Date : 20231031
Dossier : IMM-209-23
Référence : 2023 CF 1447
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Montréal (Québec), le 31 octobre 2023
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE : |
FANGYUAN RAN |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Résumé
[1] La demanderesse, Mme Fangyuan Ran, est une citoyenne de la Chine. Elle a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus enjoignant à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC], et plus précisément à l’ambassade du Canada à Beijing, de traiter sa demande de permis d’études [la demande] et de prendre une décision sur cette demande, dont le traitement, allègue-t-elle, a fait l’objet d’un délai déraisonnable.
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Ran sera accueillie. Après avoir examiné la preuve et le droit applicable, je suis convaincu que Mme Ran remplit les exigences du critère relatif à l’octroi d’une ordonnance de mandamus. La période de plus de 15 mois qui s’est écoulée depuis le dépôt de sa demande est manifestement inacceptable et déraisonnable dans les circonstances, et IRCC n’a pas pu donner la moindre explication ou justification à ce sujet. Cette situation justifie que la Cour intervienne et rende une ordonnance enjoignant à IRCC de traiter la demande de Mme Ran dans les 30 jours, compte tenu du début imminent des études qu’elle prévoit entreprendre.
II. Le contexte
A. Le contexte factuel
[3] Mme Ran a l’intention de suivre un programme de doctorat en génie mécanique et industriel à l’Université de Toronto. Au départ, elle prévoyait commencer ses études à l’automne 2022. Toutefois, comme IRCC n’avait pas pris de décision sur sa demande à ce moment-là, elle a dû reporter le début de son programme à janvier 2023. IRCC n’avait toujours pas pris de décision à temps pour la session d’hiver 2023, et Mme Ran a dû demander un deuxième report à septembre 2023. Mme Ran avait reçu une bourse d’études du Conseil des bourses d’études de Chine conformément à laquelle elle devait arriver au Canada au plus tard le 31 décembre 2022. Elle a dû également demander un report du délai.
[4] À ce jour, Mme Ran attend toujours son visa. Elle n’a donc pas pu commencer ses études en septembre 2023.
[5] L’Université de Toronto autorise habituellement les étudiants à reporter leurs programmes d’un an seulement. Par conséquent, l’Université a présenté une nouvelle offre d’admission à Mme Ran, dont la date de début était janvier 2024. Cette nouvelle offre était accompagnée d’un soutien financier substantiel de l’Université de Toronto pour la durée de son programme de doctorat de quatre ans. Toutefois, le directeur de thèse de Mme Ran a déclaré qu’il avait dû déployer des efforts extraordinaires afin qu’elle puisse obtenir un report supplémentaire, et qu’il ne pouvait pas faire cette demande indéfiniment. Il est donc difficile de savoir le nombre de reports dont Mme Ran pourrait encore bénéficier.
[6] Par ailleurs, l’époux de Mme Ran est arrivé au Canada en tant qu’étudiant au Collège Humber de technologie et d’enseignement supérieur, en janvier 2023, car il ne pouvait pas retarder le début de ses propres études en attendant la décision sur la demande présentée par son épouse. Mme Ran fait remarquer qu’elle est séparée de son époux depuis plus de neuf (9) mois, ce qui a mis à mal leur relation et l’a bouleversée émotionnellement et psychologiquement. De plus, l’incertitude liée à sa demande a eu un effet négatif sur sa capacité à trouver du travail et à subvenir à ses besoins en Chine.
B. La chronologie de la demande
[7] Le 13 juillet 2022, Mme Ran a présenté sa demande à IRCC. Le 1er août 2022, IRCC a entrepris un filtrage de sécurité. Le 11 août 2022, le bureau des visas d’IRCC de Guangzhou, en Chine, a déterminé que Mme Ran remplissait les exigences relatives au permis d’études.
[8] Le 26 septembre 2022, Mme Ran s’est informée de l’état de sa demande auprès du bureau des visas d’IRCC. Peu après, le 12 octobre 2022, IRCC a envoyé une lettre à Mme Ran pour l’informer que sa demande faisait l’objet d’une vérification courante des antécédents, et que ce processus pourrait prendre plus de temps que le délai de traitement habituel.
[9] Le 28 novembre 2022, Mme Ran s’est à nouveau informée de l’état de sa demande auprès du bureau des visas d’IRCC. Le 3 janvier 2023, IRCC a envoyé une nouvelle lettre de réponse à Mme Ran, pour l’informer que sa demande faisait toujours l’objet d’une vérification courante des antécédents, et que le temps de traitement serait prolongé.
[10] Le 6 janvier 2023, Mme Ran a décidé de déposer la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus, en raison des nombreux retards.
[11] Le 18 janvier 2023, Mme Ran s’est à nouveau informée de l’état de sa demande auprès du bureau des visas d’IRCC. Le 2 février 2023, elle a présenté une autre demande de renseignements. Par la suite, IRCC lui a envoyé une autre lettre de réponse pour l’informer, encore une fois, que sa demande faisait toujours l’objet d’une vérification courante des antécédents et que le temps de traitement serait encore prolongé.
C. La demande de renseignements de Mme Ran
[12] Le 18 août 2023, Mme Ran a présenté une demande au titre de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21 [la LPRP] pour connaître l’état de sa demande. Le 7 septembre 2023, le Service canadien du renseignement de sécurité [le SCRS] a informé Mme Ran qu’il avait terminé le filtrage de sécurité dont elle avait fait l’objet et qu’il avait transmis sa recommandation à l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] le 26 juin 2023. Toutefois, la décision sur la demande de Mme Ran n’a toujours pas été prise. J’ouvre ici une parenthèse pour signaler que Mme Ran ne connaît toujours pas le résultat du filtrage de sécurité effectué par le SCRS; elle sait seulement que le SCRS a terminé ses travaux et que l’ASFC a reçu le résultat, ce qui signifie qu’IRCC dispose vraisemblablement de tous les éléments nécessaires pour prendre une décision sur sa demande.
D. Les exigences relatives à la délivrance d’un bref de mandamus
[13] Une ordonnance de mandamus est un recours extraordinaire qui « peut obliger une autorité publique comme le ministre à s’acquitter d’une obligation légale affirmative claire »
(Première Nation Ahousaht c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2019 CF 1116 [Ahousaht] au para 73). Une ordonnance de mandamus constitue « la réponse de la Cour à l’omission, par un décideur, d’exécuter une obligation, et ce, par suite de la demande fructueuse d’un demandeur qui bénéficie de cette obligation et qui est en droit, au moment où il saisit la Cour, d’en réclamer l’exécution »
(Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 [Wasylynuk] au para 76). Comme l’a résumé le juge Little dans la décision Wasylynuk, le critère applicable au mandamus « exige donc un examen rigoureux de l’obligation publique de nature légale, réglementaire ou autre qui est en jeu, ce qui permet au tribunal de déterminer si le décideur est contraint d’agir d’une façon particulière, comme le prétend le demandeur en l’espèce, et si les circonstances ont rendu nécessaire l’exécution de cette obligation en faveur du demandeur »
(Wasylynuk, au para 76).
[14] Dans l’arrêt Apotex Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 (CAF) [Apotex], conf par [1994] 3 RCS 110, la Cour d’appel fédérale a énoncé les huit conditions cumulatives qui doivent être réunies avant qu’une Cour puisse délivrer un bref de mandamus :
1. Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public.
2. L’obligation doit exister envers le [demandeur].
3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :
a) le [demandeur] a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;
b) il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ, et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable[.]
4. Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent :
a) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d’une manière qui puisse être qualifiée d’« injuste », d’« oppressive » ou qui dénote une « irrégularité flagrante » ou la « mauvaise foi »;
b) un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est « illimité », « absolu » ou « facultatif »;
c) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire « limité » doit agir en se fondant sur des considérations « pertinentes » par opposition à des considérations « non pertinentes »;
d) un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un « pouvoir discrétionnaire limité » dans un sens donné; e) un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est « épuisé », c’est‑à‑dire que le [demandeur] a un droit acquis à l’exécution de l’obligation.
5. Le [demandeur] n’a aucun autre recours.
6. L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique.
7. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé.
8. Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.
[Renvois omis.]
(Ahousaht, au para 72, renvoyant à Apotex, aux p 766-769.)
[15] Ces conditions ont été confirmées par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Hong c Canada (Procureur général), 2019 CAF 241 au para 10; Canada (Santé) c The Winning Combination Inc, 2017 CAF 101 au para 60; Lukacs c Canada (Office des transports), 2016 CAF 202 au para 29.
[16] Le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre], ne conteste pas qu’IRCC a l’obligation légale à caractère public de traiter la demande de Mme Ran. Dans le cadre des conditions énoncées dans l’arrêt Apotex, il conteste principalement le fait qu’il y aurait eu un délai déraisonnable justifiant l’intervention de la Cour.
III. Analyse
A. Le délai déraisonnable
[17] Pour déterminer si le délai dans l’exécution d’une obligation d’agir à caractère public est déraisonnable, la Cour doit examiner les critères suivants : 1) le délai est à première vue plus long que ce que la nature du processus exige; 2) le demandeur et son conseiller juridique n’en sont pas responsables; 3) l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante (Almuhtadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 712 [Almuhtadi] au para 32; Thomas c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 164 au para 19; Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 CF 33 (1re inst) au para 23).
[18] De plus, Mme Ran doit démontrer que le délai lui a causé un préjudice (Vaziri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1159 [Vaziri] au para 52, renvoyant à l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 au para 101).
[19] Chacun de ces éléments sera examiné successivement.
(1) La longueur du délai
[20] En ce qui concerne la longueur du délai, lorsque Mme Ran a présenté sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, 29 semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle avait soumis sa demande sans avoir reçu de décision. Plus de 15 mois se sont maintenant écoulés depuis que Mme Ran a présenté sa demande, et IRCC n’a toujours pas pris sa décision sur cette demande. Mme Ran souligne que le temps de traitement estimé pour les demandes de permis d’études présentées depuis l’extérieur du Canada — tel qu’il est publié par IRCC le 10 janvier 2023 — est de neuf (9) semaines. Mme Ran soutient donc que le temps de traitement de sa demande est beaucoup plus long que celui estimé, et qu’il s’agit là, à première vue, d’un délai plus long que ce que la nature du processus exige.
[21] Le ministre répond que le temps de traitement de neuf semaines affiché sur le Web d’IRCC est la norme de service pour la plupart des demandes complètes. Cependant, il faut parfois consacrer plus de temps que ce que prévoit la norme pour traiter des demandes de permis.
[22] En effet, selon le ministre, il n’existe pas de délai fixe qui servirait de limite à ce qui est raisonnable lorsqu’il y a des retards dans l’examen d’une demande (Almuhtadi, au para 37). Les retards dans le traitement d’une demande doivent donc être examinés en fonction des faits particuliers de la cause (Tapie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1048 au para 7). Dans le cas de la demande de Mme Ran, le ministre prétend que le retard a été causé par le filtrage de sécurité et la vérification courante des antécédents qui accompagne ce filtrage. Le ministre fait valoir que le filtrage lié à la sécurité et à l’interdiction de territoire constitue une exigence essentielle et importante dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. En effet, les alinéas 3(1)h) et i) de la LIPR énoncent expressément les objectifs de cette loi, notamment : garantir la sécurité de la société canadienne et promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité. Le ministre souligne en outre que ce point a été confirmé par la Cour suprême et la Cour d’appel fédérale (Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CSC 51 au para 10; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Solmaz, 2020 CAF 126 au para 53).
[23] Je ne suis pas convaincu par les arguments du ministre.
[24] Premièrement, le délai que subit actuellement Mme Ran est beaucoup plus important (plus de sept (7) fois la moyenne habituelle de neuf (9) semaines) que le temps de traitement habituel des demandes de permis d’études.
[25] Je ne conteste pas que les considérations liées à la sécurité et à l’interdiction de territoire sont importantes et qu’elles sont au cœur des politiques et du droit du Canada en matière d’immigration. Toutefois, en l’espèce, rien dans la preuve ni dans les observations du ministre n’indique que la demande présente des caractéristiques complexes ou particulières qui pourraient exiger des délais importants, ou qui permettraient d’expliquer le délai inhabituel que subit Mme Ran. Il n’y a simplement rien dans le dossier qui explique l’intervalle important entre le délai imposé à Mme Ran et le temps de traitement moyen. Après avoir communiqué avec IRCC à plusieurs reprises pour connaître l’état de sa demande, Mme Ran n’a reçu que des lettres évoquant vaguement une vérification courante des antécédents, sans préciser les raisons du délai.
[26] De plus, selon les renseignements reçus à la suite de la demande présentée par Mme Ran au titre de la LPRP, le SCRS a transmis sa recommandation de sécurité à l’ASFC il y a quatre mois, soit à la fin du mois de juin 2023.
[27] Étant donné que le délai de traitement de la demande de Mme Ran est beaucoup plus long que le temps habituel de traitement des demandes de permis d’études et que la recommandation de sécurité figurant au dossier a été transmise depuis plusieurs mois, je suis convaincu que le délai dans le cas de Mme Ran est, à première vue, beaucoup plus long que ce que la nature du processus exige.
(2) Mme Ran n’est pas responsable du délai
[28] Selon le second volet du critère, le demandeur et son conseiller juridique ne doivent pas être responsables du délai.
[29] En l’espèce, rien n’indique que Mme Ran ou son conseiller juridique ont contribué au délai de quelque façon que ce soit. Bien au contraire. Mme Ran a présenté tous les documents requis en temps opportun et payé tous les frais exigés. Elle a même suivi l’évolution de son dossier avec diligence et s’est informée régulièrement auprès d’IRCC de l’état de sa demande. Mme Ran a satisfait aux exigences procédurales de la LIPR et des règlements en fournissant les documents justificatifs nécessaires et en acquittant les frais de traitement exigés (Almuhtadi, au para 35). Par conséquent, il est aussi satisfait au deuxième volet du critère.
(3) L’absence de justification satisfaisante
[30] Selon le troisième volet du critère, l’autorité n’a pas justifié de façon satisfaisante le délai. En l’espèce, mis à part les mentions répétées de la vérification courante des antécédents, IRCC n’a fourni aucune justification quant au délai, encore moins une justification satisfaisante. J’accepte le fait que la vérification des antécédents est un outil important dans l’appréciation des préoccupations touchant la sécurité. Il s’agit sans doute d’un processus qu’IRCC doit mener avec prudence et rigueur. Toutefois, les déclarations générales selon lesquelles les retards sont causés par la vérification de sécurité en cours sont clairement inadéquates et insuffisantes pour justifier les délais, comme la Cour l’a jugé dans plusieurs affaires (Ghaddar v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 946 [Ghaddar] au para 33; Bidgoly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 283 aux para 37, 38; Almuhtadi, au para 40; Kanthasamyiyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1248 aux para 49, 50; Abdolkhaleghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 729 au para 23). Même si j’accepte le fait que le temps de traitement d’IRCC dépend de la complexité de chaque cas, aucun élément de preuve n’a été présenté pour montrer que la demande de Mme Ran Even présentait des caractéristiques complexes particulières justifiant un écart aussi important par rapport au temps de traitement général.
[31] De plus, si l’explication donnée par IRCC sur le retard était le processus de filtrage de sécurité, le délai a expiré depuis longtemps, soit à la fin de juin 2023. Pourtant, la demande de Mme Ran est toujours en suspens, et aucune décision n’a été prise. J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que le seul affidavit du ministre dont la Cour dispose date de mars 2023, à un moment où le filtrage de sécurité était encore en cours. Étonnamment, le ministre n’a pas déposé d’autre affidavit pour expliquer les retards répétés causés par IRCC après que l’ASFC a reçu le rapport du SCRS. Je dois donc composer avec une situation où IRCC n’a pas justifié ni expliqué le retard actuel.
[32] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que les trois conditions du critère relatif au délai déraisonnable énoncées dans la décision Almuhtadi ont été respectées et que la preuve démontre clairement, selon la prépondérance des probabilités, que le délai d’exécution, par IRCC, de son obligation à caractère public en l’espèce est déraisonnable.
(4) La question du préjudice
[33] Je suis également convaincu que le délai important subi par Mme Ran lui a causé un préjudice (Vaziri, au para 52).
[34] Dans son affidavit, Mme Ran décrit avec précision les difficultés qu’elle a éprouvées et qu’elle éprouve toujours, en raison du délai dans le traitement de sa demande. Tout d’abord, elle est séparée de son époux, avec lequel elle s’est mariée récemment, depuis neuf (9) mois. Selon son affidavit, cette séparation lui a causé de la détresse psychologique et émotionnelle. Ensuite, le fardeau financier, joint à l’incertitude liée au délai de traitement de sa demande, a été un obstacle qui l’a empêchée de conserver un emploi régulier et rémunérateur en Chine et qui l’a plongée dans des difficultés financières. Enfin, non seulement Mme Ran a perdu une année complète d’études jusqu’à présent, mais elle risque de ne pas pouvoir entreprendre ses études doctorales, si sa demande n’est pas accueillie très rapidement, car son directeur de thèse a précisé qu’il ne pourra pas demander des reports de la date de début de ses études indéfiniment.
B. Les autres critères de l’arrêt Apotex
[35] Le ministre n’a pas contesté que la demande d’ordonnance de mandamus présentée par Mme Ran respectait les autres critères de l’arrêt Apotex. De toute façon, je conclus que la demande d’ordonnance de mandamus présentée par Mme Ran satisfait aux autres critères.
[36] D’abord, Mme Ran n’a aucun autre recours adéquat. En effet, elle a assuré un suivi de façon diligente auprès d’IRCC à plusieurs reprises pour s’informer de l’état de sa demande, mais elle n’a reçu que des lettres génériques en réponse. Mme Ran a donc épuisé tous les autres recours possibles.
[37] Ensuite, l’ordonnance sollicitée aura, de toute évidence, des incidences sur le plan pratique. Mme Ran recevra une réponse définitive à sa demande, ce qui atténuera les conséquences négatives qu’elle a subies en raison des retards. En outre, l’incertitude qui l’a plongé dans des difficultés financières et qui l’a empêchée de trouver un emploi stable en Chine sera allégée. De plus, la possibilité que Mme Ran étudie au Canada pourrait tout simplement être remise en cause, si sa demande n’est pas traitée rapidement, étant donné que son directeur de thèse ne pourra pas reporter indéfiniment la date de début de ses études.
[38] Je conclus également que, sur le plan de l’équité, rien n’empêche Mme Ran d’obtenir la réparation qu’elle demande. En effet, les objectifs de la LIPR quant au maintien de la sécurité des Canadiens pourront toujours être poursuivis par IRCC, malgré l’ordonnance que la Cour accordera en l’espèce (Ghaddar, au para 41). Cela est d’autant plus vrai en l’espèce, puisque le SCRS a terminé la vérification de sécurité, contrairement à l’affaire Ghaddar où la vérification était toujours en cours, mais [traduction] « en voie d’être achevée »
. De plus, comme Mme Ran n’est pas responsable du délai et qu’elle n’a pas compromis sa cause d’une autre façon, aucun reproche ne peut lui être adressé (Dragan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 211 au para 47). Par conséquent, rien n’empêche la Cour, sur le plan de l’équité, de rendre une ordonnance de mandamus.
[39] Enfin, la balance des inconvénients penche fortement en faveur de Mme Ran. Le ministre a mentionné les objectifs de sécurité qui découlaient de la LIPR pour justifier le délai, et il a souligné que les enquêtes de sécurité constituaient une étape importante dans la réalisation de ces objectifs. J’accepte le fait que ces objectifs sont significatifs et qu’ils revêtent une importance capitale dans le contexte de l’immigration. En effet, la Cour est d’accord avec le ministre sur le fait qu’il n’appartient pas à notre Cour de prescrire la durée des enquêtes de sécurité, sous réserve de limites raisonnables (Onghaei c Canada (Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1029 au para 43; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 938 aux para 38; Nada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 590 au para 25). Toutefois, en l’espèce, la question liée aux objectifs de sécurité est désormais sans objet, étant donné que le SCRS a terminé la vérification de sécurité relativement au dossier de Mme Ran. En revanche, le retard qu’a subi Mme Ran dans le traitement de sa demande lui a causé un préjudice psychologique, émotionnel et financier relativement important. La balance des inconvénients penche donc en faveur de Mme Ran, et non pas en faveur d’IRCC.
IV. Conclusion
[40] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Ran sera accueillie. Une ordonnance de mandamus, enjoignant à IRCC de statuer sur la demande de Mme Ran dans les 30 jours à compter de la date de la présente décision, sera rendue. Ainsi, Mme Ran saura si elle pourra commencer ses études doctorales en janvier 2024.
[41] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune. L’intitulé de la cause sera modifié pour que soit inscrit le nom exact du défendeur, à savoir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.
JUGEMENT dans le dossier IMM-209-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
Un bref de mandamus est délivré selon les modalités suivantes : il est enjoint à IRCC de traiter la demande de permis d’études de la demanderesse et de prendre une décision à cet égard, et d’en informer la demanderesse au plus tard le 30 novembre 2023.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
L’intitulé est modifié par la présente, de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et l’Immigration soit désigné comme défendeur.
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
« Denis Gascon »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
DOSSIER :
|
IMM-209-23 |
INTITULÉ :
|
FANGYUAN RAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 31 OCTOBRE 2023 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GASCON |
DATE DES MOTIFS :
|
LE 31 OCTOBRE 2023 |
COMPARUTIONS :
Achraf Al-Al-Sultan Al-Ghouri
|
POUR LA DEMANDERESSE |
Julien Primeau-Lafaille |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sultan Avocats Inc. Avocats Laval (Québec) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
POUR LE DÉFENDEUR |