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Date : 20231012


Dossier : IMM-2170-22

Référence : 2023 CF 1362

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

JAYANT SHRAVAN LOKHANDE

GURJEET JAYANT LOKHANDE

ANSH JAYANT LOKHANDE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Jayant Shravan Lokhande (le demandeur principal), son épouse, Gurjeet Jayant Lokhande (la demanderesse associée) et leur fils, Ansh Jayant Lokhande (le demandeur mineur) sont citoyens de l’Inde. En décembre 2019, ils ont demandé l’asile au Canada au motif qu’ils craignaient un gang de criminels avec qui le demandeur principal était entré en conflit en raison du comportement de certains des membres du gang dans son restaurant, à Mumbai. À la suite d’une aggravation du conflit avec le gang, les demandeurs ont quitté Mumbai pour s’installer à Pune en avril 2018. Après y avoir subi une attaque de la part d’agresseurs inconnus au cours de laquelle le demandeur mineur a été enlevé brièvement, les demandeurs ont fui l’Inde pour le Canada en août 2018.

[2] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a instruit virtuellement les demandes des demandeurs le 3 décembre 2020 et le 13 avril 2021. Dans une décision rendue de vive voix le 13 avril 2021, la SPR a rejeté les demandes après avoir conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable (elle a identifié trois endroits précis en Inde). La SPR a examiné les demandes uniquement au regard de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), car elle n’était pas convaincue que les demandeurs avaient établi un lien avec un motif prévu dans la Convention.

[3] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. Ils ont fait valoir que la conduite du commissaire de la SPR suscitait une crainte raisonnable de partialité et que la SPR n’avait pas permis à leur conseil d’interroger le demandeur principal, ce qui constituait un manquement à l’équité procédurale. Ils ont également soutenu que la SPR avait commis une erreur en concluant que leurs demandes n’avaient pas de lien avec un motif prévu dans la Convention et qu’ils disposaient d’une PRI viable.

[4] La SAR a rejeté l’appel dans une décision datée du 17 février 2022. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré l’existence d’une crainte raisonnable de partialité ou d’un manquement à l’équité procédurale. Elle a convenu avec la SPR qu’il n’existait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention et que, même si la demande était examinée au regard de l’article 96 et de l’article 97 de la LIPR, les demandeurs disposeraient tout de même d’une PRI viable. Par conséquent, la SAR a confirmé la décision par laquelle la SPR avait conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[5] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Ils soutiennent qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de conclure que leur demande n’avait pas de lien avec un motif prévu dans la Convention et que, de toute façon, ils disposaient d’une PRI viable. Ils contestent également le rejet par la SAR de leurs motifs d’appel sur le fondement d’une crainte raisonnable de partialité de la part de la SPR et d’un manquement à l’équité procédurale.

[6] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu de modifier la décision de la SAR. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. NORME DE CONTRÔLE

[7] Personne ne conteste que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable. Tous les motifs de contrôle invoqués par les demandeurs ont trait au bien-fondé de la décision de la SAR dans le cadre de leur appel. Selon l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 10, il existe une présomption voulant que la norme de contrôle applicable lors du contrôle d’une décision administrative sur le fond soit celle de la décision raisonnable. Voir également Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 39. La cour de révision déroge à cette présomption seulement lorsque le législateur a indiqué qu’il souhaite l’application d’une norme différente ou lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte (Vavilov, au para 17). Rien ne permet de s’écarter de cette présomption en l’espèce, même si la SAR a notamment examiné des questions d’équité procédurale : voir Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 214 au para 13; Acosta Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1298 au para 5; Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 774 au para 17; et Oluwatusin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 378 aux para 5-6.

[8] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid.). Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ou de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Pour infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. ANALYSE

[9] Tout d’abord, en ce qui concerne l’allégation de crainte raisonnable de partialité, elle découle de la difficulté que l’interprète a eue à suivre le rythme du témoignage de la demanderesse associée au deuxième jour de l’audience alors que le commissaire de la SPR la questionnait (le demandeur principal a témoigné à la première journée de l’audience). À un moment donné, le commissaire a demandé à la demanderesse associée d’essayer de scinder ses réponses en petites parties. Quand il est devenu évident que cela ne fonctionnait pas, le conseil des demandeurs a proposé de lever sa main pour signaler à la demanderesse associée qu’elle devait faire une pause afin de laisser le temps à l’interprète de traduire ce qu’elle venait de dire. L’interprète a indiqué qu’elle avait également essayé de le faire. Le commissaire de la SPR est alors intervenu : « [j]e pense qu’un bâton serait plus efficace, maître ». Le conseil a répété qu’il lèverait la main. Le reste de l’interrogatoire de la demanderesse associée s’est déroulé sans autre incident.

[10] La SAR a indiqué que le commentaire de la SPR concernant le bâton était « extrêmement inapproprié ». Elle a également reconnu qu’il est possible que ce commentaire ait rendu les demandeurs mal à l’aise et nerveux. Néanmoins, elle était convaincue que les demandeurs avaient pu aisément livrer un témoignage détaillé à propos de ce qu’ils avaient vécu. (Comme je l’ai mentionné, en fait, le demandeur principal avait témoigné au premier jour d’audience, avant que la SPR ne fasse le commentaire en question.) La SAR a également souligné que la SPR avait jugé crédible le récit des demandeurs. Par conséquent, « même s’ils étaient nerveux ou mal à l’aise, cela n’a pas eu de conséquences sur l’issue de l’audience pour ce qui est des conclusions de la SPR en matière de crédibilité ». Les demandeurs ont également soutenu de façon plus générale que la SPR avait minimisé le caractère sérieux de leur demande, qu’elle avait formulé des observations partiales et qu’elle avait tenu des propos racistes à l’audience. La SAR n’a rien vu au dossier qui appuyait ces allégations.

[11] Dans le cadre du contrôle, les demandeurs répètent exactement les mêmes arguments soulevés devant la SAR. Dans leur mémoire des arguments, les observations sur ce point sont littéralement un copier-coller des observations écrites qu’ils avaient présentées à la SAR. (En toute équité, les demandeurs n’étaient pas représentés quand ils ont déposé leur dossier de demande.) Les demandeurs n’ont établi aucun fondement justifiant une intervention quant au rejet de ce motif d’appel par la SAR. La décision de la SAR repose sur une compréhension raisonnable (à vrai dire, correcte) du critère juridique relatif à la crainte raisonnable de partialité et sur une évaluation entièrement raisonnable du dossier.

[12] L’observation selon laquelle la SPR a manqué à l’équité procédurale en privant le conseil de la possibilité d’interroger le demandeur principal est également sans fondement. La SAR a souligné que la SPR et le conseil avaient abondamment questionné le demandeur principal lors de la première journée d’audience, le 3 décembre 2020. Il a été décidé de tenir une deuxième séance pour entendre la demanderesse associée et les observations. Lors de la deuxième séance, quand le conseil des demandeurs a indiqué qu’il avait quelques questions pour le demandeur principal, la SPR lui a rappelé qu’elle [traduction] « en avait terminé avec lui ». Sans s’opposer à cette déclaration, le conseil des demandeurs a procédé au questionnement de la demanderesse associée. Dans le cadre du contrôle, les demandeurs se sont encore une fois contentés de répéter les observations qu’ils avaient présentées à la SAR à cet égard. Ils n’ont établi aucun fondement justifiant une intervention à l’égard du rejet de ce motif d’appel par la SAR.

[13] En ce qui concerne la question de la PRI, comme je l’ai mentionné, les demandeurs ont soutenu dans leur appel que la SPR avait commis une erreur en concluant à l’absence de lien avec un motif prévu dans la Convention. La SAR a convenu avec la SPR qu’il n’existait aucun lien, mais a jugé, en examinant la demande au regard de l’article 96 et de l’article 97 de la LIPR, que les demandeurs disposaient d’une PRI viable.

[14] Le critère relatif à la PRI est bien établi. Une PRI est un lieu dans le pays dont la personne à protéger a la nationalité où elle ne serait pas exposée à un risque ou à une menace (dans le sens pertinent et suivant la norme applicable, selon que la demande est présentée au titre de l’article 96 ou 97 de la LIPR) et où il serait raisonnable pour elle de déménager. Lorsqu’il existe une PRI viable, le demandeur d’asile n’a pas droit à la protection d’un autre pays. Pour réfuter la conclusion selon laquelle il existe une PRI valable, la partie qui demande l’asile a le fardeau de démontrer qu’elle serait en danger dans la PRI proposée ou, même si elle n’y était pas en danger, qu’il serait déraisonnable en toutes circonstances qu’elle s’y réinstalle. Pour le critère relatif à la PRI en général, voir l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589; Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164.

[15] Étant donné que la SAR a conclu à l’existence d’une PRI, je n’ai pas besoin de me prononcer sur la question de savoir si elle a commis une erreur en souscrivant à la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention. La question déterminante était de savoir si, au terme de l’examen de la demande au regard des articles 96 et 97 de la LIPR, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les demandeurs disposaient d’une PRI viable.

[16] À l’instar de la SPR, la SAR a conclu que le récit des demandeurs était crédible, y compris leur description de l’attaque survenue à Prune et l’enlèvement du demandeur mineur. Toutefois, la SAR a jugé que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils s’exposeraient à un risque dans les PRI proposées. Au contraire, elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les agents de persécution ne sauraient pas que les demandeurs s’étaient réinstallés dans l’un des endroits proposés comme PRI; en effet, les agents de persécution ne sauraient même pas par où commencer pour chercher les demandeurs, et auraient encore moins les moyens de les retrouver. En ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a souligné que, dans le cadre de l’appel, les demandeurs n’avaient présenté aucun argument pour contester la décision de la SPR qui se disait également convaincue. Quoi qu’il en soit¸ la SAR a souscrit à l’analyse par la SPR du caractère raisonnable des lieux proposés comme PRI.

[17] Comme pour les autres questions, les demandeurs ont simplement répété les observations qu’ils avaient présentées à la SAR. Ils n’ont établi aucun fondement justifiant une modification de la décision de la SAR à l’égard des PRI. À mon avis, cette décision est entièrement raisonnable. Elle s’appuie sur des motifs clairs, intelligibles et justifiés à la lumière du critère applicable et du dossier dont le décideur disposait.

IV. CONCLUSION

[18] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[19] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2170-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2170-22

 

INTITULÉ :

JAYANT SHRAVAN LOKHANDE ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 MARS 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Hussan Qayyum

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alethea Song

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Global Law Professional Corporation

Mississauga (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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