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Date : 20231018


Dossier : IMM-6242-21

Référence : 2023 CF 1384

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ADEJOKE OMOBOLANLE KOLAWOLE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Adejoke Omobolanle Kolawole, a présenté une demande de résidence permanente au titre d’une politique d’intérêt public temporaire visant les demandeurs d’asile ayant travaillé dans le secteur des soins de santé pendant la pandémie de COVID-19 (le programme Voie d’accès). Un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté sa demande. Ce dernier a jugé qu’elle n’était pas admissible au programme Voie d’accès en raison de son interdiction de territoire aux termes du paragraphe 42(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], une disposition qui prévoit qu’une personne est interdite de territoire si un membre de sa famille est frappé d’une interdiction de territoire.

[2] Mme Kolawole a été surprise par cette décision. Elle ne savait pas qu’elle était interdite de territoire au Canada ni qu’en décembre 2019, son époux avait été déclaré interdit de territoire au titre du paragraphe 40(1) de la LIPR pour fausses déclarations dans une demande de visa de résident temporaire (VRT).

[3] Mme Kolawole soutient que la décision de rejeter sa demande de résidence permanente est injuste et que les motifs à l’appui de ce rejet sont insuffisants, parce qu’elle n’avait pas été informée de l’interdiction de territoire de son époux, et donc de sa propre interdiction de territoire, avant de recevoir la décision de l’agent concernant sa demande de résidence permanente. Elle affirme qu’elle n’a donc pas eu l’occasion de réagir quant à cette décision.

[4] Il existe effectivement des doutes importants sur le caractère judicieux de la décision relative à l’inadmissibilité rendue par l’agent. Au cours du présent contrôle judiciaire, il s’est avéré que le fondement même de l’interdiction de territoire de l’époux de Mme Kolawole n’était peut-être pas valable. Cela remet en question le fait qu’il puisse servir de fondement pour conclure que Mme Kolawole est interdite de territoire pour inadmissibilité familiale et, par conséquent, qu’elle n’est pas admissible au programme Voie d’accès.

[5] Dans ces circonstances exceptionnelles, lorsque la décision en cause repose sur une autre décision à l’égard de laquelle la Cour a de sérieuses réserves quant à sa validité juridique, elle ne peut être maintenue et doit être renvoyée pour réexamen.

[6] Pour les motifs énoncés ci-dessous, j’accueillerai le contrôle judiciaire.

II. Le contexte relatif à la politique d’intérêt public temporaire

[7] La Politique d’intérêt public temporaire visant à faciliter l’octroi de la résidence permanente pour certains demandeurs d’asile qui travaillent dans le secteur de la santé durant la pandémie de COVID-19 (la Politique d’intérêt public temporaire) a été mise en œuvre par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en vertu du pouvoir qui lui est conféré par l’article 25.2 de la LIPR lorsque l’intérêt public le justifie. Il s’agissait d’un programme temporaire qui visait expressément les personnes ayant présenté une demande d’asile et travaillé dans le secteur des soins de santé au cours de la phase initiale de la pandémie. Le programme est entré en vigueur le 14 décembre 2020 et a pris fin le 31 août 2021. Le gouvernement avait mis en œuvre la politique d’intérêt public temporaire pour reconnaître la « contribution extraordinaire des demandeurs d’asile qui travaillent dans le secteur de la santé au Canada durant la pandémie de COVID-19 », ainsi que du fait que, « [c]omme ces personnes font face à un avenir incertain au Canada, il a été soulevé que les circonstances actuelles justifient des mesures exceptionnelles pour accorder à ces personnes le statut de résident permanent en reconnaissance de leurs services pendant la pandémie ».

[8] Dans la politique d’intérêt public temporaire, les conditions d’admissibilité étaient énoncées, notamment le type de travail admissible, et il y avait des indications relatives au nombre d’heures de travail requises et à la période au cours de laquelle celui-ci devait avoir été effectué.

[9] En outre, dans les conditions d’admissibilité, il était indiqué que les demandeurs ne doivent pas être interdits de territoire au Canada. Il s’agit de la seule condition d’admissibilité qui est en cause dans le présent contrôle judiciaire. La politique publique temporaire prévoyait des exceptions à l’interdiction générale de territoire. Ces exceptions tiennent compte du fait que certaines circonstances qui entraînent l’interdiction de territoire en raison d’un manquement à la Loi aux termes de l’article 41 de la LIPR, comme le dépassement de la durée d’un séjour autorisée par un visa, l’entrée au Canada sans le visa requis ou sans un passeport ou un titre de voyage valide, rendraient un grand nombre de demandeurs d’asile inadmissibles à un programme qui vise expressément la reconnaissance de leurs contributions.

[10] En outre, l’article 22 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], exempte de l’interdiction de territoire pour fausses déclarations aux termes du paragraphe 40(1) de la LIPR les demandeurs d’asile dont la demande d’asile est en instance et les personnes reconnues comme réfugiées.

III. Le contexte relatif à la demande de Mme Kolawole

[11] Le 3 août 2021, Mme Kolawole a présenté une demande de résidence permanente dans le cadre du programme Voie d’accès; elle y a inscrit son époux et ses trois enfants mineurs comme personnes à charge. Un agent d’IRCC a rejeté sa demande le 3 septembre 2021, en concluant qu’elle n’était pas admissible au programme puisqu’elle était interdite de territoire aux termes de l’article 42 de la LIPR, en raison du fait qu’un membre de sa famille était frappé d’une interdiction de territoire. L’interdiction de territoire de Mme Kolawole était la conséquence directe d’une décision rendue en décembre 2019 par IRCC dans laquelle son époux avait été déclaré interdit de territoire pour fausses déclarations dans le cadre d’une demande de VRT qui avait été déposée depuis le Nigéria en novembre 2018. Mme Kolawole allègue dans la présente demande qu’elle n’a jamais su qu’elle ou son époux étaient interdits de territoire avant la réception de la décision de l’agent. Elle affirme que sa famille n’avait pas reçu la décision d’IRCC rendue en décembre 2019; celle-ci avait été envoyée à un hôtel de North York, en Ontario.

[12] Le programme Voie d’accès exige que le demandeur ou la demanderesse ait présenté une demande d’asile au Canada; par conséquent, l’agent était saisi de l’information concernant le moment et le lieu où Mme Kolawole et sa famille avaient présenté leurs demandes d’asile. En août 2019, Mme Kolawole, son époux et ses enfants sont entrés au Canada en provenance des États-Unis par le passage frontalier du chemin Roxham et ont immédiatement présenté des demandes d’asile. Au moment où Mme Kolawole a présenté une demande dans le cadre du programme Voie d’accès, toutes les demandes d’asile en question étaient en instance devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[13] Mme Kolawole a principalement articulé ses arguments en fonction de l’équité procédurale et de la communication de l’information. Je n’ai pas jugé nécessaire d’aborder la question de savoir si l’agent avait l’obligation d’informer Mme Kolawole de la possibilité qu’elle soit frappée d’une interdiction de territoire dans ces circonstances.

[14] J’ai de sérieuses réserves quant à la validité de la décision d’interdiction de territoire qui a conduit à ce que Mme Kolawole soit jugée interdite de territoire et, par conséquent, inadmissible au programme Voie d’accès. Je trouve qu’il s’agit là d’une question déterminante en l’espèce.

[15] Comme cette question porte sur le bien-fondé de la décision, je l’ai examinée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25); il s’agit notamment de savoir s’il est raisonnable de confirmer le rejet de la demande de Mme Kolawole alors qu’au vu du dossier dont disposait l’agent, de sérieuses réserves s’imposent quant au fait que le fondement même sur lequel elle a été jugée inadmissible n’est peut-être pas valide.

V. Analyse

[16] Les réserves quant à la validité de la décision d’interdiction de territoire pour fausses déclarations, la déclaration d’interdiction de territoire fondamentale dans la présente affaire, s’imposent à la lecture du dossier dont disposait l’agent. Il y a deux dates critiques : la date de la décision d’interdiction de territoire concernant la demande de VRT de M. Kolawole (le 2 décembre 2019) et la date à laquelle Mme Kolawole et sa famille ont présenté des demandes d’asile (le 26 août 2019). À partir de ces deux dates non contestées, il est clair qu’au moment où la conclusion de fausses déclarations a été tirée au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, la famille, y compris l’époux de Mme Kolawole, se trouvait déjà au Canada et ses membres avaient présenté leurs demandes d’asile.

[17] Par conséquent, la déclaration d’interdiction de territoire pour fausses déclarations semble contrevenir à l’article 22 du RIPR qui prévoit que les demandeurs d’asile, tant qu’il n’est pas statué sur leur demande, sont soustraits à l’application des dispositions relatives à l’interdiction de territoire pour fausses déclarations. L’article 22 du RIPR est ainsi libellé :

Les demandeurs d’asile, tant qu’il n’est pas statué sur leur demande, et les personnes protégées au sens du paragraphe 95(2) de la Loi sont soustraits à l’application de l’alinéa 40(1)a) de la Loi.

[18] Il s’agit là d’une préoccupation sérieuse qui soulève la question de savoir si cette décision d’interdiction de territoire fondamentale en l’espèce – la décision d’interdiction de territoire pour fausses déclarations qui semble avoir été prise au mépris de la loi – peut servir de fondement pour déclarer Mme Kolawole interdite de territoire et inadmissible au programme Voie d’accès (Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 554 au para 46).

[19] La demande de Mme Kolawole a été rejetée sans tenir compte du fait que cette décision puisse être invalide. Je ne peux conclure que la décision relative à l’inadmissibilité de la demanderesse puisse être considérée comme raisonnable alors qu’au vu du dossier dont disposait l’agent, de sérieuses réserves s’imposent quant au fait que le fondement même sur lequel Mme Kolawole a été déclarée interdite de territoire et, par conséquent, inadmissible au programme Voie d’accès n’est peut-être pas conforme à la loi. Dans ces circonstances, la décision est indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci (Vavilov, au para 101).

[20] Les réserves quant au fait que le fondement sur lequel Mme Kolawole a été déclarée interdite de territoire, et donc inadmissible au programme Voie d’accès, puisse être invalide ont été soulevées lors de l’audience relative à la présente demande de contrôle judiciaire. Les arguments du défendeur portaient sur deux points : i) le fait que la demanderesse et sa famille n’ont pas contesté la décision d’interdiction de territoire pour fausses déclarations lorsqu’elles en ont eu connaissance et ii) la futilité du renvoi de l’affaire pour nouvel examen.

[21] Le défendeur a décrit la véritable question en litige, soit celle relative à la décision d’interdiction de territoire pour fausses déclarations visant l’époux de Mme Kolawole, comme étant une question dont je n’étais pas saisie, et il a fait valoir que la décision de conclure à l’inadmissibilité de la demanderesse découlait simplement de cette autre décision. Le défendeur a fait valoir que le véritable problème résidait dans le fait que l’époux de la demanderesse n’avait pas contesté la décision d’interdiction de territoire pour fausses déclarations.

[22] Je conviens que l’interdiction de territoire de l’époux de Mme Kolawole est le fondement de la décision relative à l’inadmissibilité de cette dernière. Je ne suis toutefois pas d’accord avec le fait que cela signifie que la véritable question en litige se rapporte à une décision dont je ne suis pas saisie. Du point de vue de Mme Kolawole et de sa famille, la question d’importance centrale qui s’impose dans l’immédiat est celle du rejet de sa demande de résidence permanente. La demande de VRT à l’origine de la décision d’interdiction de territoire de M. Kolawole n’est plus pertinente depuis longtemps pour cette famille, puisque ses membres sont entrés au Canada en tant que demandeurs d’asile environ six mois avant le prononcé d’une décision quant à cette demande de VRT. Pourtant, la décision d’interdiction de territoire pour fausses déclarations prise dans le cadre de cette demande de VRT a été invoquée pour déclarer Mme Kolawole interdite de territoire et inadmissible au programme Voie d’accès. Le fondement sur cette décision d’interdiction de territoire est au cœur de son recours en contrôle judiciaire, et je suis saisie de la question en cause à juste titre.

[23] Le conseil de Mme Kolawole a expliqué qu’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’interdiction de territoire pour fausses déclarations rendue en décembre 2019 n’avait pas été introduite, parce que la famille n’avait eu connaissance de cette décision qu’en septembre 2021, lorsque Mme Kolawole avait reçu la décision de refus de sa demande de résidence permanente. Le défendeur a fait valoir que M. Kolawole aurait pu contester la décision en septembre 2021, lorsqu’il en a eu connaissance, ou demander une prorogation du délai pour déposer une telle contestation.

[24] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la demanderesse et sa famille auraient pu emprunter d’autres voies pour traiter la question quant à la validité de la décision d’interdiction de territoire fondamentale en l’espèce. Cependant, j’estime que leur défaut de ce faire ne constitue pas un motif suffisant pour que la Cour fasse abstraction de ses réserves quant au fait que la seule raison pour laquelle la demande de Mme Kolawole a été rejetée est une décision d’interdiction de territoire qui semble ne pas être conforme à la loi. Les conséquences d’un tel rejet sont graves pour Mme Kolawole et sa famille. Mme Kolawole ne peut pas présenter une nouvelle demande de résidence permanente au titre de cette politique publique temporaire, car le programme n’est plus en vigueur.

[25] Le défendeur a également fait valoir que même si la Cour décidait de renvoyer l’affaire pour nouvel examen, il n’y aurait aucun recours possible; l’agent aurait les mains liées et il lui faudrait conclure que Mme Kolawole demeure une membre de la famille d’une personne dont la déclaration d’interdiction de territoire n’a pas été contestée. Je reconnais que le fait de renvoyer l’affaire sans donner de directives à l’agent pourrait vraisemblablement faire en sorte que la principale préoccupation soulevée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire ne soit pas prise en compte lors du nouvel examen. À mon avis, comme je l’explique ci-dessous, les circonstances exceptionnelles de l’espèce exigent de recourir à une solution originale afin d’éviter une possible injustice.

VI. Les mesures de réparation

[26] Compte tenu des circonstances exceptionnelles de l’espèce, j’ordonne que l’affaire soit renvoyée pour nouvel examen avec des directives précises au sujet des réserves concernant la question de la validité juridique soulevée dans le cadre du présent contrôle judiciaire. L’agent chargé du nouvel examen est tenu de ne pas trancher définitivement cette question tant que la demanderesse et sa famille n’auront pas eu l’occasion de se pencher sur l’invalidité potentielle de la décision relative à l’interdiction de territoire de l’époux de Mme Kolawole qui avait été rendue en décembre 2019.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6242-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
  3. La décision datée du 3 septembre 2021 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’IRCC pour nouvel examen.
  4. L’agent chargé du nouvel examen de la demande en cause doit informer la demanderesse qu’il procède au réexamen de sa demande et il doit demander la confirmation du consentement de M. Kolawole à ce qu’IRCC rouvre la décision d’interdiction de territoire datée du 2 décembre 2019 concernant la demande de VRT qui avait été présentée par ce dernier.
  5. Si M. Kolawole donne son consentement, l’agent doit demander la réouverture de la décision d’interdiction de territoire datée du 2 décembre 2019 et fournir le jugement et les motifs de la Cour dans la présente affaire à l’agent appelé à réviser la décision de l’IRCC. La demande de résidence permanente de la demanderesse doit être mise en suspens en attendant la décision d’IRCC quant à la réouverture de la décision d’interdiction de territoire pour fausses déclarations datée du 2 décembre 2019.
  6. Si M. Kolawole ne donne pas son consentement, l’agent doit accorder à la demanderesse un délai de 60 jours pour présenter d’autres observations relativement à la demande.
  7. En cas de difficultés dans l’exécution de la présente ordonnance, il sera loisible aux parties de me demander des éclaircissements, avec avis à l’autre partie, au cours de la procédure de réexamen.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6242-21

INTITULÉ DE LA CAUSE :

ADEJOKE OMOBOLANLE KOLAWOLE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

DATE DES MOTIFS :

LE 18 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Henry Igbinoba

POUR LA DEMANDERESSE

Nimanthika Kaneira

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Henry Igbinoba

Avocat

North York (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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