Date : 20231220
Dossiers : T-1836-21
T-472-23
T-540-23
Référence : 2023 CF 1728
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2023
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
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MAVERICK OILFIELD SERVICES LTD et LATIGO TRUCKING LTD
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demanderesses
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie de trois demandes de contrôle judiciaire réunies, lesquelles portent sur les décisions rendues par le ministre du Revenu national [le ministre], pour le compte de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC], à l’égard des demandes présentées par les demanderesses en vue d’obtenir un allègement des intérêts et des pénalités accumulés au cours des années d’imposition 2014 à 2020.
[2] Les demanderesses ont présenté les demandes d’allègement au titre du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) [la Loi], qui est ainsi libellé :
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[3] Les demanderesses, Maverick Oilfield Services Ltd [Maverick] et Latigo Trucking Ltd. [Latigo], ont présenté des demandes d’allègement pour les contribuables relativement aux années d’imposition 2014 à 2020 en raison principalement de la mauvaise gestion des sociétés par un ancien chef de la direction, qui est à l’origine du défaut des demanderesses de s’acquitter de l’obligation de versement des retenues à la source que leur impose l’article 153 de la Loi. Le ministre n’a accordé qu’un allègement partiel aux demanderesses pour la période commençant à la date à laquelle l’administrateur, Mike Schnell, a repris le contrôle des sociétés et conclu une entente de paiement avec l’ARC. Après le réexamen des décisions initiales, le ministre a refusé d’accorder un allègement supplémentaire.
[4] Pour les motifs qui suivent, la Cour accueille les demandes de contrôle judiciaire réunies, annule les décisions du ministre et renvoie les affaires à un autre décideur pour nouvelle décision. Bien que le paragraphe 220(3.1) de la Loi confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire d’accorder ou non un allègement aux contribuables et que le ministre n’ait pas entravé ce pouvoir discrétionnaire, les décisions contestées sont déraisonnables parce que le ministre n’a pas examiné utilement les circonstances qui pourraient être indépendantes de la volonté des demanderesses, à savoir la mauvaise gestion des sociétés par l’ancien chef de la direction.
I. Contexte
[5] Maverick offre des services liés aux champs pétrolifères, et Latigo offre des services de camionnage et de transport connexes. M. Schnell est l’administrateur des deux sociétés. À la date des contrôles judiciaires en l’espèce, il détenait 50 % des actions de chaque société, et son épouse détenait le reste des actions.
[6] M. Schnell a fondé Maverick avec son frère en 1978, et les frères ont exploité la société ensemble jusqu’en 1994. De 1994 à 2012, M. Schnell, en tant qu’unique administrateur, a dirigé seul les opérations de Maverick. Le 26 juin 2012, M. Schnell a embauché Chris Challis comme chef de la direction de Maverick et de Latigo, parce qu’il souhaitait prendre une semi-retraite.
[7] M. Challis a occupé le poste de chef de la direction de Maverick et de Latigo de 2012 à 2018. Il a embauché Kevin Fawns, qui a occupé le poste de chef des services financiers des demanderesses jusqu’en 2017, après quoi ce poste a été occupé par Shelina Hirji. M. Fawns et Mme Hirji relevaient uniquement de M. Challis.
[8] De façon générale, avant 2016, les demanderesses ont respecté les obligations que leur impose l’article 153 de la Loi pour ce qui est des retenues à la source et du versement de ces sommes. Le 2 juin 2016, M. Fawns a présenté une première demande d’allègement pour le compte de Maverick relativement aux pénalités pour versement tardif et aux intérêts connexes imposés à la société le 31 décembre 2015 (14 586,88 $), le 7 janvier 2016 (12 975,55 $) et le 14 janvier 2016 (26,71 $). Cette demande d’allègement était fondée sur le gel d’un compte bancaire. Le 19 octobre 2016, le ministre a accordé intégralement l’allègement demandé.
[9] Le 23 janvier 2018, Maverick a présenté une deuxième demande d’allègement relativement aux pénalités pour versement tardif (2016 : 6 293,56 $; 2017 : 88 512,44 $), aux pénalités pour défaut de versement (2016 : 40 995,62 $; 2017 : 125 549,95 $) et aux intérêts connexes (2016 : 793,94 $; 2017 : 3 108,49 $) imposés à la société pour les années d’imposition 2016 et 2017 [la demande d’allègement relative à 2016-2017 de Maverick]. Cette deuxième demande d’allègement était fondée sur le ralentissement de l’économie et un fonds de roulement insuffisant. Le 8 mars 2018, le ministre a refusé d’accorder l’allègement demandé.
[10] En mai 2018, M. Schnell a pris connaissance du défaut des demanderesses de verser les sommes dues. Il a alors congédié M. Challis, M. Fawns et Mme Hirji et a repris le contrôle des sociétés.
[11] Afin de limiter la dette fiscale des demanderesses, M. Schnell a conclu en avril 2018 une entente de paiement avec l’ARC. Il a réglé la dette le 8 janvier 2020.
[12] Le 24 décembre 2018, M. Schnell a présenté pour le compte de Maverick une demande d’allègement relativement aux pénalités pour versement tardif (59 674,15 $), aux pénalités pour défaut de versement (5 925,21 $) et aux intérêts connexes (23 754,58 $) imposés à la société pour l’année d’imposition 2018 [la demande d’allègement relative à 2018 de Maverick]. Le 13 mars 2019, le ministre a refusé d’accorder l’allègement demandé.
[13] Le 19 juin 2020, Ali Zulfikar, conseiller et représentant autorisé des demanderesses, a présenté des demandes conjointes en vue d’obtenir un allègement des pénalités et des intérêts imposés à Maverick et à Latigo relativement aux années d’imposition 2014, 2015, 2016, 2017, 2018, 2019 et 2020.
[14] Ces demandes d’allègement étaient fondées sur [traduction] « des circonstances exceptionnelles ayant mené à des difficultés financières »
, notamment sur le fait que M. Schnell n’était pas au courant du défaut de versement en raison de la mauvaise gestion des sociétés demanderesses par M. Challis, M. Fawns et Mme Hirji, et qu’il n’avait donc pas pu y remédier. Il a été noté que les demanderesses respectaient leurs obligations fiscales avant l’embauche de M. Challis et que, dès que M. Schnell a eu connaissance des manquements, en 2018, il a pris des mesures pour limiter la dette des demanderesses, notamment en finançant ses sociétés au moyen de ses économies et de ses actifs personnels.
[15] Puisque les demanderesses avaient déjà demandé un allègement fiscal pour certaines des années d’imposition visées (dans la demande d’allègement relative à 2016-2017 de Maverick et la demande d’allègement relative à 2018 de Maverick), l’ARC a scindé son examen de la demande d’allègement des demanderesses et, le 26 avril 2021, elle a rendu trois décisions distinctes mais connexes :
La décision rendue au deuxième palier relativement à Maverick 1 : L’ARC a mené un examen au deuxième palier des décisions de mars 2018 et de mars 2019 par lesquelles le ministre a rejeté la demande d’allègement relative à 2016-2017 de Maverick et la demande d’allègement relative à 2018 de Maverick, qui visaient respectivement les années d’imposition 2016 et 2017, et 2018. L’ARC a accordé un allègement des intérêts pour la période s’étalant du 19 avril 2108 au 8 janvier 2020 seulement, soit de la date à laquelle l’ARC a approuvé l’entente de paiement avec M. Schnell à la date à laquelle les sommes dues relativement aux années d’imposition en question ont été remboursées intégralement. L’ARC a indiqué qu’elle accordait un allègement parce que M. Schnell avait pris [traduction]
« toutes les mesures nécessaires pour rembourser les sommes dues et effectuer dorénavant les versements en temps opportun »
. L’ARC a refusé d’accorder un allègement pour le reste des pénalités et des intérêts imposés au motif que, même si Maverick s’était fiée à M. Challis en sa qualité de chef de la direction, [traduction]« il incombait à l’administrateur de prendre les mesures et de faire les vérifications nécessaires, sur une base régulière, pour veiller à ce que la société respecte toutes ses obligations en temps opportun »
, ce que M. Schnell n’avait pas fait en l’espèce. L’ARC a également refusé d’accorder un allègement fondé sur les difficultés financières, parce que Maverick avait pris des arrangements pour régler sa dette, notamment en empruntant des fonds et en restructurant ses finances.La décision rendue au premier palier relativement à Maverick 2 : L’ARC a mené un examen au premier palier de la demande d’allègement fiscal présentée par Maverick à l’égard des années d’imposition 2014, 2015, 2019 et 2020. Elle a refusé d’accorder l’allègement demandé en totalité, essentiellement pour les mêmes motifs que ceux donnés dans la décision rendue au deuxième palier relativement à Maverick 1. Autrement dit, l’ARC a conclu qu’il incombait à l’administrateur de veiller à ce que les demanderesses s’acquittent de leurs obligations fiscales, ce qu’il n’avait pas fait. L’ARC a conclu que l’entente de paiement conclue avec M. Schnell en 2018 visait surtout les années d’imposition 2016, 2017 et 2018 et qu’aucun allègement ne serait accordé pour cette raison. L’ARC a également refusé d’accorder un allègement fondé sur les difficultés financières, parce que [traduction]
« le montant des pénalités [imposées à Maverick] était peu élevé »
; en 2015, Maverick avait payé les pénalités imposées pour un versement effectué en retard en 2014 et trois versements effectués en retard en 2015, et, entre 2019 et le 14 juin 2020, seulement trois versements ont été effectués en retard.La décision rendue au premier palier relativement à Latigo : L’ARC a mené un examen au premier palier de la demande d’allègement présentée par Latigo à l’égard des années d’imposition 2014, 2016, 2017 et 2018. L’examen de l’ARC n’a pas porté sur les années d’imposition 2015, 2019 et 2020, puisque Latigo ne s’est vu imposer aucun intérêt ni aucune pénalité pour ces années-là. L’ARC a annulé les intérêts accumulés du 16 avril 2019 au 13 janvier 2020, soit de la date à laquelle l’ARC a approuvé l’entente de paiement avec Latigo à la date de la réception du dernier paiement, ainsi que du 3 janvier au 26 avril 2021, en raison d’un retard de traitement attribuable à l’ARC. L’ARC a également annulé deux pénalités imposées par erreur en mars 2017 et se rapportant à des périodes de versement en octobre 2016. Pour le reste, l’ARC a refusé d’accorder l’allègement demandé au motif que Latigo disposait des ressources financières pour rembourser les sommes dues, même si elle avait enregistré un déficit en 2016 et en 2017, et qu’il incombait à l’administrateur de veiller à ce que la société effectue ses versements à temps.
[16] Le 29 juillet 2021, M. Zulfikar a présenté, pour le compte des demanderesses, des demandes de réexamen conjointes visant les trois décisions du 26 avril 2021. Le 2 novembre 2021, le ministre a rendu les décisions qui font l’objet des demandes de contrôle judiciaire réunies. Ces décisions sont décrites brièvement ci-dessous.
[17] Les décisions contestées sont accompagnées des fiches d’information sur l’allègement pour les contribuables de l’ARC [les fiches d’information]. Ces documents résument, à l’intention du délégué du ministre, les faits pertinents des demandes d’allègement. Ils traitent aussi des facteurs énoncés à la partie II de la circulaire d’information IC07-1R1 de l’ARC (18 août 2017) portant sur les dispositions d’allègement pour les contribuables [la circulaire d’information] et présentent des recommandations. Les décisions contestées et les fiches d’information forment, collectivement, le dossier.
A. La décision rendue au troisième palier relativement à Maverick 1 – T-1836-21
[18] À la suite de son examen au troisième palier de la décision rendue au deuxième palier relativement à Maverick 1, l’ARC a rejeté la demande présentée par les demanderesses en vue d’obtenir un allègement supplémentaire des pénalités et des intérêts imposés à Maverick relativement aux années d’imposition 2016, 2017 et 2018. L’ARC a répété que Maverick était responsable de veiller à ce que ses versements soient effectués à temps, indépendamment de la mauvaise gestion de la société par M. Challis et ses collaborateurs :
[traduction]
[…] à titre de propriétaire de la société, il vous incombait de veiller à respecter vos obligations fiscales. D’après les renseignements à notre disposition, l’ancien chef de la direction ou ses collaborateurs n’ont pas commis de fraude, de sorte qu’il aurait été possible pour vous de vérifier, dans les dossiers de l’entreprise ou auprès de l’ARC directement, l’état du compte lié aux versements.
[19] L’ARC a également reconnu que les demanderesses lui avaient demandé de tenir compte du fait qu’elles avaient, par le passé, respecté leurs obligations fiscales. Cependant, l’ARC a conclu que les antécédents en matière de conformité n’étaient qu’un des facteurs que le ministre examinait pour décider ou non d’accorder un allègement au titre du paragraphe 220(3.1) de la Loi. Dans sa décision, l’ARC a écrit :
[traduction]
Bien que, dans le présent dossier, les antécédents en matière de conformité montrent que les versements ont été dûment effectués jusqu’à la fin de 2016, il convient de souligner que la non-conformité s’est étalée sur une période prolongée, soit de 2016 à 2018. Lorsque la non-conformité s’étale sur plusieurs années, il est impossible de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles. De plus, depuis que le chef de la direction a été congédié, en mai 2018, cinq pénalités ont été imposées relativement à des versements tardifs ou manquants, et un avis d’écart a été délivré le 13 octobre 2021 relativement à l’année d’imposition 2020.
[20] Dans la feuille d’information se rapportant à ce dossier, il est indiqué que la demande d’allègement des demanderesses est fondée sur [traduction] « [d’a]utres circonstances »
, et il est recommandé que la demande d’allègement soit rejetée, au motif qu’il [traduction] « incombait au bout du compte à [M. Schnell] de veiller à ce que les versements soient dûment effectués, comme l’exige l’ARC »
, même s’il s’était fié à M. Challis et à ses collaborateurs, qui exerçaient un contrôle de fait sur les demanderesses. Dans la feuille d’information, il est noté que, bien qu’aucune lettre concernant les versements tardifs n’ait été adressée directement au propriétaire [TRADUCTION] « l’ARC n’était pas responsable d’informer le propriétaire de la négligence de sa société en ce qui a trait aux obligations de versement »
. M. Schnell demeurait responsable de se tenir au courant des questions liées à l’ARC.
[21] Dans la feuille d’information, à la section sur l’analyse des faits et des facteurs, il est également indiqué que [traduction] « le chef de la direction et son équipe n’ont pas commis de fraude »
. Toutefois, l’observation suivante est consignée dans la feuille d’information en réponse à la question de savoir quelles circonstances avaient empêché le contribuable de respecter ses obligations fiscales et si ces circonstances étaient indépendantes de sa volonté :
[traduction]
L’administrateur a été victime de manipulation et laissé dans l’ignorance quant à la façon dont le nouveau chef de la direction exploitait la société. En quelques années seulement, le nouveau chef de la direction a ruiné son entreprise fructueuse. Le stress lié à la dette envers l’ARC était énorme : l’épouse de l’administrateur, elle aussi actionnaire de la société, a envisagé le suicide à plusieurs reprises. Elle a obtenu l’aide de professionnels. La demande d’allègement est fondée sur les antécédents de conformité de la société avant l’embauche du nouveau chef de la direction. Les propriétaires ont utilisé la plupart de leurs économies et de leurs actifs personnels pour sauver l’entreprise. Certains employés, dont le comptable et le chef des services financiers, ont manqué à leur devoir fiducial et à leurs responsabilités fiduciales en mentant à l’administrateur et en le trompant dans le but de dissimuler les problèmes naissants ainsi que l’incompétence du nouveau chef de la direction.
Si la documentation justifie l’explication donnée, les circonstances décrites ci-dessus étaient indépendantes de la volonté de l’employeur.
[22] Il est indiqué que l’ARC a communiqué avec les demanderesses pour savoir si des accusations de négligence ou de fraude avaient été officiellement portées contre M. Challis, mais que les demanderesses ont admis qu’elles n’avaient pris aucune mesure en ce sens. Elles ont toutefois affirmé que des employés – actuels ou anciens – pourraient fournir un témoignage pour étayer l’explication donnée.
[23] Dans la feuille d’information, il est noté que les dates et les explications données par les demanderesses concordent [traduction] « en grande partie »
avec l’argument principal des demanderesses selon lequel les pénalités et les intérêts qui leur ont été imposés découlent de la mauvaise gestion des sociétés, une situation qui était indépendante de leur volonté. Les demanderesses ont fourni le témoignage de M. Fawns et d’un cadre supérieur de Maverick, ainsi qu’une lettre d’explication datée du 28 septembre 2021. Les notes consignées dans le Système automatisé pour les recouvrements et les retenues à la source corroborent le fait que M. Schnell n’a pris connaissance des pénalités pour versement tardif et des intérêts connexes qu’en 2018. Or, la feuille d’information recommande le rejet de la demande d’allègement :
[traduction]
Bien que les explications données, notamment dans les témoignages et les demandes d’allègement, confirment que le chef de la direction en poste de 2012 à 2018 a négligé d’effectuer les versements requis pendant les périodes visées, il incombait au bout du compte au propriétaire administrateur de veiller à ce que les versements soient dûment effectués, comme l’exige l’ARC.
B. La décision rendue au deuxième palier relativement à Maverick 2 – T-540-23
[24] À la suite de son examen au deuxième palier de la décision rendue au premier palier relativement à Maverick 2, l’ARC a rejeté la demande présentée par les demanderesses en vue d’obtenir un allègement des pénalités et des intérêts imposés à Maverick relativement aux années d’imposition 2014, 2015, 2019 et 2020. Les motifs donnés étaient sensiblement les mêmes que ceux donnés dans la décision rendue au troisième palier relativement à Maverick 1 et se rapportaient à la diligence de l’administrateur et aux antécédents en matière de conformité de la société. L’ARC a également fait remarquer que les pénalités et les intérêts imposés pour les années d’imposition 2014 et 2015 ne pouvaient pas être attribués à la négligence qui avait mené à l’accumulation d’une dette importante, comme c’était le cas des pénalités et des intérêts imposés pour la période de 2016 à 2018, et ce, même si M. Challis travaillait pour Maverick à cette époque. Pour ce qui est des pénalités et intérêts imposés pour les années d’imposition 2019 et 2020, l’ARC a conclu que l’ancien chef de la direction ne pouvait pas en être tenu responsable, puisqu’il avait été congédié en mai 2018. La recommandation qui figure dans la feuille d’information liée à ce dossier confirme l’avis de l’ARC selon lequel les pénalités et les intérêts imposés pour les années d’imposition 2019 et 2020 [TRADUCTION] « ne sont pas liés à la négligence du chef de la direction qui a forcé le propriétaire à prendre des mesures pour sauver son entreprise ».
C. La décision rendue au deuxième palier relativement à Latigo – T-472-23
[25] À la suite de son examen au deuxième palier de la décision rendue au premier palier relativement à Latigo, l’ARC a rejeté la demande présentée par les demanderesses en vue d’obtenir un allègement supplémentaire des pénalités et des intérêts imposés à Latigo relativement aux années d’imposition 2014, 2016, 2017 et 2018. Encore une fois, les motifs donnés étaient sensiblement les mêmes que ceux donnés dans la décision rendue au troisième palier relativement à Maverick 1 et se rapportaient à la diligence de l’administrateur et aux antécédents en matière de conformité de la société. L’ARC a également noté que la seule pénalité imposée pour 2014 avait été payée dans un délai raisonnable, même si M. Challis travaillait pour les demanderesses à l’époque, de sorte qu’elle était distincte des pénalités et des intérêts imposés de 2016 à 2018, qui étaient beaucoup plus élevés.
II. Norme de contrôle
[26] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est la norme de la décision raisonnable, telle qu’elle a été énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Comme notre Cour l’a expliqué au paragraphe 51 de la décision Parmar c Canada (Procureur général), 2018 CF 912 :
Le rôle de la Cour ne consiste pas à décider de ce qui est équitable, mais à juger s’il était raisonnable (selon le sens donné à ce terme dans le cadre du droit administratif) pour le délégué du ministre, en application du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, de refuser d’accorder l’allègement pour les contribuables. Comme la cour l’a expliqué dans la décision Takenaka [c Canada (Procureur général), 2018 CF 347], au paragraphe 37 :
Le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire n’est pas d’établir ce qui est juste dans les circonstances, mais plutôt si la décision du délégué est raisonnable au sens juridique de la norme décrite ci-dessus. Il couvre une vaste gamme d’issues qui peuvent subjectivement sembler injustes […].
[27] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable porte à la fois sur le raisonnement du décideur et sur le résultat de ce raisonnement. La décision doit non seulement être justifiable à la lumière du dossier, mais, lorsqu’elle est motivée, elle doit être justifiée par les motifs. La cour de révision doit examiner les motifs donnés par le décideur pour déterminer si la décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable »
, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. La décision doit être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci.
[28] L’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason], qui a été rendu après le dépôt des observations écrites des parties mais avant l’audience dans la présente affaire, revient sur l’arrêt Vavilov et sur l’application de la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême n’a pas changé la démarche, mais elle a insisté fortement sur le principe de la justification adaptée aux questions et aux préoccupations soulevées : lorsque la décision a des répercussions importantes sur les droits et les intérêts de la personne visée, il est encore plus important que les motifs fournis reflètent ces enjeux.
III. Questions en litige
[29] Les demanderesses soutiennent que les demandes de contrôle judiciaire en l’espèce soulèvent les trois questions suivantes :
a)Est-ce que l’ARC a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle a rendu les décisions contestées?
b)Est-ce que l’ARC a commis une erreur en appliquant mal les principes pertinents ou en ne tenant pas compte de la preuve lorsqu’elle a rendu les décisions contestées?
c)Est-ce que les décisions contestées sont raisonnables?
[30] À mon avis, les observations des demanderesses peuvent être examinées sous deux angles : 1) l’approche adoptée par le ministre pour évaluer les demandes et 2) le caractère raisonnable des décisions contestées.
IV. Analyse
A. L’approche du ministre
[31] Le paragraphe 220(3.1) de la Loi confère au ministre le pouvoir de « renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable […], ou l’annuler en tout ou en partie »
. Il ne prévoit aucun critère pour l’exercice de ce pouvoir et n’impose aucune restriction à cet égard. C’est un pouvoir entièrement discrétionnaire. La seule restriction, c’est que la décision doit être prise sur le fondement des faits présentés au ministre et qu’elle doit être raisonnable.
[32] La partie II de la circulaire d’information IC07-1R1 énonce des lignes directrices à l’intention des délégués du ministre qui sont chargés d’évaluer les demandes d’allègement de pénalités et d’intérêts présentées par les contribuables au titre du paragraphe 220(3.1) de la Loi. Les paragraphes 23 et 24 de la circulaire d’information précisent les situations qui peuvent justifier l’octroi d’un allègement par le ministre :
Situations qui peuvent justifier un allègement des pénalités et des intérêts
23. Le ministre du Revenu national peut accorder un allègement des pénalités et des intérêts dans les situations suivantes si elles justifient l’incapacité du contribuable à respecter une obligation ou une exigence fiscale :
a) Circonstances exceptionnelles
b) Actions de l’ARC
c) Incapacité de payer ou difficultés financières
24. La législation ne précise pas les situations spécifiques où le ministre a le pouvoir d’annuler des pénalités et des intérêts ou d’y renoncer. Les présentes lignes directrices n’ont pas force exécutoire. Elles ne donnent pas à un fonctionnaire délégué du ministre le pouvoir de refuser une demande et de l’exclure d’une attention convenable simplement parce que la situation du contribuable ne correspond pas à l’une des lignes directrices décrites dans la Partie II de la circulaire. Un fonctionnaire délégué du ministre peut accorder un allègement même si la situation du contribuable ne correspond pas à celles mentionnées au paragraphe 23.
[Non souligné dans l’original.]
[33] Le paragraphe 33 de la circulaire d’information énonce les facteurs que le ministre peut examiner pour décider d’accorder ou de refuser l’allègement demandé au titre du paragraphe 220(3.1) de la Loi :
Facteurs de décision
33. Lorsque des circonstances indépendantes de la volonté du contribuable, des actions de l’ARC, une incapacité de payer ou des difficultés financières ont empêché un contribuable de respecter la Loi, les facteurs suivants serviront à déterminer si un fonctionnaire délégué du ministre du Revenu national annulera les pénalités et les intérêts ou y renoncera. On évaluera si le contribuable a :
a) respecté, par le passé, ses obligations fiscales;
b) en connaissance de cause, laissé subsister un solde en souffrance qui a engendré des intérêts sur arriérés;
c) fait des efforts raisonnables et géré de façon responsable ses affaires selon le régime d’autocotisation;
d) agi rapidement pour remédier à tout retard ou à toute omission.
[34] Les demanderesses font valoir que les décisions contestées ne reflètent pas toute la portée du pouvoir discrétionnaire dont dispose le ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi. Elles soutiennent plus particulièrement que la portée de ce pouvoir va au-delà de ce qui est énoncé dans la circulaire d’information.
[35] En s’appuyant sur l’arrêt Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 [Stemijon Investments], rendu par la Cour d’appel fédérale, les demanderesses font valoir que le ministre entrave son pouvoir discrétionnaire s’il ne l’exerce que dans les situations énoncées dans la circulaire d’information. Les demanderesses sont d’avis que c’est ce qui s’est produit en l’espèce, car le ministre a tenté, dans les décisions contestées, de faire correspondre leurs demandes d’allègement à une des catégories énoncées au paragraphe 23 de la circulaire d’information, par exemple [traduction] « difficultés financières/incapacité de payer »
et [traduction] « erreur de l’ARC »
. Les demanderesses affirment que, ce faisant, le ministre n’a pas examiné leurs demandes d’allègement sur le fondement des faits qui leur sont propres.
[36] Les demanderesses soutiennent que le ministre a limité l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à trois autres égards. Premièrement, en accordant un allègement des intérêts seulement pour la période pendant laquelle M. Schnell a pris des mesures pour remédier à la situation, le ministre a limité son pouvoir d’accorder un allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi aux situations où le contribuable est au courant du problème et où il prend des mesures pour le régler. Deuxièmement, en précisant, dans la décision rendue au troisième palier relativement à Maverick 1 et dans la décision rendue au deuxième palier relativement à Latigo, que M. Challis et ses collaborateurs n’avaient pas commis de fraude, le ministre a exigé une preuve de fraude, alors qu’il n’existait aucun motif raisonnable, fondé sur la Loi, de l’exiger. Troisièmement, dans la décision rendue au deuxième palier relativement à Maverick 2, le ministre a entravé son pouvoir discrétionnaire en limitant artificiellement son évaluation des répercussions de la négligence de M. Challis et de ses collaborateurs sur les difficultés financières des demanderesses aux années pendant lesquelles ceux-ci étaient à l’emploi des demanderesses. À cet égard, les demanderesses renvoient à la décision Guerra c Canada (Agence du revenu), 2009 CF 459 [Guerra], où la Cour fédérale a jugé qu’il était déraisonnable de la part de l’ARC de considérer que les difficultés financières d’une société régulièrement victime de vol – et donc sa difficulté à respecter ses obligations de versement – se limitaient à l’année où les vols ont eu lieu. Dans la même veine, les demanderesses font valoir que le ministre aurait dû examiner de façon plus large les répercussions de la négligence de M. Challis et de ses collaborateurs, et qu’il a entravé son pouvoir discrétionnaire en ne le faisant pas.
[37] À mon avis, les décisions contestées montrent que le ministre est allé au-delà de la circulaire d’information, et les fiches d’information indiquent expressément que le ministre a tenu compte [traduction] « [d’a]utres circonstances »
dans son évaluation des demandes d’allègement présentées par les demanderesses.
[38] Au paragraphe 31 de l’arrêt Stemijon Investments, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer que le simple renvoi à la circulaire d’information n’est pas suffisant pour conclure que le ministre a entravé son pouvoir discrétionnaire :
En soi, le renvoi à un énoncé de politique, telle que la circulaire d’information, ne pose pas nécessairement problème. Les décideurs administratifs ont souvent recours à des énoncés de politique pour guider leurs décisions, ce qui, comme je le mentionne à la fin des présents motifs, est acceptable et utile à l’intérieur de certaines limites.
[39] Dans l’affaire Stemijon Investments, le ministre a entravé son pouvoir discrétionnaire en tenant exclusivement compte de la circulaire d’information. Le ministre s’était appuyé explicitement sur les trois situations (circonstances exceptionnelles, erreur de l’ARC et incapacité de payer) énoncées au paragraphe 23 de la circulaire d’information IC07-1 datée du 31 mai 2007, qui a été annulée et remplacée par la circulaire d’information visée en l’espèce, pour guider l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Selon la Cour d’appel fédérale, le ministre « [a limité] son examen aux trois situations énoncées dans la circulaire d’information et [n’a] pas [tenu] compte du fait que le paragraphe 220(3.1) de la Loi est rédigé en termes larges »
(au para 30).
[40] Contrairement aux observations présentées par les demanderesses, l’expression [traduction] « [a]utres circonstances »
telle qu’elle est utilisée dans les décisions contestées n’est pas une situation énoncée dans la version actuelle de la circulaire d’information. En indiquant qu’il a tenu compte d’autres circonstances, le ministre a démontré qu’il est allé au-delà de la circulaire d’information.
[41] Pour décider d’accorder ou de refuser l’allègement demandé par les demanderesses, le ministre a tenu compte des mesures d’atténuation prises par M. Schnell, de l’absence apparente de fraude de la part de M. Challis et de ses collaborateurs, ainsi que des répercussions des actes de ces employés sur les finances des demanderesses. Comme les demanderesses le soulignent, le ministre dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi. La Loi est muette quant aux facteurs dont le ministre peut tenir compte dans son examen. Il est erroné d’affirmer que ces facteurs limitent le pouvoir discrétionnaire du ministre. Au contraire, le fait que le ministre les a examinés signifie que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire et qu’il a tenu compte de circonstances qui ne sont pas mentionnées dans la circulaire d’information.
[42] L’examen par le ministre de ces autres circonstances peut être pertinent au regard de la question du caractère raisonnable des décisions contestées, mais il n’a aucune incidence sur la démarche adoptée par le ministre, compte tenu de son pouvoir discrétionnaire absolu de prendre les décisions contestées.
B. Le caractère raisonnable des décisions contestées
[43] Il était raisonnable que le ministre, pour décider d’accorder aux demanderesses un allègement des intérêts se rapportant à la période pendant laquelle des mesures d’atténuation ont été prises, tienne compte du fait que M. Schnell a rapidement créé et suivi un plan de paiement lorsqu’il a eu connaissance de la situation dans laquelle se trouvaient les demanderesses.
[44] De même, il était raisonnable que le ministre se penche sur la question de savoir si M. Challis et ses collaborateurs avaient commis une fraude. Si le ministre avait conclu à l’existence d’une fraude, il aurait peut-être conclu que les demanderesses n’étaient pas au courant de l’arriéré.
[45] Le ministre n’a pas rejeté l’idée qu’un allègement puisse être accordé en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi en raison du fait que le contribuable ignorait certains faits importants. Cependant, en l’espèce, il a conclu que la nécessité de faire preuve de diligence raisonnable pour veiller à ce que les demanderesses respectent leurs obligations de versement relevait de la volonté de M. Schnell à titre d’administrateur.
[46] Selon moi, au moins trois conclusions tirées dans les décisions contestées posent problème. La première, c’est la conclusion selon laquelle les demanderesses auraient pu éviter les versements tardifs. Autrement dit, il incombait à M. Schnell de prendre des mesures pour prendre plus rapidement connaissance de l’arriéré. La deuxième, c’est la conclusion selon laquelle des circonstances exceptionnelles ne peuvent pas s’étaler sur plusieurs années. La troisième, c’est la conclusion selon laquelle M. Challis, en sa qualité d’ancien chef de la direction, et ses collaborateurs n’étaient pas responsables de l’arriéré accumulé au cours des années qui ont suivi leur congédiement.
[47] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les décisions contestées sont déraisonnables et j’ordonne que les demandes d’allègement soient réexaminées par un autre décideur.
(1) Il était déraisonnable pour le ministre de conclure que M. Schnell, en sa qualité d’administrateur des demanderesses, était responsable des versements tardifs parce qu’il avait omis de prendre des mesures de surveillance raisonnables à l’égard des finances des sociétés
[48] Le ministre a rejeté les demandes d’allègement des demanderesses au motif que M. Schnell ne s’était pas assuré que les demanderesses respectent leurs obligations de versement. Le ministre a toutefois omis de tenir compte des faits au dossier qui montraient que les trois personnes responsables de la mauvaise gestion des finances des demanderesses avaient pris des mesures pour tenir M. Schnell dans l’ignorance. Le ministre n’a pas tenu compte du fait suivant, énoncé dans les fiches d’information de l’ARC : [traduction] « Certains employés, dont le comptable et le chef des services financiers, ont manqué à leur devoir fiducial et à leurs responsabilités fiduciales en mentant à l’administrateur et en le trompant dans le but de dissimuler les problèmes ainsi que l’incompétence du nouveau chef de la direction. »
[49] Il est évident que la situation engendrée par ces employés a eu des répercussions importantes pour M. et Mme Schnell. Celles-ci sont ainsi décrites dans la demande de réexamen des demanderesses datée du 29 juillet 2021 :
[traduction]
Maverick a toujours été un employeur important en Alberta : dans ses plus belles années, la société employait plus de 300 personnes et versait chaque année à l’ARC des millions de dollars en retenues à la source. En 2020, pour freiner l’hémorragie, M. Schnell a réduit les effectifs de Maverick à 10 employés. [Son épouse et lui] ont utilisé presque toutes les économies et leurs actifs pour sauver Maverick et Latigo, qui sont aujourd’hui à jour dans le versement de leurs retenues à la source. En 2021, les effectifs de Maverick se chiffraient à 45 employés. Les deux sociétés continuent d’éprouver des difficultés et ont encore beaucoup de chemin à faire avant d’être complètement sorties du bois.
[50] Comme je le mentionne plus haut, dans l’arrêt Mason, la Cour suprême du Canada a insisté fortement sur le principe de la justification adaptée aux questions et aux préoccupations soulevées : lorsque la décision a des répercussions importantes sur les droits et les intérêts de la personne visée, il est encore plus important que les motifs fournis reflètent ces enjeux. Étant donné les répercussions des décisions contestées sur les demanderesses et leurs propriétaires, le décideur avait l’obligation d’examiner les lacunes susmentionnées.
[51] Je fais remarquer ici que, dans la feuille d’information se rapportant à la décision rendue au troisième palier relativement à Maverick 1, l’ARC a indiqué explicitement que, si la documentation étayait l’explication donnée, les circonstances liées aux employés responsables des versements tardifs des demanderesses étaient [traduction] « indépendantes de la volonté »
des demanderesses. De fait, l’ARC a ensuite conclu que les prétentions des demanderesses concordaient avec la preuve, notamment les témoignages et d’autres documents. Compte tenu de ce qui précède, on ne peut pas dire que la conclusion du ministre selon laquelle il incombait aux demanderesses, ou plus précisément à M. Schnell, de veiller à ce que les versements soient effectués à temps, est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente, comme il est exigé suivant le paragraphe 85 de l’arrêt Vavilov.
[52] Je prends acte de la jurisprudence invoquée par le défendeur, qui établit que les contribuables demeurent responsables de leurs obligations fiscales, même s’ils les délèguent à des tiers : Babin c Canada (Agence des douanes et du revenu), 2005 CF 972 au para 19; Northview Apartments Ltd c Canada (Procureur général), 2009 CF 74 aux para 8, 11; PPSC Enterprises Limited c Ministre du Revenu national, 2007 CF 784 au para 23; Succession Jones c Canada (Procureur général), 2009 CF 646 au para 59; Sandler c Canada (Procureur général), 2010 CF 459 au para 12. Le défendeur fait valoir que, bien que M. Challis soit un ancien employé des demanderesses et non un tiers au sens strict, le même principe s’applique en l’espèce pour confirmer la décision du ministre de ne pas accorder l’allègement demandé. Or, le paragraphe 35 de la circulaire d’information prévoit expressément que, dans certaines situations exceptionnelles, il pourrait être indiqué d’accorder un allègement à un contribuable en raison d’erreurs ou de retards attribuables à un tiers. Notre Cour a confirmé que le principe selon lequel les contribuables demeurent responsables de leurs obligations fiscales « ne doi[t] pas être considéré comme une règle absolue, en particulier dans les cas où un contribuable est la victime innocente d’un fraudeur averti »
: Mior c Canada (Procureur général), 2019 CF 321 au para 45.
[53] Au paragraphe 60 de la décision 3563537 Canada Inc c Canada (Agence du revenu), 2012 CF 1290 [3563537 Canada Inc], la Cour a conclu que le fait d’avoir été trompé dans le contexte de la production d’une déclaration de revenus peut être invoqué à titre de circonstance indépendante de la volonté du contribuable. Le juge Southcott a affirmé que, même si le ministre conclut que le contribuable demeure responsable de ses obligations de versement, sa décision sera déraisonnable dans le cas où il aurait omis d’évaluer si les circonstances concernant le tiers sont exceptionnelles (citant Société Angelo Colatosti Inc c Canada (Procureur général), 2012 CF 124 au para 30; voir aussi Spence c Canada (Agence du revenu), 2010 CF 52 au para 30). C’est précisément l’erreur qui a été commise en l’espèce. Bien qu’il était loisible au ministre de conclure que la situation des demanderesses n’était pas exceptionnelle, le ministre semble, pour ce faire, s’être appuyé exclusivement sur le fait que M. Schnell demeurait responsable de l’arriéré, même s’il avait délégué à l’ancien chef de la direction la responsabilité de s’acquitter des obligations fiscales des demanderesses. La situation dans la présente affaire est analogue à celle qui intéressait la Cour dans l’affaire 3563537 Canada Inc. Au paragraphe 82 de la décision 3563537 Canada Inc, le juge Southcott a tenu les propos suivants :
La Cour constate […] que la déléguée, en invoquant l’alinéa 33(d) de la circulaire d’information IC07-1 [qui sert à aider le ministre à évaluer si le contribuable a agi rapidement pour remédier à tout retard ou à toute omission en vue de déterminer si un allègement est justifié], accepte implicitement que le retard à produire la déclaration de la demanderesse est attribuable à des circonstances indépendantes de la volonté du contribuable (i.e. la fraude de M. O’Neill). La Cour tient à souligner de plus que [l’administrateur] ignore toujours la fraude de M. O’Neill le 22 septembre, étant toujours sous l’emprise de la tromperie. En dépit de cela, la déléguée considère que [le directeur] manque de diligence en suggérant que la firme [comptable engagée par l’administrateur] contacte à nouveau M. O’Neill pour recevoir les informations nécessaires. La Cour ne peut souscrire à une telle conclusion qui, encore une fois, ignore des éléments de preuve essentiels : la fraude de M. O’Neill et l’intérêt de ce dernier à se soustraire à ses obligations pour éviter d’être démasqué.
[54] Les motifs de la décision du ministre doivent être fondés sur un raisonnement rationnel et intrinsèquement cohérent : Vavilov, au para 102. Si le ministre avait conclu qu’il existait des circonstances indépendantes de la volonté des demanderesses, comme le donnaient à penser les faits dont elle disposait, il aurait peut-être jugé que l’octroi de l’allègement demandé était justifié. Quoi qu’il en soit, il incombait au ministre d’examiner l’ensemble des faits pour exercer son pouvoir discrétionnaire. Son défaut de le faire constitue une erreur susceptible de contrôle, qui rend les décisions contestées déraisonnables.
(2) Il était déraisonnable pour le ministre d’affirmer qu’il est impossible de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles lorsque la non-conformité s’étale sur plusieurs années
[55] Dans la décision rendue au troisième palier relativement à Maverick 1 et la décision rendue au deuxième palier relativement à Latigo, le ministre a conclu que [traduction] « [l]orsque la non-conformité s’étale sur plusieurs années, il est impossible de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles »
. Étant donné que la plupart des versements tardifs se rapportent aux années 2016 à 2018, alors que M. Challis occupait le poste de chef de la direction, et que le ministre a jugé qu’il s’agissait d’une [traduction] « période prolongée »
, celui-ci a conclu qu’il ne pouvait pas accorder l’allègement demandé.
[56] Le raisonnement du ministre est vicié. Bien que la Loi confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet de décider s’il existe ou non des circonstances exceptionnelles, rien ne lui permettait de conclure que des circonstances exceptionnelles ne peuvent pas exister pendant une période prolongée, comme c’était le cas en l’espèce. Au paragraphe 25 de la circulaire d’information, les « circonstances exceptionnelles »
sont définies comme des circonstances indépendantes de la volonté du contribuable. De fait, les décisions contestées reposaient principalement sur la conclusion du ministre selon laquelle il n’existait pas de circonstances exceptionnelles, puisque M. Schnell aurait pu veiller à ce que les versements soient effectués à temps. En ajoutant, dans ses motifs, qu’il lui était impossible de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles puisque la situation avait duré pendant au moins deux ans, le ministre a manqué de cohérence. Les circonstances exceptionnelles n’ont pas de limite temporelle. D’ailleurs, le paragraphe 25 de la circulaire d’information énumère des exemples de circonstances exceptionnelles qui pourraient très bien exister pendant une période prolongée (p. ex. une maladie ou un accident graves, ou une catastrophe naturelle). Bien que la circulaire d’information n’ait pas force obligatoire et qu’elle ne puisse pas servir à entraver le pouvoir discrétionnaire du ministre, elle joue néanmoins un rôle utile et important pour guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par la disposition sur l’allègement : Stemijon Investments Ltd, aux para 58–60.
[57] Je constate que, dans les fiches d’information, le délégué du ministre a conclu que [traduction] « [l]es antécédents de conformité ne peuvent pas être le seul facteur pris en compte dans le contexte de l’examen d’une demande, surtout lorsque la non-conformité s’étale sur une période prolongée »
. Bien que cette conclusion puisse être logique, cela ne signifie pas qu’il est impossible de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles lorsque la non-conformité s’étale sur une période prolongée.
(3) Il était déraisonnable pour le ministre de ne pas tenir compte des répercussions à long terme de la mauvaise gestion des finances des demanderesses sur leurs années d’imposition subséquentes
[58] Les demanderesses s’appuient sur la décision Guerra, bien qu’elle se rapporte à l’application de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E-15, pour faire valoir que le ministre doit tenir compte des répercussions plus générales d’un événement indésirable lorsqu’il décide d’accorder ou non un allègement dans les années qui suivent l’événement en question. Selon elles, le défaut du ministre de tenir compte des répercussions à long terme de la négligence de M. Challis et de ses collaborateurs sur les finances des demanderesses dans les années qui ont suivi leur congédiement est une erreur susceptible de contrôle.
[59] Dans la décision rendue au deuxième palier relativement à Maverick 2, en ce qui concerne les pénalités et les intérêts imposés relativement aux années d’imposition 2019 et 2020, le ministre a fait remarquer que [traduction] « l’ancien chef de la direction ne peut pas être tenu responsable, puisque, selon les renseignements au dossier, il a été congédié en mai 2018 »
.
[60] Les fiches d’information indiquent que l’ARC a accepté le fait que M. Challis avait, en quelques années seulement, ruiné l’entreprise fructueuse de M. Schnell. L’ARC a aussi reconnu que [traduction] « la société a[vait] par le passé respecté ses obligations fiscales, sauf pendant la période d’emploi du nouveau chef de la direction »
, pendant laquelle les sociétés ont subi des pertes nettes annuelles allant jusqu’à 8 millions de dollars et accumulé une dette d’environ 20 millions de dollars. Il est évident que l’ARC accepte qu’il existe un lien de causalité entre le fait que M. Challis travaillait pour les demanderesses et l’incapacité de celles-ci de se conformer à leurs obligations fiscales, comme l’exige le critère établi dans la jurisprudence pour conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles : Carpenter c Canada (Procureur général), 2020 CF 753 au para 41.
[61] Dans la décision Bifano c Canada (Procureur général), 2019 CF 742, la Cour a conclu que la décision du ministre de refuser de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles fondées sur les effets durables du divorce du demandeur et du décès de son fils était raisonnable, parce que la preuve n’était pas suffisante pour établir en quoi ces événements continuaient d’empêcher le demandeur de respecter ses obligations fiscales. Les faits en l’espèce sont différents. Le dossier montre que les demanderesses ne disposaient pas des ressources financières requises pour effectuer les paiements nécessaires après le congédiement du chef de la direction. L’arriéré n’a été remboursé que grâce aux fonds personnels que M. Schnell et son épouse ont injectés dans les sociétés. De fait, les fiches d’information indiquent ce qui suit :
[traduction]
[M. Schnell] a choisi de reprendre les rênes de son entreprise et de la sauver, au lieu de déclarer faillite. Son épouse et lui ont contracté des prêts garantis par la valeur nette de leurs biens et ont injecté toutes leurs économies personnelles dans l’entreprise. [M. Schnell] a congédié les chefs des services financiers et le chef de la direction et a pris des mesures pour remédier à la situation : marge de crédit personnelle, hypothèque personnelle sur sa maison, plan de paiement avec l’ARC, fermeture des divisions non rentables, vente de biens, réduction de l’effectif.
[62] Bien que l’ARC ait tenu compte des mesures d’atténuation prises par M. Schnell et annulé les pénalités et les intérêts imposés pendant qu’il s’affairait à remédier à la situation, il est évident que le congédiement de M. Challis n’a pas immédiatement mis fin aux conséquences de ses actes. La conclusion contraire du ministre est déraisonnable et ne concorde pas avec les faits qui lui ont été présentés, contrairement à ce qui est exigé au paragraphe 126 de l’arrêt Vavilov.
V. Dépens
[63] L’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, confère à la Cour « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer »
.
[64] Les parties se sont entendues sur la question, et elles ont présenté un mémoire de dépens s’élevant à 5 176,50 $ au titre des dépens et de la TPS, calculés en fonction de la colonne III du tarif B. Je ne vois aucune raison de modifier la proposition des parties. Les demanderesses ont aussi droit au remboursement de leurs débours.
[65] Une copie du jugement et des motifs en l’espèce sera placée dans chacun des trois dossiers.
JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T-1836-21, T-472-23, T-540-23
LA COUR statue :
Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.
Les trois décisions rendues par le ministre du Revenu national le 2 novembre 2021 sont annulées, et les demandes d’allègement des demanderesses sont renvoyées à un autre décideur pour nouvelle décision.
Les dépens, fixés à 5 176,50 $, TPS comprise, sont adjugés aux demanderesses, qui ont aussi droit au remboursement de leurs débours.
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« Russel W. Zinn »
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Juge
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Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh, jurilinguiste principale
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS :
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T-1836-21, T-472-23, T-540-23
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INTITULÉ :
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MAVERICK OILFIELD SERVICES LTD ET LATIGO TRUCKING LTD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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SASKATOON (SASKATCHEWAN)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 15 NOVEMBRE 2023
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE ZINN
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DATE DES MOTIFS :
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LE 20 DÉCEMBRE 2023
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COMPARUTIONS :
T. John Agioritis
Nicholas Horlick
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POUR LES DEMANDERESSES
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Bryn Frape
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
MLT Aikins LLP
Avocats
Saskatoon (Saskatchewan)
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POUR LES DEMANDERESSES
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Procureur général du Canada
Saskatoon (Saskatchewan)
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POUR LE DÉFENDEUR
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