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Date : 20230125


Dossier : IMM‑13107‑22

Référence : 2023 CF 122

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ATINUKE MUTIAT OLASEHINDE

OLUWAMUREWA OLUWADIMIMU OLASEHINDE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs ont déposé une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada qui a été prise contre eux et qui doit être exécutée le 26 janvier 2023.

[2] Les demandeurs demandent à la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi au Nigéria dont ils font l’objet jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard d’une demande principale d’autorisation et de contrôle judiciaire du rejet de leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire par un agent d’immigration d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).

[3] Pour les motifs qui suivent, la requête est accueillie. Je conclus que les demandeurs satisfont au critère à trois volets qui doit être respecté pour surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi.

II. Les faits et la décision en toile de fond

[4] La demanderesse principale, Atinuke Mutiat Olasehinde (Mme Olasehinde), est une citoyenne du Nigéria âgée de 48 ans. Le demandeur secondaire est le fils biologique de 22 ans de Mme Olasehinde, Oluwamurewa Oluwadimimu Olasehinde (M. Olasehinde), qui est également un citoyen du Nigéria et qui habite au Canada avec sa mère. L’époux de Mme Olasehinde et son autre fils, qui est adopté, habitent tous deux au Nigéria.

[5] Mme Olasehinde et M. Olasehinde sont arrivés au Canada le 27 juillet 2017. Ils ont demandé l’asile au motif que M. Olasehinde serait forcé de se soumettre à la scarification, qui est une coutume tribale, s’il était renvoyé au Nigéria. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté leur demande dans une décision rendue le 10 octobre 2019 en raison de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur. Le 24 février 2020, la Section d’appel des réfugiés (SAR) a rejeté l’appel de la décision de la SPR. Le 21 octobre 2020, la Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[6] Les demandeurs ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Ils ont également présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été reçue par IRCC le 6 décembre 2021.

[7] À l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs ont présenté des éléments de preuve afin de démontrer leur établissement au Canada, ce qui comprenait l’obtention d’un emploi rémunéré et la poursuite d’études. Mme Olasehinde a obtenu une attestation de préposé aux bénéficiaires en novembre 2020. Elle a travaillé comme préposée aux bénéficiaires pendant la pandémie de COVID‑19 et elle continue d’occuper cet emploi. M. Olasehinde étudie actuellement à l’Université York. Les demandeurs affirment également qu’ils se sont intégrés dans leur communauté en obtenant un emploi, en faisant du bénévolat et en tissant des relations.

[8] Mme Olasehinde et M. Olasehinde souffrent tous deux de dépression et de troubles anxieux graves. Ils prennent des médicaments pour leurs problèmes de santé mentale et ont été aiguillés vers des services de counseling et de psychothérapie pour une évaluation. D’après les rapports du psychothérapeute agréé qui a procédé à leur évaluation, les deux demandeurs ont aussi des idées suicidaires.

[9] Le 28 novembre 2022, les demandeurs ont reçu une lettre de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), qui les invitait à une rencontre au cours de laquelle la décision relative à leur demande d’ERAR leur serait communiquée. Durant cette rencontre, qui a eu lieu le 13 décembre 2022, l’ASFC a informé les demandeurs du rejet de leur demande d’ERAR et de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent d’immigration a rejeté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au motif qu’ils n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve en ce qui concerne les difficultés qu’ils subiraient s’ils étaient renvoyés au Nigéria et qu’ils n’avaient pas démontré un degré d’établissement exceptionnel au Canada.

III. Analyse

[10] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien établi : Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF) (Toth); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd); RJR – MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 (RJR – MacDonald); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196.

[11] Le critère de l’arrêt Toth est conjonctif, en ce sens que, pour qu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi lui soit accordé, le demandeur doit établir que : i) la demande principale de contrôle judiciaire soulève une question sérieuse; ii) le renvoi causerait un préjudice irréparable; iii) la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. L’existence d’une question sérieuse

[12] Dans l’arrêt RJR – MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour déterminer si le premier volet du critère a été respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR – MacDonald, à la p 314). La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 au para 67).

[13] En ce qui a trait au premier des trois volets du critère applicable, les demandeurs soutiennent que la demande principale d’autorisation et de contrôle judiciaire soulève des questions – qui ne sont ni frivoles ni vexatoires – quant au caractère raisonnable de l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire effectuée par l’agent d’immigration et que ces questions satisfont donc aux exigences minimales peu élevées pour établir l’existence d’une question sérieuse.

[14] Le défendeur fait valoir qu’il n’y a pas de question sérieuse à trancher, car, dans la demande principale de contrôle judiciaire, les demandeurs expriment simplement leur désaccord par rapport au poids qu’a accordé l’agent d’immigration à la preuve et ne soulèvent aucune erreur susceptible de contrôle dans son appréciation des considérations d’ordre humanitaire.

[15] Après avoir examiné le dossier de requête des parties et la décision principale, je conviens qu’il existe une question sérieuse à trancher. La demande principale de contrôle judiciaire soulève des questions quant à savoir si l’agent d’immigration a apprécié correctement les éléments de preuve concernant l’établissement des demandeurs au Canada et les difficultés auxquelles ils feraient face s’ils étaient renvoyés au Nigéria. Ces questions sont suffisamment sérieuses pour conclure que le premier volet du critère est rempli.

B. L’existence d’un préjudice irréparable

[16] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, les demandeurs doivent démontrer qu’ils subiront un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Le terme « irréparable » ne renvoie pas à l’étendue du préjudice; le préjudice irréparable désigne plutôt un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié (RJR – MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746 (QL); Horii c Canada, [1991] ACF no 984 (QL), [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[17] Les demandeurs allèguent qu’ils subiront un préjudice irréparable s’ils sont renvoyés au Nigéria. Ils soutiennent que leur renvoi aurait des répercussions importantes sur leur établissement au Canada, ce qui constituait un facteur essentiel à prendre en compte lors de l’examen de leur demande principale fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ils affirment en outre que leur renvoi nuirait considérablement aux études de M. Olasehinde, car il serait contraint de quitter le Canada au cours de sa deuxième année d’université. Plus important encore, les demandeurs font valoir que leur renvoi leur causerait un préjudice irréparable en raison de leurs problèmes de santé mentale, pour lesquels ils prennent des médicaments et doivent suivre un traitement continu, et qu’ils n’auraient pas accès à des services adéquats en santé mentale au Nigéria. Les demandeurs ont tous deux des idées suicidaires qui, selon eux, s’aggraveraient après leur renvoi, comme le confirment les rapports du psychothérapeute présentés à titre de preuve. Ils affirment que ces facteurs sont assimilables à un préjudice irréparable.

[18] Le défendeur soutient que les documents médicaux fournis par les demandeurs ne satisfont pas aux exigences minimales élevées qui doivent être respectées pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable et ainsi satisfaire à ce volet du critère de l’arrêt Toth. Le défendeur fait remarquer que les billets médicaux des demandeurs indiquent que la menace de renvoi leur cause du stress; il affirme que l’éventualité d’un renvoi suscite habituellement la dépression et l’anxiété. Il ajoute que les rapports du psychothérapeute ont été rédigés à la suite d’une seule séance téléphonique et qu’ils ont été présentés immédiatement avant le dépôt de la requête en sursis des demandeurs, ce qui atténue leur valeur probante et fait de ces documents des éléments de preuve insuffisants pour établir l’existence d’un préjudice irréparable.

[19] Je ne suis pas de cet avis. J’estime que les demandeurs ont fait la preuve d’un préjudice irréparable et que l’existence d’un tel préjudice est la question déterminante en l’espèce. Les demandeurs ont présenté de nombreux éléments de preuve pour démontrer que leur renvoi causera un préjudice irréparable à leur bien‑être mental, qui pourrait bien leur être fatal. D’après les rapports du psychothérapeute, Mme Olasehinde [traduction] « présente un risque accru de suicide », ses [traduction] « idées suicidaires s’aggraveront probablement » après son retour au Nigéria et [traduction] « elle n’est pas apte à prendre l’avion pour le moment en raison de la gravité de ses problèmes de santé mentale ». M. Olasehinde [traduction] « exprime [également] des idées suicidaires » et [traduction] « ses tendances suicidaires s’aggraveront probablement ». Je ne suis pas d’avis que ces facteurs constituent les conséquences habituelles d’un renvoi. Ces éléments de preuve sont suffisants pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable.

C. La prépondérance des inconvénients

[20] Pour décider si le troisième volet du critère a été respecté, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients – qui consiste à déterminer quelle partie subirait le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR – MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Certains soutiennent parfois que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.

[21] Les demandeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont ils font l’objet. Ils affirment que le préjudice auquel ils seraient exposés après leur renvoi l’emporte sur les inconvénients que subira le défendeur en exécutant rapidement la mesure de renvoi.

[22] Bien que je sois d’avis que la question du préjudice irréparable est déterminante en l’espèce, je conviens que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Je prends particulièrement acte de l’engagement personnel et du sacrifice de Mme Olasehinde pour aider les collectivités vulnérables au Canada pendant la pandémie de COVID‑19 en travaillant comme préposée aux bénéficiaires. Elle a travaillé en première ligne pour protéger les Canadiens en dépit de ses problèmes personnels (Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1 aux para 42‑43). Il est donc dans l’intérêt public qu’un sursis soit accordé aux demandeurs en guise de mesure de réparation en equity.

[23] En définitive, les demandeurs satisfont au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La requête est donc accueillie.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑13107‑22

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre les demandeurs est accueillie.

  2. Il est sursis à l’exécution de la mesure de renvoi au Nigéria prise contre les demandeurs, actuellement prévue le 26 janvier 2023, jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande principale.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑13107‑22

 

INTITULÉ :

ATINUKE MUTIAT OLASEHINDE ET OLUWAMUREWA OLUWADIMIMU OLASEHINDE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 JANVIER 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JANVIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Gökhan Toy

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Mahan Keramati

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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