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Date : 20231117


Dossier : IMM-10795-22

Référence : 2023 CF 1524

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

ALFRED EFOSA ODIGIE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 10 octobre 2022 [la décision contestée] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que le demandeur n’avait pas établi son identité et que sa crédibilité en général était sérieusement compromise par des divergences dans son témoignage et sa preuve documentaire.

[2] Le demandeur affirme que son nom est Alfred Efosa Odigie et qu’il est un citoyen du Nigéria né en 1973. Il soutient que la SAR a manqué à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans lui offrir la possibilité d’y répondre. Le demandeur soutient en outre que la SAR a commis une erreur dans son examen de ses pièces d’identité et, en particulier, qu’elle les a écartées de manière déraisonnable.

[3] Je conclus, après examen du dossier dont la Cour est saisie, y compris les observations écrites et orales des parties, et après avoir pris en compte le droit applicable, que le demandeur n’a pas réussi à me convaincre que la décision contestée est déraisonnable. Pour les motifs exposés ci-dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Analyse

[4] La première question en litige soulevée par le demandeur concerne le manquement à l’équité procédurale qu’aurait commis la SAR. Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, la Cour tranche les questions d’équité procédurale en se demandant « si une procédure juste et équitable a été suivie » (Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46-47). Cette norme ne commande aucune déférence à l’égard du décideur.

[5] Le demandeur allègue que la SAR a manqué à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question et en ne lui faisant pas part de ses doutes. Plus précisément, la SAR a fait remarquer que le demandeur avait déclaré avoir fréquenté l’Université Ambrose Alli alors que, selon les documents qu’il avait fournis, ceux-ci provenaient de l’Université de l’État d’Edo.

[6] Lorsqu’elle soulève une nouvelle question, la SAR doit généralement en aviser les parties pour leur permettre de présenter des observations à ce sujet (Herrera Salas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1363 au para 18; Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 [Ching] aux para 66-71). Dans l’arrêt R c Mian, 2014 CSC 54, la Cour suprême du Canada a défini ce qui constitue une nouvelle question de la façon suivante :

[30] Une question est nouvelle lorsqu’elle constitue un nouveau fondement sur lequel on pourrait s’appuyer — autre que les moyens d’appel formulés par les parties — pour conclure que la décision frappée d’appel est erronée. Les questions véritablement nouvelles sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties (voir Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, par. 39) et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties. Vu cette définition, dans le cas de nouvelles questions, il faudra aviser les parties à l’avance pour qu’elles puissent en traiter adéquatement.

[7] Au paragraphe 71 de la décision Ching, la juge Catherine M. Kane a conclu que ces principes s’appliquaient, compte tenu des modifications nécessaires, aux appels interjetés devant la SAR. Dans la décision Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 [Kawkwa], le juge Denis Gascon a décrit ce qu’est une « nouvelle question » en ces termes :

[25] […] Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel.

[8] Le demandeur soutient que la SAR a manqué à l’équité procédurale en ne lui faisant pas part de ses doutes au sujet des documents de l’Université de l’État d’Edo. Le demandeur fait valoir qu’en ne soulevant pas cette question, la SAR l’a empêché de répondre à l’incohérence. Il affirme que l’université a changé de nom à l’époque où il la fréquentait et que la SAR aurait dû vérifier ce renseignement en regardant sur Internet.

[9] Le défendeur soutient que des doutes quant à ces documents avaient été soulevés devant la SPR et que la SAR est en droit de formuler des commentaires sur les incohérences flagrantes à la lecture des documents dont elle est saisie. Le défendeur souligne que, de toute façon, la SAR, après avoir relevé l’incohérence entre les noms de l’université, a reconnu que ce problème n’avait pas été porté à l’attention du demandeur et a donc déclaré qu’elle « n’accord[ait] aucun poids aux différents noms de l’établissement qu’il aurait fréquenté ».

[10] Je n’ai pas été convaincue que la SAR a manqué à l’équité procédurale. Premièrement, je souscris à l’argument du défendeur selon lequel la SAR a le droit de formuler des remarques au sujet d’incohérences évidentes dans les documents lorsque ceux-ci étaient déjà devant la SPR. Devant la SAR, le demandeur a fait valoir que la SPR n’avait pas évalué adéquatement les documents universitaires et avait commis une erreur en ne leur accordant aucune valeur. Je conclus donc que cette question n’est pas nouvelle, en ce sens qu’il ne s’agit pas « d’une question différente, sur le plan juridique et factuel, des moyens d’appel invoqués » (Onkoba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1184 [Onkoba] au para 48; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Alazar, 2021 CF 637 au para 77). De plus, la SAR a le droit, et est en fait tenue, de procéder à une évaluation indépendante de la preuve documentaire (Onkoba, au para 49).

[11] Deuxièmement, de toute façon, la SAR n’a accordé aucune valeur à l’incohérence quant au nom de l’université. Comme l’a fait remarquer le juge Gascon au paragraphe 25 de la décision Kwakwa, précité, « [u]ne « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur ». La SAR ne s’est pas appuyée sur l’incohérence à propos du nom de l’université pour justifier sa conclusion quant à l’identité du demandeur.

[12] La deuxième question en litige que le demandeur a soulevée concerne le traitement par la SAR de ses pièces d’identité. Plus particulièrement, le demandeur soutient que la SAR a écarté de manière déraisonnable les documents qu’il a fournis.

[13] La norme de contrôle applicable à la présente question en litige est celle de la décision raisonnable, comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13). Ainsi, on doit faire preuve de retenue, tout particulièrement à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. À moins de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne devrait pas modifier les conclusions de fait, et il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125).

[14] Je n’oublie pas les remarques formulées par mon collègue le juge John Norris sur la question de l’identité dans la décision Yusuf Adan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1383 :

[51] L’identité est « un élément primordial de toute demande d’asile » (Hassan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 459, au paragraphe 27). La preuve d’identité est donc une exigence essentielle pour une personne qui demande l’asile. En l’absence d’une telle preuve, « il ne peut y avoir de fondement solide permettant de vérifier les allégations de persécution, ou même d’établir la nationalité réelle d’un demandeur » (Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 126, au paragraphe 26; voir aussi Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 831, au paragraphe 18, et Behary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 794, au paragraphe 61). La preuve de l’identité du demandeur est d’une importance cruciale pour la demande. Sans cette preuve, il n’y a pas lieu de poursuivre l’examen des éléments de preuve ou de la demande : voir Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 4; Diallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 878, au paragraphe 3; Liu, au paragraphe 18; Ibnmogdad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 321, au paragraphe 24; et Behary, au paragraphe 61. Bref, le demandeur d’asile doit prouver qu’il est bien celui qu’il prétend être. À tout le moins, cela comprend son identité et sa nationalité (ou absence de nationalité, selon le cas). Le défaut d’établir ces renseignements entraîne également le rejet de la demande d’asile.

[…]

[55] De concert, l’article 11 des Règles et l’article 106 de la LIPR imposent au demandeur d’asile le fardeau de fournir des documents acceptables établissant son identité. Évidemment, pour être en mesure de fournir de tels documents, le demandeur d’asile doit les avoir en sa possession. Si un demandeur d’asile ne possède pas de documents acceptables établissant son identité, il doit fournir une explication raisonnable ou démontrer que des mesures raisonnables ont été prises pour obtenir ces documents. Il s’agit d’un lourd fardeau : voir Su, au paragraphe 4; Malambu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 763 au paragraphe 41; et Tesfagaber c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 988 au paragraphe 28.

[15] Je garde également à l’esprit les remarques formulées par mon collègue le juge Roger R. Lafrenière sur les questions d’identité et l’expertise de la SAR : « Les questions touchant à l’identité d’un demandeur relèvent du domaine d’expertise de la SAR et la Cour devrait faire preuve d’une grande retenue à l’égard de celle‑ci. La Cour n’interviendra que si la décision faisant l’objet du contrôle est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Kagere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 910 au para 11).

[16] La SAR a conclu i) qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve documentaire probant à l’appui des prétentions du demandeur quant à son identité et à son année de naissance; ii) qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve crédible provenant du Nigéria à l’appui de son identité de citoyen nigérian.

[17] Le demandeur soutient que le traitement par la SAR de ses pièces d’identité était déraisonnable. Les documents que la SAR a, aux dires du demandeur, écartés de manière déraisonnable étaient son passeport nigérian (délivré sous un faux nom), son certificat d’enregistrement de naissance, une déclaration solennelle de son âge, sa carte d’identité nationale du Nigéria, son permis de conduire nigérian, des documents d’université, un extrait du registre des crimes et un affidavit de la Haute Cour de justice. Le demandeur affirme qu’il a produit une volumineuse preuve documentaire et que la SAR n’en a pas adéquatement analysé la totalité.

[18] Le défendeur souligne que le passeport nigérian a été délivré sous un faux nom, que la SAR et l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) ont conclu que la carte d’identité nationale était frauduleuse et contrefaite, et que le permis de conduire a également été jugé frauduleux par la SAR et L’ASFC. En outre, l’analyse qu’a faite l’ASFC de la carte d’identité de l’université lui a permis de conclure qu’elle n’était pas authentique. Le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable de la part de la SAR de conclure qu’il n’y avait aucun élément de preuve crédible établissant l’identité du demandeur.

[19] Après avoir tenu compte des arguments du demandeur et du dossier dont la SAR disposait, je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse des pièces d’identité du demandeur. Comme je l’ai mentionné plus haut, la Cour doit faire preuve d’une grande déférence envers la SAR quant à cette question. Compte tenu de la preuve dans la présente affaire, en particulier des nombreux documents frauduleux, et de l’examen détaillé de chaque document par la SAR, je ne vois aucune matière à intervenir. Finalement, je conclus que, par ses arguments, le demandeur implore indûment la Cour d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par la SAR (Vavilov, au para 125).

III. Conclusion

[20] Pour les motifs qui précèdent, je conclus qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale et que la décision contestée satisfait à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-10795-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10795-22

INTITULÉ :

ALFRED EFOSA ODIGIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 novembre 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 17 novembre 2023

COMPARUTIONS :

Vakkas Bilsin

Pour le demandeur

Gerald Grossi

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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