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DATE : 20231117


Dossier : IMM-11558-22

Référence : 2023 CF 1526

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

AMRIT PAL SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Singh, est un citoyen de l’Inde qui craint d’être persécuté par la police de Chandigarh (Pendjab), par les proches d’une femme à laquelle il a offert de l’assistance et un abri alors qu’elle était en situation de mariage intercastes ainsi que par un panchayat local. Quatre incidents ont conduit le demandeur à quitter précipitamment l’Inde pour se rendre au Canada en 2019 :

  • (1)Le demandeur vivait à Chandigarh, où il dirigeait une entreprise de transport. En janvier 2019, la police locale a trouvé un individu soupçonné de terrorisme dans une des fourgonnettes de son entreprise. La police a interrogé le demandeur pour savoir s’il connaissait le suspect, mais ne l’a pas arrêté. On lui a demandé par la suite d’identifier des personnes dans une séance d’identification.

  • (2)En mars 2019, le demandeur a fourni un emploi et un logement à un couple intercastes de Rewari (Haryana). Peu après, l’époux est retourné à Rewari pour tenter un rapprochement avec sa belle-famille, fortement opposée au mariage. Le couple est retourné à Rewari, mais l’époux a été tué en juin 2019.

  • (3)Des voisins ont commencé à accuser le demandeur d’avoir eu une liaison avec l’épouse. En août 2019, l’oncle de celle-ci a porté des accusations semblables, et le demandeur a déménagé dans un autre logement à Chandigarh. Le même mois, une plainte relative à cette liaison a été déposée au panchayat local.

  • (4)En septembre 2019, la police de Chandigarh a mis le demandeur en détention, après que la police de Rewari l’a informée de l’assistance que le demandeur avait apportée au couple et de la liaison du demandeur avec l’épouse. Le demandeur a été détenu pendant 24 heures et battu. Il a signé des documents vierges, et la police a pris sa photo et ses empreintes digitales.

[2] À sa libération, le demandeur s’est rendu à Delhi et, de là, a gagné le Canada avec l’aide d’un agent.

[3] Le demandeur a demandé l’asile au Canada, mais la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande. La SPR a conclu que le demandeur bénéficiait d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) à Bengaluru, en Inde, et qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[4] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés (la SAR). Il a fait valoir que la SPR avait commis une erreur dans l’analyse de la capacité de ses agents de persécution de le retrouver et de lui causer un préjudice dans l’endroit proposé comme PRI. Le demandeur a affirmé que ses persécuteurs avaient encore la motivation et la capacité nécessaires pour le retrouver partout en Inde parce qu’il avait aidé le couple intercastes, avait eu une liaison et était soupçonné d’avoir des liens avec des terroristes (en raison de l’incident de la camionnette).

[5] La SAR a examiné la décision de la SPR, la preuve et la transcription de l’audience de la SPR, mais elle a confirmé la conclusion à l’égard de la PRI dans une décision rendue le 20 octobre 2022. Après avoir analysé les arguments avancés en appel, la SAR a conclu, à l’instar de la SPR, que le demandeur n’avait pas établi que ses agents de persécution, notamment la police, avaient la motivation ou la capacité de le retrouver à Bengaluru, ni qu’il serait déraisonnable dans les circonstances qu’il y cherche refuge.

[6] Dans le présent contrôle judiciaire, le demandeur a fondé son argumentaire sur l’analyse de la SAR au regard du premier volet du critère relatif à la PRI. Les constatations du tribunal à ce sujet étaient les suivantes :

  • Le demandeur n’a pas été arrêté en janvier 2019 après la découverte d’un présumé terroriste dans une des fourgonnettes de son entreprise.

  • Les éléments de preuve relatifs à la plainte déposée de vive voix contre le demandeur en vertu de l’article 107 du code pénal de l’Inde sont confus et incohérents. Cette conclusion est fondée notamment sur le témoignage du demandeur et sur la lettre de son avocat datée du 21 avril 2022. Il est plus probable qu’improbable que la plainte portait sur l’assistance que le demandeur avait apportée au couple intercastes et sur la liaison qui en a découlé, et non sur l’incident de la fourgonnette. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le demandeur a été accusé de viol, même si l’avocat mentionne l’infraction dans sa lettre. Il est peu vraisemblable que la plainte ait été saisie dans le Réseau de suivi des crimes et des criminels (le CCTNS) de l’Inde.

  • Le fait qu’il y ait eu communication entre les services de police de Rewari et de Chandigarh n’est pas une preuve que les États communiquent par l’intermédiaire du CCTNS. Cette communication a eu lieu en raison d’une plainte déposée par la famille de l’épouse. Les éléments de preuve ne permettaient pas de conclure que des services de police autres que celui de Chandigarh donneraient suite à la plainte. Dans sa lettre, l’avocat a souligné que le panchayat et des résidents locaux ont exercé des pressions pour que le demandeur soit arrêté, sans toutefois préciser si la police de Bengaluru a été l’objet de telles pressions.

  • Le système de vérification des locataires (le Tenant Verification System ou TVS) ne conduira vraisemblablement pas les agents de persécution au demandeur. Le TVS est relié au CCTNS et n’est pas un système fiable.

  • La situation du demandeur n’est pas la même que celle de l’époux au sein du couple intercastes. La mort de l’homme est survenue dans l’État de l’Haryana, où vivait la famille de l’épouse, la relation entre le demandeur et celle-ci était plus limitée, et le demandeur s’installerait à un autre endroit à son retour en Inde.

  • Le demandeur court un risque localisé. Rien ne prouve que la police de Bengaluru s’intéresse à lui ou qu’elle se mettrait à sa recherche. Il est également peu probable que la famille de l’épouse dans l’Haryana puisse influencer la police de Bengaluru.

I. Analyse

[7] Les motifs et les conclusions de la SAR concernant l’existence d’une PRI en Inde sont examinés selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux paras 10, 23; Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 32).

[8] Le concept de la PRI est inhérent à la définition de réfugié au sens de la Convention : un demandeur d’asile doit être un réfugié d’un pays, et non d’une certaine région d’un pays. Le critère relatif à la PRI comporte deux volets : existe-t-il une possibilité sérieuse de persécution ou un risque visé à l’article 97 à l’endroit proposé comme PRI et est-il raisonnable pour les demandeurs d’asile de s’y réinstaller? (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), [1991] ACF no 1256 au para 13).

[9] Le demandeur soutient que la SAR a apprécié de manière déraisonnable la preuve au dossier et n’a pas pris en compte les risques cumulatifs que lui faisaient courir les trois agents de persécution en raison de leurs soupçons et des allégations de terrorisme et d’adultère formulées contre lui. De l’avis du demandeur, les risques auxquels il est exposé en Inde, pris dans leur ensemble, établissent une possibilité sérieuse de persécution à l’endroit proposé comme PRI et la conclusion contraire de la SAR n’est pas raisonnable.

[10] Le demandeur conteste principalement la décision de la SAR sur la base d’un élément de preuve essentiel que le tribunal aurait laissé de côté : le fait qu’il soit soupçonné d’être associé à des terroristes, comme en ont fait état la lettre de l’avocat de 2022 et l’affidavit du 26 avril 2022 d’Onkar Singh, un ancien propriétaire du demandeur. Le demandeur souligne la nature très grave de ces soupçons, car ils haussent la probabilité que la police de Bengaluru ait la motivation et la capacité nécessaires pour le retrouver, l’arrêter et lui faire du mal.

[11] Le demandeur s’appuie premièrement sur une phrase figurant en introduction de la lettre de son avocat. Décrivant son implication et sa connaissance de la situation du demandeur en Inde en 2019, l’avocat a déclaré ce qui suit : [traduction] « À cette époque, la police m’a informé qu’elle soupçonnait Amrit Pal Singh d’avoir des liens avec des terroristes et de leur avoir fourni un abri ». L’avocat a également souligné que le panchayat avait accusé le demandeur d’adultère et de soutien à des criminels. Le reste de la lettre traitait de la plainte déposée contre le demandeur, et l’avocat semble conclure que cette plainte concernait principalement l’adultère et, peut-être, la complicité avec des criminels. Deuxièmement, l’ancien propriétaire du demandeur à Chandigarh a déclaré dans son affidavit qu’il avait été convoqué au poste de police local en 2020 parce que les policiers recherchaient le demandeur [traduction] « du fait qu’il n’avait pas respecté les ordres, avait des liens avec des terroristes, avait eu des relations sexuelles avec une femme mariée qui était accusée de mariage intercastes par sa tribu […] ».

[12] L’argument du demandeur fondé sur les soupçons de terrorisme n’est pas convaincant. Pour paraphraser l’évaluation qu’a faite la SAR de la lettre de l’avocat, cet argument est flou. La SAR a examiné la lettre en question attentivement. L’auteur mentionne la complicité et le crime de viol en lien avec une plainte déposée contre le demandeur, mais la SAR a conclu que la référence au viol contredisait les propos du demandeur, qui affirmait avoir été accusé à tort d’avoir eu une liaison. La seule plainte visant le demandeur a été faite oralement et concernait le soutien offert par le demandeur au couple intercastes. La SAR n’a pas employé le terme « terroristes » pour décrire le contenu de la lettre, mais le tribunal a bel et bien évalué la lettre dans le contexte de l’incident de la fourgonnette puis conclu qu’aucun renseignement sur l’incident n’avait été consigné et que, selon les éléments de preuve qui avaient été présentés, le demandeur avait aidé la police après l’incident en question. À cet égard, je ne trouve aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision. Dans l’affidavit, l’ancien propriétaire du demandeur mentionne seulement avoir été informé que les policiers recherchaient le demandeur en 2020 à Chandigarh parce qu’il n’avait pas respecté les ordres de la police, qu’il avait des liens avec des terroristes et qu’il était adultère. Le fait que la SAR n’ait pas examiné l’affidavit reflète le peu de substance du document.

[13] Les soupçons mentionnés dans la lettre et l’affidavit ne concordent pas avec le témoignage du demandeur, qui a soutenu que la police lui a demandé de l’aider à identifier les personnes impliquées dans l’incident de la fourgonnette. La SAR a déclaré ce qui suit :

[31] […] De surcroît, l’incident de septembre 2019 n’est pas une preuve de communication entre États au moyen du CCTNS. Il ne s’agit pas d’un cas où l’appelant se trouvait dans un État et où la police d’un autre État a découvert une plainte par l’intermédiaire du CCTNS. La preuve montre plutôt que l’appelant collaborait avec la police, et qu’il n’avait pas eu de démêlés avec elle au sujet de l’incident de la fourgonnette avant que la famille ne se plaigne à la police de l’Haryana, qui, à son tour, a communiqué avec la police du Pendjab. […]

[14] Je suis d’avis qu’il était loisible à la SAR de considérer que l’intérêt de la police à l’endroit du demandeur se rattachait à l’adultère et à un lien quelconque avec des criminels en raison de l’incident de la fourgonnette. La SAR a mentionné la déclaration du demandeur selon laquelle il est [traduction] « considéré comme un terroriste », ce que les éléments de preuve ne corroborent tout simplement pas. La SAR a minutieusement examiné chaque incident déclencheur et le demandeur n’a relevé aucune erreur factuelle dans la décision de la SAR.

[15] Le demandeur conteste également l’analyse de la SAR concernant le risque de préjudice lié à son adultère. Il affirme qu’il se trouve dans une situation analogue à celle de l’époux qui a été tué à Rewari.

[16] La SAR s’est penchée sur cet aspect de la preuve présentée par le demandeur, mais elle a conclu qu’il ne se trouvait pas dans la même situation que l’époux. Elle a indiqué que ce dernier était mort dans l’État de l’Haryana, où se trouvait la famille de son épouse, alors que le rôle du demandeur était plus limité. Malgré sa conviction qu’il risque d’être tué, le demandeur n’a pas établi de ce fait une erreur susceptible de révision dans la décision.

[17] Le demandeur souligne plus généralement qu’il y a bel et bien des communications entre les postes de police. La SAR était d’accord. Cependant, le tribunal a constaté que la demande d’assistance émanant de la police de Rewari avait été présentée à l’instigation de la famille de l’épouse. La SAR le précise clairement dans l’explication mentionnée plus haut. Les policiers de Chandigarh ne recherchaient pas activement le demandeur : ils ont donné suite à la demande de la police de Rewari parce qu’ils savaient où habitait le demandeur. Les communications entre les deux forces policières ne portaient pas à croire qu’il y aurait aussi probablement des communications en dehors des deux États.

[18] La SAR a examiné l’ensemble de la preuve présentée par le demandeur et les arguments qu’il a fait valoir. Elle a pris en considération les trois agents de persécution et leurs relations entre eux. Elle a énuméré les quatre incidents qui ont conduit le demandeur à quitter l’Inde, mais elle n’a pas effectué son analyse en silos. La décision reflète un examen approfondi de tous les éléments de preuve présentés par le demandeur ainsi que des craintes qu’il a exprimées, et elle établit un cheminement clair jusqu’à la conclusion finale de la SAR, à savoir qu’il existait une PRI viable à Bengaluru.

[19] La SAR n’a pas mis en doute la crédibilité du demandeur et a reconnu que la famille de l’épouse tout comme le panchayat, et donc la police de Rewari/Chandigarh, pouvaient être encore motivés localement à retrouver le demandeur. Néanmoins, la SAR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’avait pas déposé d’éléments de preuve suffisants pour établir une possibilité sérieuse de persécution de la part de la police de Bengaluru. La preuve offerte ne permettait pas de conclure à l’existence d’une accusation criminelle portée contre le demandeur, grave ou non, et rien n’indiquait que ses renseignements personnels avaient été saisis dans le CCTNS. L’association du demandeur avec des terroristes a été mentionnée seulement en lien avec l’incident de la fourgonnette et ne semble pas avoir progressé au-delà des demandes d’aide adressées au demandeur lorsqu’il vivait à Chandigarh. La déclaration du demandeur selon laquelle ses renseignements personnels pourraient se trouver dans le CCTNS repose sur des hypothèses. Le demandeur avait le fardeau d’établir qu’il n’existe pas de PRI viable pour lui (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1994] 1 CF 589 aux pp 594-595.

II. Conclusion

[20] La SAR a évalué les éléments de preuve présentés par le demandeur et les observations qu’il a formulées au regard du critère reconnu servant à établir l’existence d’une PRI viable. La SAR n’a pas négligé d’éléments de preuve ni minimisé la preuve contradictoire figurant dans le dossier. Je suis d’avis que la SAR a raisonnablement pris en compte chaque incident, l’impact cumulatif des événements survenus en 2019 et l’intérêt que ces derniers ont suscité localement à l’endroit du demandeur. L’analyse et les conclusions du tribunal concernant la lettre de l’avocat sont équilibrées et en reflètent pleinement le contenu ambigu. En conséquence, j’estime que la décision de la SAR est intelligible et justifiée d’une manière qui correspond au cadre d’analyse établi par la CSC dans l’arrêt Vavilov. La demande sera rejetée.

[21] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.

[22] Le défendeur approprié dans la présente affaire est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et l’intitulé sera donc modifié en conséquence (alinéa 5(2)b) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, et paragraphe 4(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-11558-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

  3. L’intitulé est modifié de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné à titre de défendeur.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-11558-22

INTITULÉ :

AMRIT PAL SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 novembre 2023

COMPARUTIONS :

Miguel Mendez

POUR LE DEMANDEUR

Éloïse Eysseric

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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