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Date: 20231019

Dossier : IMM-2129-22

Référence : 2023 CF 1383

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

DELROY ANTHONY DENNIS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur demande à la Cour d’annuler la décision d’un agent principal rendue le 22 janvier 2022 au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « LIPR »). L’agent a rejeté la demande de résidence permanente au Canada fondée sur des « considérations d’ordre humanitaire » présentée par le demandeur.

[2] Le demandeur a fait valoir que la décision de l’agent devrait être annulée au motif qu’elle n’était pas raisonnable selon les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[3] Pour les motifs exposés en détail ci‑après, je reconnais que la décision était déraisonnable. La demande sera donc accueillie.

I. Les faits à l’origine de la demande

[4] Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque. Il vit au Canada depuis 2013, mais il a été un visiteur régulier pendant plusieurs années avant cette date. Son épouse, dont il est maintenant séparé, et sa jeune fille vivent au Canada. Il a un fils adulte, né en Jamaïque, mais il vit à Trinité‑et‑Tobago. Il a également une fille adulte et quatre petits‑enfants qui vivent ensemble en Jamaïque.

[5] La première épouse du demandeur a été tuée par des assaillants inconnus en septembre 2001, et son fils a déménagé à Trinité‑et‑Tobago pour échapper à la violence.

[6] Depuis son arrivée au Canada en 2013, le demandeur a occupé des emplois rémunérés comme ouvrier en construction, mécanicien et travailleur d’usine afin de subvenir à ses besoins et, plus tard, à ceux de sa deuxième épouse, V, et de leur fille, ainsi que pour envoyer de l’argent en Jamaïque afin de subvenir aux besoins de sa famille là‑bas.

[7] En 2016, le fils cadet du demandeur est décédé, à l’âge de 15 ans, dans un incendie en Jamaïque.

[8] Le demandeur et V se sont mariés en avril 2017 et, en 2018, cette dernière a présenté une demande en vue de le parrainer à titre d’époux. Le 25 avril 2019, cette demande a été refusée au motif que V avait reçu (à l’insu du demandeur) des prestations du programme Ontario au travail, et qu’elle ne pouvait donc pas le parrainer.

[9] En avril 2019, le demandeur et V ont cessé de vivre ensemble. En novembre 2019, le demandeur a appris, à sa surprise, que V avait donné naissance à leur fille biologique.

[10] Le demandeur voit sa fille plusieurs fois par semaine, et il lui fournit un soutien financier chaque mois.

[11] En septembre 2020, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. La demande comprenait son propre affidavit et celui de sa fille qui vit en Jamaïque. Il a déposé des observations écrites longues et exhaustives à l’appui de sa demande.

[12] Dans une décision datée du 22 février 2022, l’agent a rejeté la demande. Les motifs de la décision de l’agent s’étendaient sur neuf paragraphes. Quatre paragraphes portaient sur l’établissement au Canada, deux sur l’intérêt supérieur des enfants, deux sur les conditions défavorables qui prévalent dans le pays et un paragraphe de conclusion de deux phrases rejetant la demande au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[13] Dans la présente instance en contrôle judiciaire, le demandeur conteste la décision de l’agent fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

II. Analyse

[14] Les parties ont affirmé toutes les deux que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est exposée dans l’arrêt Vavilov. Je suis du même avis : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy] au para 44.

[15] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable consiste en une appréciation empreinte de retenue et de rigueur, qui vise à déterminer si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12‑13 et 15; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] aux para 8 et 63. Les motifs du décideur, qui doivent être interprétés de façon globale et contextuelle, et lus en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur, constituent le point de départ du contrôle. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, plus particulièrement aux para 85, 91‑97, 103, 105‑106, 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 aux para 2, 28‑33, 61; Mason, aux para 8, 59‑61, 66.

[16] La cour de révision se concentre sur le processus de raisonnement utilisé par le décideur : Vavilov, aux para 83, 84 et 87. Elle ne se demande pas si la décision rendue par le décideur était correcte, ni quelle décision elle aurait rendue si elle avait dû elle‑même trancher la question en litige : Vavilov, au para 83; Canada (Justice) c DV, 2022 CAF 181 aux para 15, 23.

[17] Les motifs « servent à communiquer la justification de sa décision » et démontrent que la décision est raisonnable : Mason, au para 59; Vavilov, aux para 81, 84. Dans les arrêts Mason et Vavilov, la Cour suprême du Canada a insisté sur le fait qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » : Mason, au para 59, citant l’arrêt Vavilov, au para 86 [italique dans l’original]. Est déraisonnable la décision dont les motifs « ne justifient pas [le résultat] de manière transparente et intelligible » : Mason, au para 60, citant l’arrêt Vavilov, au para 136.

[18] Les motifs écrits fournis par un décideur « ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » et il n’est pas nécessaire qu’ils citent « tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » : Mason, au para 61; Vavilov, au para 91.

[19] Toutefois, le fait qu’un décideur ne fournisse pas, dans sa décision, une justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées, c’est-à-dire que le fait que le décideur n’a pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par une partie peut amener une cour de révision à perdre confiance dans le caractère raisonnable de la décision : Mason, aux para 10, 86, 97, 98, 118; Vavilov, aux para 127‑128.

[20] En l’espèce, le demandeur a soulevé plusieurs questions pour contester le caractère raisonnable de la décision. La première question est une question centrale, mais j’examinerai trois points soulevés par le demandeur.

A. L’intérêt supérieur des enfants

[21] Le paragraphe 25(1) dispose que le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à un étranger ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables de la LIPR, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, « compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ».

[22] Le demandeur a soutenu que les erreurs susceptibles de révision relevées dans l’évaluation qu’a faite l’agent au sujet de l’intérêt supérieur des enfants (« ISE ») ont rendu déraisonnable la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il a fait valoir que l’évaluation de l’ISE était incomplète, car elle ne définit pas ce qui est dans l’intérêt supérieur de sa fille canadienne, S. L’évaluation est plutôt centrée sur la preuve qui manquait dans la demande (citant les décisions Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, aux para 13, 16; Shubar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF186, aux para 8 et 13). Selon le demandeur, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve et de ses observations concernant son soutien financier et les visites régulières qu’il a rendues à S. Même si les éléments de preuve étaient peu nombreux, ce que le demandeur a nié, il incombait tout de même à l’agent d’en tenir compte : Malave Turmero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 402 au para 31.

[23] De plus, le demandeur a soutenu que l’agent n’avait pas effectué d’analyse de l’ISE à l’égard des petits‑enfants du demandeur et qu’il avait mentionné à tort que le demandeur a deux petits‑enfants, alors qu’en fait, il en a quatre. Le demandeur a fait valoir que la décision ne comportait aucune analyse de l’unique argument au sujet de l’intérêt supérieur de ses quatre petits‑enfants, à savoir que ces derniers comptaient beaucoup sur lui pour subvenir à leurs besoins fondamentaux et poursuivre leurs études, et qu’ils perdraient ce soutien essentiel s’il retournait en Jamaïque (citant Vavilov, aux para 127‑128; Subar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 340 [Subar] au para 13).

[24] En somme, le demandeur a soutenu que l’agent n’avait pas tenu compte de la preuve et que les motifs ne révélaient pas la perception qu’avait l’agent de l’ISE, ni le poids de ces intérêts dans l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire, mis à part le fait que l’absence d’une lettre de l’épouse du demandeur jouait en sa défaveur. Pour le demandeur, les motifs de l’agent soulèvent des questions à la fois de transparence et de justification dans un contrôle selon la norme de la décision raisonnable exposée dans l’arrêt Vavilov.

[25] Le défendeur a invoqué le fardeau qui incombe au demandeur d’établir les faits au moyen d’éléments de preuve dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (citant plusieurs affaires, y compris Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 RCF 635 au para 8; Campbell‑Service c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1050). Le défendeur a soutenu que la décision comportait une analyse raisonnable de l’ISE, compte tenu de la preuve dont disposait l’agent (citant, entre autres, Owusu, au para 8; Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1295 au para 18). Il a fait valoir que le demandeur n’était pas satisfait de l’issue de la demande et qu’il contestait chaque menu détail des motifs de l’agent. Les motifs correspondaient à la nature de la preuve déposée par le demandeur.

[26] Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire ne comporte pas d’évaluation raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[27] Lorsqu’il examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent doit être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être bien identifié et défini, puis examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve : Kanthasamy, aux para 35, 38‑40. L’intérêt des enfants doit recevoir un poids considérable et constituer un élément important dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire, mais il ne s’agit pas nécessairement d’un facteur déterminant de la demande : Kanthasamy, au para 41; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 RCF 360 [Kisana] au para 24.

[28] Comme l’a soutenu le défendeur, le fardeau qui incombe au demandeur de présenter des éléments de preuve en général quant aux considérations d’ordre humanitaire, et quant à l’ISE en particulier, est bien établi : Owusu, aux para 5 et 8; Kisana, aux para 35, 45 et 61.

[29] En l’espèce, la décision ne comporte pas d’appréciation raisonnable de la preuve et des observations et ne fournit pas de justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées en ce qui a trait à l’ISE.

[30] L’agent a tenu compte de [traduction] « l’exposé circonstancié [du demandeur] et des photos incluses », mais il [traduction] « ne connaissait aucun détail concernant sa situation, mis à part certains engagements financiers », et il ne savait pas s’il existait une entente de garde. Il n’y avait [traduction] « aucune déclaration détaillée de la mère » à laquelle l’agent s’attendait. L’agent a considéré ce facteur comme étant défavorable dans son évaluation. Je suis porté à souscrire à l’avis du demandeur selon lequel, en ce qui concerne l’intérêt supérieur de S, la fille canadienne du demandeur, les motifs semblent porter davantage sur des éléments qui n’auraient pas été produits en preuve plutôt que sur les éléments de preuve qui figuraient au dossier.

[31] Plus précisément, cependant, l’agent n’a pas tenu compte, dans ses motifs, de la preuve par affidavit déposée dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En ce qui concerne S, l’affidavit du demandeur indiquait ce qui suit:

[traduction]

Après avoir appris l’existence de [S], j’ai commencé à soutenir financièrement [V]. J’ai transféré de l’argent dans son compte. Depuis lors, je lui envoie régulièrement de l’argent, environ 400 $ par mois. J’achète aussi des articles de première nécessité et des fournitures pour le bébé. Je vois aussi [S] très régulièrement et je passe du temps avec elle; ces temps-ci, je la vois plusieurs fois par semaine. Parfois je suis seul avec [S] et je m’occupe d’elle, d’autres fois [V] est avec nous. Cependant, nous n’entretenons PAS de relation amoureuse; nous sommes des coparents civils. Toutefois, je sais quand même que [V] peut essayer de me manipuler. Par exemple, elle a refusé de me donner une copie de l’acte de naissance de [S] jusqu’à ce que je lui donne de l’argent pour le berceau et le siège d’auto. C’est vraiment frustrant d’être traité ainsi, mais ma priorité est toujours de m’assurer que [S] ne manque de rien, ce qui signifie que je dois collaborer avec sa mère.

L’affidavit du demandeur indiquait également qu’il savait qu’il ne serait pas en mesure de subvenir aux besoins financiers de sa fille canadienne s’il retournait en Jamaïque [traduction] « parce qu’il n’y a pas de travail pour moi là-bas ». Je reviendrai sous peu sur ce sujet important.

[32] À mon avis, il s’agissait d’éléments de preuve suffisamment probants que l’agent a dû examiner pendant l’évaluation de l’ISE, surtout avant d’en arriver à la conclusion qu’il a tirée. Bien que S soit une très jeune enfant, le témoignage du demandeur porte sur sa relation avec elle, notamment sur le temps qu’ils ont passé ensemble ainsi que sur l’appui financier et les autres formes de soutien qu’il fournit à S.

[33] Le passage cité et d’autres extraits de l’affidavit du demandeur étaient également utiles pour déterminer s’il était raisonnable de s’attendre à ce que son épouse fournisse un affidavit ou une lettre à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur a également raison de dire que l’agent n’a pas non plus tenu compte de la preuve connexe relevant des sciences sociales déposée par le demandeur concernant l’influence d’un père sur le bien-être à long terme d’un enfant. Ce sujet occupe plusieurs pages dans les observations du demandeur concernant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il n’appartient pas à la Cour de déterminer si ce dernier élément de preuve aurait eu une influence importante sur l’ISE.

[34] Ni l’agent ni le défendeur ne doutait du fait que les petits‑enfants du demandeur en Jamaïque étaient des enfants « directement touchés » au sens du paragraphe 25(1) de la LIPR. L’agent a traité la question de l’ISE des petits-enfants de la façon suivante:

[traduction]

Le demandeur répond à certains intérêts des enfants dont il est le grand‑père ([nom] et [nom]). Ce sont les enfants de sa fille [nom]. Il soutient que ses paiements qu’il envoie en Jamaïque permettent aux enfants de poursuivre leurs études et assurent leur stabilité. Il est prouvé que ces paiements ont bel et bien eu lieu, et je crois qu’il s’agit probablement de la vérité. À titre de solution de rechange, si le demandeur devait être renvoyé en Jamaïque, on ne me fournit pas la raison pour laquelle il ne pourrait pas poursuivre cette relation une fois de retour en Jamaïque ni pourquoi sa présence immédiate auprès de ses petits‑enfants en Jamaïque serait moins avantageuse que son revenu au Canada.

[35] Ce passage montre que le demandeur a envoyé de l’argent à sa fille en Jamaïque pour l’éducation et la [traduction] « stabilité » de deux petits‑enfants.

[36] Toutefois, comme le demandeur l’a souligné à juste titre, il a quatre petits-enfants en Jamaïque, et non deux. L’affidavit du demandeur indiquait qu’il subvenait financièrement aux besoins de ses petits-enfants afin qu’ils puissent aller à l’école en Jamaïque, et il a fourni des précisions sur les quatre petits‑enfants. Il a indiqué qu’il envoyait entre 120 $ et 200 $ par mois pour couvrir les frais de scolarité. Il a affirmé que, s’il arrêtait d’envoyer cet argent, les enfants ne pourraient probablement plus aller à l’école. Il a expliqué que sa fille n’a pas de source de revenu stable et qu’elle occupe la plupart du temps des emplois temporaires. Selon le témoignage de sa fille en Jamaïque, celle‑ci travaillait dans un magasin trois jours par semaine et gagnait l’équivalent d’environ 43 $ par semaine. Elle a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Ce n’est pas suffisant pour envoyer mes enfants à l’école et acheter de la nourriture. Je ne reçois aucune aide financière de la part des pères de mes enfants. Je dépends beaucoup du soutien financier de mon père. Il envoie environ 150 $ à 200 $ par mois. J’utilise l’argent qu’il envoie pour acheter de la nourriture pour le mois et envoyer mes enfants à l’école. Sans l’aide de mon père, mes enfants seraient littéralement incapables d’aller à l’école et n’auraient pas à manger.

[Non souligné dans l’original.]

[37] La question de savoir si le demandeur trouverait un emploi à son retour en Jamaïque est importante pour la preuve et la position du demandeur à l’égard de l’ISE. L’affidavit de la fille du demandeur, qui est cohérent avec le témoignage de ce dernier, indiquait qu’il ne pourrait pas trouver un emploi en Jamaïque. Elle a précisé qu’[traduction] « il n’y avait pas d’emplois et qu’il n’aurait aucun moyen de subvenir à ses besoins », qu’il n’aurait nulle part où vivre et qu’il « lutterait pour survivre ». Dans ses observations écrites, le demandeur a fait valoir qu’en tant qu’homme de 56 ans qui a travaillé toute sa vie comme ouvrier [traduction] « peu spécialisé », il était très improbable qu’il trouve un emploi lui permettant de gagner un revenu suffisant pour subvenir à ses besoins dans les conditions qui prévalent en Jamaïque, sans compter ceux de ses enfants et de ses petits‑enfants. Le demandeur a également déposé des éléments de preuve sur la situation dans le pays et a présenté des observations écrites à l’appui de cette position, y compris des documents décrivant le ralentissement économique et l’augmentation du taux de chômage qui ont suivi la crise de la COVID‑19 ainsi que la violence qui sévit en raison des armes à feu et des gangs en Jamaïque.

[38] L’observation de l’agent selon laquelle [traduction] « on ne me fournit pas la raison pour laquelle il ne pourrait pas poursuivre cette relation une fois de retour en Jamaïque » ne tient pas compte pas de façon significative du témoignage du demandeur, de la preuve de la situation et des besoins des petits-enfants, de la preuve pertinente de la situation qui prévaut dans le pays ni des observations présentées à l’agent.

[39] La preuve relative aux intérêts de S et des petits-enfants du demandeur et les observations détaillées qui l’accompagnaient étaient importantes pour l’ensemble de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur ainsi que pour sa position sur l’ISE : voir Mason, aux para 91 et 95. Les éléments de preuve portaient sur l’importance de l’intérêt des enfants à l’égard de la présence du demandeur au Canada (dans le cas de S) et de son soutien financier, ainsi que sur l’incidence de son renvoi du Canada et de son retour en Jamaïque pour ce qui est de sa capacité de continuer à subvenir aux besoins de chacun d’eux. Ces éléments de preuve et les observations connexes devaient véritablement faire l’objet d’une appréciation dans le cadre de l’analyse de l’ISE, et ils devaient être expliqués adéquatement dans l’éventualité où l’agent parviendrait à une conclusion incompatible avec cette analyse. Bien qu’il ne soit pas fondamentalement déraisonnable pour un décideur de préférer certains éléments de preuve à d’autres, l’absence d’analyse dans les motifs indique que l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants et qu’il n’a pas vraiment examiné les observations du demandeur. Les motifs n’ont pas fourni de justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées permettant d’étayer la conclusion sur l’ISE, un élément particulièrement important de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : voir Kanthasamy, aux para 35 et 38‑41.

[40] Comme la Cour suprême du Canada l’a conclu dans l’arrêt Vavilov, et l’a confirmé dans l’arrêt Mason, ces manquements peuvent faire en sorte qu’une cour de révision perde confiance dans la décision globale : Vavilov, aux para 125‑128; Mason, aux para 10, 86, 97‑98, 118. C’est le cas en l’espèce.

[41] Je vais maintenant aborder deux autres préoccupations qui appuient la conclusion justifiant l’annulation de la décision de l’agent quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

B. Autres préoccupations soulevées par le demandeur

[42] Le demandeur a fait valoir que l’agent n’avait pas tenu compte des difficultés qu’il subirait à son retour en Jamaïque et que l’examen du degré d’établissement au Canada qu’a fait l’agent comportait des lacunes en raison de l’accent mis sur le non‑respect des lois canadiennes en matière d’immigration. Le défendeur a soutenu que l’agent avait effectué une analyse approfondie et complète des difficultés alléguées et du degré d’établissement du demandeur au Canada.

(1) Difficultés après le renvoi du Canada

[43] Dans le cas d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent doit tenir compte des répercussions du renvoi sur les personnes touchées, y compris les difficultés alléguées auxquelles elles pourraient être confrontées à leur retour dans le pays d’origine : Kanthasamy, aux para 32‑33, 45 et 48; Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 1482 aux para 14, 24‑29.

[44] Le demandeur a soutenu que la décision ne tenait pas suffisamment compte de l’ensemble de sa situation, et surtout en ce qui a trait aux éléments de preuve sur la situation dans le pays qu’il avait déposés concernant son retour en Jamaïque, le chômage, la précarité en matière de logement, le risque accru de pauvreté et de criminalité et son incapacité de subvenir à ses besoins et à ceux de ses nombreuses personnes à charge. Il s’est fondé sur le principe selon lequel « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25) et il a renvoyé à Antoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 612, aux para 11‑ 12; Nassry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 593, aux para 11, 16; Subar, aux para 25, 41; Juan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 988 aux para 12‑13, 15‑16, 24.

[45] Dans ses motifs, l’agent a reconnu la position du demandeur sur les circonstances dangereuses de la vie en Jamaïque, mais il a conclu que ce dernier ne courait plus aucun danger. Il était également fait mention dans les motifs d’[traduction] « un problème psychologique quelconque qui pourrait survenir » et des sentiments négatifs du demandeur à l’idée de retourner en Jamaïque à la suite de son expérience là-bas, concluant qu’il n’y avait pas grand‑chose qui portait à croire qu’il [traduction] « serait confronté à des circonstances psychologiques qui l’empêcheront de mener une vie fructueuse en Jamaïque ». Le demandeur a souligné que ces commentaires étaient liés au décès de sa première épouse en 2001 et qu’ils portaient sur des questions qu’il n’avait pas soulevées dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[46] Dans les motifs, il n’a pas été tenu compte des difficultés potentielles énoncées dans la propre preuve du demandeur (dont il a été question précédemment) et il n’y a pas eu d’appréciation de la preuve portant sur la situation qui prévaut dans le pays en ce qui a trait à la possibilité que le demandeur se retrouve au chômage ou qu’il vive dans la pauvreté s’il retournait en Jamaïque, ou son exposition à la violence et aux dangers, comme c’est le cas pour tous ceux qui y vivent : voir les décisions Majkowski c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 582 au para 21 et Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 11. Les observations écrites du demandeur contenaient une section sur les difficultés que posent les conditions dans le pays et leurs répercussions, qui traitait précisément du chômage, de la pauvreté et de la criminalité dans des arguments couvrant plusieurs pages.

[47] Les omissions ainsi relevées dans les motifs soulèvent d’autres inquiétudes quant au caractère raisonnable de la décision, à savoir si l’agent était suffisamment attentif aux éléments de preuve et aux questions soulevées par le demandeur.

(2) L’établissement au Canada

[48] Le demandeur a soutenu que le paragraphe 25(1) de la LIPR « présuppose que [le] demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR. Par conséquent, le décideur doit évaluer la nature de la non‑conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas » : Mitchell c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 190 au para 23; voir à titre d’exemple la récente décision Trinidad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 65, aux para 27 à 41; et Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714 au para 20.

[49] Je conviens qu’un agent peut considérer le non‑respect des lois canadiennes en matière d’immigration comme un facteur (défavorable) avec d’autres facteurs dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : voir à titre d’exemple les décisions Browne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 514 aux para 26 à 27; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1452 au para 46; Choi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 494 au para 21. Toutefois, comme l’a fait valoir le demandeur, si une importance indue ou disproportionnée est accordée à la non-conformité d’un demandeur, la décision peut être déraisonnable : voir la décision Mateos de la Luz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 599 au para 28 (citant Mitchell) et les affaires citées dans la décision Ajtai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 963 au para 46.

[50] En l’espèce, les motifs de l’agent sous la rubrique relative à l’« établissement » comprenaient deux paragraphes sur l’incidence du non-respect par le demandeur des lois sur l’immigration, y compris une conclusion selon laquelle il y a [traduction] « peu de choses dans les observations qui indiquent que [le demandeur] comprend que le fait de travailler sans statut constitue une violation importante de la loi canadienne qui pourrait entraîner son renvoi du Canada ». Il ressort des motifs que le demandeur n’avait pas [traduction] « d’attentes juridiques bien fondées de pouvoir rester au Canada avant son parrainage ».

[51] En revanche, il y avait une seule phrase qui indiquait que l’agent avait considéré que [traduction] « les lettres et les éléments de son exposé circonstancié faisant état de services communautaires et de relations communautaires étaient satisfaisants pour une personne qui a passé près d’une décennie au Canada ». Bien que l’agent ait ensuite déclaré que ces éléments seraient considérés « favorablement » dans l’évaluation, les motifs sont, au mieux, imprécis quant à la manière dont ce traitement favorable aurait pu influencer la conclusion globale de l’agent sur la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et, de manière réaliste, quant à la mesure dans laquelle un poids accru a été accordé au non‑respect des lois sur l’immigration. Après la rubrique portant sur l’établissement, les motifs ne faisaient aucune autre référence à l’un ou l’autre de ces points, car l’agent n’a fourni aucun raisonnement sur l’appréciation de tous les facteurs d’ordre humanitaire pris ensemble [comme c’est souvent le cas à la fin d’une décision rendue en vertu du paragraphe 25(1)].

[52] Le manque de transparence et de justification dans le raisonnement sur l’établissement au Canada ne suscite pas la confiance dans le résultat de la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire.

[53] Compte tenu des préoccupations supplémentaires au sujet du caractère raisonnable de l’appréciation de la preuve et des observations liées à l’établissement et aux difficultés, la présente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est renvoyée pour nouvel examen.

III. Conclusion

[54] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la demande doit être accueillie.

[55] Par souci de clarté, j’ajoute que la conclusion d’annuler la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire en l’espèce ne repose pas sur la longueur des motifs de l’agent, bien qu’une concision excessive puisse être un facteur inhérent à l’appréciation de la justification adaptée et peut soulever des préoccupations en matière de transparence. Dans la présente affaire, la décision sur le fond n’a pas été jugée conforme aux exigences établies par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Mason, Vavilov et Kanthasamy. Conformément à l’arrêt Vavilov, je ne formule aucune observation sur le bien‑fondé de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[56] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2129-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est accueillie. La décision de l’agent principal en date du 22 février 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Le demandeur est autorisé à mettre à jour sa demande en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2129-22

 

INTITULÉ :

DELROY ANTHONY DENNIS c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 26 juin 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

le 19 octobre 2023

COMPARUTIONS :

Swathi Sekhar

Pour le demandeur

 

James Todd

Pour lE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Swathi Sekhar Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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