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Date : 20231017


Dossier : IMM-8597-21

Référence : 2023 CF 1379

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

RAUL ERNESTO JARAMILLO ESCOBAR

ROSY YULIETH BUSTAMANTE GOMEZ

JUAN ANDRES JARAMILLO BUSTAMANTE

NICOLE VANESSA JARAMILLO BUSTAMANTE

SAMUEL SANTIAGO JARAMILLO BUSTAMANTE

parties demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) qui confirme le bien-fondé d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) que les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) pour des raisons de crédibilité.

[2] Les demandeurs soutiennent que la décision de la SAR doit être infirmée parce que la décision est viciée par une bris d’équité procédurale, et que la détermination quant à leur crédibilité est déraisonnable. Ils soulignent certains manquements de leur ancien avocat, le refus de la SAR d'accepter des preuves supplémentaires et le fait que la SAR n’a pas donné une explication raisonnable quant aux conclusions en matière de crédibilité.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I. Les faits et la décision sous-jacente

[4] Les demandeurs sont citoyens de la Colombie. Raul Ernesto Jaramillo Escobar est le demandeur principal. Les demandes de sa femme, Rosy Yulieth Bustamente Gomez, et celle de leurs enfants réfèrent au narratif du demandeur principal.

[5] En 2015, les demandeurs ont ouvert un restaurant-bar El Emporio à Ibagué, à Tolima, en Colombie. En avril 2019, les demandeurs ont reçu une lettre des Autodefensas Gaitanistas de Colombia (AGC), un groupe puissant criminel en Colombie, exigeant 50 millions de pesos et d'autres articles pour leurs soldats. Les demandeurs n'ont pas acquiescé à leur demande d'extorsion, croyant initialement que la menace n’était pas sérieuse. Le même mois, deux hommes ont rendu visite au demandeur principal dans son bar, l’ont poignardé au bras, et l'ont accusé de ne pas respecter les demandes de l'AGC. Il a reçu des points de suture. Par la suite, le demandeur principal a cessé de se rendre dans son bar et a commencé à gérer l'entreprise par téléphone.

[6] Deux mois plus tard, en juin 2019, les demandeurs ont ouvert un autre bar à Ibagué (Outside Bar) et ont fermé le premier bar qui avait attiré l'attention de l'AGC. En juillet 2019, les demandeurs ont déposé un rapport au bureau du procureur général et ont raconté les événements au journal « Q » Hubo. Suite à des appels téléphoniques et des messages textes le menaçant, le demandeur principal déposa un second rapport au bureau du procureur de la ville et demanda la protection de la police.

[7] La police n’ayant pas réagi pour les protéger, les demandeurs craignant pour leur sécurité déménagèrent à Bogota le 25 juillet 2019. Le 8 août 2019, à Bogota, des membres de l'AGC menacèrent le demandeur principal et sa femme, et ils déposèrent un troisième rapport auprès du bureau du procureur général le même jour. Puisque l’AGC avait réussi à les retrouver à Bogota, les demandeurs décidèrent de retourner à Ibagué pour vivre avec la mère du demandeur principal. Le 18 août 2019, ils ont reçu une autre lettre de menaces de l'AGC et ont déposé un quatrième rapport auprès du bureau du procureur de la ville d’Ibagué trois jours plus tard. Le demandeur principal déposa alors une « plainte finale » auprès de l’Unité nationale de protection (UNP) et commença à chercher des pays offrant refuge. Il choisit le Canada et, le 4 septembre 2019, la famille quitta la Colombie pour le Canada (avec une escale aux États-Unis).

[8] L’audience devant la SPR a eu lieu le 26 octobre 2020. Au début de l’audience devant la SPR, le demandeur principal ajoute à son récit que l’AGC continue de le rechercher et qu’ils ont visité son ancien employeur (emploi qu’il a quitté au mois de septembre 2019) dans le but de le retrouver, mais qu’il n’a aucune preuve de cela.

[9] La SPR accepta le dépôt des six affidavits hors délais, mais remarque qu’aucun de ces affidavits ne mentionne la visite à l’ancien employeur. La SPR estime que ces allégations de dernière minute minent la crédibilité du récit des demandeurs. La SPR ne croit pas que les demandeurs avaient l’intention de déménager à Bogota de façon permanente afin de fuir l’AGC, se fondant sur les affirmations du père et de la mère qu’aucun d’eux n’a quitté son emploi, qu’ils ne se sont pas débarrassés de leur appartement, et qu’ils n’ont pas fermé le second bar durant la période pendant laquelle ils auraient déménagé à Bogota. La SPR a noté qu’ils ont reçu des visas pour un voyage à Disney aux États-Unis en juin et juillet 2019, et qu’ils ont quitté pour Bogota le jour suivant l’approbation de leur demande de protection de la police d’Ibagué. Se fondant sur ces mêmes faits, la SPR conclut que les demandeurs avaient déjà l’intention de quitter la Colombie pour se rendre au Canada, sans avoir eu l’intention de se relocaliser à Bogota pour leur sécurité.

[10] La SPR note aussi les comportements suivants incompatibles avec la crainte alléguée par le demandeur : l’ouverture d’un second bar en juin 2019 pour des raisons financières, et le délai entre l’attaque au poignard et la plainte aux autorités. La SPR remarque aussi que les faits suivants démontrent l’absence d’un risque prospectif : les demandeurs ont fermé leurs bars à Ibagué, et les autres membres de leur famille sont en sécurité à Ibagué et ailleurs en Colombie et n’ont jamais reçu de menaces de l’AGC.

[11] La SPR a rejeté leurs demandes d’asile au motif d’un manque de crédibilité et l’absence d’un risque prospectif.

II. La décision de la SAR

[12] Le 29 octobre 2021, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs en raison d’un manque de crédibilité.

[13] La SAR a rejeté les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs, citant le paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a évalué les onze éléments de preuve déposés en appel et estime qu’aucun fait n’est survenu depuis le rejet de la demande d’asile. Les demandeurs ont présenté devant cette Cour des arguments concernant la pièce A-11, en particulier, une photo, des « text messages » et une facture concernant un message de menace laissé à l’ancienne adresse des demandeurs daté, au plus tard, en octobre 2020. En ce qui concerne la pièce A-11, la SAR a conclu que la preuve ne satisfait pas aux exigences prévues par la loi, parce que les documents concernent des événements qui ont eu lieu avant le rejet de la demande d’asile.

[14] La SAR a aussi considéré l’argument des demandeurs que la négligence ou l’incompétence professionnelle de leur ancien représentant explique le dépôt hors délais des six pièces au début de l’audience devant la SPR – les dépôts hors délai ont taché la crédibilité des demandeurs devant la SPR. La SAR a remarqué que les demandeurs ont plaidé devant elle que les actions de l’ancien représentant et non les actions de la SPR auraient causé un manque d’équité procédurale. La SAR précise qu’une telle question d’équité procédurale s’évalue selon la norme de la décision correcte, et que l’incompétence du représentant est établie selon la norme du caractère raisonnable. La SAR estime qu’elle doit déterminer s’il y a eu une plainte auprès de l’organisme de réglementation compétent, et si l’ancien représentant a reçu un avis suffisant de l’allégation d’incompétence professionnelle afin d’avoir l’opportunité de se faire entendre.

[15] La SAR a rejeté les soumissions concernant les allégations d’incompétence contre l’ancien avocat :

Dans la présente affaire, le nouveau conseil de l’appelant principal ne semble pas avoir transmis les allégations à l’ancien conseil. Aucun élément de preuve n’a été présenté pour montrer que l’appelant principal a pris d’autres mesures, comme formuler une plainte à l’ordre professionnel du conseil. De plus, l’appelant principal n’a pas déposé en preuve des documents qui se rapportent directement aux allégations de l’appelant principal contre l’ancien conseil ou qui les étayent. Les documents déposés en nouvelle preuve traitent de la demande d’asile et non de la présumée inconduite de l’ancien conseil. Pour ces raisons, je suis d’avis que l’appelant principal ne s’est pas acquitté de l’obligation d’aviser son ancien conseil et de lui donner la possibilité de répondre.

[16] La SAR évalue ensuite la demande d’asile en considérant les arguments en appel, et confirme la conclusion négative de la SPR quant à la crédibilité des demandeurs.

[17] Concernant la crédibilité négative liée à l’ajout dans le narratif le matin de l’audience devant la SPR, la visite de l’ex-employeur par les hommes cherchant le demandeur, un événement qui n’est pas corroboré par les pièces déposées hors délais le jour même, la SAR remarque qu’un mois et demi s’est écoulé entre cet événement et l’audience devant la SPR, et que cet événement est crucial pour démontrer la continuation du risque allégué. La SAR a conclu que cet événement ne s’est pas produit et a tiré une inférence négative quant à la crédibilité de la crainte alléguée par les demandeurs.

[18] Concernant la crédibilité négative liée à l’ouverture d’un second bar, la SAR tire la même conclusion que la SPR que, entre les besoins financiers et une crainte pour la vie ayant mené les demandeurs à quitter la Colombie pour retrouver refuge au Canada, la crainte l’aurait emporté sur les besoins financiers. Cela entache la crédibilité concernant la crainte alléguée par les demandeurs.

[19] Concernant la conclusion de la SPR que le déménagement à Bogota n’était pas authentique, en plus de faire les mêmes remarques factuelles que la SPR (résumées ci-dessus), la SAR remarque que les enfants sont restés à Ibagué alors que les parents étaient à Bogota et que, de plus, les demandeurs ont obtenu des visas américains pendant ce temps, ce qui ne cadre pas avec leur crainte alléguée. La SAR remarque aussi que, bien qu’ils aient indiqué en appel ne pas avoir fermé leurs commerces parce qu’ils pouvaient travailler à distance, durant l’audience devant la SPR les demandeurs ont expliqué qu’ils n’ont pas demandé un transfert à leurs employeurs ni entrepris des démarches pour déplacer leurs commerces, contrairement au comportement attendu par la SAR de gens qui ont une crainte telle que celle alléguée par les demandeurs. La SAR en tire une inférence négative quant à la crédibilité de l’intention des demandeurs de déménager de façon permanente pour se protéger.

[20] Concernant le peu de poids accordé par la SPR au rapport déposé au procureur général trois mois après l’attaque en avril 2019, la SAR confirme que ce délai mine la crédibilité concernant la crainte alléguée par les demandeurs. La SAR accorde aussi peu de poids à ce rapport.

[21] La SAR estime aussi que le témoignage lors de l’audience devant la SPR était « imprécis et contradictoire », que la SPR a posé des questions sur les contradictions soulevées dans le formulaire de demande d’asile et dans leur témoignage, et a donné « toutes les occasions d’apporter des précisions nécessaires, ce qu’ils n’ont pas fait ».

[22] Pour tous ces motifs, la SAR a rejeté l’appel. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Les questions en litige et norme de contrôle

[23] Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La SAR a-t-elle manqué au principe d’équité procédurale dans son analyse des allégations de négligence et d’incompétence, ou en rejetant la pièce A-11?

  2. La SAR a-t-elle erré dans son appréciation de la preuve et de la crédibilité?

  3. La SAR a-t-elle erré en omettant d’analyser la demande d’asile en vertu de l’article 97 de la LIPR?

[24] La norme applicable à la question de savoir si la SAR a commis un manquement à l’équité procédurale s’apparente à la norme de la décision correcte : Brefo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 815 au para 13.

[25] La norme applicable aux questions de savoir si la SAR a appliqué les mauvais critères lors de l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve est celle de la décision raisonnable, suivant le cadre d’analyse établi dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. La cour de révision doit « examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et [...] déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada] au para 2). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov au para 100, cité avec approbation dans Postes Canada au para 33).

IV. Analyse

A. La SAR a-t-elle manqué au principe d’équité procédurale dans son analyse des allégations de négligence et d’incompétence, ou en rejetant la pièce A-11?

(1) Les soumissions des parties

[26] Premièrement, les demandeurs estiment que la SAR a erré en reprochant aux demandeurs de ne pas avoir partagé leurs allégations de négligence ou d’incompétence avec l’ancien représentant avant de déposer le dossier d’appel. Ils estiment que faire cela avant de déposer le dossier d’appel n’est pas exigé par l’Avis de pratique – Allégations à l’égard d’un ancien conseil de la Commission de l’immigration et du statut de réfugiée (« Avis de pratique de la CISR ») – et qu’en fait, cet avis de pratique exige de le faire avant que la procédure ne soit terminée.

[27] Les demandeurs affirment que devant la CISR, l’envoi d’une déclaration écrite contentant les allégations contre un ancien représentant n’est pas une condition pour invoquer un argument en lien avec l’incompétence de celle-ci. C’est pour cette raison que lorsqu’un commissaire considère que les dossiers contiennent ce type d’allégation ou que la question est importante aux enjeux du dossier, il informe les demandeurs ou les appelants afin qu’ils se conforment à l’Avis de pratique. En l’instance, la SAR ne l’a pas fait. Par conséquent, selon les demandeurs, il n’est pas question du comportement de l’ancien avocat, mais plutôt un argument que la SAR a manqué à son obligation de les informer qu’ils devaient se conformer à la procédure de l’Avis. Les demandeurs soutiennent que si la SAR était d’avis que l’enregistrement de l’audience (qui contenait le reproche du demandeur envers son ancien avocat) était insuffisant pour expliquer l’absence de communication quant à l’allégation d’incompétence, elle devait les informer, ce que la SAR n’a pas fait dans ce cas.

[28] Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que, lors de l’analyse de cet argument, la SAR a confondu son rôle avec celui de la Cour fédérale. Un indice soulevé est qu’elle a affirmé qu’elle doit évaluer les éléments d’équité procédurale selon la décision correcte – alors que le rôle de la SAR est toujours d’évaluer le dossier SPR selon cette norme. Cela suggère que la SAR a appliqué le protocole « Concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger » (le Protocole), de la Cour fédérale, au lieu de suivre les règles contenues dans l’Avis de pratique de la CISR.

[29] Troisièmement, les demandeurs allèguent que le raisonnement de la SAR concernant les allégations de négligence ou d’incompétence ne respecte pas les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité décrits dans Vavilov. En particulier, la SAR fait référence à des procédures non applicables (elle fait référence à une « plainte » et à une « procédure en contrôle judiciaire »), et fait référence à un « tribunal » dont l’identité ne peut pas être déduite.

[30] Quatrièmement, les demandeurs affirment que la SAR a erré en mentionnant, au paragraphe 18 de son raisonnement, que les demandeurs n’ont pas invoqué la violation de l’équité procédurale par la SPR, alors qu’ils l’avaient fait au paragraphe 12 de leur mémoire d’appel.

[31] Concernant le rejet de la pièce A-11, les demandeurs estiment que le rejet brime l’équité procédurale parce que cette détermination a empêché l’application de l’article 110(6) de la LIPR, qui aurait permis à la SAR de tenir une audience. Ce qui aurait remédié au bris d’équité procédurale commis par la SPR lorsqu’elle n’a pas demandé pourquoi les demandeurs ont déposé la nouvelle preuve hors délais.

[32] En réponse, le défendeur soutient que les demandeurs ne se présentent pas avec des « pattes blanches » ou « mains propres », car leur comportement n’est pas irréprochable envers le représentant précédent et les règles de la SAR et de cette Cour. Le défendeur soutient que cette raison justifie le rejet de leurs arguments, citant Wong c Canada (MCI), 2010 CF 569 au para 10.

[33] Le défendeur argumente que, peu importe le moment auquel les demandeurs devaient informer l’ancien représentant (et ce, pour respecter les droits du représentant, et pour que cette Cour puisse bénéficier du point de vue de ce dernier), ils ne l’ont pas fait. Ainsi, selon le défendeur, les demandeurs sont forclos de plaider devant cette Cour des manquements par leur ancien représentant, et cette Cour se doit de ne pas considérer ces arguments. Le défendeur affirme que le défaut des demandeurs de se conformer au Protocole est, à elle seule, une raison pour que cette Cour ne se penche pas sur leurs allégations de manquements professionnels, citant Salaudeen v Canada (MCI), 2022 FC 39 au para 21.

[34] Le défendeur précise que les demandeurs n’auraient pas eu à se conformer aux exigences du Protocole s’ils s’étaient conformés aux exigences de l’Avis de pratique de la CISR en informant l’ancien représentant (ce qu’ils auraient pu faire durant les neuf mois entre l’avis d’appel du 18 janvier 2021 et la décision finale de la SAR du 29 octobre 2021) avant de plaider cet argument, et ce, afin que la version des faits du représentant soit présentée devant la SAR. Le défendeur argumente que les demandeurs ne font que réitérer des arguments déjà présentés et rejetés par la SAR.

[35] Parallèlement, le défendeur soutient que, même si on acceptait les arguments des demandeurs que la SAR aurait dû trouver un bris d’équité procédurale, les conclusions raisonnables de la SAR tiennent toujours quant au comportement incompatible des demandeurs et à l’analyse de la crédibilité du demandeur principal. Le défendeur cite Paulo c Canada (MCI), 2020 CF 990, où l’honorable juge Gascon explique que l’erreur commise par un décideur n’est pas déterminante si le résultat avait été le même sans l’erreur.

[36] Quant à l’exclusion de la pièce A-11, le défendeur argumente que la SAR n’a pas commis une erreur de fond, parce que c’est évident que le courriel envoyant la pièce a été envoyé au plus tard en octobre 2020, donc avant la décision de la SPR. Le fait que la SAR a fait référence à octobre 2021 est seulement une erreur typographique.

(2) Discussion

[37] Je n’accepte pas les soumissions des demandeurs quant à l’équité procédurale.

[38] Même si je suis d’accord que l’analyse de ce point par la SAR n’est pas parfaite et peut porter à la confusion, je suis d’avis que sa ligne directrice est clairement évidente : la SAR reproche aux demandeurs de ne pas avoir informé l’ancien représentant avant la fin de la procédure, et de ne pas avoir déposé des documents corroborant leur version des faits.

[39] L’Avis de pratique de la CISR est clair : une partie qui soulève des allégations quant à l’incompétence ou négligence d’un ancien représentant doit l’informer « dès que possible. » Les demandeurs ne l’ont pas fait. Ils ont déposé leur mémoire devant la SAR le 18 janvier 2021; la décision de la SAR a été rendue le 29 octobre 2021. Donc, les demandeurs avaient pleinement l’opportunité d’informer leur ancien représentant.

[40] Les demandeurs affirment que ce n’est pas nécessaire de l’informer de leurs plaintes quant à sa conduite, parce que la question a été discutée avec l’ancien représentant au début de l’audience devant la SAR. Les demandeurs ont reconnu lors de l'audience qu'il existe une différence importante entre une discussion générale sur les préoccupations et une allégation d’incompétence professionnelle.

[41] De plus, je n’accepte pas qu’une politique de la SAR (s’il y en a une) d’informer les parties quand elle perçoit qu’une allégation d’incompétence fait partie de la cause, peut remplacer ou outrepasser l’obligation primordiale qui pèse sur les épaules des demandeurs d’informer leur ancien représentant des allégations d’incompétence qu’ils soulèvent dès que possible.

[42] À l’audience, les demandeurs ont nié qu'ils avançaient un argument d'incompétence professionnelle à l’encontre de leur ancien représentant; ils soutiennent que leur plainte est plutôt axée sur les actions de la SAR. Le problème avec cette position c’est que les soumissions et la preuve déposée par les demandeurs, soit ceux devant la SAR et devant la Cour, incluent des soumissions claires et directes en ce qui concerne le comportement de leur ancien représentant. Par exemple, l’affidavit du demandeur affirme :

17. Devant la Section de protection de réfugiés, je me suis senti inadéquatement représenté pour les motifs développés dans mon mémoire d’appel, voir pièce « A »;

18. Je considère que cette représentation inadéquate a créé un état d’esprit chez le tribunal qui l’a amené à miner déraisonnablement ma crédibilité en raison de faits qui ont échappé à mon contrôle ;

[43] Il est clair que les arguments des demandeurs sont entièrement axés sur l'incompétence présumée de leur ancien représentant, et que le fait de ne pas avoir prévenu l'ancien représentant que les allégations en question étaient avancées est à la base de la décision de la SAR. Il n'y a pas eu de déni d'équité procédurale.

[44] En ce qui concerne la décision de la SAR de ne pas avoir accepté le dépôt de la nouvelle preuve en A-11, je ne trouve aucune erreur. La SAR n’a pas erré en déterminant que les événements décrits dans ce document ont eu lieu avant la décision de la SPR. Il est évident que la référence à octobre 2021 au lieu d'octobre 2020 était simplement une erreur typographique. La décision de la SAR concernant cet élément est en conformité aux exigences de la loi, et il n’y a pas une bris d’équité procédurale.

B. La SAR a-t-elle erré dans son appréciation de la preuve et de la crédibilité?

(1) Les soumissions des parties

[45] Les demandeurs affirment qu’ils ont subi plusieurs incidents de menace avant leur départ de la Colombie, et qu’ils ont pris des mesures pour se protéger. Ils soutiennent que la SAR n’a pas traité les allégations centrales à leur demande, mais plutôt a mis trop d’emphase sur les éléments accessoires. Ils soutiennent aussi que la SAR s’est fiée aux conclusions de fait de la SPR sans apprécier la preuve de manière indépendante. Les demandeurs estiment que cela a mené la SAR à une conclusion erronée quant à leur crédibilité.

[46] De plus, les demandeurs soutiennent que la SAR a erré au paragraphe 34 en estimant que le témoignage des demandeurs est « imprécis et contradictoire », mais n’a pas énuméré les contradictions auxquelles elle fait référence. Citant Mohamed c Canada (MCI), 2020 CF 1145 aux para 36 et 37, les demandeurs affirment que cela est une erreur qui entache l’entièreté de la décision. Les demandeurs soutiennent que cette absence d’analyse est d’autant plus déraisonnable parce que la SAR reconnait que la SPR n’a pas relevé de contradictions. Les demandeurs affirment que ce n’est pas « intelligible » ou « transparente », comme requis par Vavilov.

[47] Le défendeur affirme que la décision de la SAR quant à la crédibilité des demandeurs est raisonnable. La SPR a discuté une série d’éléments, incluant, le comportement incompatible des demandeurs n’en utilisant pas les visas qu’ils ont obtenus des États-Unis pour fuir la Colombie, leur délai à quitter la Colombie, le fait qu’ils ont décidé d’ouvrir un deuxième bar après les menaces initiales. La SAR n’a pas trouvé d’erreurs dans cette analyse, et le défendeur soutient que la décision de la SAR n’est pas fondée seulement sur la détermination que le témoignage des demandeurs est imprécis et contradictoire.

(2) Discussion

[48] Je ne suis pas convaincu par les soumissions des demandeurs. La détermination de la SAR quant à leur crédibilité est logique et claire.

[49] La SAR a noté, avec raison, qu’en plus du dépôt tardif de l’information que le demandeur principal a reçu de son ancien employeur que l’AGC le recherchait à son lieu de travail, la preuve documentaire déposée au dossier (preuve que la SPR a admise) ne vient pas corroborer le témoignage du demandeur principal.

[50] La SAR a aussi résumé les autres éléments centraux à la détermination de crédibilité par la SPR, dont la plupart concernent un comportement incompatible avec le risque présumé de préjudice auquel ils disent avoir été confrontés. Les éléments sont notamment: le fait que les demandeurs ont ouvert un deuxième bar à Ibagué, étant donné les menaces auxquelles ils faisaient déjà face; que leur déménagement à Bogota n’est pas authentique; et leur délai de demande de protection de l’État. C’est seulement après avoir discuté ces éléments d’une façon détaillée en référant aux faits du dossier, que la SAR a aussi indiqué que le membre a « porté une attention particulière à l’enregistrement de l’audience et j’y ai trouvé un témoignage imprécis et contradictoire. » (Décision SAR, au para 34). Même si j’accepte que la SAR ait pu expliquer cette conclusion de manière plus détaillée, je n’accepte pas que ce soit une erreur suffisante à rendre la décision déraisonnable.

[51] Il faut se rappeler les propos de la Cour suprême dans Vavilov au paragraphe 125 :

Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur... (citations omises).

[52] Compte tenu de mes conclusions ci-dessus, il n'y a pas lieu de remettre en cause les conclusions quant à la crédibilité de la SAR.

C. La SAR a-t-elle erré en omettant d’analyser la demande d’asile en vertu de l’article 97 de la LIPR?

(1) Les soumissions de parties

[53] Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR que leur crédibilité a été entachée par l’absence de « crainte » est déraisonnable. Ils argumentent que leur dossier n’est pas basé sur l’article 96 de la LIPR (qui traite d’une « crainte »), mais plutôt sur l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, qui traite du « risque », lequel est entièrement objectif et ne requière pas une notion de crainte.

[54] Selon les demandeurs, l’impact de l’erreur par la SAR est amplifié par la répétition; la SAR a mentionné l’absence de crainte à plusieurs reprises. En conséquence, c’est impossible de savoir si la SAR a mené sa propre analyse et a appliqué les bons critères. Les demandeurs argumentent que ce n’est pas une analyse raisonnable qui est conforme au cadre d’analyse de Vavilov.

[55] Le défendeur rejette cette prétention, notant que le mémoire des demandeurs devant la SAR a, lui-même, fait référence au terme « crainte ». Selon le défendeur, c’est évident que la SAR a fait l’analyse de la cause sous l’article 97 de la LIPR, et l’utilisation du terme « crainte » est simplement une réflexion du fait que la SAR a répondu aux prétentions écrites des demandeurs.

(2) Discussion

[56] Il n’y a pas d’erreurs dans l’analyse de la SAR; c’est clair que la SAR a compris que la demande des demandeurs est fondée sur l’article 97 de la LIPR, et l’analyse de la SAR est conforme avec les exigences de cette disposition de la loi.

[57] L’analyse de la SAR reflète les soumissions des demandeurs, et la façon dont ils ont exprimé leur position. La prise en compte des positions des parties est une indication d’une décision raisonnable, selon le cadre d’analyse de Vavilov. Je suis d’accord avec le défendeur que les demandeurs ont fait référence au concept de la « crainte » dans leurs représentations, et la SAR a simplement adopté leur terme dans la décision. En lisant la décision de la SAR dans sa totalité, c’est évident que la SAR a examiné le dossier avec la perspective de l’article 97 de la LIPR. C’est une analyse raisonnable, et l’utilisation du mot « crainte » n’est pas une indication que la SAR a erré dans sa compréhension du cadre juridique qui s’applique.

V. Conclusion

[58] Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[59] Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-8597-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8597-21

INTITULÉ :

RAUL ERNESTO JARAMILLO ESCOBAR, ROSY YULIETH BUSTAMANTE GOMEZ, JUAN ANDRES JARAMILLO BUSTAMANTE, NICOLE VANESSA JARAMILLO BUSTAMANTE, SAMUEL SANTIAGO JARAMILLO BUSTAMANTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 août 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 17 Octobre 2023

COMPARUTIONS :

Me Fabiola Ferreyra Coral

POUR Les PARTIEs DEMANDERESSEs

Me Mario Blanchard

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROA Services Juridiques Montréal, Québec

POUR les PARTIEs DEMANDERESSEs

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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