Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231128


Dossier : IMM-10945-22

Référence : 2023 CF 1587

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MOHAMMAD REZA TAJI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un citoyen iranien de 55 ans. En janvier 2011, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu qu’il avait qualité de réfugié au sens de la Convention, au motif qu’il craignait avec raison d’être persécuté, du fait de son opposition au gouvernement de l’Iran. Le demandeur est devenu résident permanent du Canada en avril 2012.

[2] Après être devenu résident permanent, le demandeur est retourné en Iran à huit reprises entre 2012 et 2017, chaque visite s’étalant généralement sur plusieurs mois. Lors de l’une de ces visites (en 2013), il a renouvelé son passeport iranien. Il a utilisé ce passeport pour voyager en Turquie, en Thaïlande et aux États-Unis, de même que pour retourner en Iran lors de visites ultérieures.

[3] En août 2020, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a demandé à la SPR, au titre du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), qu’elle rende une décision constatant la perte de l’asile du demandeur, au motif que ce dernier s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il avait la nationalité.

[4] Le demandeur n’a pas contesté qu’il était retourné en Iran ni qu’il avait renouvelé son passeport iranien. Il a toutefois soutenu qu’il n’avait jamais eu l’intention de renoncer à la protection que le Canada lui avait accordée et que, quoi qu’il en soit, les circonstances qui étaient à la source de sa demande d’asile n’existaient plus. Selon lui, il était devenu clair, lorsqu’il était retourné en Iran pour la première fois en 2012, que les circonstances avaient changé de façon favorable. Ses visites subséquentes ont confirmé sa croyance qu’il ne risquait plus d’être persécuté en Iran.

[5] Dans sa décision datée du 7 octobre 2022, la SPR a fait droit à la demande du ministre et conclu à la perte de l’asile qui avait été conféré au demandeur, au motif qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection de l’Iran. Par conséquent, en application du paragraphe 108(3) de la LIPR, la demande d’asile du demandeur était réputée avoir été rejetée. De plus, par l’effet de la LIPR, la décision de la SPR constatant la perte de l’asile du demandeur au motif que ce dernier s’était de nouveau réclamé de la protection de l’Iran a emporté la perte, pour le demandeur, de son statut de résident permanent au Canada et son interdiction de territoire : voir le paragraphe 40.1(2) et l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR.

[6] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR.

II. LA NORME DE CONTRÔLE

[7] Les parties conviennent, tout comme moi, que la décision de la SPR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 85). Afin d’infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. ANALYSE

[8] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur ne conteste pas directement le caractère raisonnable de la décision par laquelle la SPR a conclu qu’il avait perdu l’asile, en raison du seul fait qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection de l’Iran. Il soutient plutôt qu’il était déraisonnable, de la part de la SPR, de conclure à la perte de l’asile au motif qu’il s’était de nouveau réclamé de la protection de l’Iran (LIPR, art 108(1)a)) sans, également, examiner si la perte de l’asile était attribuable au fait que les raisons qui lui avaient fait demander l’asile n’existaient plus (LIPR, art 108(1)e)) et, le cas échéant, sans expliquer pourquoi elle jugeait néanmoins que la perte de l’asile découlait du premier facteur. Les deux conclusions emportent des conséquences bien différentes : si la SPR avait conclu que la perte de l’asile était fondée sur le motif prévu à l’alinéa 108(1)e) plutôt que sur celui prévu à l’alinéa 108(1)a), le demandeur aurait alors conservé son statut de résident permanent et il n’aurait pas été interdit de territoire.

[9] Pour les motifs exposés ci-après, je conviens avec le demandeur que la décision de la SPR est déraisonnable.

[10] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a jugé que la cour de révision qui cherche à déterminer si la décision est raisonnable doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Comme elle l’a aussi souligné, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov, au para 86, en italique dans l’original). De plus, « [l]orsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (Vavilov, au para 133). Elle a expliqué ceci : « Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné » (ibid.). Au paragraphe 81 du récent arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 (Mason), la Cour suprême a rappelé qu’il importe à la cour de révision chargée d’examiner le caractère raisonnable de tenir compte des incidences de la décision sur l’individu concerné.

[11] Comme je l’ai mentionné au paragraphe 28 de la décision Ravandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 761, [2021] 3 RCF 177 (Ravandi), la compétence d’entendre les demandes de constat de perte de l’asile ayant été attribuée à la SPR, celle-ci s’est vu confier des « pouvoirs extraordinaires » sur la vie des personnes visées par ces demandes (voir Vavilov, au para 135). Le corollaire de ce pouvoir est la « responsabilité accrue » qui échoit à la SPR de s’assurer que ses motifs démontrent qu’elle a tenu compte des conséquences de sa décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit (ibid.). Voir Ravandi, au para 28.

[12] Comme il a été mentionné plus haut, le constat de perte de l’asile emporte non seulement la perte de l’asile — une conséquence lourde en soi —, mais en plus, dans le cas d’un constat fondé sur les motifs énoncés aux alinéas 108(1)a) à d) de la LIPR, les conséquences juridiques accessoires que sont la perte du statut de résident permanent et l’interdiction de territoire au Canada. C’est pourquoi, dans la décision Ravandi, j’ai jugé que, lorsque la SPR peut conclure à la perte de l’asile pour différents motifs et qu’elle conclut à un motif qui entraîne des conséquences accessoires préjudiciables pour la personne visée plutôt qu’à un autre qui n’entraîne pas de telles conséquences, elle doit expliquer le raisonnement ayant mené à cette conclusion, de sorte à montrer qu’elle a tenu compte des conséquences qui s’ensuivent et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit. Elle devrait expliquer pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, étant donné les conséquences considérablement différentes des choix offerts, telles qu’elles ont été définies par le législateur. Voir Ravandi, aux para 30-33; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 (Galindo Camayo) au para 84.

[13] Dans la décision faisant l’objet du contrôle dans l’affaire Ravandi, la SPR avait conclu à la perte de l’asile de la demanderesse au motif prévu à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, soit parce qu’elle s’était de nouveau réclamée de la protection de son pays. La SPR avait fait très peu de cas de l’alinéa 108(1)e), mis à part au début de sa décision, où elle avait indiqué que cette disposition s’appliquait de manière potentielle, parallèlement à l’alinéa 108(1)a). J’ai conclu que l’omission par la SPR d’examiner la possibilité que la perte de l’asile soit attribuable au motif prévu à l’alinéa 108(1)e) de la LIPR (à savoir que les raisons pour lesquelles la demanderesse avait demandé l’asile n’existaient plus) n’avait pas mis en doute le caractère raisonnable de la décision, car je n’étais pas convaincu qu’il était raisonnablement possible pour la SPR de fonder sa décision sur cette disposition, compte tenu des faits de l’affaire.

[14] En revanche, dans la présente affaire, la SPR était directement saisie de la question de savoir si la perte de l’asile était attribuable au fait que le demandeur s’était de nouveau réclamé de la protection de son pays ou au changement de circonstances, ou à ces deux motifs. La demande du ministre était initialement formulée uniquement sous l’angle de l’alinéa 108(1)a) (le fait que le demandeur s’était de nouveau réclamé de la protection de son pays). Dans ses observations écrites présentées après l’audience relative à la demande de constat de perte de l’asile, le conseil du demandeur a soutenu que le critère permettant de conclure qu’un réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection de son pays n’avait pas été rempli, mais que, quoi qu’il en soit, il convenait de conclure à la perte de l’asile sur le seul fondement de l’alinéa 108(1)e) (changement de circonstances), compte tenu du témoignage du demandeur selon lequel il ne craignait plus d’être persécuté en Iran, puisque la situation y était désormais différente. Dans ses observations en réponse, le conseil du ministre a soutenu que la SPR devrait trancher la demande de constat de perte de l’asile sur le fondement des alinéas 108(1)a) et 108(1)e) ou, subsidiairement, uniquement sur le fondement de l’alinéa 108(1)a). Dans ses observations en réplique, le conseil du demandeur a mentionné de nouveau que la SPR devrait conclure que la perte de l’asile était uniquement attribuable au motif prévu à l’alinéa 108(1)e), même s’il lui était possible de fonder sa conclusion sur l’alinéa 108(1)a) (ce qu’il n’a pas reconnu).

[15] Malgré ces observations, la SPR ne fait aucune mention de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR dans sa décision. Elle y explique uniquement les motifs qui l’ont menée à conclure qu’il avait été satisfait au critère relatif à l’alinéa 108(1)a). Elle n’explique aucunement pourquoi elle fait droit à la demande du ministre sur ce seul fondement, nonobstant les observations détaillées par lesquelles le demandeur l’avait exhortée à conclure que la perte de l’asile, le cas échéant, était uniquement attribuable au motif prévu à l’alinéa 108(1)e). Vu les graves conséquences qui découlent de la décision visée par le présent contrôle, le silence absolu de la SPR sur ce point fait en sorte que sa décision ne satisfait pas aux exigences de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées énoncées dans les arrêts Vavilov et Mason.

[16] De plus, comme l’a déclaré la Cour Suprême dans l’arrêt Vavilov, « [l]es principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Vavilov, au para 127). La question de savoir si la SPR devait conclure que la perte de l’asile du demandeur était attribuable uniquement au motif prévu à l’alinéa 108(1)e), même s’il était également possible qu’elle soit attribuable au motif prévu à l’alinéa 108(1)a), était la question et la préoccupation centrales soulevées par le demandeur. Les parties avaient développé à fond cette question dans leurs observations écrites. Le fait que la SPR n’ait pas réussi à s’attaquer à cette question de façon significative — ou à simplement s’y attaquer — permet de se demander si elle était effectivement attentive et sensible à la question qui lui était soumise (voir Vavilov, au para 128).

[17] Selon le défendeur, même si la décision de la SPR était déraisonnable à cet égard (ce qu’il ne reconnaît pas), il ne servirait à rien de renvoyer l’affaire pour nouvel examen, puisque, inévitablement, la SPR conclurait de nouveau à la perte de l’asile du demandeur sur le fondement de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR : voir Vavilov, au para 142. Il ajoute que, si la SPR arrivait à la conclusion que la perte de l’asile était également attribuable au motif prévu à l’alinéa 108(1)e), cette conclusion ne changerait rien en pratique, étant donné que le demandeur subirait tout de même les graves conséquences qu’il cherche à éviter, à savoir la perte de son statut de résident permanent et l’interdiction de territoire.

[18] Je ne suis pas d’accord.

[19] Je tiens d’abord à souligner que je conviens avec le demandeur que, par l’emploi du mot « may » dans la version anglaise du paragraphe 108(2) de la LIPR, le législateur a accordé à la SPR le pouvoir discrétionnaire de conclure à la perte de l’asile qui avait précédemment été conféré à une personne en application du paragraphe 95(1) de la LIPR. Il en est autrement du paragraphe 108(1), suivant lequel la SPR doit rejeter la demande d’asile qu’elle n’a pas encore tranchée dès lors que l’existence de l’un des motifs de rejet énumérés est démontrée : voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Zaric, 2015 CF 837, [2016] 1 RCF 407 au para 22. Aussi, la SPR dispose également du pouvoir discrétionnaire d’examiner tout motif de perte de l’asile prévu par la LIPR : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Al‑Obeidi, 2015 CF 1041 aux para 7, 22; Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1224 aux para 28, 29. En outre, comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale au paragraphe 83 de l’arrêt Galindo Camayo, le critère de perte de l’asile sur constat « ne devrait pas être appliqué de manière mécanique ou par cœur ».

[20] À la lumière de ce qui précède, je ne puis conclure qu’il est inévitable que, dans le cadre de sa nouvelle décision, la SPR ne tire pas la conclusion que la perte de l’asile du demandeur, le cas échéant, est uniquement attribuable au motif prévu à l’alinéa 108(1)e) de la LIPR, car une telle conclusion de ma part empiéterait indûment sur la responsabilité de la SPR de trancher pareilles questions.

IV. CONCLUSION

[21] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[22] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. L’avocat du demandeur a exprimé un début d’intérêt à la proposition d’une question selon les conclusions que je tirerais sur certaines des questions juridiques dont j’étais saisi. À mon avis, et compte tenu de la position de chacune des parties, la manière dont j’ai tranché la présente demande ne soulève aucune question grave de portée générale.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-10945-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 7 octobre 2022 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision;

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10945-22

 

INTITULÉ :

MOHAMMAD REZA TAJI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUIN 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :


LE 28 NOVEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Douglas Cannon

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lauren McMurtry

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon & Associates

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.