Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231031


Dossier : T-1210-22

Référence : 2023 CF 1451

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

TRENT COROY

demandeur

et

LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 13 mai 2022 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a refusé de statuer sur la plainte du demandeur par application de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985 c H-6 (la LCDP). Dans sa décision, la Commission a conclu que M. Coroy n’avait pas fourni d’explication raisonnable pour justifier le dépôt tardif de sa plainte.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision rendue par la Commission était à la fois inéquitable sur le plan procédural et déraisonnable. J’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[3] Le 8 avril 2021, le demandeur, Trent Coroy, a déposé auprès de la Commission une plainte en ligne pour atteinte aux droits de la personne à l’encontre de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC).

[4] La Commission a accepté la plainte le 30 octobre 2021.

[5] Dans sa plainte, le demandeur soutient que, en février 2019, la GRC n’a pas consigné avec exactitude les incidents de violence conjugale dont il était victime en raison de son sexe, de sa situation de famille et de sa déficience. Il y affirme également que la GRC n’a jamais corrigé les inexactitudes contenues dans son dossier, compromettant ultimement ses chances de bénéficier du soutien demandé dans le cadre du Programme d’aide aux victimes d’actes criminels.

[6] Le dossier démontre que le demandeur a rencontré d’importantes difficultés lorsqu’il a tenté de déposer sa plainte du 8 avril 2021 en raison de ses déficiences, notamment de son trouble de stress post-traumatique

[7] Le 22 décembre 2021, un agent de la Commission a remis un rapport de décision, recommandant à la Commission de ne pas statuer sur la plainte du demandeur, car celle-ci avait été déposée plus d’un an après le dernier acte de discrimination allégué.

[8] Le demandeur s’est vu accorder la possibilité de présenter des observations supplémentaires à la suite du rapport de décision. La Commission lui a fourni une feuille d’instructions précisant que les observations devaient se limiter à dix pages et que, si le demandeur souhaitait présenter plus de dix pages, il devrait lui en faire la demande.

[9] Le 5 mai 2022, la Commission a rendu sa décision. Par application de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP, elle a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la plainte du demandeur.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[10] La Commission a établi que le dernier acte de discrimination avait été commis en février 2019, soit deux ans et huit mois avant que la Commission reçoive la plainte du demandeur sous une forme acceptable (octobre 2021). Bien que la Commission ait reconnu que le laps de temps écoulé entre le 8 avril et le 15 juillet 2021 (durant lequel elle n’a pas founi de réponse qu demandeur), n’était pas, imputable au demandeur, elle a jugé que celui-ci n’avait [TRADUCTION] « pas fourni d’explication pour justifier le fait qu’il avait communiqué avec la Commission pour la première fois quatorze mois après le délai prescrit d’un an ».

[11] La Commission a estimé que le demandeur n’avait pas pris toutes les mesures nécessaires afin de déposer sa plainte et qu’il n’avait pas fourni d’explication raisonnable pour justifier le dépôt tardif de celle-ci.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[12] Le demandeur soutient que la décision rendue par la Commission de ne pas statuer sur sa plainte était déraisonnable.

[13] Sur le plan de l’équité procédurale, le demandeur affirme que la Commission a pris des décisions de nature procédurale, notamment le refus de l’autoriser à présenter des pages supplémentaires qui lui auraient permis de formuler ses observations en réponse. Il affirme également que ces décisions ont eu pour conséquence de restreindre injustement son droit d’être entendu.

[14] En ce qui concerne la première question, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond, qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à cette présomption n’est présente en l’espèce.

[15] Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible, et elle est axée sur la décision rendue, notamment sur sa justification : Vavilov, au para 15. Dans l’ensemble, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

[16] Pour établir si l’obligation d’équité procédurale a été respectée, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse relative à la norme de contrôle, bien que le processus soit souvent décrit comme un contrôle selon la norme de la décision correcte. La question fondamentale à laquelle doit répondre une cour de révision est celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter, et si celui-ci a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre : Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 56.

V. Analyse

[17] Le demandeur affirme que la Commission n’a pas fourni de motifs supplémentaires et qu’elle a plutôt adopté ceux énoncés dans le rapport de décision. Comme je le mentionne plus haut, le demandeur fait valoir qu’une décision fondée sur un rapport déficient sera elle-même déficiente.

[18] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la décision de la Commission est déraisonnable puisque, dans son rapport de décision, l’agent de la Commission n’a pas pris en compte les éléments essentiels de la plainte du demandeur et que la Commission n’y a pas remédié. La décision de la Commission repose, en grande partie, sur le raisonnement exposé dans un rapport comportant des lacunes fondamentales et, comme ces manquements n’ont pas été corrigés, elle est déraisonnable.

[19] L’interprétation qui précède est conforme à la jurisprudence de notre Cour. Ce point a été exposé de façon succincte par la juge Mactavish (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans la décision Dupuis c Canada (Procureur général), 2016 CF 1137 au paragraphe 37 :

[37] Toutefois, si la Commission décide de rejeter une plainte en s’appuyant sur un manque sérieux dans la procédure d’enquête, alors la décision sera entachée parce que « [s]i les rapports sont défectueux, il s’ensuit que la Commission ne disposait pas d’un nombre suffisant de renseignements pertinents pour exercer à bon droit son pouvoir discrétionnaire. »

Voir aussi Canada (Procureur général) c Ennis, 2021 CAF 95 au para 62, et Nepp c KF Aerospace, 2019 CF 1169 aux para 25, 26 et 33.

[20] Conformément au cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Étant donné que la Commission n’a fourni aucun motif expliquant pourquoi elle a conclu qu’une enquête plus approfondie n’était pas justifiée, malgré l’omission manifeste dans le rapport de décision, je juge que la décision n’est pas justifiée et qu’elle n’est donc pas raisonnable.

[21] La Commission disposait de plusieurs options pour traiter la question. Elle aurait pu, par exemple, renvoyer le dossier aux fins d’une enquête plus approfondie, mais elle ne l’a pas fait. De plus, en l’absence de toute explication à l’appui de son raisonnement, il est impossible de savoir comment la Commission a conclu que la plainte devait être rejetée.

[22] Le demandeur estime en outre que la Commission a manqué aux principes de l’équité procédurale.

[23] Je suis d’accord.

[24] Dans la présente affaire, la Commission a imposé au demandeur une règle catégorique : les observations en réponse de ce dernier ne pouvaient pas dépasser 10 pages. Si le demandeur en présentait davantage, la Commission ne lirait que les dix premières.

[25] Cette règle imposée au demandeur n’est toutefois pas la règle générale que la Commission a adoptée. Le paragraphe 9.4 des Procédures opérationnelles de règlement des différends de la Commission est ainsi libellé :

9.4 Sous réserve du paragraphe 9.6, les observations ne doivent pas dépasser dix (10) pages, pièces jointes comprises. Après avoir signifié son intention aux parties, la Commission peut refuser de présenter aux commissaires la partie des observations qui dépasse 10 pages aux fins d’examen. Si la Commission décide de transmettre aux commissaires, aux fins d’examen, des observations de plus de 10 pages, elle doit en aviser les autres parties et leur permettre de présenter des observations de même longueur qui seront soumises à la Commission.

[26] La Commission se réserve expressément le pouvoir discrétionnaire de soumettre aux commissaires les observations qui, dans une affaire donnée, s’étendent sur plus de 10 pages. Si elle refuse d’exercer ce pouvoir discrétionnaire, elle doit en aviser la partie dont les observations dépassaient le nombre maximal de pages prévu. Si elle décide au contraire d’exercer ce pouvoir discrétionnaire, elle est tenue d’en aviser les autres parties et de leur donner la chance de présenter des observations d’une longueur égale, lesquelles seront ensuite toutes soumises aux commissaires. Pour qu’elle puisse exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière équitable et raisonnable, il faudrait vraisemblablement que la Commission examine les observations qui dépassent la limite habituelle, et ce ne serait qu’après cela qu’elle serait en mesure de déterminer s’il y a lieu de faire une exception ou non.

[27] En l’espèce, la Commission n’a pas suivi sa propre procédure. Au lieu de vérifier s’il convenait d’exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur du demandeur et de l’autoriser à produire une réponse plus longue qu’à l’accoutumée, elle a appliqué une règle catégorique qui ne menait qu’à un seul résultat. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il s’agit là d’un exemple manifeste d’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire : Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2 aux para 13 et 18. L’absence de toute explication de la Commission quant à la raison pour laquelle les documents supplémentaires du demandeur ne seraient même pas pris en compte, et ce, même si elle avait le pouvoir discrétionnaire d’accepter des observations d’une longueur de plus de 10 pages, fait en sorte que la décision rendue manque de justification, de transparence et d’intelligibilité : Davidson c Canada (Procureur général), 2019 CF 1278 au para 17 [Davidson]. De ce fait, le refus d’examiner les documents justificatifs est, de la part de la Commission, une omission déraisonnable qui est assimilable à un manquement à l’équité procédurale : Davidson au para 17.

[28] Je suis d’avis que la réparation convenable eu égard au manquement à l’équité procédurale en l’espèce consiste à autoriser le demandeur à présenter une nouvelle réponse conformément au paragraphe 9.4 des Procédures opérationnelles de règlement des différends de la Commission. La nouvelle réponse du demandeur ne devrait donc pas dépasser 10 pages. Cependant, si le demandeur conclut qu’il s’avère nécessaire de présenter des documents justificatifs dont la longueur totale excède 10 pages, il devra les inclure dans sa réponse présentée à la Commission pour examen, conjointement avec une demande à cet effet et une explication de l’importance des documents. Il appartiendra ensuite à la Commission de juger si – ou dans quelle mesure – des observations d’une longueur de plus de 10 pages peuvent lui être soumises au moment où elle rendra sa décision.

VI. Conclusion

[29] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à la Commission pour réexamen conformément aux motifs du présent jugement.

[30] Étant donné que le demandeur n’a pas réclamé de dépens, aucuns ne seront adjugés.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1210-22

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la Commission pour réexamen conformément aux motifs du présent jugement.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1210-22

 

INTITULÉ :

TRENT COROY c LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MARS 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Amanda Montague-Reinholdt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Samar Musallam

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RavenLaw LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.