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Date : 20231121

Dossier : IMM-243-23

Référence : 2023 CF 1541

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 novembre 2023

En présence de madame la juge Azmudeh

ENTRE :

AHMAD RAHMANIAN KOOSHKAKI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Décision

[1] Le demandeur, Ahmad Rahmanian Kooshkaki [le « demandeur »], sollicite le contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR] de la décision par laquelle sa demande de permis d’études au Canada a été rejetée. La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

II. Aperçu

[2] Le demandeur est un citoyen iranien de 37 ans qui est marié, n’a pas d’enfant et a des liens familiaux importants à l’extérieur du Canada, mais aucun au Canada. Son projet consiste à venir étudier au Canada sans sa femme.

[3] Le demandeur a présenté une demande d’admission à un programme menant à un certificat en administration des affaires au Humber College [le « programme »] pour lequel il a payé les droits de scolarité à l’avance. Il travaille depuis 2014 comme spécialiste des finances et du budget et directeur des placements pour la Omran Pasargad Miaad Company et s’est vu offrir une promotion au poste de chef des investissements, poste qu’il occupera une fois qu’il aura terminé le programme et qu’il sera de retour en Iran.

[4] L’agent a rejeté la demande pour de multiples motifs, en concluant que le demandeur n’avait pas démontré qu’il quitterait le Canada à la fin de son séjour autorisé. Les motifs invoqués étaient l’absence de liens familiaux importants à l’extérieur du Canada, l’insuffisance de fonds et la provenance de ceux‑ci, de même qu’une progression illogique, aux yeux de l’agent, dans la carrière du demandeur.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[5] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions principales :

A. La décision de l’agent était‑elle déraisonnable?

B. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[6] Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un examen rigoureux et fondé sur la déférence de la question de savoir si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov] aux para 12‑13 et 15; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] aux para 8, 63.

[7] J’ai commencé par lire de manière globale et contextuelle les motifs du décideur, conjointement avec le dossier dont il disposait. Selon les principes établis aux paragraphes 83, 84 et 87 de l’arrêt Vavilov, je me suis concentrée, en ma qualité de juge de la cour de révision, sur le raisonnement suivi par le décideur. Je n’ai pas cherché à savoir si la décision du décideur était correcte ni à déterminer ce que j’aurais fait si j’avais dû trancher les questions moi‑même : Vavilov, au para 83; Canada (Justice) c DV, 2022 CAF 181 aux para 15, 23.

[8] La décision raisonnable est celle qui est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, particulièrement aux para 85, 91‑97, 103, 105‑106 et 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 aux para 2, 28‑33, 61; Mason, aux para 8, 59‑61, 66. Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les réserves à son endroit ne justifient pas toutes une intervention.

[9] La question de l’équité procédurale, quant à elle, doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Chemin de fer Canadien Pacifique] aux para 37‑56; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). La cour appelée à statuer sur une question d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‑28 (Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54).

IV. Analyse

A. La décision de l’agent était‑elle déraisonnable?

[10] Dans sa demande de permis d’études, le demandeur devait prouver qu’il satisfait aux exigences de la LIPR et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés [le RIPR] pour l’obtention d’un tel permis. Les agents des visas détiennent un grand pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’évaluation des demandes, et la Cour doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la décision d’un agent eu égard à son niveau d’expertise en la matière. Il incombe au demandeur qui sollicite l’admission temporaire au Canada de prouver à l’agent des visas qu’il quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée demandée et de l’en convaincre.

[11] J’estime que la façon dont l’agent s’est penché sur la question des liens familiaux du demandeur a rendu toute sa décision déraisonnable. Il s’agissait de l’une des conclusions centrales et déterminantes. En fait, même si les notes dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] mentionnent de multiples questions qui, je crois, font partie des motifs de l’agent, ce dernier a jugé nécessaire de mentionner les liens familiaux comme seul motif de rejet de la demande dans sa lettre. Eu égard au caractère central de la question des liens familiaux dans les motifs du rejet par l’agent de la demande et aux motifs exposés ci‑dessous pour lesquels la conclusion de l’agent était déraisonnable, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la conclusion de l’agent sur d’autres questions mentionnées dans les notes du SMGC. Le fait que je ne tire pas de conclusion sur les autres questions ne signifie pas que j’ai conclu qu’elles étaient nécessairement raisonnables.

[12] Le demandeur avait expliqué que toute sa famille, y compris sa femme, était restée en Iran et que personne de sa famille ne l’accompagnerait au Canada. Sans fournir d’analyse, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas suffisamment de liens familiaux à l’extérieur du Canada. S’il avait des doutes quant à la crédibilité des observations du demandeur sur ce point, l’agent aurait dû en faire part au demandeur et lui offrir la possibilité de se faire entendre davantage sur cette question.

[13] L’agent a conclu dans sa décision que le demandeur n’avait pas démontré l’existence de [traduction] « liens familiaux importants à l’extérieur du Canada » et a précisé dans ses notes que, même si la femme du demandeur ne voyageait pas avec lui, il y avait lieu de craindre que les liens familiaux du demandeur avec l’Iran ne soient pas suffisamment importants pour le motiver à quitter le Canada après l’obtention de son diplôme. J’estime que cette conclusion est déraisonnable.

[14] Le demandeur a clairement montré que toute sa famille se trouvait en Iran, y compris sa femme, ses parents ainsi que ses trois frères et sœurs. Il a également précisé que sa femme et lui faisaient tous deux carrière en Iran et qu’il aurait une promotion à son retour au pays. La décision de sa femme de ne pas l’accompagner était compatible avec cette observation. De plus, le demandeur avait présenté des observations sur ses parents vieillissants, qui comptaient principalement sur lui pour subvenir à leurs besoins. L’agent n’a pas tenu compte de ces observations et n’a effectué aucune analyse.

[15] Dans ses notes, l’agent a seulement mentionné la femme du demandeur et il n’a jamais tenu compte des parents ainsi que des frères et sœurs du demandeur toujours en Iran. Il n’a pas analysé la façon dont l’endroit où se trouvait l’un ou l’autre des membres de la famille influe sur l’éventuelle décision du demandeur de ne pas quitter le Canada à la fin de la période autorisée par un permis d’études.

[16] Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel le fait que le demandeur demeure ouvert à la possibilité que sa femme vienne au Canada après le semestre d’hiver signifiait qu’il ne quitterait pas le Canada après la fin de ses études. Ni l’avocate du défendeur ni la Cour ne peuvent spéculer sur la conclusion de l’agent alors que ce dernier n’a pas présenté d’analyse sur la façon dont l’éventuelle visite de la femme du demandeur influerait sur la décision de ce dernier de ne pas quitter le Canada après la période autorisée par son permis d’études. La décision est déraisonnable parce qu’aucune de ces questions n’a fait l’objet d’une analyse.

[17] L’agent n’a pas non plus tenu compte des nombreux autres membres de la famille du demandeur qui allaient rester en Iran même si sa femme devait lui rendre visite. En résumé, l’agent n’a pas tenu compte des liens familiaux du demandeur en Iran ni de l’absence de liens familiaux au Canada. Il a tiré une conclusion non étayée par la preuve dont il disposait et sans fournir de justification. La décision est devenue arbitraire en raison de l’absence d’analyse.

[18] Je me suis appuyée sur les principes établis par la Cour dans la décision Kazemi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 615, selon lesquels il incombe aux agents d’évaluer les éléments de preuve relatifs aux liens familiaux des demandeurs dans leur pays d’origine, ainsi que les autres éléments de preuve, pour trancher la question de savoir si les demandeurs ont établi qu’ils y retourneraient à l’expiration de leurs permis temporaires. Sans cette évaluation, les conclusions de l’agent ne sont ni intelligibles, ni transparentes, ni justifiées — elles sont tout simplement déraisonnables.

[19] Dans mon évaluation du caractère raisonnable de la décision, j’ai reconnu que le volume élevé de décisions en matière de visas et les conséquences limitées d’un refus sont tels qu’il n’est pas nécessaire de fournir des motifs détaillés : Vavilov, aux para 88, 91; Lingepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 552 au para 13; Yuzer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 781 [Yuzer] aux para 9, 16; Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1298 aux para 19‑20. Néanmoins, les motifs donnés par l’agent doivent, lorsqu’ils sont lus dans le contexte du dossier, expliquer et justifier adéquatement les raisons pour lesquelles la demande a été rejetée : Yuzer, aux para 9, 20; Hashemi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1562 au para 35; Vavilov, aux para 86, 93‑98. En l’espèce, la conclusion n’est pas étayée par la preuve dont disposait l’agent, et celui‑ci n’a pas fourni d’explication au sujet du processus de réflexion qui lui a permis de tirer cette conclusion.

[20] Étant donné que j’ai conclu que la décision était déraisonnable en raison de l’absence d’analyse de la question des liens familiaux, je n’ai pas besoin de me pencher sur l’autre question en litige.

V. Conclusion

[21] La décision de l’agent est déraisonnable parce qu’elle ne respecte pas les exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la décision annulée.

[22] Étant donné que j’ai annulé la décision de l’agent parce qu’elle est déraisonnable, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les questions d’équité procédurale soulevées.

[23] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-243-23

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

 

« Negar Azmudeh »

 

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-243-23

 

INTITULÉ :

AHMAD RAHMANIAN KOOSHKAKI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 novembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AZMUDEH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Samin Mortazavi

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Zahida Shawkat

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pax Law Corporation

North Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Ministère de la Justice du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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