Dossier : IMM‑7810‑22
Référence : 2023 CF 1435
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 1er novembre 2023
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE :
|
OLUWADAMILOLA AMINAT SOPEYIN ABDUL‑RAHMAN ALADE AZEEZ
azeeZ AISHA OLAMIDE
|
demandeurs
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 3 août 2022 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de permis de travail ouvert de la demanderesse principale, Oluwadamilola Aminat Sopeyin, de même que les demandes de visa de visiteur des autres demandeurs, qui sont les enfants d’âge mineur de la demanderesse principale [les demandeurs mineurs].
[2] Comme je l’explique plus en détail ci‑après, la présente demande sera accueillie parce que la décision de l’agent est à la fois déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural, en ce sens qu’elle est fondée sur des renseignements liés à une demande de permis d’études distincte, présentée par l’époux de la demanderesse principale.
II. Contexte
[3] Les demandeurs sont citoyens du Nigéria. L’époux de la demanderesse principale [l’époux], qui est également le père des demandeurs mineurs, étudie au Canada dans le cadre d’un permis d’études, au Fisheries and Marine Institute de l’Université Memorial de Terre‑Neuve [le Marine Institute].
[4] En juillet 2021, la demanderesse principale a présenté une demande de permis de travail ouvert pour conjoint, et les demandeurs mineurs ont présenté une demande de visa de visiteur, afin de pouvoir entrer au Canada et d’y séjourner temporairement avec l’époux. L’agent a rejeté les demandes des demandeurs dans sa décision du mois d’août 2022, qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
III. Décision faisant l’objet du présent contrôle
[5] Dans une lettre faisant état de la décision, l’agent a écrit que les demandes étaient rejetées parce que la rémunération indiquée dans l’offre d’emploi de la demanderesse principale, de même que les actifs et la situation financière de cette dernière, n’étaient pas suffisants pour financer l’objet déclaré du voyage pour elle‑même et les membres de sa famille qui l’accompagnaient.
[6] Les motifs invoqués par l’agent à l’appui la décision sont également énoncés dans les notes du Système mondial de gestion des cas [le SMGC], qui indiquent ce qui suit :
[traduction]
J’ai examiné la demande. La documentation fournie à l’appui de la situation financière de la demandeure ne démontre pas que celle‑ci est établie à un point tel que le voyage au Canada avec des personnes à charge en vue d’exercer l’emploi proposé constituerait une dépense raisonnable. L’époux de la demandeure a indiqué qu’il disposait de 45 000 $ CA à l’appui de sa demande de permis d’études. Les droits de scolarité de l’époux s’élèvent à 20 000 $ par année. La demandeure veut se rendre au Canada avec les trois enfants du couple. Le [seuil de faible revenu], pour une famille de cinq, est de 56 000 $. Je ne suis pas convaincu que la demandeure aura accès à des fonds suffisants pour financer le séjour de la famille au Canada. Après avoir soupesé les facteurs à prendre en considération dans la présente demande, je ne suis pas convaincu que la demandereure quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Pour les motifs qui précèdent, je rejette la demande.
IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable
[7] Dans leurs observations, les demandeurs soumettent les questions de fond suivantes à l’examen de la Cour :
La décision de l’agent est-elle déraisonnable?
L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs?
[8] Dans ses observations, le défendeur soulève également les questions préliminaires suivantes :
La demanderesse principale a-t-elle présenté à la Cour des renseignements qui n’avaient pas été présentés à l’agent?
La présente demande de contrôle judiciaire doit-elle être rejetée en raison de son caractère théorique?
[9] Comme l’indique implicitement la formulation de la première question de fond, le bien‑fondé de la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65). La question de l’équité procédurale est régie par la norme de la décision correcte.
V. Analyse
A. La demanderesse principale a-t-elle présenté à la Cour des renseignements qui n’avaient pas été présentés à l’agent?
[10] Le défendeur fait valoir que l’affidavit original souscrit par la demanderesse principale et inclus dans le dossier de demande des demandeurs [l’affidavit original] est trompeur, car il n’indique pas que trois des enfants de la demanderesse principale (pas seulement les deux demandeurs mineurs) ont présenté une demande de permis de visiteur. Il ajoute que le mémoire des faits et du droit des demandeurs reprend cette version, ce qui ne concorde pas avec le fait que l’agent disposait de trois demandes de permis de visiteur.
[11] En réponse à la position du défendeur, le jour de l’audition de la présente demande, soit le 26 octobre 2023, les demandeurs ont signifié au défendeur, et cherché à soumettre à la Cour, un affidavit supplémentaire de la demanderesse principale, souscrit le 25 octobre 2023. Cet affidavit décrit la chronologie des faits entourant les demandes de visa des trois enfants de la demanderesse principale et vise à expliquer pourquoi seulement deux des trois enfants de cette dernière sont des demandeurs en l’espèce. Le défendeur s’est opposé au dépôt tardif de l’affidavit supplémentaire.
[12] Les demandeurs soutiennent que la Cour devrait admettre l’affidavit supplémentaire parce que celui‑ci l’aidera à se prononcer sur l’affirmation du défendeur selon laquelle la demanderesse principale a tenté d’induire la Cour en erreur. Ils affirment aussi que les renseignements figurant dans l’affidavit supplémentaire sont tous connus du défendeur et que son admission ne portera donc pas préjudice à ce dernier. Pour ce qui est du dépôt tardif de l’affidavit supplémentaire, les demandeurs affirment qu’ils n’ont pas pu obtenir plus tôt une copie de la décision portant sur la demande de visa de visiteur du troisième enfant, laquelle décision est jointe en tant que pièce à l’affidavit supplémentaire.
[13] À mon avis, les demandeurs n’ont fourni aucune explication raisonnable pour le dépôt tardif. La question à laquelle l’affidavit supplémentaire est censé répondre a été soulevée pour la première fois par le défendeur dans son mémoire des arguments daté du 14 février 2023. Les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve à l’appui de leur affirmation selon laquelle ils n’avaient pu obtenir une copie de la décision jointe à l’affidavit supplémentaire qu’avant l’audition de la présente demande. Ils n’ont pas non plus indiqué pourquoi, malgré l’absence d’une copie de cette décision, ils n’avaient pas pu expliquer en temps opportun la chronologie des faits.
[14] De plus, comme je l’explique ci‑après, la Cour n’a pas besoin des renseignements qui figurent dans l’affidavit supplémentaire pour trancher la question que le défendeur a soulevée. Dans ce contexte, et en l’absence d’explication raisonnable quant au dépôt tardif, je refuse d’admettre l’affidavit supplémentaire.
[15] Cependant, je juge aussi que la position du défendeur sur cette question préliminaire est infondée. Au paragraphe 2 de l’affidavit original, la demanderesse principale indique qu’elle et son époux ont trois enfants, mais que seuls deux d’entre eux ont présenté une demande avec elle. Cependant, au paragraphe précédent de l’affidavit original, elle fait référence à la demande de contrôle judiciaire. Selon moi, le paragraphe 2 indique correctement que deux de ses enfants sont des demandeurs dans l’affaire dont la Cour est saisie.
[16] Au paragraphe 4 de l’affidavit original, la demanderesse principale indique qu’elle a présenté une demande de permis de travail ouvert pour conjoint et que deux de ses enfants ont présenté une demande de visa de visiteur. Je suis conscient que cet énoncé est incomplet, en ce sens que le troisième enfant a lui aussi présenté une demande de visa de visiteur. Cependant, je ne puis conclure que cet énoncé constitue une tentative d’induire la Cour en erreur, car il ressort très clairement des documents présentés à l’appui des demandes de visa – joints par la demanderesse principale en tant que pièces à l’affidavit original – que les trois enfants ont tous présenté une demande de visa.
[17] Par ailleurs, le défendeur n’a pas expliqué à la satisfaction de la Cour pourquoi il soutient que cette question devrait influer sur la décision sur le fond relativement à la présente demande. Dans son mémoire des arguments supplémentaire, il soutient qu’un élément de preuve qui n’a pas été présenté à l’agent ne peut être utilisé pour contester le caractère raisonnable de la décision de ce dernier. Je souscris à ce principe, mais cela ne veut pas dire, selon moi, que les demandeurs font valoir que la décision de l’agent est déraisonnable parce que celui-ci a apprécié leurs demandes en se fondant sur le mauvais nombre d’enfants.
[18] Je suis d’avis que rien ne justifie que l’on tire une conclusion défavorable pour les demandeurs sur le fondement de cette question préliminaire soulevée par le défendeur.
B. La présente demande de contrôle judiciaire doit-elle être rejetée en raison de son caractère théorique?
[19] Le défendeur soutient que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique, car les demandes de visa sous‑jacentes ont été présentées afin que les demandeurs puissent demeurer temporairement avec l’époux pendant la durée de son séjour au Canada. Il affirme que le programme d’études de l’époux a pris fin le 31 août 2022 et que la demanderesse principale n’est donc plus admissible au permis de travail qui faisait l’objet de sa demande.
[20] Pour justifier son affirmation quant au caractère théorique, le défendeur se fonde sur des documents qui figurent dans le dossier certifié du tribunal, dont une lettre de l’époux datée du 27 juin 2021 à l’appui des demandes de visa des demandeurs et faisant mention de la fin des études du demandeur en septembre 2022, de même qu’une lettre datée du 24 mars 2022 par laquelle le Marine Institute a confirmé que l’époux était alors inscrit au trimestre du printemps de son programme et que l’année d’études en cours devait prendre fin le 31 août 2022.
[21] Selon moi, ces éléments de preuve ne sont pas suffisants pour étayer l’argument relatif au caractère théorique qu’invoque le défendeur. La lettre du Marine Institute est particulièrement peu probante à ce sujet, car elle ne mentionne que la date de fin prévue de l’année d’études en cours et non la date de la fin du programme auquel l’époux est inscrit. En l’absence de preuve décrivant de manière plus contemporaine et certaine la situation actuelle de l’époux, je ne suis pas disposé à rejeter la présente demande sur le fondement d’un argument relatif au caractère théorique.
C. Caractère raisonnable et équité procédurale
[22] Les demandeurs invoquent un certain nombre d’arguments à l’appui de leur position selon laquelle l’agent ne leur a pas accordé un degré d’équité procédurale approprié pour arriver à sa décision ou selon laquelle celle‑ci est déraisonnable. Les arguments qui, selon moi, ont un certain fondement ont trait au fait que l’agent s’est fondé sur des éléments de preuve concernant les fonds dont disposait l’époux à l’appui de sa demande de permis d’études et les droits de scolarité annuels liés à son programme d’études. Comme je le mentionne plus haut dans les présents motifs, pour ce qui est de la conclusion selon laquelle la demanderesse principale n’a pas démontré qu’elle avait accès à des fonds suffisants pour financer le séjour de la famille au Canada, les notes du SMGC fournissent les renseignements suivants :
[traduction]
[…] L’époux de la demanderesse a indiqué qu’il disposait de 45 000 $ CA à l’appui de la demande de permis d’études. Les droits de scolarité de l’époux s’élèvent à 20 000 $ par année. […]
[23] Selon ma meilleure interprétation du raisonnement de l’agent, les fonds de 45 000 $ disponibles dont il est fait mention dans la demande de permis d’études de l’époux, étant le même montant et donc probablement les mêmes fonds que ceux indiqués dans la demande des demandeurs, ne seraient pas suffisants pour financer le séjour de la famille tout entière au Canada, surtout si l’on tient compte des droits de scolarité annuels de 20 000 $.
[24] Le dossier soumis à la Cour n’indique pas clairement la source de l’information ci-dessus au sujet de la demande de permis d’études de l’époux. Aucune des parties n’a mentionné que cette information était incluse dans le dossier certifier du tribunal. On pourrait présumer que l’agent a pu obtenir la demande de permis d’études de l’époux dans les dossiers d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada et y trouver cette information, mais aucun élément de preuve ne confirme cette présomption.
[25] Dans ce contexte, le fait que la décision contestée repose sur un élément de preuve d’origine inconnue, que la Cour est incapable d’évaluer, mine la transparence, la justification et l’intelligibilité de la décision de l’agent et, donc, son caractère raisonnable. Cet élément de preuve représente aussi un élément de preuve extrinsèque aux demandes des demandeurs, et les principes d’équité procédurale exigeaient que l’agent donne aux demandeurs une possibilité d’y répondre avant qu’il s’en serve pour rejeter leurs demandes (voir, par exemple, Pena Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 500 [Pena Torres] au para 12). Comme les demandeurs le font valoir, une telle réponse aurait pu inclure un élément de preuve contestant le fait que les droits de scolarité de l’époux n’étaient pas encore payés et qu’ils pesaient sur les ressources financières actuelles de la famille.
[26] Le défendeur soutient que l’information tirée de la demande de permis d’études de l’époux ne devrait pas être considérée comme une preuve extrinsèque, car elle est liée à une demande présentée par un membre de la famille des demandeurs. Cependant, il ressort de la jurisprudence de notre Cour que les dossiers d’immigration liés à un membre d’une famille de demandeurs sont considérés comme des éléments de preuve extrinsèques (voir, par exemple, Amri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 713 au para 11; Pena Torres, au para 12; Mushimiyimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1124 au para 23; Toma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 780 aux para 16‑18).
[27] Je ne conclurais pas nécessairement qu’une preuve de cette nature devrait toujours être considéré comme une preuve extrinsèque et donner lieu à des obligations d’équité procédurale, surtout s’il existe un fondement probatoire solide permettant de conclure qu’un demandeur était au courant des détails pertinents des documents d’immigration d’un membre de la famille. Cependant, le défendeur n’a renvoyé la Cour à aucun élément de preuve en l’espèce qui étayerait pareille conclusion.
[28] Compte tenu de l’analyse qui précède et des doutes qui en découlent quant au caractère raisonnable et à l’équité procédurale de la décision de l’agent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire et renverrai l’affaire à un autre décideur en vue d’une nouvelle décision.
[29] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est formulée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑7810‑22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
L’affidavit supplémentaire n’est pas admis en preuve.
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur en vue d’une nouvelle décision.
Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.
« Richard F. Southcott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑7810‑22
|
INTITULÉ :
|
OLUWADAMILOLA AMINAT SOPEYIN, ABDUL‑RAHMAN ALADE AZEEZ et azeeZ AISHA OLAMIDE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
PAR VIDÉOCONFÉRENCE VIA ZOOM
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 26 OCTOBRE 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE SOUTHCOTT
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 1er NOVEMBRE 2023
|
COMPARUTIONS :
Oluwadamilola Asuni
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Willemien Kruger
|
POUR Le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocat
Saskatoon (Saskatchewan)
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Procureur général du Canada
Saskatoon (Saskatchewan)
|
POUR Le défendeur
|