Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231208


Dossier : IMM-7301-22

Référence : 2023 CF 1658

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2023

En présence de madame la juge Tsimberis

ENTRE :

TEKIN BIYIKLI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire visant une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la « SPR »). Le 13 juillet 2022, la SPR a fait droit à la demande présentée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le « ministre ») au titre de l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « Loi »). Le ministre avait soutenu que Tekin Biyikli (le « demandeur ») s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité, la Türkiye, aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la Loi, car il avait renouvelé son passeport turc et l’avait surtout utilisé pour se rendre en Türkiye douze fois entre 2013 et 2022 pour des séjours totalisant quinze mois.

[2] La SPR a constaté la perte de la qualité de réfugié, au sens de la Convention, du demandeur, constat qu’elle a assimilé au rejet de sa demande d’asile (la « décision »). Le demandeur sollicite l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire pour nouvel examen.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte factuel

[4] Le demandeur s’est vu octroyer la qualité de réfugié au sens de la Convention le 27 juillet 2011, et le statut de résident permanent au Canada le 1er août 2012. Sa demande d’asile était fondée sur la crainte d’être persécuté en Türkiye du fait de sa foi alévie, de ses opinions politiques et de son objection de conscience au service militaire.

[5] En 2012, le père du demandeur a vécu une crise de santé mentale et a eu besoin de soins à temps plein à Gokcetoprak-Nevsehir, en Türkiye. La mère du demandeur souffrait elle aussi de problèmes de santé et était donc incapable d’offrir des soins à temps plein au père du demandeur. Le demandeur a donc dû se rendre en Türkiye pour s’occuper de sa famille.

[6] À cause de son statut de personne protégée, le demandeur n’a pas été en mesure d’obtenir un titre de voyage canadien pour se rendre en Türkiye. Il a pu obtenir un titre de voyage turc à usage unique, et s’est rendu en Türkiye en octobre 2012. Pendant son séjour en Türkiye, grâce à l’aide de son oncle, le demandeur a obtenu un passeport turc sans avoir à se présenter au bureau des passeports. Il s’est servi de ce passeport pour retourner au Canada en mars 2023.

[7] Le 4 avril 2013, le demandeur a fait un nouveau voyage en Türkiye pour prendre soin de son père pendant que sa mère se rétablissait d’une intervention chirurgicale au dos. Pendant ce voyage, le demandeur et sa future épouse, Hacer Biyikli, ont participé à une cérémonie religieuse qui s’est tenue à Istanbul le 15 avril 2023. Ils sont restés quelques jours chez un ami.

[8] Le demandeur a fait un troisième voyage en Türkiye pour s’occuper de son père, vu l’état psychologique de ce dernier. Pendant ce séjour, soit le 28 juillet 2013, il a demandé Mme Biyikli en mariage.

[9] Au cours de son quatrième voyage en Türkiye, soit le 10 décembre 2014, le demandeur a participé à une cérémonie de mariage officielle réunissant une centaine d’invités à son domicile familial. Le couple a ensuite fait un voyage de noces d’environ deux semaines à Istanbul, chez un ami.

[10] Entre août 2015 et septembre 2021, le demandeur a fait huit autres voyages en Türkiye :

  1. du 6 août 2015 au 26 août 2015 (20 jours);

  2. du 15 novembre 2016 au 1er décembre 2016 (16 jours);

  3. du 3 mars 2017 au 19 mars 2017 (16 jours);

  4. du 3 août 2017 au 19 août 2017 (16 jours);

  5. du 1er novembre 2017 au 17 novembre 2017 (16 jours);

  6. du 25 juillet 2018 au 13 août 2018 (18 jours);

  7. du 5 novembre 2018 au 25 novembre 2018 (20 jours);

  8. du 15 août 2021 au 22 septembre 2021 (37 jours).

[11] Lors de ces voyages plus courts, le demandeur aurait offert son soutien psychologique et spirituel à ses parents, par exemple en remontant le moral de son père, et aurait passé du temps avec son épouse.

[12] Le 14 février 2017, le demandeur a obtenu un second passeport turc. Entre 2013 et 2018, il est entré au Canada par voie aérienne onze fois. Il a présenté aux fins d’inspection sa carte de résident permanent du Canada lors de neuf de ces entrées, et son passeport turc lors des deux autres entrées.

[13] Le 23 novembre 2018, le ministre a présenté une demande de constat de perte de l’asile concernant le demandeur, et ce dernier en a été avisé.

[14] Le demandeur a fait au moins un autre voyage en Türkiye, soit en août 2021 pendant 37 jours, ce qui en fait le séjour le plus long des huit voyages les plus courts, et ce, malgré la demande de constat de perte de l’asile le concernant présentée par le ministre.

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire

[15] Dans la décision du 13 juillet 2022, la SPR a fait droit à la demande de constat de perte de l’asile concernant le demandeur présentée par le ministre. La SPR a conclu que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Türkiye, aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la Loi. Pour tirer cette conclusion, la SPR s’est fondée sur le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le Guide du HCR), qui énonce trois conditions relatives au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays :

  • le réfugié a agi volontairement;

  • le réfugié a manifesté l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité;
  • le réfugié a effectivement obtenu cette protection.

[16] Dans sa décision, la SPR a renvoyé à l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo] de la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») et a reproduit les facteurs qui y sont énoncés et dont elle doit tenir compte, au minimum, dans son évaluation relative au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays (voir Camayo, au para 84).

[17] La SPR a conclu que le demandeur satisfaisait aux trois conditions relatives au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité.

[18] Dans son évaluation visant à déterminer si le demandeur avait agi volontairement, la SPR a conclu que les trois premiers voyages (entre 2012 et décembre 2014) ne devraient pas être considérés comme volontaires, car ils étaient motivés par des circonstances exceptionnelles indépendantes de la volonté du demandeur. Toutefois, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption que les neuf derniers voyages en Türkiye n’étaient pas volontaires, car il n’a pas démontré l’existence de problèmes de santé immédiats liés à ses parents ni que ces derniers avaient un besoin urgent de soins à temps plein, comme cela avait été le cas auparavant.

[19] Quant à l’intention du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye, le fait qu’il ait obtenu un passeport turc démontre son intention de se réclamer de la protection diplomatique de son pays. La SPR a reconnu que le demandeur ne pouvait se rendre en Türkiye pour visiter ses parents que s’il avait un passeport turc. Cependant, en définitive, elle a conclu que, peu importe la motivation du demandeur, l’intention de ce dernier était celle de se réclamer de la protection diplomatique de la Türkiye.

[20] Enfin, dans son examen de la question de savoir si le réfugié avait obtenu la protection diplomatique, la SPR a conclu qu’en définitive, le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution en Türkiye, ce qui a été démontré par le fait qu’il a obtenu deux passeports, qu’il s’est marié civilement et qu’il a fait onze voyages au moyen d’un passeport turc.

IV. Questions en litige

[21] Le demandeur formule ainsi les questions en litige :

  1. La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation ou son analyse des connaissances du demandeur en ce qui concerne les dispositions relatives à la perte de l’asile?

  2. La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation ou son analyse de la raison des voyages du demandeur en ce qui concerne les dispositions relatives à la perte de l’asile?

  3. La SPR a-t-elle conclu à tort que le demandeur avait l’intention de se réclamer de la protection de la Türkiye lorsqu’il a demandé un passeport turc ou un titre de voyage à usage unique?

  4. La SPR a-t-elle conclu à tort que le demandeur s’est réellement réclamé de nouveau de la protection de la Türkiye?

  5. La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse ou sa conclusion relative à la gravité des conséquences de sa décision pour le demandeur?

[22] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SPR est raisonnable.

[23] Dans mon examen du caractère raisonnable de la décision de la SPR au vu de chacune des trois conditions relatives au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays en question, je traite de chacune des cinq erreurs alléguées par le demandeur.

V. Norme de contrôle

[24] Les parties conviennent que la norme de contrôle à appliquer dans la présente affaire est celle du caractère raisonnable. J’en conviens aussi (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 25).

VI. Analyse

[25] J’ai pris en considération les observations du demandeur quant aux trois conditions relatives au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays (la volonté, l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays, l’obtention effective de cette protection), et j’ai conclu qu’il n’avait pas démontré que la décision de la SPR était déraisonnable.

A. Le réfugié a agi volontairement

[26] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans son analyse de la raison de ses voyages en ce qui concerne les dispositions relatives à la perte de l’asile. Pour soutenir que la SPR a opéré une distinction arbitraire entre ses trois premiers voyages en Türkiye et les neuf voyages qui ont suivi, il cite l’arrêt Camayo, selon lequel la SPR « peut considérer que le voyage dans le pays de nationalité pour une raison impérieuse, comme la maladie grave d’un membre de la famille, n’a pas la même signification que le voyage dans ce même pays pour une raison plus frivole, comme des vacances ou une visite à des amis » (Camayo, au para 84).

[27] Je ne suis pas d’accord. La SPR n’a pas opéré de distinction « arbitraire » entre les trois premiers voyages du demandeur en Türkiye et les neuf voyages qui ont suivi, dans son examen de la question de savoir s’il s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Türkiye. La SPR a raisonnablement conclu que le principal motif pour lequel le demandeur est entré en Türkiye au cours des neuf derniers voyages n’était pas attribuable à des circonstances exceptionnelles indépendantes de sa volonté. Des éléments de preuve comme les rapports médicaux des parents du demandeur n’attestent d’aucun problème de santé immédiat ni de besoin urgent de soins à prodiguer à temps plein, comme c’était le cas pour les trois premiers voyages. Les éléments de preuve démontrent que, pendant les neuf derniers voyages, le demandeur n’est pas resté discret, rendait visite à son épouse de l’époque chez ses parents et fréquentait des salons de thé publics. Au cours de son témoignage, le demandeur a admis qu’il n’a jamais accompagné son père à l’hôpital, mais que c’était son oncle qui le faisait, pendant que lui attendait dans des salons de thé.

[28] Comme le fait remarquer le défendeur qui a cité la décision Caballero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1143 [Caballero], « il ne suffit pas que le demandeur motive son voyage; ces raisons doivent expliquer pourquoi les circonstances entourant les [...] visites [...] étaient exceptionnelles » (para 34). La décision tient compte des circonstances et des éléments de preuve du demandeur relativement aux neuf derniers voyages. La SPR a conclu de façon raisonnable que les explications du demandeur étaient insatisfaisantes et ne permettaient pas de conclure à l’existence des circonstances « exceptionnelles » que requiert la jurisprudence.

[29] Pendant les observations présentées de vive voix, la conseil du demandeur a insisté sur le fait qu’au vu des faits de l’affaire de son client, ce dernier pouvait retourner en Türkiye autant de fois qu’il le souhaitait sans qu’il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité. Je ne suis pas d’accord. La jurisprudence prévoit clairement qu’il ne suffit pas que le demandeur motive son voyage pour qu’il puisse retourner dans le pays dont il a la nationalité, peu importe le nombre de fois, sans se réclamer de nouveau de la protection de ce pays. Les raisons doivent expliquer pourquoi les circonstances entourant chaque voyage étaient exceptionnelles (Caballero, au para 34).

[30] De plus, le demandeur affirme que la SPR a commis une erreur, car elle a ajouté [traduction] « un fardeau, une norme ou un critère exigeant » pour conclure que les neuf derniers voyages n’avaient pas été entrepris dans des « circonstances exceptionnelles et indépendantes de sa volonté » au lieu de se servir du critère des raisons [traduction] « impérieuses » préconisé dans l’arrêt Camayo. La SPR n’a pas commis d’erreur. Les tribunaux ont toujours estimé que si le réfugié retourne dans son pays d’origine à l’aide d’un passeport délivré par ce pays, il lui faudra, pour renverser cette présomption, prouver que ce voyage a été rendu nécessaire en raison de « circonstances exceptionnelles » (voir Seid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1167 [Seid] au para 15; Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 au para 18, citation du Guide du HCR; Al-Habib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 545 au para 3). Bien que le libellé du Guide du HCR actuel ne mentionne plus les « circonstances exceptionnelles », les paragraphes 120 à 125 de ce guide donnent toujours des instructions et des définitions, ainsi que des exemples, quant aux circonstances exceptionnelles nécessaires pour qu’un réfugié maintienne son statut malgré l’obtention d’un passeport national :

120. Si le réfugié n’agit pas volontairement, il ne cessera pas d’être un réfugié. S’il reçoit d’une autorité, par exemple d’une autorité de son pays de résidence, l’ordre d’accomplir contre son gré un acte qui peut être interprété comme le fait de réclamer à nouveau la protection du pays dont il a la nationalité, par exemple de demander à son consulat la délivrance d’un passeport national, il ne cessera pas d’être réfugié du seul fait qu’il a obéi à cet ordre. Des circonstances indépendantes de sa volonté peuvent également le contraindre d’avoir recours à une mesure de protection de la part du pays dont il a la nationalité. Il peut être amené, par exemple, à intenter une procédure de divorce dans son pays d’origine, parce qu’un jugement de divorce qui serait rendu par des tribunaux autres que ceux de son pays ne serait pas internationalement reconnu. Un acte de cette nature ne peut être considéré comme le fait de s’être « volontairement réclamé à nouveau de la protection » du pays considéré et n’entraînera pas la perte du statut de réfugié.

[…]

124. L’obtention d’un passeport national ou la prorogation de la validité de ce passeport peut, dans certaines circonstances exceptionnelles, ne pas impliquer la perte du statut de réfugié (voir, ci-dessus, le paragraphe 120). Il pourrait en être ainsi dans le cas où il ne serait pas permis au détenteur d’un passeport national de retourner dans le pays de sa nationalité sans autorisation expresse.

125. Lorsqu’un réfugié se rend dans son pays d’origine, sans passeport national mais, par exemple, avec un titre de voyage qui lui a été délivré par son pays de résidence, il a été considéré par certains États comme s’étant réclamé de la protection de son pays d’origine et comme ayant perdu son statut de réfugié en vertu de la clause de cessation à l’examen. Il apparaît néanmoins que des cas de ce genre doivent être appréciés individuellement. Ainsi, le fait de rendre visite à un parent âgé ou souffrant n’a pas la même portée du point de vue des rapports du réfugié avec son pays d’origine que le fait de se rendre régulièrement dans ce pays pour y passer des vacances ou pour y établir des relations d’affaires. (Guide du HCR, aux para 120-125)

[31] La SPR a conclu raisonnablement que les neuf derniers voyages en Türkiye du demandeur étaient volontaires, car ce dernier n’a pas démontré l’existence de problèmes de santé immédiats de ses parents ni que ceux-ci avaient besoin de façon urgente de soins à temps plein, comme cela avait été le cas pour ses trois premiers voyages.

B. Le demandeur a manifesté l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye

[32] Comme l’explique la CAF dans l’arrêt Camayo (para 63 et 65), il existe une présomption selon laquelle les réfugiés qui acquièrent des passeports délivrés par leur pays de nationalité et les utilisent pour se rendre dans ce pays ou dans un pays tiers ont eu l’intention de se réclamer de la protection de leur pays de nationalité. En effet, le passeport permet à son titulaire de voyager sous la protection du pays qui l’a délivré. Cette présomption est encore plus forte lorsque les réfugiés retournent dans leur pays de nationalité, car non seulement ils se placent sous la protection diplomatique pendant leur voyage, mais ils confient également leur sécurité aux autorités gouvernementales à leur arrivée. Cette présomption est réfutable. Il incombe au réfugié de produire une preuve suffisante pour réfuter la présomption selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection de son pays d’origine.

[33] À la lumière des principes juridiques énoncés ci-dessus, je suis en désaccord avec le demandeur, qui soulève le caractère déraisonnable de la conclusion de la SPR portant qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye.

[34] En premier lieu, le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans son analyse de sa connaissance du fait que retourner en Türkiye aurait pu mettre en péril son statut de réfugié. Au soutien de son argument, il cite l’un des facteurs énoncés dans l’arrêt Camayo : « [l]a preuve qu’une personne est retournée dans son pays d’origine en sachant parfaitement que cela pouvait mettre en péril son statut de réfugié peut avoir une signification différente de la preuve qu’une personne n’est pas consciente des conséquences potentielles de ses actions » (Camayo, au para 84). Sur le fondement des éléments de preuve, la SPR a conclu raisonnablement que le demandeur « savait que ses retours en Türkiye pouvaient avoir des conséquences sur son statut de réfugié ». Au cours de son audience devant la SPR, le demandeur a admis qu’il avait au moins une petite idée que ses voyages en Türkiye pourraient mettre en péril son statut de réfugié :

[traduction]

COMMISSAIRE : D’accord. Qu’est-ce qui, selon vous, aurait pu être à risque, ou comment le saviez-vous?

DEMANDEUR D’ASILE PRINCIPAL : Je ne connaissais pas grand-chose à propos des détails, je n’étais pas très au courant des détails, mais je devais y aller, il n’y avait pas d’autre option. J’avais toujours à l’esprit l’idée que si on me posait la question sur mes voyages en Türkiye, je pouvais toujours en expliquer la raison.

COMMISSAIRE : D’accord. Je vous ai demandé si vous saviez que votre protection aurait pu être mise à risque si vous retourniez chez vous, vous avez répondu que oui, vous en aviez une petite idée, c’est ce que je veux que vous expliquiez.

DEMANDEUR D’ASILE PRINCIPAL : Je savais que si jamais j’allais en Türkiye, cela aurait mis ma demande ici en péril. J’en avais conscience. Je n’ai pas fait de recherches à ce propos, car je devais y aller pour les raisons que j’ai expliquées. Mais j’avais une petite idée du risque.

COMMISSAIRE : D’accord. En 2018, quand vous avez reçu l’avis que le ministre était en train de présenter une demande de constat de perte de votre asile, est-ce que vous vous êtes rendu compte que votre droit d’asile était à risque?

DEMANDEUR D’ASILE PRINCIPAL : Oui, en fait, quand j’ai reçu cet avis sur ma situation en 2018, j’ai eu peur à ce moment-là et j’ai consulté un de mes amis, un avocat qui s’y connaissait dans ce genre de situation. Il m’a dit que si les autorités gouvernementales m’attribuaient une date d’audience, je pourrais toujours revenir au Canada. C’est ce qu’il m’a dit.

[35] Pendant l’audience, le défendeur a fait valoir que le fait que le demandeur ait demandé et obtenu un avis juridique de son ami ne diminue en rien le caractère raisonnable de la décision de la SPR, étant donné qu’on n’a jamais dit au demandeur que son statut de réfugié serait maintenu, mais seulement qu’il pourrait revenir au Canada si on lui attribuait une date d’audience. Dans sa décision, la SPR a pris acte de cet avis et a conclu de façon raisonnable que le demandeur était au courant des conséquences potentielles de ses voyages en Türkiye. Elle a évalué de façon raisonnable tous les éléments de preuve et a pris en considération la scolarité du demandeur, l’avis de l’avocat, ainsi que le fait que le demandeur avait décidé de se rendre en Türkiye même après avoir reçu l’avis de la demande de constat de perte de l’asile que le ministre avait présentée et qui était en instance.

[36] En deuxième lieu, le demandeur soutient que la SPR a conclu à tort qu’il avait eu l’intention de se réclamer de la protection de la Türkiye lorsqu’il a demandé ses passeports turcs et son titre de voyage à usage unique, « peu importe la raison pour laquelle il a rendu visite à ses parents malades et âgés » (décision, au para 41), même s’il s’agissait du seul moyen qu’il avait pour se rendre en Türkiye. Le demandeur fait valoir que cette conclusion est tout particulièrement déraisonnable étant donné qu’il n’a pas utilisé son passeport turc pour aller dans un autre pays ou pour entreprendre tout autre voyage mis à part celui pour rendre visite à ses parents en Türkiye.

[37] Quant à la conclusion de la SPR selon laquelle « peu importe la raison pour laquelle il a rendu visite à ses parents malades et âgés, [l’]intention [du demandeur] était de se prévaloir de la protection diplomatique de son pays, car il s’agissait du seul moyen qu’il avait pour s’y rendre » (décision, au para 41), je conviens avec le demandeur qu’une telle conclusion est mal fondée puisque l’existence de « circonstances exceptionnelles » peut réfuter la présomption de s’être réclamé de nouveau de la protection du pays en question. Toutefois, je constate dans les motifs de la SPR qu’en définitive, cette dernière a pris en considération toutes les circonstances pour conclure qu’à la lumière de l’ensemble de la preuve, le demandeur n’a pas réfuté la présomption de son intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye pour ce qui est des neuf derniers voyages.

[38] En dernier lieu, le demandeur soutient que la SPR aurait dû prendre en considération les mesures qu’il a prises lorsqu’il a demandé son passeport turc, à savoir, qu’aucune information à son sujet ne se retrouve dans le système des autorités de la Türkiye et qu’il n’avait donc pas besoin de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye pour quelque raison que ce soit. Au soutien de cette affirmation, le demandeur cite des parties de la transcription de l’audience. Je ne suis pas convaincue par l’argument du demandeur selon lequel la SPR a ignoré les mesures préventives que son oncle policier et lui-même ont prises. En ce qui concerne l’observation du demandeur selon laquelle sa demande aurait pu être tranchée au titre de l’alinéa 108(1)e) de la Loi, la SPR a tenu compte du fait que le demandeur a été informé par son oncle du fait qu’il n’était plus tenu de se présenter devant les tribunaux (décision, au para 51). La SPR a décidé raisonnablement de faire fi de cet élément de preuve dans son examen de l’intention du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection du pays, étant donné que les mesures prises par le demandeur et son oncle policier n’ont rien à voir avec l’intention du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection de la Türkiye. Les mesures prises par l’oncle consistaient uniquement à vérifier si le nom du demandeur figurait encore dans la liste des personnes recherchées ou dans celle des personnes pour lesquels il faut obtenir une signature, et n’auraient pas empêché que les renseignements sur le demandeur se retrouvent dans les [traduction] « systèmes » de la Türkiye.

C. Le demandeur a effectivement obtenu la protection en question

[39] Il était raisonnable pour la SPR de conclure que le demandeur avait effectivement obtenu la protection de la Türkiye. Un réfugié est présumé avoir effectivement obtenu la protection du pays dont il a la nationalité lorsque le ministre parvient à établir que le réfugié a utilisé le passeport de ce pays pour voyager (Seid, au para 14; Mayell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 139 au para 12). Le demandeur n’a pas réfuté la présomption qu’il a obtenu la protection diplomatique de la Türkiye.

[40] Le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas expliqué en quoi ses précautions [traduction] « pour arriver et séjourner en sécurité en Türkiye » n’étaient pas suffisantes pour réfuter la présomption selon laquelle il avait obtenu la protection diplomatique de la Türkiye. Il soutient que la SPR a agi de façon déraisonnable en tirant la [traduction] « conclusion sans fondement » que les actes posés en Türkiye l’emportaient sur les précautions qu’il avait prises.

[41] Je ne suis pas du même avis. Je constate que le raisonnement de la SPR reproduit ci‑dessous et tiré du paragraphe 48 de la décision donne une explication fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au para 85) :

Prenant note des indications données dans l’arrêt Camayo, j’ai tenu compte du fait que la preuve qu’une personne qui affirme craindre le gouvernement du pays dont elle a la nationalité révèle néanmoins l’endroit où elle se trouve à ce même gouvernement en demandant un passeport ou en entrant dans le pays peut être interprétée différemment de la preuve concernant les personnes qui demandent un passeport et qui craignent des acteurs non étatiques. L’intimé a affirmé qu’il craignait l’État lorsqu’il a présenté sa demande d’asile au Canada, mais il a néanmoins fourni ses renseignements personnels à l’État en présentant une demande de passeport à deux occasions différentes depuis qu’il a obtenu le statut de personne protégée au pays. Il a voyagé en passant par des aéroports, des points d’entrée régis. Il s’est marié dans le cadre d’une cérémonie civile. Il est resté dans la même maison que celle où son père avait déjà été pris pour cible par les autorités de l’État. Il est plus probable que le contraire que le domicile des parents aurait été l’un des premiers endroits où les autorités auraient cherché l’intimé si elles avaient été disposées à le faire. L’intimé a peut-être fait preuve de circonspection dans le cadre de ses activités ou en se déplaçant discrètement dans la voiture de son oncle, mais cela ne l’emporte pas sur les facteurs les plus évidents, à savoir le fait qu’il a demandé et a reçu deux passeports, son mariage civil et le fait qu’il a voyagé au moyen de son passeport turc à environ 11 occasions (et une fois au moyen d’un permis de voyage à usage unique). Par conséquent, je conclus que l’intimé a reçu une protection diplomatique. (Décision, au para 48.)

[42] De plus, j’estime que la SPR a conclu de façon raisonnable que le comportement du demandeur démontre que celui-ci ne se cachait pas et ne craignait pas pour sa sécurité quand il était en Türkiye. Une centaine d’invités ont assisté au mariage du demandeur dans ce pays. Le couple a fait un voyage de noces à Istanbul. Le demandeur « s’est marié par l’intermédiaire d’un bureau municipal et il a obtenu non pas un, mais deux passeports, et il a manifestement consigné des renseignements personnels essentiels auprès de l’État à plusieurs reprises, ce qui prouve qu’il avait l’intention d’être traité comme un citoyen turc par les autorités turques ». La SPR a conclu de façon raisonnable qu’il ne s’agit pas du comportement d’une personne qui se cache ou qui craint pour sa sécurité en général.

D. Gravité des conséquences

[43] Enfin, le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans son analyse relative à la gravité des conséquences qu’il aura à subir. Il cite l’arrêt Camayo pour énoncer les aspects que la SPR aurait dû prendre en considération pour décider si ses actes avaient réfuté la présomption qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection du pays, notamment « [l]a gravité des conséquences qu’aura pour la personne concernée la décision de mettre fin à l’octroi de l’asile » (Camayo, au para 84).

[44] Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux (Vavilov, au para 133). Dans l’affaire qui nous occupe, la gravité des répercussions de la décision de la SPR sur le demandeur a renforcé l’obligation de la SPR d’expliquer sa décision. Comme le défendeur l’a fait remarquer, la SPR a pris acte du fait qu’il ne faut pas prendre à la légère une décision en la matière, mais, en définitive, la SPR a suffisamment bien expliqué sa décision et a conclu, sur le fondement de la preuve, que le demandeur était au courant des possibles conséquences de la perte de l’asile et a voyagé malgré tout.

VII. Conclusion

[45] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. L’issue de la présente affaire découlant de faits particuliers à celle‑ci, aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7301-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
  2. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Ekaterina Tsimberis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7301-22

 

INTITULÉ :

TEKIN BIYIKLI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 SEPTEMBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TSIMBERIS

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 8 DÉCEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

DANIEL RADIN

 

Pour le demandeur

 

MICHAEL BUTTERFIELD

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DANIEL RADIN

TORONTO (ONTARIO)

 

Pour le demandeur

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

Pour le défendeur

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.