SCNC] et de la Southern Cameroons Youth League [la SCYL] pendant environ six ans à partir de 1995. Au cours de cette période, il a occupé le poste de secrétaire de la SCYL, d’abord à Mamfé pendant environ trois ans, puis à Limbé pendant environ trois ans également.

[2] En 2018, il est arrivé au Canada et a demandé l’asile, alléguant avoir été persécuté par le gouvernement du Cameroun. Le traitement de sa demande d’asile a été suspendu à la suite de l’établissement d’un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et du renvoi de ce rapport par le défendeur pour enquête à la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 24 mai 2022 par laquelle la SI a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada au titre des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR [la décision]. L’effet combiné de ces alinéas est d’emporter interdiction de territoire du résident permanent ou de l’étranger pour raison de sécurité du fait de son appartenance à une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur ou l’instigateur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. La SI a conclu que le demandeur était membre du SCNC et de la SCYL, deux organisations dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles sont, ont été ou seront les auteurs ou les instigateurs d’actes visant au renversement du gouvernement du Cameroun par la force. Notamment, la SI a qualifié d’acte visant le renversement d’un gouvernement la prise de contrôle de la station de radio Buea en 1999 par des militants armés qui proclamaient l’indépendance des communautés anglophones du Cameroun.

[4] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable. Il s’appuie principalement sur la décision Numvi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 396 [Numvi], dans laquelle le juge Alan S. Diner a conclu qu’il n’était pas raisonnable que la SI ne tienne pas compte d’éléments de preuve contradictoires au dossier qui n’étayaient pas la conclusion selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que le SCNC était impliqué dans la prise de contrôle de la station de radio Buea. Le demandeur soutient qu’il existe des éléments de preuve selon lesquels le SCNC adhère à la non-violence et que cette organisation ne devrait donc pas être qualifiée d’organisation terroriste ou subversive. Le demandeur fait valoir que la décision Numvi a modifié le droit, et soutient qu’il n’est pas raisonnable de le déclarer interdit de territoire près de 25 ans après l’événement qui visait à donner une voix aux communautés anglophones.

[5] Le défendeur soutient que la décision est claire, détaillée et transparente et qu’elle reflète la preuve. La SI a raisonnablement conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le SCNC et la SCYL se sont livrés à des actes visant le renversement du gouvernement du Cameroun par la force. Le défendeur soutient que le demandeur cherche simplement à faire soupeser la preuve à nouveau et que la référence au terrorisme par le demandeur n’est pas pertinente puisque la SI n’a pas conclu que des actes visés à l’alinéa 34(1)c) de la LIPR avaient été commis.

[6] Le défendeur soutient que le demandeur s’est fondé à tort sur la décision Numvi, car dans l’affaire Numvi, la partie demanderesse était membre du SCNC, mais pas de la SCYL. Dans la décision Numvi, le juge Diner a attribué la prise de contrôle à la SCYL et a conclu qu’il n’était pas raisonnable d’attribuer les actions de la SCYL au SCNC puisque la preuve sur les liens entre les deux organisations était incohérente. Le défendeur est d’avis que cette question ne se pose pas en l’espèce, car le demandeur a été membre des deux organisations.

[7] Pour les motifs qui suivent, et malgré les observations avisées de l’avocat du demandeur, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Le demandeur n’a pas su me convaincre que la décision est déraisonnable.

II. Question en litige et norme de contrôle

[8] Le demandeur ne conteste pas la conclusion de la SI selon laquelle il a été membre du SCNC et de la SCYL. Par conséquent, l’appartenance du demandeur à ces organisations n’est pas en cause (art 34(1)f) de la LIPR). La question est plutôt de savoir si la SI a raisonnablement conclu que le ministre s’était acquitté de son fardeau de prouver qu’il y a des motifs raisonnables de croire que la SCYL et le SCNC sont des organisations qui sont, ont été ou seront les auteurs ou les instigateurs d’actes visant au renversement du gouvernement du Cameroun au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[9] La norme de contrôle applicable aux décisions de la SI quant à l’existence ou à l’absence de motifs raisonnables de croire qu’une organisation s’est livrée au renversement d’un gouvernement par la force au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Numvi, au para 8; Zahw c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 934 au para 22 [Zahw]; Ntebo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 403 au para 10).

[10] Une décision raisonnable doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). La norme de la décision raisonnable est fondée sur la déférence, tout en demeurant rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La Cour doit donc faire preuve de déférence, en particulier à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. La cour de révision ne modifie pas les conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles, et doit s’abstenir, en lien avec une demande de contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125).

III. Analyse

[11] Conformément à l’article 33 de la LIPR, la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » est celle qui s’applique aux décisions relatives à l’interdiction de territoire pour raison de sécurité dont il est question à l’article 34 de la LIPR. Dans la décision Shohan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 515, la juge Mandy Aylen a décrit cette norme de façon succincte :

[traduction]

[33] […] La norme des « motifs raisonnables de croire » exige davantage qu’un simple soupçon, mais est moins stricte que la norme de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile (voir Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114; Thanaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349 aux para 11-13). La croyance possède un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi (voir Mugesera, précité, au para 114). En d’autres termes, les motifs raisonnables de croire sont établis lorsqu’il existe une croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi (voir Hadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1182 au para 17, citant Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16793 (CAF), [2001] 2 CF 297 au para 60).

[12] La question dont notre Cour est saisie n’est pas celle de savoir s’il existait des « motifs raisonnables de croire » que le demandeur est interdit de territoire pour raison de sécurité. La Cour doit plutôt se demander si la conclusion de la SI, selon laquelle il existait des « motifs raisonnables de croire » que le SCNC et la SCYL sont, ont été ou seront les auteurs d’un acte visé à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, était raisonnable en soi (Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 947 au para 9; Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 922 au para 13 [Alam]). La SI n’est pas tenue de conclure que le demandeur a participé à la commission des actes de renversement allégués ou en a été directement complice (Alam, aux para 33-35; Zahw, au para 32).

[13] La LIPR ne définit pas l’expression « renversement d’un gouvernement par la force » et il n’existe pas de définition adoptée par tous (Najafi c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2014 CAF 262 au para 65 [Najafi]). Toutefois, notre Cour a reconnu que la définition la plus courante de renversement est le changement de gouvernement ou l’incitation à ce changement par l’usage de la force, de la violence ou de moyens criminels (Eyakwe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 409 au para 30; Zahw, au para 34). La Cour d’appel fédérale a confirmé que le législateur voulait que l’expression « renversement d’un gouvernement par la force » figurant à l’alinéa 34(1)b) fasse l’objet d’une application large (Najafi, au para 78).

[14] Le demandeur soutient que la SI s’est appuyée machinalement sur une jurisprudence plus ancienne sans vraiment soupeser la preuve dont elle disposait. Le demandeur est d’avis que la SI a rejeté son témoignage concernant la prise de contrôle de la station de radio Buea et n’a pas tenu compte du fait qu’aucun autre incident ne s’est produit depuis celui-ci, survenu il y a plus de deux décennies. La décision n’est donc pas justifiée, car elle ne tient pas compte du point de vue du demandeur et de la question de savoir si le SCNC et la SCYL demeurent une menace aujourd’hui.

[15] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’argument du demandeur sur ce point constitue une demande inadmissible visant à faire apprécier à nouveau la preuve. La SI a tenu compte de la version du demandeur selon laquelle les événements ne s’apparentaient pas à une prise de contrôle. Cependant, la SI a choisi d’accorder plus de poids à la preuve documentaire objective puisque le demandeur n’était pas présent lors de l’événement à la station de radio Buea. La SI a examiné de nombreuses sources indépendantes qui ont décrit l’événement de façon similaire, à savoir que des militants armés ont saisi la station de radio, désarmé les gardes, pris des otages et forcé le technicien à diffuser une proclamation d’indépendance pendant trois heures. La SI a conclu que la prise de contrôle équivalait à un acte visant le renversement par la force puisqu’en proclamant l’indépendance des communautés anglophones du Cameroun, elle visait clairement à contribuer au processus de renversement d’un gouvernement. La SI a fait mention des marches organisées à la suite de la prise de contrôle, ainsi que des diverses déclarations de menaces concernant le recours à la force et appelant les personnes au sein de l’armée, de la police, de la gendarmerie et d’autres organisations similaires à défendre la souveraineté de la république nouvellement proclamée. Compte tenu de la preuve dont disposait la SI, je ne suis pas convaincue que les conclusions de la SI sont déraisonnables. Il était loisible à la SI de préférer s’appuyer sur la preuve documentaire objective plutôt que sur le témoignage du demandeur.

[16] Quant au fait que la prise de contrôle de la station de radio Buea a eu lieu il y a plus de deux décennies, le demandeur n’a invoqué aucune jurisprudence selon laquelle ce facteur doit être pris en considération. Le demandeur soutient qu’il est inadmissible qu’un événement survenu il y a des années puisse emporter interdiction de territoire aujourd’hui. S’il en était ainsi, soutient-il, Nelson Mandela aurait été interdit de territoire au Canada en raison des actes qu’il a commis pendant l’apartheid.

[17] Le législateur n’a pas prévu de délai prescrit au-delà duquel un événement ou un acte n’emporte plus interdiction de territoire au titre de l’article 34 de la LIPR. Il n’appartient pas à notre Cour de le faire. Bien que l’alinéa 34(1)b) de la LIPR doive être appliqué de façon large, il existe bel et bien une possibilité de dispense. Dans l’arrêt Najafi, la Cour d’appel fédérale a souligné que le ministre peut dispenser tout étranger visé par le libellé général de la disposition et a souligné que les mécanismes prévus aux paragraphes 42.1(1) (demande au ministre) et 42.1(2) (initiative du ministre) de la LIPR pourraient être utilisés pour protéger « les membres d’organisations dont l’admission au Canada ne serait pas préjudiciable ou contraire à l’intérêt national en raison des activités de l’organisation au Canada et de la légitimité du recours à la force pour renverser un gouvernement à l’étranger » (aux para 80-81).

[18] Le demandeur soulève également le fait que ni le SCNC, ni la SCYL n’a été déclaré organisation terroriste par le Canada, et qu’à ce titre, ils ne devraient pas être considérés comme des organisations terroristes ou subversives.

[19] Je conviens avec le défendeur que le terrorisme n’est pas en cause dans l’espèce. La SI a noté qu’aucune allégation de terrorisme n’avait été soulevée. L’affaire n’a pas été examinée sous l’angle de l’alinéa 34(1)c) (se livrer au terrorisme). De plus, notre Cour a confirmé que l’inscription d’une organisation à titre d’organisation terroriste en vertu du Code criminel n’est pas une condition préalable à la conclusion d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR (Anteer c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 232 aux para 43-44).

[20] Passons à la décision du juge Diner dans l’affaire Numvi qui, selon le demandeur, est analogue à la présente affaire. Dans l’affaire Numvi, le demandeur soutenait que la SI avait commis une erreur en attribuant au SCNC la prise de contrôle de la station de radio Buea par des militants armés, alors que la preuve au dossier n’était pas concluante et l’attribuait autant au SCNC qu’à la SCYL (au para 12). Dans l’affaire Numvi, le demandeur soutenait également qu’il était déraisonnable de la part de la SI d’imputer les actions d’une organisation, la SCYL, à une autre, le SCNC, étant donné la divergence de leurs philosophies (au para 12).

[21] Le juge Diner a conclu que, compte tenu de la preuve documentaire dont il disposait, il avait été déraisonnable de la part de la SI de ne pas tenir compte de la preuve contradictoire démontrant le niveau d’implication du SCNC dans la prise de contrôle de la station de radio Buea ainsi que le fait que le SCNC était fragmenté à l’époque. En outre, il s’est appuyé sur des décisions antérieures de notre Cour attribuant la prise de contrôle de la station de radio Buea à la SCYL plutôt qu’au SCNC, et reconnaissant ces organisations comme deux groupes distincts (au para 17).

[22] Le défendeur soutient que la SI a reconnu que la preuve n’explique pas clairement la nature de la relation entre le SCNC et la SCYL, et a déclaré que les actions d’une organisation ne peuvent pas être machinalement attribuées à l’autre. Le défendeur soutient que le demandeur dans l’affaire Numvi était membre du SCNC uniquement, alors qu’en l’espèce, le demandeur a été membre des deux organisations.

[23] Contrairement au demandeur, je ne crois pas que les conclusions du juge Diner dans la décision Numvi s’appliquent en l’espèce. Je conclus que la SI a raisonnablement tenu compte de la preuve dont elle disposait, souligné les différences entre les deux groupes, examiné le degré de participation des groupes à la prise de contrôle et finalement conclu que le demandeur, qui était membre à la fois du SCNC et de la SCYL, est interdit de territoire au titre des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR.

IV. Conclusion

[24] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision satisfait à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier, et je conviens qu’aucune ne se pose dans les circonstances.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5909-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5909-22

INTITULÉ :

FELIX ETTA EYONG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (qUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 AOÛT 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 22 DÉCEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Felipes Morales

POUR LE DEMANDEUR

Lisa Maziade

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Semperlex Avocats

S.E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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