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Date : 20231127


Dossier : IMM-2427-22

Référence : 2023 CF 1583

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE:

RAYKEL ADOLFO RODRIGUEZ ZAMBRANO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Raykel Adolfo Rodriguez Zambrano, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du 11 janvier 2022 par laquelle un agent des visas (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté sa demande de visa de résident temporaire en vertu de l’alinéa 179b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR). L’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour.

[2] Le demandeur soutient que, dans sa décision, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents quant à ses biens, à ses liens familiaux et à ses antécédents de voyage.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Faits

A. Situation du demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen du Venezuela âgé de 52 ans. Son épouse, Flor Maria Freites, et lui se sont mariés le 2 février 1990. Ils ont deux enfants : une fille qui vit avec la famille au Venezuela, et un fils qui vit et travaille en Équateur.

[5] La mère de 73 ans du demandeur habite à Etobicoke (Ontario) et elle est citoyenne du Canada. Le demandeur a également une sœur qui vit au Canada.

[6] Le demandeur voulait rendre visite à sa mère, au Canada, du 10 février au 28 février 2022. En décembre 2021, IRCC a reçu sa demande de visa de résident temporaire au Canada.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] La demande de visa du demandeur a été rejetée dans une lettre datée du 11 janvier 2022. La décision de l’agent se retrouve en grande partie dans les notes du Système mondial de gestion des cas (le SMGC), lesquelles font partie des motifs de la décision.

[8] En ce qui a trait à la situation financière du demandeur, l’agent déclare ce qui suit :

[traduction]

[…] la situation financière ne montre pas que le demandeur est établi à un point tel que la visite proposée représenterait une dépense raisonnable. Je prends note des fonds versés par l’hôte; cependant, il est inhabituel dans la région que des parents âgés de plus de 70 ans paient les dépenses engagées par leur fils adulte et marié.

[9] En ce qui a trait aux liens du demandeur avec le Canada et le Venezuela, l’agent déclare ce qui suit :

[traduction]

  • -le client a des liens familiaux très étroits au Canada

  • -le client est marié, a des personnes à charge dans son pays d’origine, mais il n’est pas suffisamment établi

[10] En ce qui concerne les antécédents de voyage du demandeur, l’agent déclare ce qui suit :

[TRADUCTION]

[…] Les antécédents de voyage du demandeur ne sont pas suffisants pour représenter un facteur favorable dans mon appréciation.

[11] Après avoir soupesé ces facteurs, l’agent a conclu que le demandeur ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour et il a rejeté sa demande.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[12] Le demandeur soulève deux questions : la décision de l’agent est-elle raisonnable et équitable sur le plan procédural? L’argument avancé concernant l’équité procédurale est sans fondement. Par conséquent, je n’examinerai que le caractère raisonnable de la décision de l’agent.

[13] La norme de contrôle applicable n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable quant au fond de la décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25) (« Vavilov »). Je suis d’accord.

[14] La norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris le raisonnement qui la sous-tend et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont est saisi le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[15] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet d’une décision qui justifieront une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de ce dernier (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100). Selon la norme de contrôle de la décision raisonnable, l’accent est mis sur les motifs du décideur, qui sont interprétés « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés », mais qui ne sont pas « jugés au regard d’une norme de perfection » (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 61, citant Vavilov, aux para 91, 103).

IV. Analyse

[16] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable, car elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents quant à ses liens familiaux au Canada et au Venezuela, à ses biens personnels et à sa situation financière, de même qu’à ses antécédents de voyage. Je suis d’accord. La décision n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti (Vavilov, aux para 99-101).

[17] Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il a une femme et une fille, au Venezuela, et un fils, en Équateur, qu’il a fait abstraction des orientations données dans le Guide opérationnel 11 concernant les résidents temporaires (Guide OP 11) pour en arriver à sa décision et qu’il a omis de tenir compte de l’objectif important du regroupement familial de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[18] Quant à la question de la situation financière, le demandeur soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle sa mère paierait son voyage est inintelligible compte tenu de la preuve de la déclaration de celle-ci voulant qu’elle ne le ferait pas. Le demandeur soutient également que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il a présenté des documents financiers démontrant qu’il disposait de 5 000 $ pour financer le voyage.

[19] Pour ce qui est de la question des antécédents de voyage, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de ses voyages en République dominicaine en tant que facteur favorable à l’égard de sa demande. Il invoque la jurisprudence de la Cour et le Guide OP 11 à l’appui de son argument.

[20] Le défendeur soutient que la décision de l’agent est raisonnable compte tenu des éléments de preuve au dossier quant aux liens familiaux du demandeur, à ses finances, aux [traduction] « mères d’Amérique latine » et à ses antécédents de voyage.

[21] Le défendeur soutient que le demandeur voudrait que la Cour apprécie à nouveau la preuve des liens familiaux et qu’il n’a pas démontré de solides liens familiaux avec sa femme et ses enfants qui suffiraient à réfuter la présomption selon laquelle il ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour. Le défendeur maintient en outre que la solidité des liens familiaux ne constitue qu’un des facteurs à mettre en balance dans le cadre de ces demandes, et que les observations du demandeur sur la jurisprudence pertinente et la LIPR ne sont pas fondées.

[22] Quant à la question des finances, le défendeur soutient que le demandeur a tort quant au fait que le dossier montre qu’il paierait pour son propre voyage. Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas mentionné de documents particuliers à l’appui qui prouvent que c’est lui qui paierait le voyage. Le défendeur soutient également que les documents au dossier sont vagues, désuets et non traduits. De l’avis du défendeur, les documents ne font pas non plus état d’obligations financières qui lient le demandeur au Venezuela.

[23] Pour ce qui est de la question relative aux « mères d’Amérique latine », le défendeur affirme que les agents des visas sont bien informés et spécialisés relativement aux questions régionales liées à l’appréciation des demandes de visas provenant d’une région précise du monde et que, par conséquent, la conclusion de l’agent selon laquelle les mères de cette région ne paient généralement pas les dépenses de leur fils adulte ne représente pas une erreur susceptible de contrôle. Le défendeur maintient également que le fait de dire que l’agent critiquait la famille avec cette conclusion constitue une inférence déraisonnable, et que cette conclusion n’est de toute façon pas au cœur du raisonnement sous-tendant la décision, de sorte qu’elle puisse constituer une erreur susceptible de contrôle.

[24] Au sujet de la question des antécédents de voyage, le défendeur prétend que le demandeur cherche à amener la Cour à indûment apprécier à nouveau la preuve et que l’agent pouvait raisonnablement conclure que les antécédents de voyage représentaient un « facteur neutre ».

(1) Liens familiaux au Venezuela et au Canada

[25] L’agent reconnaît que le demandeur est marié et a des personnes à charge au Venezuela, mais il conclut qu’il n’est pas [traduction] « suffisamment établi ». Je vois mal comment cette conclusion pourrait être justifiée et transparente. Je fais mienne la conclusion de mon collègue, le juge McHaffie, selon laquelle [traduction] « [l]a Cour et Mme Ali ne peuvent qu’essayer de deviner pourquoi l’agent a conclu que Mme Ali n’était pas “suffisamment établie” à Bahreïn après 15 ans de mariage à cet endroit. Les motifs ne démontrent pas la justification, la transparence et l’intelligibilité qui sont attendues d’une décision administrative » (Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 FC 608 au para 9). En l’espèce également, la Cour ne peut qu’émettre des hypothèses quant aux raisons pour lesquelles cet agent a conclu que le demandeur n’était [traduction] « pas suffisamment établi » après trente-trois années de mariage et malgré qu’il ait une famille au Venezuela; de la même manière, cette conclusion ne possède pas la justification, la transparence et l’intelligibilité requises dans la décision d’un agent.

[26] Selon le défendeur, le demandeur [traduction] « n’a rien présenté dans sa demande de visa pour expliquer la solidité de ces liens [avec sa femme et ses enfants] ou la façon dont ils contribueraient à assurer son départ ». En se fondant sur cette observation et le fait que les enfants sont des adultes, le défendeur soutient qu’on ne saurait affirmer que des documents montrent clairement que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour. Avec égards, ces observations ne sont pas fondées et il convient de les répudier explicitement. Y faire droit créerait un précédent coupé de la réalité, qui exigerait d’une personne qu’elle prouve que le fait d’avoir une femme depuis plus de 30 ans, et deux enfants issus de cette union, représente une démonstration suffisamment solide de liens familiaux en soi. Je ne partage donc pas l’avis du défendeur.

(2) Biens personnels et situation financière

[27] La conclusion de l’agent selon laquelle la situation financière du demandeur ne prouve pas qu’il a établi de manière suffisante que son voyage au Canada constituerait une dépense raisonnable est aussi injustifiée. À mon avis, deux erreurs susceptibles de contrôle découlent du raisonnement et de la conclusion de l’agent à cet égard.

[28] Premièrement, l’agent n’explique pas comment il est arrivé à cette conclusion. Selon le dossier, le demandeur disposait de 5 000 $ pour un voyage de dix-huit jours au Canada. Le dossier contient également les renseignements bancaires du demandeur. Si ces éléments de preuve n’ont pas établi que ce voyage était une dépense raisonnable, l’agent n’explique pas pourquoi. Je remarque que le défendeur cherche à renforcer les motifs de l’agent, remettant en cause la validité et la provenance des relevés bancaires et du montant de 5 000 $. Lors du contrôle d’une décision, la Cour évalue quels sont les motifs de cette décision (Vavilov, aux para 83, 87), et non ce qu’ils auraient pu être. Suivant l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102). Selon moi, on ne trouve pas en l’espèce une telle analyse.

[29] La deuxième erreur susceptible de contrôle est la façon dont l’agent qualifie ce que les parents [traduction] « dans la région » font pour leurs enfants adultes mariés. Ce raisonnement représente une caractérisation sans fondement des activités d’un groupe précis de personnes, ce qui se rapproche d’un stéréotype. Un tel raisonnement, du fait de stéréotypes fondés ou non sur des motifs de discrimination, ne peut jamais être justifié. Il m’apparaît donc troublant que le défendeur fasse valoir que le raisonnement en question [traduction] « en tant que tel, ne modifierait pas la décision ». Je suis d’avis que l’agent a jugé que la volonté de la mère de payer pour la visite du demandeur était [traduction] « inhabituelle » sans tenir compte des faits et qu’il s’agit là d’une conclusion tout à fait déraisonnable.

(3) Antécédents de voyage

[30] La conclusion de l’agent selon laquelle les antécédents de voyage du demandeur n’étaient pas suffisants pour représenter un facteur favorable dans l’appréciation est déraisonnable, car les motifs ne montrent pas comment ni pourquoi les éléments de preuve du demandeur concernant ses voyages à destination ou en provenance de la République dominicaine à plusieurs reprises pouvaient raisonnablement amener l’agent à conclure qu’ils étaient insuffisants pour représenter un facteur favorable (Vavilov, au para 102). Je ne souscris pas non plus à l’argument du défendeur selon lequel l’agent semble conclure que les antécédents de voyage représentent un facteur neutre. Il est précisé dans la lettre de décision envoyée au demandeur que l’agent n’était pas convaincu qu’il quitterait le Canada à la fin de son séjour autorisé en raison, entre autres, de ses antécédents de voyage. La Cour a conclu par le passé que des antécédents démontrant que le demandeur a l’habitude de quitter son pays de résidence et d’y retourner peuvent être un facteur favorable (Afuah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 596 au para 17, citant Donkor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 141 au para 9). En l’espèce, le demandeur s’est rendu à deux occasions en République dominicaine et est retourné au Venezuela. Dans ses motifs, l’agent ne semble pas tenir compte de ce fait pour arriver à sa conclusion et la décision à cet égard est donc injustifiée (Vavilov, aux para 99-101).

V. Conclusion

[31] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est déraisonnable, n’étant pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti (Vavilov, aux para 15, 99-101). Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2427-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2427-22

 

INTITULÉ :

RAYKEL ADOLFO RODRIGUEZ ZAMBRANO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 septembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 NOVEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Ruslan Bikenov

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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