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Date : 20240404


Dossier : IMM-6599-22

Référence : 2023 CF 1675

Ottawa (Ontario), le 4 avril 2024

En présence de l'honorable monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

HEE JUNG YOU

KIJONG HAN

Parties demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

[1] Les demandeurs, Madame Hee Jung You et Monsieur Kijong Han [demandeurs], sollicitent le contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], d’une décision rendue par un agent [Agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] le 28 juin 2022 dans laquelle l’Agent a rejeté leur demande de visa de résidence permanente déposée dans la catégorie des travailleurs qualifiés sélectionnés par le Québec.

[2] L’Agent a rejeté la demande au motif qu’il n’était pas satisfait que les demandeurs avaient vraiment l’intention de s’établir au Québec au sens de l’article 86(2) du Règlement sur l’immigration et le statut de réfugiés (DORS/2002-227) [RIPR], notamment puisque leur fille et ses trois enfants habitent en Ontario.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le raisonnement suivi par l’agent pour en arriver à sa conclusion est logique, transparent et intelligible et par conséquent la décision est raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 99).

I. Contexte

[4] Les demandeurs sont citoyens de la Corée du Sud. La demanderesse principale, Hee Jung You [demanderesse principale] est arrivée au Canada en 2013 à titre de visiteur. De janvier 2014 à mars 2017, elle a travaillé pour le restaurant Avenue Seoul Restaurant, à Montréal. Son mari est arrivé à Montréal en janvier 2014.

[5] L’employeur de la demanderesse principale avait l’objectif de l’embaucher comme superviseure dans un nouveau restaurant qu’il voulait ouvrir à Calgary en Alberta en 2017. En novembre 2017, la demanderesse principale a demandé un renouvellement de son permis de travail afin de quitter pour l’Alberta. Par contre, son permis de travail initial était échu depuis mars 2017. La demanderesse principale a donc travaillé sans autorisation pendant une période de temps. Par conséquent, sa demande de permis a été rejetée et une mesure d’exclusion a été imposée contre elle. Les demandeurs donc sont retournés en Corée du Sud en janvier 2018.

[6] La demanderesse principale est revenue au Canada entre novembre 2019 et février 2020 afin de visiter sa fille en Ontario, après la naissance de son troisième enfant.

[7] En janvier 2020, les demandeurs ont obtenu leur Certificat de sélection du Québec [CSQ] et en mars 2020, ils ont soumis leur demande de résidence permanente à IRCC sous la catégorie des Travailleurs qualifiés du Québec depuis la Corée du Sud.

[8] Le 7 mars 2022, IRCC a envoyé à la demanderesse principale une lettre d’équité procédurale, sollicitant de celle-ci plus d’information sur son intention de s’établir au Québec. Plus spécifiquement, IRCC s’interrogeait sur le fait que la fille des demandeurs s’était établie en Ontario, et qu’elle avait trois enfants, signalant un facteur d’attraction important vers l’Ontario plutôt qu’au Québec. Selon IRCC, il s’agissait là d’un facteur indiquant que les demandeurs s’établiraient en Ontario plutôt qu’au Québec.

[9] La demanderesse principale a répondu en mentionnant son désir de s’établir au Québec parce qu’elle avait plusieurs amis. Elle a aussi fourni cinq lettres de soutien confirmant les forts liens des demandeurs avec la communauté coréenne à Montréal.

[10] Le 28 juin 2022, l’Agent a refusé la demande de résidence permanente des demandeurs, pour le motif principal que les demandeurs n’avaient pas établi, à la satisfaction de l’Agent, qu’ils s’établiraient au Québec puisque leur fille et leurs trois petits-enfants étaient établis en Ontario. L’Agent a aussi cité le fait que les demandeurs avaient aussi eu l’intention de s’établir en Alberta et qu’en raison de leur âge avancée, il leur serait plus difficile de se trouver un emploi au Québec. Ces éléments ont amené l’Agent à douter de l’intention des demandeurs de s’installer à Montréal, dans la province de Québec.

II. Question en litige et norme de contrôle

[11] La présente affaire ne soulève qu’une seule question soit à savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

[14] Les parties conviennent que les décisions des agents de visas relatives à la résidence permanente sont révisables selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov; Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 721 [Tran] au para 16; Rabbani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 257 [Rabbani] au para 15).

III. Analyse

A. Arguments des demandeurs

[12] Les demandeurs soutiennent que la décision de l’Agent est déraisonnable puisque celui-ci n’a pas justifié sa conclusion au regard de l’intégration sociale des demandeurs au Québec. Les demandeurs allèguent aussi que la décision est déraisonnable puisqu’elle est basée sur l’âge des demandeurs et leur compétence à parler en français.

[13] Les demandeurs soumettent que le fait que leur fille demeure en Ontario ne constitue pas dans les circonstances un facteur d’attraction si fort envers l’Ontario qu’il permet en lui-même de rejeter la demande. Ils soutiennent d’ailleurs que leur fille habitait en Ontario d’octobre 2013 à mai 2014 et de juillet 2014 à ce jour, soit durant presque toute la période durant laquelle les demandeurs habitaient au Québec et qu’ils n’ont jamais effectué de démarches pour s’établir en Ontario.

[14] Les demandeurs soutiennent que l’Agent n’a pas non plus tenu compte de l’intégration sociale et communautaire des demandeurs au Québec. Ils précisent qu’il s’agissait pourtant de l’argument clé et central soulevé par ceux-ci lors de leur réponse à la lettre d’équité procédurale reçue. Ils soutiennent que le manque de justification, de transparence et d’intelligibilité quant au traitement de cette preuve contradictoire rend donc la décision déraisonnable. En effet, ils soumettent que la jurisprudence est claire à l’effet que lorsque la preuve soumise est contradictoire aux conclusions de l’agent, ce dernier doit fournir des motifs expliquant pourquoi il n’a pas été en mesure de l’accepter (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 au para 17; Makomena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 894 au para 28).

[15] Les demandeurs soutiennent aussi que le fait d’avoir atteint un âge assez avancé ne fait pas en sorte qu’ils ne peuvent pas travailler au Québec, puisqu’ils travaillent toujours en Corée.

[16] Enfin, les demandeurs soutiennent que l’agent a également basé sa décision sur une analyse déraisonnable de leurs compétences linguistiques, alors que ceux-ci avaient obtenu un CSQ. Ils allèguent qu’une connaissance du français de niveau 7 en expression et en compréhension orale selon l’Échelle québécoise des niveaux de compétence en français des personnes immigrantes adultes est précisément l’une des conditions d’obtention d’un tel CSQ en vertu de l’article 34(3) du Règlement sur l’immigration au Québec, (RLRQ c I-0.2.1, r 3).

B. La décision est raisonnable

[17] Un agent d’immigration qui accorde un visa doit être convaincu qu’un demandeur satisfait aux exigences du paragraphe 11(1) de la LIPR. Le paragraphe 12(2) de la LIPR prévoit en outre que certaines catégories existent pour les demandeurs qui cherchent à déménager au Canada pour des raisons économiques, pour lesquelles des exigences particulières sont énoncées dans le RIPR. Notamment, en vertu de l’article 86 (2) du RIPR, la catégorie des travailleurs qualifiés pour le Québec requiert qu’un demandeur cherche à s’établir au Québec.

[18] Il convient également de préciser que le fait qu’un CSQ soit délivré par la province de Québec n’empêche pas les autorités fédérales de l’immigration d’évaluer si un demandeur a l’intention de s’établir au Québec. Comme l’explique la Cour dans l’affaire Ransanz c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1109 au paragraphe 27 (voir aussi Rabbani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 257 au para 42):

[27] En résumé, sous le régime de la Loi, il appartient au gouvernement fédéral d’accorder des visas de résident permanent aux étrangers. En l’espèce, l’agent a estimé que le demandeur ne satisfaisait pas aux critères d’admissibilité prévus au Règlement et à la Loi, et il a donc rejeté sa demande conformément au paragraphe 90(2) du Règlement. Dès lors, l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en rejetant la demande du demandeur, malgré le fait que la province de Québec avait délivré un CSQ. Par conséquent, l’agent n’avait pas à conclure que le demandeur était interdit de territoire, aux termes des articles 33 à 43 de la Loi, pour rejeter sa demande de visa de résident permanent (Qing c Canada (Ministre de de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1224 (CanLII), au paragraphe 7).

[19] Après avoir examiné le dossier des demandeurs, incluant la réponse de la demanderesse principale à la lettre d’équité procédurale, l’Agent de visas était d’avis que ceux-ci n’avaient pas satisfait à l’exigence prévue au paragraphe 86(2) du RIPR portant sur l’intention de s’établir dans la province de Québec.

[20] Cette conclusion est raisonnable eu égard aux faits et à la preuve déposée au dossier.

[21] La jurisprudence note que l’exercice qui consiste à déterminer l’intention d’un demandeur est imprégné de subjectivité. En effet, il est clairement établi en droit qu’un agent de visas a un haut degré de discrétion lorsqu’il détermine l’« intention » d’un demandeur de s’établir dans une province donnée, puisqu’il peut tenir compte de tous les indices dont il dispose (Quan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 576 [Quan] au para 24, citant : Tran au para 33; Yaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 584 [Yaman] au para 29; Rabbani au para 43; et Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 131 au para 31).

[22] En ce qui a trait au premier argument sur les liens familiaux ou l’attrait familial, la Cour a établi dans la décision Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 793 au paragraphe 12, qu’il s’agit là d’un élément à considérer afin de rendre des décisions sur des demandes de résidence temporaires ou permanentes, et que le poids à attribuer à un tel facteur est à la discrétion de l’agent de visas (voir aussi Fakhri Adhari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 854 au para 31; Binu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 743 au para 13; Gomes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 451 aux para 17-18).

[23] En l’espèce, l’Agent a considéré le fait que les demandeurs avaient une fille et des petits-enfants établis en Ontario comme étant un facteur d’attraction important vers l’Ontario. Or, les demandeurs avaient le fardeau de démontrer comment le fait que leur fille et leurs petits-enfants présents en Ontario était compatible avec leur désir de s’établir au Québec. Ils auraient pu, dans leur lettre en réponse à la lettre d’équité procédurale, préciser qu’ils allaient pouvoir facilement visiter leur fille et leurs petits-enfants en Ontario sans devoir y déménager. Par exemple, ils auraient pu expliquer que leur intention est de visiter leur famille une fin de semaine par mois, et cette explication aurait peut-être été suffisante afin de convaincre l’Agent du bien-fondé de leur démarche. Malheureusement, les demandeurs n’ont pas fait cette démonstration, malgré la préoccupation de l’Agent notée spécifiquement dans la lettre d’équité procédurale.

[24] Pour ce qui est de l’âge des demandeurs, les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC] ne font que préciser qu’il serait plus difficile pour les demandeurs qui sont septuagénaires de se trouver un emploi au Québec. L’Agent ne tire aucune conclusion précise par rapport à ce facteur, mais prend plutôt celui-ci en considération dans l’ensemble de la pondération.

[25] Pour ce qui est de la connaissance du français, je concède que l’agent a commis une erreur en tirant une inférence négative du fait que les demandeurs préféraient s’adresser à IRCC en anglais plutôt qu’en français. En effet, cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas le niveau de français adéquat et requis pour immigrer au Québec. Au contraire, tel qu’ils le soumettent, le fait de posséder un CSQ démontre qu’ils possèdent le niveau linguistique requis.

[26] Toutefois, cette erreur de l’Agent n’est pas suffisante pour rendre la décision intrinsèquement incohérente ou irrationnelle, de manière à la rendre déraisonnable. L’arrêt Vavilov indique que la Cour ne devrait pas intervenir pour des erreurs mineures commises par un décideur, mais de n’intervenir que lorsque les lacunes sont capitales à son raisonnement ou à sa conclusion (Vavilov, au para 100). L’erreur sur les connaissances linguistiques des demandeurs ne présente pas de telles lacunes.

[27] En ce qui a trait à l’intégration sociale et communautaire des demandeurs, bien qu’il s’agisse d’un argument clé, la preuve soumise n’était pas selon moi contradictoire comme le prétendent les demandeurs. De plus, les notes du SMGC démontrent plutôt que l’Agent a tenu compte de tous les aspects de leur situation, tout en notant que la demanderesse principale a soumis des lettres d’appui d’un Pasteur et de quatre amis de Montréal. Par contre, cela ne fut pas suffisant afin de convaincre l’Agent du bien-fondé de l’intention des demandeurs de s’établir au Québec.

[28] Les notes du SMGC permettent donc de constater que l’Agent a considéré et pondéré l’ensemble des facteurs au dossier, incluant le facteur de l’intégration sociale et communautaire, avant de parvenir à la conclusion qu’il n’était pas convaincu que les demandeurs avaient démontré avoir l’intention de s’établir dans la province de Québec.

[29] Étant donné leur âge, que leur fille et leurs trois petits-enfants habitent en Ontario, le fait qu’ils ont déjà eu l’intention de travailler ailleurs qu’au Québec, et leur plus grande aisance avec l’anglais, l’Agent a conclu que tous ces éléments ensemble suggéraient des facteurs d’attraction en Ontario. À mon avis, ces motifs sont suffisamment détaillés et cohérents. L’Agent a donc raisonnablement expliqué pourquoi les demandeurs ne l’avaient pas convaincu qu’ils remplissaient le critère de l’intention de s’établir au Québec.

[30] En l’espèce, les demandeurs demandent essentiellement à la Cour de pondérer la preuve à nouveau. Toutefois, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve ou de substituer ses propres conclusions à celles des agents de visas. En fait, ceux-ci jouissent d’un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils rendent des décisions en vertu de la LIPR et du RIPR qu’il convient de respecter (Quan aux para 29-30; Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 381 aux para 21-22).

IV. Conclusion

[31] Pour les motifs énoncés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. L’Agent a raisonnablement examiné la preuve dont il disposait et a expliqué de manière satisfaisante pourquoi il n’était pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs avaient l’intention de s’établir dans la province de Québec.

[32] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je suis d’accord qu’il n’y en a aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6599-22

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER:

IMM-6599-22

INTITULÉ:

HEE JUNG YOU, KIJONG HAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE:

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ZOOM

DATE DE L’AUDIENCE:

LE 14 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE Régimbald

DATE DES MOTIFS:

LE 12 DÉCEMBRE 2023

COMPARUTIONS:

Me Mai Nguyen

POUR LES DEMANDERESSES

Me Simone Truong

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Cliche-Rivard, Avocats et Avocates

Montréal, Québec

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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