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Date : 20231106


Dossier : IMM-9558-22

Référence : 2023 CF 1477

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2023

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

IFEANYI GABRIEL ANIEKWE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent des visas de refuser la demande de permis d’études de M. Ifeanyi Gabriel Aniekwe. Les questions en litige concernent les mesures demandées par M. Aniekwe. Le défendeur concède que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle qui justifie une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire à un autre agent. Cependant, il s’oppose à la demande de M. Aniekwe concernant une ordonnance enjoignant au défendeur de lui délivrer un permis d’études ou, subsidiairement, de rouvrir la demande et de l'examiner de nouveau au plus tard 45 jours après la décision de notre Cour ou 30 jours avant la date de début du programme le 2 janvier 2024, selon la première éventualité. Il s’oppose également à la demande de M. Aniekwe relative à l’octroi de dépens en sa faveur et à la certification des questions proposées aux termes de l’article 74 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Contexte

[2] Après avoir été admis au programme d’administration de bureau dans le domaine des services de santé du Collège Mohawk à Hamilton (Ontario), M. Aniekwe a présenté une demande de permis d’études en février 2022. La demande en question a été refusée en avril 2022. M. Aniekwe a présenté une demande à la Cour pour contester la décision, les parties sont parvenues à un règlement, et la demande de permis d’études a été renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen. Le 20 septembre 2022, la demande de permis d’études a été refusée une seconde fois. Le second refus est la décision contestée dans la présente instance.

[3] Les notes de l’agent consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] fournissent les motifs du rejet de la demande de permis d’études :

[traduction]
J’ai examiné la demande. Compte tenu du plan d’études du demandeur, la documentation fournie à l’appui de la situation financière du demandeur ne démontre pas que ce dernier aurait accès à des fonds suffisants. Je ne suis pas convaincu que le programme d’étude proposé constituerait une dépense raisonnable. Le relevé bancaire montre des dépôts de sommes forfaitaires venant d’une personne dont la relation avec le demandeur n’a pas été établie. Je ne suis pas convaincu que des fonds seront disponibles pour les études du demandeur. Compte tenu des facteurs pris en considération dans la présente demande, je ne suis pas convaincu que le demandeur quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Pour les motifs qui précèdent, j’ai refusé la demande.

III. Questions en litige

[4] À titre préliminaire, les parties s’entendent pour dire qu’il faut modifier l’intitulé de la cause afin de corriger le nom du demandeur. Le nom du demandeur dans l’intitulé sera modifié et remplacé par Ifeanyi Gabriel Aniekwe.

[5] Les questions en litige dans la présente demande sont les suivantes :

  1. La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et accorder un « verdict imposé » ou une ordonnance de mandamus?

  2. La Cour devrait-elle certifier les questions proposées par le demandeur?

  3. Le demandeur a-t-il droit à l’adjudication des dépens?

IV. Analyse

A. Les erreurs de l’agent

[6] M. Aniekwe prend acte de la concession du défendeur selon laquelle la décision de l’agent doit être annulée, mais il soutient qu’il faut rendre une décision judiciaire concernant les erreurs de l’agent pour réduire les probabilités d’autres erreurs susceptibles de contrôle dans l’évaluation de sa demande et pour [traduction] « prévenir tout autre refus erroné dans le cadre de demandes semblables pour des motifs identiques ou similaires » de la part du bureau des visas en cause. M. Aniekwe est originaire du Nigéria et il soutient qu’il existe des préjugés institutionnalisés et bien établis contre les demandeurs ayant des origines semblables aux siennes.

[7] M. Aniekwe formule des observations précises sur chacun des motifs pour lesquels l’agent a refusé de lui délivrer un permis d’études, à savoir la suffisance ou la disponibilité des fonds, le caractère raisonnable de la dépense et les dépôts de sommes forfaitaires dans son compte bancaire de la part d’une personne dont la relation avec le demandeur n’a pas été établie.

[8] En ce qui concerne la suffisance ou la disponibilité des fonds, M. Aniekwe soutient que les motifs de l’agent ne sont pas cohérents et que la décision n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 86, 99-135. Une cour de révision doit être convaincue que le raisonnement de l’agent « se tient » (Vavilov, au para 104), et M. Aniekwe soutient qu’il est impossible de comprendre comment l’agent a conclu à l’insuffisance des fonds disponibles. Il affirme avoir présenté de nombreux éléments de preuve à cet égard, y compris des documents bancaires faisant état d’un solde supérieur aux frais de scolarité de son programme, d’autres documents bancaires montrant que des membres de sa famille détiennent des fonds à son intention et des éléments de preuve indiquant qu’il entend vivre avec l’un de ses frères au Canada et que deux membres de sa fratrie se sont engagés à le soutenir en lui versant une allocation mensuelle.

[9] En ce qui concerne le caractère raisonnable des dépenses liées au programme d’études proposé, M. Aniekwe soutient qu’il s’agit d’une exigence extrinsèque et non pertinente qui n’est pas étayée par la LIPR et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], ni prévue par ceux-ci, et que l’agent a outrepassé sa compétence en soulevant cette question et en rendant une décision fondée sur le caractère raisonnable de cette dépense. Il affirme qu’il s’attendait légitimement à ce que sa demande soit évaluée en fonction des critères juridiques et qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale, car il aurait dû avoir l’occasion de s’exprimer sur la question du caractère raisonnable de la dépense. De plus, il fait valoir que l’agent a agi de façon contraire à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 [la Charte], parce que les choix personnels en matière d’éducation font intervenir l’autonomie personnelle au titre de l’article 7 ainsi que les droits garantis par l’alinéa 2b) de la Charte.

[10] En ce qui concerne les dépôts d’une somme forfaitaire par une personne dont la relation n’a pas été établie, M. Aniekwe soutient que l’agent a outrepassé sa compétence en exigeant qu’il prouve la source des fonds, alors que le droit pertinent n’exige pas que les fonds proviennent d’une source précise. Il ajoute qu’il s’attendait légitimement à ce que sa demande soit évaluée en fonction des critères énoncés dans la loi et qu’il s’est vu refuser son droit à l’équité procédurale, car il aurait dû être invité à expliquer l’identité des déposants et ses liens avec eux. En outre, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve selon lesquels les déposants étaient des membres de la famille de M. Aniekwe.

[11] Avant de formuler mes conclusions concernant les erreurs prétendues, je souligne que je n’ai pas l’intention de me prononcer de façon générale sur la façon dont les agents devraient évaluer d’autres demandes. J’estime qu’il n’est pas non plus approprié de tenter d’empêcher le rejet des demandes d’autres demandeurs fondé sur des motifs de refus semblables. Les erreurs dans la décision de l’agent faisant l’objet du contrôle sont propres au cas de M. Aniekwe, et mes conclusions au sujet des erreurs de l’agent reposent sur le contexte de la présente demande et sont tirées à la lumière du dossier dont je dispose. Le défendeur concède que l’agent a commis une erreur, mais la Cour, agissant de façon judiciaire et ne se contentant pas d’acquiescer à la demande, doit conclure, au vu des faits et du droit, qu’il y a lieu de rendre le jugement sollicité : Garshowitz c Canada (Procureur général), 2017 CAF 251 aux para 17-19; Advantage Products Inc c Excalibre Oil Tools Ltd, 2019 CAF 22. Dans mes conclusions, j’explique pourquoi je suis convaincue qu’il y a lieu de rendre un jugement et d’annuler la décision contestée.

[12] J’estime que M. Aniekwe a établi que la décision de refuser sa demande de permis d’études est déraisonnable.

[13] Une décision raisonnable est une décision justifiée au regard des faits : Vavilov, au para 126. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision, et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : ibid. Il faut lire les motifs de décision dans leur ensemble et en contexte, ce qui comprend la preuve dont disposait le décideur et les observations qui ont été présentées : Vavilov, aux para 94 et 97. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a confirmé les enseignements qu’elle avait donnés antérieurement dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, selon lesquels la cour de révision peut « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées », mais ne doit pas émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser, fournir les motifs qui auraient pu être donnés et formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées : Vavilov, au para 97.

[14] Compte tenu des principes qui précèdent, j’estime que les notes du SMGC n’établissent pas l’existence d’un fondement transparent et intelligible justifiant la décision de l’agent de rejeter la demande de M. Aniekwe. L’agent n’explique pas en quoi les trois conclusions mentionnées ci-dessus sont justifiées à la lumière d’éléments de preuve ou de renseignements précis contenus dans la demande de M. Aniekwe. En lisant les notes du SMGC dans leur ensemble et en contexte à la lumière de la preuve au dossier, je ne peux pas comprendre le fondement des conclusions, tout comme je ne peux pas discerner le raisonnement de l’agent ni « relier les points » sans formuler d’hypothèses sur ce que l’agent pensait ou sans fournir des motifs qui n’ont pas été fournis. À la lumière des renseignements contenus dans la demande de permis d’études de M. Aniekwe, il semble que l’agent a fait fi de renseignements et d’éléments de preuve pertinents et les a mal interprétés.

[15] Selon moi, la question déterminante est celle du caractère raisonnable, et les erreurs de l’agent constituent une lacune suffisamment grave pour justifier l’annulation de la décision. Cependant, comme il s’agit de la troisième évaluation de la demande de permis d’études de M. Aniekwe et que ce dernier a demandé une décision relativement aux questions qu’il a soulevées, je vais aborder brièvement les autres questions.

[16] Compte tenu du dossier dont je dispose et des motifs du refus énoncés dans les notes du SMGC, je ne suis pas convaincue par les observations de M. Aniekwe selon lesquelles l’agent a manqué à l’équité procédurale ou a agi d’une manière donnant lieu à une attente légitime à l’égard du processus. Je ne suis pas convaincue que l’agent avait l’obligation de demander des renseignements ou des documents supplémentaires ou encore de donner à M. Aniekwe l’occasion de formuler une réponse au motif que ses préoccupations dépassaient les exigences de la LIPR ou du RIPR. Au titre de l’alinéa 216(1)b) du RIPR, l’agent devait être convaincu que M. Aniekwe allait quitter le Canada à la fin de sa période de séjour autorisée. Pour les motifs qui précèdent, les conclusions à l’appui du refus de l’agent n’étaient ni transparentes, ni intelligibles, ni justifiées dans le cas de M. Aniekwe, mais ce dernier n’a pas établi pour autant qu’elles outrepassaient les compétences de l’agent.

[17] M. Aniekwe n’a pas établi que la décision de refuser sa demande de permis d’études faisait intervenir ses droits prévus à l’article 7 ou à l’alinéa 2b) de la Charte.

B. La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et accorder un « verdict imposé » ou une ordonnance de mandamus?

[18] M. Aniekwe demande une ordonnance enjoignant au défendeur de lui délivrer un permis d’études ainsi que toutes les autres autorisations nécessaires pour qu’il puisse venir au Canada et commencer son programme d’études au plus tard le 2 janvier 2024; subsidiairement, il demande une ordonnance enjoignant au défendeur de rouvrir sa demande de permis d’études et de la trancher à nouveau au plus tard 45 jours après la présente décision ou 30 jours avant la date de début de son programme le 2 janvier 2024, selon la première éventualité.

[19] M. Aniekwe soutient que les circonstances de son cas justifient un verdict imposé. À cet égard, il affirme que le défendeur reconnaît que l’agent a commis une erreur en évaluant la demande de permis d’études, qu’il ressort du dossier que le défendeur n’a d’autre choix que d’accorder un permis d’études et qu’un verdict imposé empêcherait d’autres préjudices et injustices. Il fait valoir que le défendeur veut une troisième occasion d’évaluer sa demande de permis d’études, mais qu’il risque de perdre son offre d’admission parce que le Collège Mohawk a déjà reporté la date de début de son programme à trois reprises et qu’il doit obtenir une dispense spéciale pour se voir accorder exceptionnellement une quatrième prorogation. Il s’appuie sur les paragraphes 139 à 142 – et en particulier, sur le paragraphe 142 – de l’arrêt Vavilov, où la Cour suprême du Canada a souligné que les facteurs qui influent sur l’exercice, par la cour de révision, de son pouvoir discrétionnaire en matière de réparation comprennent les préoccupations concernant les délais, l’équité envers les parties, le besoin urgent de régler le différend, la nature du régime de réglementation donné, la possibilité réelle ou non pour le décideur administratif de se pencher sur la question en litige, les coûts pour les parties et l’utilisation efficace des ressources publiques.

[20] Selon M. Aniekwe, le facteur qui a empêché le règlement de l’affaire était le refus du défendeur de s’engager à réévaluer sa demande de permis d’études dans un délai qui tient compte des contraintes de temps auxquelles il était exposé. Il soutient qu’il a épuisé ses options pour reporter la date de début de son programme et que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin de rendre un verdict imposé pour qu’il se voie octroyer son permis d’études ou d’exiger qu’une décision soit rendue dans un délai précis : Canada (ministre du Développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31 [Rafuse] aux para 13-14; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c LeBon, 2013 CAF 55 [LeBon] au para 14. Il fait valoir qu’à l’instar de l’arrêt LeBon, le défendeur ne conteste pas le fait que les facteurs sur lesquels l’agent s’est appuyé n’étaient pas étayés par la preuve, qu’il ne reste que des facteurs à l’appui d’une décision favorable et qu’une ordonnance de mandamus permettrait d’éviter tout autre retard ou préjudice découlant de l’octroi au défendeur d’une troisième occasion de trancher l’affaire conformément à la loi.

[21] Le défendeur admet qu’il faut renvoyer l’affaire pour nouvelle décision, mais il s’oppose à la demande de mandamus et à un verdict imposé. Il soutient que la jurisprudence établit clairement que la délivrance d’une directive précise n’est justifiée que dans des circonstances limitées et extraordinaires : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206 au para 69, citant Rafuse, au para 14. Il fait valoir qu’il ne s’agit pas d’une situation où il n’y a qu’une seule issue possible. Dans le cadre du nouvel examen, un agent sera tenu d’examiner les documents et toute observation mise à jour pour décider s’il y a lieu d’accorder un permis d’études. Par conséquent, le défendeur affirme qu’une ordonnance exigeant la délivrance d’un permis d’études n’est pas appropriée dans les circonstances de l’espèce.

[22] J’estime que M. Aniekwe n’a pas établi que la Cour devrait ordonner au défendeur de lui délivrer un permis d’études. La réparation exceptionnelle d’un verdict imposé est rarement accordée lorsque la question en litige est de nature factuelle : Rafuse, au para 14. La question de savoir si M. Aniekwe devrait se voir accorder un permis d’études requiert une analyse hautement factuelle qui relève de la discrétion d’un agent, et je conviens avec le défendeur qu’un résultat précis n’est pas inévitable. La situation de M. Aniekwe se distingue de celle dans l’affaire LeBon. M. LeBon demandait son transfèrement d’un établissement correctionnel aux États-Unis à un établissement correctionnel au Canada, neuf des dix critères fixes énoncés dans la loi pertinente privilégiaient le transfèrement, et il avait été admis que le seul critère qui allait à l’encontre du transfèrement n’était pas étayé par la preuve. Dans de telles circonstances, la Cour d’appel fédérale avait conclu qu’il était loisible à la cour de révision de conclure, à la lumière de la preuve, que le seul exercice légitime du pouvoir discrétionnaire consistait à accorder le transfert. Je ne peux pas tirer une conclusion semblable dans la présente affaire et je refuse d’ordonner au défendeur de délivrer un permis d’études.

[23] Cependant, je suis convaincue qu’il faut ordonner au défendeur d’évaluer la demande de M. Aniekwe de façon accélérée. Il s’agira de la troisième évaluation de la demande de permis d’études de M. Aniekwe, et ce dernier risque de perdre son offre d’admission au Collège Mohawk s’il ne commence pas ses études au plus tard le 2 janvier 2024. Pour avoir le moindre espoir de respecter cette date limite, il faut évaluer la demande dans un délai plus court que ce qui a été fait dans le passé. M. Aniekwe a également présenté des éléments de preuve au sujet d’un autre demandeur de permis d’études dont l’offre d’admission a expiré alors qu’il attendait l’issue d’un nouvel examen suivant un règlement avec le défendeur, et il a démontré que le défendeur avait refusé de s’engager à respecter la date limite établi pour la réévaluation de la demande. Compte tenu de l’historique précis de la procédure dans la présente affaire, je suis convaincue qu’il faut ordonner au défendeur de réévaluer la demande de permis d’études dès que possible et de rendre une décision au plus tard le 3 décembre 2023, soit 30 jours avant la date de début du programme du 2 janvier 2024.

[24] Le défendeur affirme qu’il aurait dû être évident pour M. Aniekwe que c’est son refus continu d’accepter le règlement offert qui a mené à la tenue d’une audience. Je ne suis pas d’accord. M. Aniekwe a également présenté des offres de règlement que le défendeur a refusées. En fait, M. Aniekwe a été la première partie à proposer un règlement. À mon avis, le retard dans le dossier de M. Aniekwe (dans le processus de demande de permis d’études et dans la procédure judiciaire) est en grande partie attribuable à la conduite du défendeur, et il est dans l’intérêt de la justice d’exiger une décision accélérée. Par conséquent, l’affaire sera renvoyée pour un nouvel examen conformément aux présents motifs, et le défendeur sera tenu de rendre une décision dès que possible, et au plus tard le 3 décembre 2023.

C. La Cour devrait-elle certifier les questions proposées par le demandeur?

[25] M. Aniekwe propose la certification des questions suivantes :

  1. Selon le paragraphe 32(1) de la Charte, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] est-il tenu de respecter et de défendre les valeurs et les principes de la Charte dans le cadre de son application de la LIPR et du RIPR, ou de toute autre loi habilitante sur laquelle il s’appuie pour s’acquitter de son mandat?

  2. IRCC commet-il une erreur de droit en appliquant des critères d’évaluation qui minent l’une ou l’autre des valeurs de la Charte ou y contreviennent?

  3. Le fait de mettre en doute le caractère raisonnable des dépenses engagées par un demandeur pour venir au Canada – que ce soit à titre d’étudiant, de visiteur ou de résident permanent – constitue-t-il un manquement aux valeurs de liberté de pensée, d’opinion et d’expression énoncées à l’alinéa 2b) ou aux valeurs associées au droit à la liberté prévu à l’article 7?

  4. Le refus d’une demande de permis d’études en raison de la situation économique dans le pays de résidence du demandeur constitue-t-il un manquement à la valeur de non-discrimination énoncée à l’article 15?

[26] M. Aniekwe soutient que les questions qui précèdent sont essentielles pour renforcer les principes d’égalité devant la loi et que leur certification permettrait [traduction] « d’harmoniser les critères applicables à tous les demandeurs de permis d’études, sans égard au bureau d’IRCC qui traite la demande » et de maintenir l’intégrité de l’application de la LIPR. Il demande à la Cour de certifier les questions proposées afin que d’autres demandeurs puissent s’appuyer sur la décision judiciaire pour contester le refus du défendeur d’accorder un permis d’études pour des motifs semblables.

[27] Le défendeur fait valoir que la présente affaire repose sur les faits et que M. Aniekwe n’a pas démontré qu’il y avait lieu de certifier les questions. Il ajoute que les accusations de partialité institutionnalisée et bien ancrée de M. Aniekwe sont sans fondement.

[28] L’alinéa 74d) de la LIPR prévoit qu’un appel à la Cour d’appel fédérale ne peut être interjeté que si la Cour certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale. Pour être dûment certifiée au titre de l’article 74 de la LIPR, la question proposée doit être déterminante quant à l’issue de l’appel et avoir déjà été soulevée et examinée par la Cour : Lewis c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c XY, 2022 CAF 113 [XY] au para 7. Le processus de certification ne doit pas être assimilé à un renvoi ni être utilisé comme un moyen d’obtenir, de la Cour d’appel fédérale, des jugements déclaratoires à l’égard de questions qu’il n’est pas nécessaire de trancher pour régler un litige donné : XY, au para 7.

[29] Aucune des questions dont la certification est proposée n’est déterminante dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Comme je le mentionne plus haut, M. Aniekwe n’a pas établi que la décision de l’agent faisait intervenir ses droits garantis par la Charte. La certification des questions proposées afin « d’harmoniser les critères applicables à tous les demandeurs de permis d’études, sans égard au bureau d’IRCC qui traite la demande » et de maintenir l’intégrité de l’application de la LIPR équivaudrait à un renvoi à la Cour d’appel fédérale.

[30] J’estime qu’aucune des questions proposées par M. Aniekwe ne satisfait au critère de certification applicable.

D. Le demandeur a-t-il droit à l’adjudication des dépens?

[31] M. Aniekwe demande l’adjudication de dépens de 25 000 $, tout compris.

[32] M. Aniekwe demande à la Cour de tenir compte du fait que le défendeur a évalué sa demande de permis d’études deux fois et qu’il a commis des erreurs susceptibles de révision; que, dans la présente instance, il n’a pas respecté la date limite de dépôt des documents de réponse; qu’il a présenté une requête inutile en prorogation du délai, une requête visant à rejeter la demande en raison de son caractère théorique ainsi qu’une requête en jugement, lesquelles constituaient [traduction] « un abus flagrant du processus de la Cour et ont également contribué à accroître les coûts de la présente procédure pour le demandeur ». Il affirme avoir présenté une offre de règlement anticipé de la demande en décembre 2022, après avoir déposé son dossier de demande et avant que le défendeur ne dépose ses documents. Le défendeur a [traduction] « tout simplement refusé » l’offre au motif qu’il avait l’intention de s’opposer à la demande. Cependant, lorsque la Cour a accueilli la demande de prorogation de délai du défendeur en février 2023, ce dernier a changé de position, n’a pas déposé de documents et a offert de régler l’affaire. M. Aniekwe affirme être demeuré ouvert à un règlement tout au long de la procédure. Il a accepté les conditions du défendeur, mais il a aussi raisonnablement demandé un délai précis pour le nouvel examen, ce que le défendeur a refusé de lui accorder.

[33] Le défendeur soutient qu’il n’y a pas de raisons spéciales d’adjuger des dépens à M. Aniekwe. Il n’a pas retardé la procédure, et l’historique du litige témoigne des efforts continus qu’il a déployés depuis février 2023 pour régler l’affaire et la renvoyer à un autre agent en vue d’un nouvel examen. Il fait valoir qu’il devait présenter la requête en prorogation de la date limite pour présenter des documents de réponse, parce que M. Aniekwe avait seulement offert quatre jours et qu’il fallait plus de temps pour examiner le dossier de demande et obtenir des instructions auprès du client. En fin de compte, la Cour a accordé la prorogation de délai. Le défendeur affirme que la requête visant à faire rejeter la demande en raison de son caractère théorique était fondée sur le témoignage de M. Aniekwe selon lequel son programme commençait en mai 2023 et il n’était pas admissible au report de son admission parce qu’il avait utilisé les trois reports autorisés par le Collège Mohawk. Dès que M. Aniekwe a informé le défendeur du fait que le Collège Mohawk avait exceptionnellement accordé un quatrième report jusqu’en janvier 2024, le défendeur a abandonné la requête en irrecevabilité. Le défendeur soutient que la requête en jugement a été déposée par souci d’économie des ressources judiciaires.

[34] J’estime que M. Aniekwe devrait se voir adjuger les dépens.

[35] L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 [les Règles en matière de CIPR], prévoit qu’aucuns dépens ne peuvent être adjugés ou payables par une partie relativement à une demande de contrôle judiciaire, sauf ordonnance contraire rendue par la Cour pour des raisons spéciales.

[36] La loi ne prévoit aucune définition des « raisons spéciales » évoquées à l’article 22 des Règles en matière de CIPR, et aucune définition ne peut être tirée de la jurisprudence : Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 [Ndungu] au para 6. Un certain nombre de facteurs peuvent être considérés comme des raisons spéciales, y compris la nature du dossier ou les agissements d’une partie, d’un agent d’immigration ou d’un avocat : Ndungu, au para 7. Le seuil est élevé, mais les raisons spéciales n’exigent pas une conclusion d’inconduite. Par exemple, une conduite qui entraîne une perte considérable de temps et de ressources au demandeur, comme le fait d’adopter des perspectives incohérentes, peut parfois constituer des raisons spéciales : Ndungu, au para 7.

[37] Je ne suis pas convaincue que le défendeur se soit rendu coupable d’une inconduite; le dossier n’établit pas que la conduite du défendeur était oppressive ou autrement inappropriée. Cependant, j’ai examiné et soupesé les facteurs suivants qui, à mon avis, constituent des raisons spéciales justifiant l’adjudication des dépens : le fait que deux refus antérieurs ont dû être annulés, ce qui a contribué au retard et qui met maintenant en péril l’offre d’admission de M. Aniekwe; le retard causé par le non-respect de la date limite par le défendeur, retard qui, même s’il n’était pas répréhensible en soi, était inutile compte tenu du changement de position du défendeur en février 2023; et l’absence d’une explication raisonnable du refus des offres de règlement qui aurait donné à M. Aniekwe l’assurance d’un nouvel examen en temps opportun, ce qui a retardé le règlement de la présente demande et a exigé la tenue d’une audience afin d’obliger le défendeur à procéder à un nouvel examen en temps opportun. De plus, je ne vois rien dans la conduite de M. Aniekwe (ou de son avocat) qui milite contre l’adjudication de dépens spéciaux en sa faveur.

[38] En ce qui concerne le montant, M. Aniekwe n’a pas justifié le montant de 25 000 $ qu’il demande. Si ce montant est fondé sur une indemnisation complète, M. Aniekwe n’a attiré l’attention sur aucune conduite qui justifierait l’adjudication d’une indemnisation complète. Je ne suis pas convaincue que le montant soit raisonnable.

[39] En l’espèce, les actes du défendeur ont entraîné des retards et des dépenses, mais, comme je le mentionne plus haut, j’estime que les actes du défendeur ne constituaient pas de l’inconduite. Compte tenu du dossier de la présente demande (même si les multiples requêtes du défendeur exigeaient une réponse, la Cour a expressément refusé d’adjuger des dépens dans deux des trois requêtes) et des motifs que j’ai exposés ci-dessus pour conclure que l’adjudication de dépens spéciaux est justifiée, je conclus qu’une somme forfaitaire de 2 500 $ est raisonnable en l’espèce.

V. Conclusion

[40] M. Aniekwe a établi que la décision de l’agent est déraisonnable. La décision du 20 septembre 2022 de refuser sa demande de permis d’études sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen conformément aux présents motifs.

[41] Je souligne que, même si j’ai conclu que M. Aniekwe n’a pas établi certaines des erreurs prétendues relativement à la décision faisant l’objet du contrôle, l’agent qui réévaluera la demande de M. Aniekwe devra être attentif aux problèmes qui peuvent survenir, comme la question de savoir si l’équité procédurale exige que M. Aniekwe ait la possibilité de présenter des documents mis à jour ou supplémentaires avant le nouvel examen, ou encore qu’il ait la possibilité de répondre à une préoccupation particulière.

[42] Il existe des raisons spéciales justifiant l’adjudication de dépens conformément aux Règles en matière de CIPR. Des dépens d’un montant global de 2 500 $ seront adjugés à M. Aniekwe.

[43] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9558-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. L’intitulé est modifié par les présentes de manière à ce que le demandeur soit désigné comme étant Ifeanyi Gabriel Aniekwe.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La décision rendue par l’agent le 20 septembre 2022 est annulée, et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour un nouvel examen conformément aux motifs de la Cour. Une décision doit être rendue dès que possible et, en tout cas, au plus tard le 3 décembre 2023.

  4. Pour des raisons spéciales, des dépens de 2 500 $ sont adjugés au demandeur.

  5. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9558-22

 

INTITULÉ :

IFEANYI GABRIEL ANIEKWE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Ikenna Aniekwe

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

IEA Law Office

Avocats

Hamilton (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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