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Date : 20231018


Dossier : T-1380-22

Référence : 2023 CF 1385

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS

ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

demanderesse

et

VIDÉOTRON LTÉE ET

QUÉBECOR MÉDIA INC.

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Par voie de requête, Québecor Média Inc et Vidéotron Ltée [Québecor] demandent la radiation de la déclaration de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique [la SOCAN] ou, subsidiairement, la suspension de la procédure au profit de celle engagée devant la Cour supérieure du Québec. Selon Québecor, la Cour fédérale n’a manifestement pas compétence pour instruire l’affaire ou, subsidiairement, que la compétence de la Cour est suffisamment incertaine pour justifier que l’affaire soit plutôt instruite par la Cour supérieure du Québec, dont la compétence est reconnue.

[2] La demande de la SOCAN découle d’un conflit au sujet de redevances que Québecor devait verser pour l’utilisation d’œuvres du répertoire de la SOCAN en 2018. Québecor reconnaît être débitrice de redevances à ce titre. Cependant, fin 2018, elle a déduit du montant de ces redevances des sommes qu’elle affirme avoir payées en trop de 2014 à 2018. Québecor soutient que ce trop-perçu résulte de l’application d’une entente conclue en 2018 par la SOCAN, Québecor et d’autres entreprises de distribution de radiodiffusion [EDR] relative à certaines obligations quant aux tarifs sur le droit d’auteur [Entente de 2018]. La SOCAN convient que des sommes excédentaires ont été payées à compter d’avril 2018, mais estime qu’il n’y a pas eu de trop-perçu de 2014 à mars 2018, et que Québecor n’avait pas le droit de déduire unilatéralement ces trop-perçu des sommes à verser en 2018.

[3] Québecor fonde son argument relatif à la compétence sur l’affirmation que, bien que la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, ch C-42 constitue la toile de fond de l’espèce, les questions en litige ne portent que sur l’interprétation de l’Entente de 2018. Selon Québecor, l’affaire concernerait essentiellement une demande fondée sur un manquement contractuel soulevant des questions relatives à la doctrine de la compensation en equity, et la Cour fédérale ne serait pas compétente à l’égard de telles questions, qui relèvent du droit provincial.

[4] Je conclus qu’il n’est pas évident et manifeste que notre Cour n’a pas la compétence requise à l’égard de la demande de la SOCAN. Cette demande vise l’octroi de réparations prévues par la Loi sur le droit d’auteur, plus particulièrement le versement de sommes dues en application de tarifs sur le droit d’auteur ou, subsidiairement, l’octroi de dommages‑intérêts ou de dommages‑intérêts préétablis pour violation du droit d’auteur. Plusieurs des éléments requis de la demande de la SOCAN pourraient être concédés par Québecor, et la détermination de la demande, et en particulier la défense principale de Québecor à la demande, pourrait nécessiter l’interprétation d’un contrat. Toutefois, il n’est pas évident et manifeste que la nature ou le caractère essentiel de la demande s’en trouvent modifiés, ou que cela fait sortir la question du champ de compétence conféré à notre Cour par la Loi sur le droit d’auteur.

[5] Vu la nature de la requête de Québecor, il n’est pas nécessaire que la Cour tranche définitivement la question de la compétence. Cependant, dans sa requête subsidiaire en suspension, Québecor avance que la compétence de notre Cour est tout au moins incertaine, de sorte qu’il serait dans l’intérêt de la justice que la Cour supérieure du Québec instruise plutôt l’affaire. Selon moi, même en supposant qu’une telle incertitude en matière de compétence puisse justifier une suspension, la compétence de notre Cour n’est pas suffisamment incertaine, et la preuve que Québecor subirait un préjudice est insuffisante, pour justifier de suspendre la procédure devant le tribunal choisi par la SOCAN au profit du tribunal choisi par Québecor.

[6] La requête est donc rejetée. Conformément à l’entente intervenue entre les parties, des dépens de 6 000 $ sont adjugés à la SOCAN.

[7] Pour clôturer cet aperçu, je tiens à saluer les parties et leurs avocats pour la manière ciblée, collaborative et adroite dont cette requête a été présentée.

II. Questions en litige

[8] La requête soulève deux questions :

  1. La déclaration de la SOCAN devrait-elle être radiée pour défaut de compétence?

  2. Dans la négative, l’instance devrait-elle être suspendue au profit de la procédure devant la Cour supérieure du Québec?

III. Analyse

A. La déclaration ne devrait pas être radiée

(1) Principes relatifs à une requête en radiation

[9] Les principes encadrant une requête en radiation présentée en application de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, sont bien établis. Pour qu’une demande puisse être radiée, il faut démontrer que « la Cour fédérale n’a manifestement pas compétence pour connaître de cette demande » : Windsor (City) c Canadian Transit Co, 2016 CSC 54 [Pont de Windsor] au para 24, citant Hodgson c Ermineskin Indian Band No 942, 2000 CanLII 15066 (CF) au para 10. En d’autres termes, il doit être « évident et manifeste » que la Cour fédérale n’a pas la compétence voulue : Canada c Roitman, 2006 CAF 266 au para 15; Canada c Domtar Inc, 2009 CAF 218 au para 21; Berenguer c Sata Internacional – Azores Airlines, SA, 2023 CAF 176 aux para 22–26. Pour décrire une procédure qui ne répond pas au critère « évident et manifeste », on dit parfois que l’affaire a « quelque chance de succès », ou qu’il y a des « arguments défendables » : Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959 aux pp 972, 974, 980, 989; Bauer Hockey Corp c Sport Maska inc (Reebok-CCM Hockey), 2014 CAF 158 au para 35; Alberta c Canada, 2018 CAF 83 aux para 15, 36, 62; Berenguer au para 47. Par souci de concision, j’utiliserai l’expression « on peut soutenir que » lorsque le critère « évident et manifeste » n’est pas rempli.

[10] Dans le cas d’une requête en radiation pour défaut de compétence, les parties peuvent produire des éléments de preuve se rapportant à cette question : Berenguer au para 26, et Hodgson au para 9, faisant tous deux référence à l’arrêt Mil Davie Inc c Société d’Exploitation et de Développement d’Hibernia Ltée, 1998 CanLII 7789 (CAF) aux para 7–8; mais voir JP Morgan Asset Management (Canada) Inc c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 aux para 51–64 sur les limites de ce principe, du moins lorsqu’il est question d’un contrôle judiciaire. En l’espèce, les parties ont produit un exposé conjoint des faits exhaustif, valable uniquement pour les fins de la présente requête, qui expose les documents sous-jacents pertinents et présente le contexte de la demande, et au sujet duquel elles ont donné leur accord uniquement en lien avec la présente requête. Pour sa majeure partie, l’exposé conjoint des faits reproduit les allégations formulées dans la déclaration, inclut des documents qui y sont mentionnés ou expose l’état d’autres procédures : JP Morgan au para 54. Dans les circonstances, comme les parties se sont mises d’accord et compte tenu de la nature des arguments soulevés, je conclus qu’il est dans l’intérêt de la justice de tenir compte de l’exposé conjoint des faits lors de l’examen de la requête en radiation et de la requête subsidiaire en suspension : JP Morgan au para 53; Berenguer au para 26.

(2) Principes relatifs à l’appréciation de la compétence de la Cour fédérale

[11] La Cour fédérale est une cour d’origine législative établie en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 comme tribunal « pour la meilleure administration des lois du Canada » : 744185 Ontario Inc c Canada, 2020 CAF 1 [Air Muskoka] au para 29; Pont de Windsor au para 31. En sa qualité de cour d’origine législative, la Cour fédérale ne jouit que de la compétence qui lui a été conférée par la loi : Air Muskoka au para 28; Pont de Windsor au para 33. L’attribution de compétence est elle-même sujette à des limites constitutionnelles instaurées par l’article 101. Pour déterminer si la Cour fédérale a compétence à l’égard d’une demande, il faut déterminer si la demande relève d’une attribution législative valide de compétence à notre Cour aux fins de l’administration des lois fédérales : Pont de Windsor aux para 33–35.

[12] Comme le fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Roitman, lors de l’appréciation de la compétence de la Cour fédérale à l’égard d’une action, la déclaration ne doit pas être « prise au pied de la lettre ». La Cour doit plutôt se pencher sur la nature de la demande pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une « tentative déguisée » d’étendre la compétence de la Cour fédérale : Roitman au para 16. Par la suite, la Cour d’appel a précisé qu’il incombe, « dans un premier temps » de déterminer la « nature essentielle de la demande » en faisant une « appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur » et en tenant compte de son « objectif premier » : Domtar aux para 26–30; JP Morgan au para 50.

[13] Dans l’arrêt Pont de Windsor, les juges majoritaires de la Cour suprême ont repris l’approche et le vocabulaire adoptés dans les arrêts Roitman, Domtar et JP Morgan, confirmant la nécessité de d’abord déterminer « la nature ou le caractère essentiel » de la demande en appréciant le résultat concret visé par le demandeur : Pont de Windsor aux para 25–26. Cette appréciation ne se fait pas « au cas par cas ou au regard d’une question litigieuse à la fois » : Pont de Windsor au para 25. Néanmoins, la Cour pourrait être compétente à l’égard d’une partie de la demande mais pas à l’égard du reste, ou encore elle pourrait avoir la compétence voulue à l’égard de l’objet de la demande mais pas à l’égard de l’objet d’un moyen de défense donné ou d’une mise en cause : voir, p. ex. Première Nation Pasqua c Canada (Procureur général), 2016 CAF 133 au para 8, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 2016 CanLII 89832 (CSC); Air Muskoka au para 32; McCain Foods Limited c JR Simplot Company, 2021 CAF 4 aux para 57–65, 90–95; Inuksuk I (Ship) c Sealand Marine Electronics Sales and Services Ltd, 2023 CAF 170 aux para 51–56.

[14] Même si la déclaration ne doit pas être prise au pied de la lettre, il faut, pour déterminer la nature essentielle de la demande, apprécier la demande que la demanderesse a choisi d’introduire et non celle qu’elle aurait pu introduire : Pont de Windsor au para 27. L’accent est mis sur la cause d’action de la demanderesse, sur le fondement de cette cause d’action et sur le droit de la demanderesse de solliciter la réparation demandée : Pont de Windsor aux para 41–42; McCain au para 59. Dans l’arrêt Pont de Windsor, cette analyse repose essentiellement sur l’examen de la réparation sollicitée : Pont de Windsor aux para 28–30.

[15] Une fois déterminé la nature ou le caractère essentiel de la demande, l’exercice visant à déterminer la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la demande suit une analyse en trois volets, connue sous le nom de critère de l’arrêt ITO, que la Cour suprême a établie dans l’arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 SCR 752 à la p 766. Le critère de l’arrêt ITO exige que trois conditions essentielles soient réunies pour conclure à la compétence de la Cour fédérale :

1. Il doit y avoir une attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[16] Les parties reconnaissent que le critère de l’arrêt ITO encadre l’appréciation de la compétence. Elles ne s’entendent toutefois pas sur son application, et plus particulièrement sur la nature de la demande de la SOCAN.

[17] L’arrêt Pont de Windsor confirme que le critère « évident et manifeste » s’applique à l’appréciation de la compétence, mais l’analyse de la Cour suprême n’indique pas clairement si ce critère s’applique à chacune des étapes (la détermination initiale de la nature essentielle ainsi que les trois volets du critère de l’arrêt ITO) : Pont de Windsor aux para 24, 28–30, 36–65. La Cour d’appel fédérale a cependant confirmé récemment que le critère « évident et manifeste » s’applique à chacune des étapes : Berenguer aux para 41, 47, 57, 61–67.

(3) Contexte de la demande de la SOCAN

a) Cadre législatif régissant les tarifs sur le droit d’auteur et les sociétés de gestion

[18] La SOCAN est une société de gestion qui, en vertu de ce qui constitue maintenant la partie VII.1 de la Loi sur le droit d’auteur, peut percevoir les redevances relatives à l’utilisation de certains droits associés à son répertoire d’œuvres musicales et répartir ces redevances entre ses membres. Ce qui est pertinent en l’espèce est le droit exclusif de SOCAN d’autoriser l’utilisation des droits d’exécution et de communication au Canada.

[19] Certaines des redevances que perçoit la SOCAN sont versées conformément aux tarifs homologués par la Commission du droit d’auteur. Selon le paragraphe 67(1) de la Loi sur le droit d’auteur, une société de gestion peut déposer un projet de tarif en vue de l’établissement des redevances à verser relativement aux droits qu’elle administre. La Loi sur le droit d’auteur prévoit également un processus pour le dépôt et la publication des projets de tarif, pour le dépôt d’une opposition et pour l’homologation des projets de tarif : Loi sur le droit d’auteur, arts 68–70.1. Après l’homologation d’un tarif, la société de gestion peut percevoir les redevances figurant au tarif et, en cas de non‑paiement, en poursuivre le recouvrement en justice : Loi sur le droit d’auteur, art 73. Elle ne peut cependant pas intenter de recours pour violation d’un droit contre quiconque a payé ou a offert de payer les redevances figurant au tarif homologué applicable à l’acte en question : Loi sur le droit d’auteur, art 73.3a).

[20] La Loi sur le droit d’auteur envisage la possibilité qu’un tarif proposé ne soit pas homologué avant, ou même pendant, sa période d’application. Dans ce cas, s’il existait un tarif antérieur visant le même acte que celui faisant l’objet du projet de tarif, une personne autorisée peut accomplir les actes visés par ce tarif antérieur et la société de gestion peut percevoir les redevances prévues par ce tarif : Loi sur le droit d’auteur, arts 73.2, 73.3b). En l’absence de tarif antérieur, il ne peut être intenté aucun recours contre quiconque a offert de payer les redevances figurant au projet de tarif et qui s’appliqueront à l’égard de l’acte une fois le tarif homologué : Loi sur le droit d’auteur, art 73.3c).

[21] Le paragraphe 67(3) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit qu’une société de gestion (comme la SOCAN) peut, au lieu de percevoir des redevances conformément à un tarif homologué, conclure des ententes en vue de l’établissement de redevances à payer. Les tarifs homologués ne s’appliquent pas relativement aux questions réglées par toute entente visée au paragraphe 67(3) : Loi sur le droit d’auteur, art 74.

[22] Les dispositions auxquelles il est fait référence plus haut font partie d’importantes modifications aux dispositions de la Loi sur le droit d’auteur régissant la gestion collective du droit d’auteur, entrées en vigueur en avril 2019 : Loi no 2 d’exécution du budget de 2018, LC 2018, ch 27, arts 296, 302. La version antérieure de la Loi sur le droit d’auteur comportait des dispositions analogues à certaines de ces nouvelles dispositions. Toutefois, même si, en application de l’ancienne version de la Loi sur le droit d’auteur, de nombreuses sociétés de gestion pouvaient conclure des ententes pour établir les redevances à payer pour l’utilisation d’œuvres protégées par le droit d’auteur, les droits relatifs aux exécutions en public et à la télécommunication au public administrés par la SOCAN devaient faire l’objet d’un tarif : Loi sur le droit d’auteur (version antérieure), arts 67–68.2, 70.12; Université York c Canadian Copyright Licensing Agency (« Access Copyright »), 2020 CAF 77 aux para 177–178, conf par 2021 CSC 32; Ré:Sonne c Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138 aux para 9–13, 82.

b) Tarifs pertinents en l’espèce

[23] Québecor et d’autres EDR recourent à des méthodes diverses pour transmettre leur programmation audiovisuelle aux téléspectateurs du Canada, notamment la diffusion traditionnelle par l’intermédiaire de stations de télévision commerciale, les services payants et spécialisés et, plus récemment, les services en ligne. Différents tarifs visent l’utilisation par les EDR, dans l’exécution de leurs diverses activités, des œuvres figurant dans le répertoire de la SOCAN, et une même utilisation peut être visée par plus d’un tarif. Québecor verse périodiquement à la SOCAN les redevances découlant de ces tarifs. Six tarifs sont en cause en l’espèce :

  • Tarif 16 — Fournisseurs de musique de fond

  • Tarif 17 — Transmission de services de télévision payante, services spécialisés et autres services de télévision par des entreprises de distribution

  • Tarif 22.D.1 — Services audiovisuels en ligne

  • Tarif 22.D.3 — Services audiovisuels alliés

  • Tarif 26 — Services sonores payants

  • Tarif provisoire pour la retransmission de signaux éloignés de télévision [tarif pour la retransmission]

[24] Il n’est pas contesté, dans le cadre de la présente requête, que l’utilisation par Québecor d’œuvres musicales tirées du répertoire de la SOCAN pendant la période de juillet à décembre 2018 a généré des redevances dues en vertu des tarifs mentionnés ci-dessus et s’élevant à environ 1,5 million de dollars. La plus grande partie de ces redevances (près de 1,3 million de dollars) découle du tarif 17. Diverses autres sommes de moins de 90 000 $ découlent de chacun des autres tarifs.

[25] Parmi les tarifs énumérés plus haut, seul le tarif pour la retransmission a été homologué pour 2018 par la Commission du droit d’auteur. La plus récente homologation du tarif 16 concerne la période 2010‑2011; celle du tarif 17 la période 2009‑2013; celles des tarifs 22.D.1 et 22.D.3 la période 2007‑2013; et celle du tarif 26 la période 2007‑2016.

c) Entente de 2018

[26] Alors que plusieurs projets de tarif de la SOCAN n’avaient pas encore été examinés par la Commission du droit d’auteur, la SOCAN, Québecor et d’autres EDR ont conclu l’entente de 2018, qui s’intitule [traduction] « Entente expérimentale sur la diffusion audiovisuelle, les EDR et la transmission en ligne ». Elle porte sur trois tarifs en particulier : le tarif 2.A, qui porte sur la diffusion par les stations de télévision commerciales, le tarif 17 et le tarif 22.D.3.

[27] L’Entente de 2018 fait référence aux tarifs antérieurs homologués par la Commission du droit d’auteur pour le tarif 2.A, le tarif 17 et les tarifs 22.B et G, ainsi qu’aux projets de tarif déposés par la SOCAN couvrant différentes années pour le tarif 2.A, le tarif 17 et les tarifs 22.4, 22.D et 22.D.1. À l’époque, les EDR s’étaient opposées aux projets de tarif de la SOCAN, qui étaient encore en cours d’examen par la Commission.

[28] L’Entente de 2018 précise que les parties sont parvenues à un consensus au sujet des redevances et d’autres modalités des projets de tarif pour la période s’échelonnant de 2007 à 2020. Les parties ont convenu que la SOCAN déposerait, pour homologation par la Commission, un projet de [traduction] « tarifs convenus » (« settlement tariffs ») pour les tarifs 2.A et 17, ainsi qu’un nouveau projet de tarif 22.D.3. S’agissant des tarifs 2.A et 17, les tarifs convenus reprenaient les derniers tarifs homologués par la Commission, lesquels s’appliquaient déjà à l’époque conformément au paragraphe 68.2(3) de la Loi sur le droit d’auteur, une disposition qui a été incorporée dans l’actuel article 73.2. Pour ce qui est du tarif 22.D.3, le tarif convenu par les parties avait été joint à l’entente. De ce fait, les EDR ont accepté de retirer leurs oppositions aux projets de tarifs.

[29] L’Entente de 2018 comporte cinq autres dispositions pertinentes en l’espèce :

  • si la Commission n’homologue pas les tarifs qui reflètent les modalités de l’entente et les tarifs convenus, les tarifs convenus resteront en vigueur entre les parties (article 4);

  • indépendamment de l’homologation par la Commission des tarifs convenus, et indépendamment des modalités de ces tarifs, les parties reconnaissent que les EDR avaient, à la date de signature de l’entente, [traduction] « effectué tous les paiements requis et rempli toutes leurs autres obligations » conformément aux projets de tarif et aux tarifs homologués (article 5);

  • à compter du premier mois civil suivant la signature de l’entente, les EDR se conformeront aux tarifs convenus en versant les redevances et en prenant les autres mesures énoncées dans ces tarifs (article 6);

  • en effectuant les paiements requis pendant la période de validité de l’entente et selon les tarifs convenus, les EDR seront réputées s’être acquittées de leurs obligations, même si la Commission n’homologue pas les tarifs convenus (article 9);

  • dans le préambule de l’entente, la SOCAN reconnaît que l’utilisation que les EDR peuvent faire des œuvres figurant dans son répertoire pourrait être visée par plus d’un tarif convenu, et les EDR confirment leur intention de faire rapport des utilisations et de verser les redevances afférentes suivant un seul tarif, dans la mesure du possible (attendu M).

[30] S’agissant de l’attendu M, les parties reconnaissent que leur intention, en établissant le nouveau tarif 22.D.3, était de faire en sorte que les EDR fassent rapport des utilisations et versent les redevances afférentes suivant un seul tarif, afin d’instaurer un taux de redevance harmonisé.

d) Paiement en cause et compensation

[31] Après avoir conclu l’Entente de 2018 au début de 2018, Québecor a continué à verser périodiquement des redevances à la SOCAN, comme elle le faisait auparavant. Cette façon de faire ne tenait pas compte du nouveau projet de tarif 22.D.3 et de l’approche appliquant un tarif unique en cas de chevauchement. Plus particulièrement, Québecor a continué à verser les redevances figurant au tarif 22.D.1 pour l’un de ses services internet, le Club illico, au lieu de verser les redevances prévues par les tarifs 17 et 22.D.3, comme permis par l’Entente de 2018, ce qui aurait généré des redevances moins élevées. Québecor a continué à calculer et à verser les redevances selon l’ancienne approche jusqu’en octobre 2018.

[32] Le 31 octobre 2018, Québecor a informé la SOCAN qu’elle appliquerait rétroactivement les modalités de l’Entente de 2018 à des redevances qu’elle avait versées en lien avec le Club illico entre 2014 et 2018. Selon les calculs de Québecor, la différence entre la somme payée suivant l’ancienne méthode (appliquant le tarif 22.D.1) et la somme qu’elle aurait payée suivant la nouvelle méthode (appliquant les tarifs 17 et 22.D.3) était d’environ 1,435 million de dollars.

[33] Québecor a versé des redevances à la SOCAN en décembre 2018. À cette date, les redevances que Québecor devait à la SOCAN pour la période s’échelonnant de juillet à décembre 2018 en application des six tarifs énumérés au paragraphe [23] s’élevaient à environ 1,531 million de dollars. Québecor a déduit de cette somme le montant de 1,435 million de dollars qu’elle estimait avoir payés en trop pour la période de 2014 à 2018 pour le Club illico. Québecor a ainsi versé à la SOCAN un peu moins de 100 000 $.

[34] Comme je le mentionne plus haut, la SOCAN reconnaît que Québecor peut calculer les redevances à verser après avril 2018 selon la méthode prévue dans l’Entente de 2018. Elle estime cependant que Québecor n’était pas en mesure d’appliquer cette méthode rétroactivement aux périodes antérieures à avril 2018, ni d’utiliser les prétendus trop-payés pour compenser les sommes dues en application d’autres tarifs.

e) État actuel des tarifs

[35] Conformément à l’Entente de 2018, la SOCAN a déposé des projets de « tarifs convenus » pour les tarifs 2.A, 17 et 22.D.3. À ce jour, la Commission du droit d’auteur n’a pas encore homologué les projets de tarifs 2.A et 17. En vertu de l’article 73.2 de la Loi sur le droit d’auteur, les derniers tarifs homologués de 2013 restent en vigueur. La Commission a homologué le tarif 22.D.3 pour la période 2007‑2013 le 24 février 2023, mais ne l’a pas encore homologué pour la période 2014‑2018 : Tarif 22.D.3 de la SOCAN — Services audiovisuels alliés à des programmations et des entreprises de distributions (2007-2013), 2023 CDA 1. Je relève que les parties renvoient au [traduction] « tarif convenu 22.D.3 », mais que la Commission fait référence au tarif qu’elle a homologué et publié non comme un « tarif convenu » ou un « tarif de règlement », mais tout simplement comme le « Tarif 22.D.3 de la SOCAN — Services audiovisuels alliés à des programmations et des entreprises de distributions (2007-2013) ».

(4) Demande de la SOCAN

[36] La SOCAN a introduit la présente action en juillet 2022. La déclaration de SOCAN demande les réparations principales suivantes :

[traduction]

a) conformément aux articles 73 et 73.1 de la [Loi sur le droit d’auteur], indépendamment de tout autre recours, la somme de 1 435 509,20 $ de la part des défenderesses, correspondant au solde (taxes applicables incluses) des redevances dues suivant les tarifs 16, 17, 22.D.1 et 26 et suivant le tarif pour la retransmission de signaux éloignés de télévision de la SOCAN, pour les périodes impayées (telles que définies ci-dessous);

b) subsidiairement à la réparation demandée au paragraphe a) ci‑dessus, les dommages‑intérêts prévus à l’article 35 de la Loi sur le droit d’auteur pour la violation du droit d’auteur découlant de l’utilisation non autorisée par les défenderesses, de droits d’exécution sur des œuvres musicales du répertoire de la SOCAN pendant les périodes impayées (tels que ces termes sont définis ci-dessous);

c) subsidiairement aux réparations demandées aux paragraphes a) et b) ci-dessus, et selon le choix de la demanderesse, les dommages‑intérêts préétablis prévus aux paragraphes 38.1(4) et (4.1) de la Loi sur le droit d’auteur, que les défenderesses devront payer et dont la somme sera de trois à dix fois le montant du solde des redevances dues à la demanderesse selon les tarifs 16, 17, 22.D.1 et 26 et le tariff pour la retransmission de signaux éloignés de télévision de la SOCAN pour les périodes impayées, somme à laquelle sera ajouté le montant des taxes applicables;

[37] Dans sa déclaration, la SOCAN décrit les droits qu’elle administre ainsi que les tarifs connexes. Elle explique aussi les circonstances du litige, notamment l’Entente de 2018 ainsi que la retenue contestée des sommes que Québecor estimait avoir payées en trop pour la période de 2014 à 2018. Selon la SOCAN, la retenue de ces sommes est irrégulière et n’est justifiée ou autorisée ni par l’Entente de 2018, ni par les différents tarifs. La SOCAN soutient que comme Québecor n’avait pas versé les redevances applicables, l’utilisation des droits n’était pas autorisée et constituait donc une violation.

[38] Québecor n’a opposé aucun moyen de défense à cette action, mais a déposé la présente requête en radiation ou en suspension de l’instance le 23 août 2022.

(5) Litige à la Cour supérieure du Québec

[39] Le 22 août 2022, Québecor a intenté un recours devant la Cour supérieure du Québec en vue d’obtenir un jugement déclaratoire statuant que la déclaration de la SOCAN est prescrite ou, subsidiairement, que l’Entente de 2018 n’empêchait pas Québecor d’opérer une compensation entre les sommes qu’elle affirme avoir payées en trop et les autres sommes qu’elle devait à la SOCAN. La SOCAN a assuré sa défense.

[40] En octobre 2022, la SOCAN a déposé une demande introductive d’instance à la Cour supérieure du Québec. Cette demande reprend en grande partie ce que la SOCAN affirme dans sa déclaration. Selon la SOCAN, elle a déposé cette demande essentiellement dans le but de préserver ses droits suite à la requête de Québecor et dans l’éventualité ou notre Cour se déclarerait incompétente pour connaitre de sa demande.

[41] La Cour supérieure du Québec a réuni les deux instances et les a suspendues dans l’attente d’une décision sur la présente requête. Les deux instances en sont encore à l’étape des actes de procédure et ne franchiront aucune autre étape tant que la présente requête n’est pas tranchée.

[42] Québecor n’a pas déposé de défense dans la présente action, mais reconnaît unilatéralement ce qui suit : a) la SOCAN représente les titulaires du droit d’auteur sur les œuvres en cause dans cette affaire; b) Québecor a utilisé des œuvres protégées par le droit d’auteur dans le cadre de certaines de ses activités commerciales pendant la période visée; c) sous réserve des moyens de défense soulevés devant la Cour supérieure du Québec, Québecor doit verser à la SOCAN un solde de 1,435 million de dollars en redevances pour l’utilisation des œuvres en question pendant la période visée; et d) Québecor s’engage à ne soulever, ni devant notre Cour ni devant la Cour supérieure du Québec, aucun moyen de défense relevant uniquement de la Loi sur le droit d’auteur (comme l’utilisation équitable) pour répondre à la demande de la SOCAN. De plus, dans ses soumissions orales, Québecor a confirmé que ses moyens de défense contre la demande de la SOCAN se limitent aux affirmations selon lesquelles Québecor a versé trop de redevances pour la période entre 2014 et 2018 et était en droit d’opérer une compensation entre ce trop-payé et les redevances dues à la SOCAN en décembre 2018, ainsi qu’à l’application des délais de prescription prévu par la législation provinciale.

(6) Nature essentielle de la demande de la SOCAN

[43] Selon Québecor la nature ou le caractère essentiel de la demande de la SOCAN constitue un différend sur l’interprétation de l’Entente de 2018, notamment s’agissant du droit de Québecor d’appliquer le principe de la compensation au trop-payé qui résulterait de l’Entente. Québecor prétend que les autres éléments de la demande de la SOCAN ne « [valent pas] la peine d’être sollicité[s] », pour reprendre les termes du paragraphe 29 de l’arrêt Pont de Windsor, puisque les questions contractuelles et touchant à la compensation sont déterminantes pour l’intégralité de la demande. Elle fait valoir que le litige ne repose sur aucune question ou aucun concept de droit d’auteur, et que seule une analyse contractuelle est nécessaire. Elle ajoute que le fondement de la demande de la SOCAN (les redevances à verser) découle principalement de l’Entente de 2018, tandis que les sommes que Québecor prétend pouvoir compenser découlent exclusivement de l’Entente de 2018. En conséquence, elle affirme qu’il est évident et manifeste que le caractère essentiel de la demande de la SOCAN relève de la législation provinciale en matière de contrat et de compensation, et non du droit d’auteur.

[44] Je n’en suis pas convaincu. La demande de la SOCAN, tant dans sa rédaction que par son essence même, vise le recouvrement de redevances pour l’utilisation de contenus protégés par le droit d’auteur. La SOCAN fait valoir qu’elle peut, en sa qualité de société de gestion au sens de la Loi sur le droit d’auteur, percevoir ces redevances au nom des titulaires. À titre principal, elle réclame les redevances qui lui sont dues au titre de cinq tarifs, en s’appuyant sur l’homologation de ces tarifs par la Commission du droit d’auteur et sur sa faculté de continuer à percevoir des redevances durant la période entre l’expiration des tarifs homologués et l’homologation des nouveaux projets de tarif. À titre subsidiaire, la SOCAN demande des dommages-intérêts ou des dommages-intérêts préétablis pour violation du droit d’auteur. Le « résultat concret » que la SOCAN cherche à obtenir est le versement par Québecor d’une somme d’argent suite à l’utilisation d’œuvres protégées par le droit d’auteur figurant dans son répertoire.

[45] Selon moi, il n’est pas évident et manifeste que le caractère essentiel de la demande de la SOCAN relève de la législation provinciale en matière de contrat plutôt que du respect du droit d’auteur et de l’application des tarifs connexes.

[46] Contrairement à ce qu’allègue Québecor, il n’est pas évident et manifeste que le caractère essentiel de la demande de la SOCAN devienne une question contractuelle plutôt qu’une question de respect du droit d’auteur pour la seule raison que Québecor reconnaît que la SOCAN peut faire respecter le droit d’auteur et appliquer les tarifs connexes, tout en avançant qu’elle-même dispose de moyens de défense issus d’une entente. Ces moyens de défense ne transforment pas la demande de la SOCAN en une demande visant l’obtention d’une déclaration sur l’interprétation d’un contrat. Bien que Québecor recherche ce résultat devant la Cour supérieure du Québec, la détermination du caractère essentiel de la demande examine « la demande précise que le demandeur a choisi d’introduire, et non pas […] une demande similaire que, de l’avis du défendeur, le demandeur aurait plutôt dû présenter, pour une raison ou une autre » : Pont de Windsor au para 27.

[47] À ce sujet, la SOCAN affirme que les moyens de défense que Québecor pourrait invoquer ne sont pas pertinents et que la question du caractère essentiel d’une demande devrait être tranchée en examinant uniquement la demande elle-même. Cet argument a une certaine force. Dans l’arrêt Pont de Windsor, les juges majoritaires ont affirmé que « [l]’attribution de compétence dépend de la nature de la demande ou du recours exercé » [je souligne], sans faire mention des moyens de défense potentiels soulevés contre cette demande ou ce recours : Pont de Windsor au para 25. Comme le fait remarquer la SOCAN, les affaires dans lesquelles on examine le caractère essentiel d’une demande pour apprécier la compétence de la Cour fédérale s’intéressent à la demande en cause, et non pas aux moyens de défense ou aux réponses qui y sont faites : voir, p. ex., Pont de Windsor aux para 25–30; Roitman aux para 17–18, 24–28; Domtar aux para 26–30; McCain aux para 59, 65–67, 98; JP Morgan aux para 49–52, 63–64.

[48] Dans ses observations supplémentaires à propos du récent arrêt Berenguer de la Cour d’appel fédérale, Québecor a fait valoir que la cour avait tenu compte de potentiels moyens de défense pour apprécier la compétence, et notamment de la possibilité que la Convention de Montréal fasse obstacle à la demande : Berenguer au para 65. Cependant, la juge Woods observait simplement que la Loi sur le transport aérien, LRC 1985, ch C-26, qui intègre la Convention de Montréal, était essentielle à la solution du différend et fonde l’attribution de sa compétence. Elle a considéré si l’action devrait être radiée parce qu’il était évident et manisfeste qu’elle était interdite par la Convention, mais cela ne signifie pas que tous les différents moyens de défense qu’un défendeur pourrait invoquer, qu’il s’agisse de questions de fait ou de droit, sont pertinents pour déterminer la nature essentielle de la demande : Berenguer aux para 65, 69–78. De même, le fait que la demande principale d’une action puisse être pertinente pour déterminer la nature essentielle d’une mise en cause ne signifie pas que les moyens de défense le sont également : Air Muskoka au para 32.

[49] Je fais également remarquer qu’en l’espèce, la question de la compétence a été soulevée devant notre Cour en application de l’article 221 des Règles, lequel porte sur la radiation d’un acte de procédure en raison de son contenu. Il s’agit là d’un autre élément qui invite à se concentrer sur la demande de la SOCAN plutôt que sur les moyens de défense de Québecor.

[50] Je n’ai pas à trancher cette question puisqu’il n’est pas évident et manifeste que les moyens de défense invoqués par Québecor, même s’ils étaient pertinents pour analyser la nature essentielle de la demande, changeraient la nature de la demande de la SOCAN par rapport à ce qui est présenté dans la déclaration.

[51] Pour établir le bien‑fondé de sa demande présentée au titre de la Loi sur le droit d’auteur, la SOCAN doit démontrer qu’elle est autorisée à agir au nom de titulaires du droit d’auteur; que Québecor a utilisé des œuvres protégées par le droit d’auteur issues de son répertoire; et que cette utilisation oblige Québecor à lui verser des redevances prévues par un tarif ou à payer des dommages-intérêts pour violation du droit d’auteur. Québecor peut certes reconnaître la véracité d’un ou plusieurs, voire de tous de ces éléments, mais de telles admissions, même jumelées à l’absence de question litigieuse en matière de droit d’auteur, ne font pas d’une affaire de droit d’auteur une affaire contractuelle, ni une affaire portant essentiellement sur les moyens de défense fondés sur l’Entente de 2018 invoqués par Québecor. Comme le relève la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Salt Canada, les Cours fédérales peuvent être appelées à interpréter des ententes lorsqu’elles exercent leur compétence sur des questions qui relèvent de la compétence fédérale, notamment en matière de propriété intellectuelle : Salt Canada Inc c Baker, 2020 CAF 127 aux para 15–20, 26. Le juge Stratas, pour la Cour d’appel fédérale, y rejette une approche visant à se fonder sur la proportion d’interprétation contractuelle nécessaire dans une affaire en particulier pour pouvoir établir la compétence : Salt Canada au para 31. Il n’est pas évident et manifeste que les admissions de Québecor et ses moyens de défense fondés sur l’Entente de 2018 modifient la nature essentielle de l’affaire pour la transformer, d’une question de respect du droit d’auteur, en une question contractuelle.

[52] Dans son argumentation, Québecor s’appuie largement sur son affirmation que les redevances de 2018 au titre du tarif 17 et la cause du prétendu trop-perçu sont de nature contractuelle, puisqu’elles sont issues de l’Entente de 2018. Québecor décrit l’Entente de 2018 comme un accord entre les parties pour établir les redevances par contrat plutôt qu’en s’en remettant aux tarifs. Pour sa part, la SOCAN estime que les redevances sont dues en application des tarifs. Comme je l’énonce au paragraphe [36], la SOCAN réclame la somme de 1,435 million de dollars correspondant au [traduction] « solde […] des redevances dues suivant les tarifs […] de la SOCAN ».

[53] On peut au moins soutenir que l’Entente de 2018 ne crée pas en soi une entente entre les parties sur les redevances pour l’utilisation des œuvres protégées par le droit d’auteur. En concluant l’Entente de 2018, les parties se sont plutôt entendues sur les modalités des tarifs à proposer à la Commission et ont convenu de respecter ces modalités. Ce n’est que si la Commission ne les homologue pas que ces tarifs demeureront en vigueur en vertu de l’entente.

[54] Effectivement, comme les parties le reconnaissent, l’Entente de 2018 a été conclue avant l’adoption, en 2019, de modifications à la Loi sur le droit d’auteur permettant à la SOCAN de conclure des ententes pour établir les redevances pour les droits d’exécutions en public et de télécommunication. Le tarif 17 a été homologué par la Commission du droit d’auteur et, par la suite, présenté par la SOCAN en tant que projet de tarif suivant les mêmes modalités. Ainsi, bien que Québecor qualifie les sommes dues en 2018 en application du tarif 17 comme étant « contractuelles » en vertu de l’Entente de 2018, on peut au moins soutenir qu’elles restent payables en application d’un tarif statutaire. Il n’est pas évident et manifeste que le fait d’accepter de se conformer à un tarif statutaire transforme un versement effectué conformément au tarif en un versement effectué suivant un contrat.

[55] Le principal moyen de défense de Québecor aux allégations de la SOCAN concernant le non‑paiement de redevances, l’utilisation non autorisée d’œuvres protégées par le droit d’auteur et la violation du droit d’auteur est qu’elle a, en pratique, déjà payé les sommes dues au titre des différents tarifs puisqu’elle a versé trop de redevances en application d’un autre tarif statutaire, à savoir le tarif 22.D.1. Elle revendique le droit d’opérer une compensation entre les redevances versées conformément au tarif 22.D.1 et les sommes dues au titre de cinq autres tarifs, parmi lesquels trois tarifs qui ne figurent pas du tout dans l’entente (les tarifs 16 et 26, et le tarif pour la retransmission). En regardant la nature essentielle de la demande dans son ensemble et non chacun de ses éléments « au cas par cas », on peut soutenir que le moyen de défense de Québecor selon lequel elle aurait déjà versé les sommes dues vise seulement à se défendre face à une demande basée sur le droit d’auteur, et ne change en rien la nature essentielle de la demande.

[56] Enfin, Québecor allègue que c’est la SOCAN elle-même qui identifie, dans sa déclaration, les questions centrales à trancher dans cette affaire. Au paragraphe 43 de la déclaration, la SOCAN affirme que Québecor ne pouvait pas retenir les sommes dues au titre des redevances, et ce, parce que (1) l’Entente de 2018 interdisait de modifier le montant des redevances payées avant mars 2018; (2) ni les tarifs ni l’Entente de 2018 n’accordent à Québecor un droit de compensation; et (3) le tarif 16 et le tarif pour la retransmission, qui ne sont pas visés par l’Entente de 2018, ne permettent pas à Québecor de procéder à une compensation sur la base de sommes qu’elle aurait payées en trop au titre d’autres tarifs. Je suis d’avis qu’il n’est pas évident et manifeste que l’affirmation de la SOCAN selon laquelle Québecor n’avait pas le droit d’opérer une telle déduction donne à l’affaire une nature essentiellement contractuelle. Encore une fois, il pourrait y avoir des questions contractuelles à trancher, mais la seule existence de ces questions ne modifie pas, à elle seule, la nature essentielle du litige.

(7) Critère de l’arrêt ITO

[57] Ayant considéré la nature essentielle de la demande, passons au critère de l’arrêt ITO. Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’on peut au moins soutenir que la Cour fédérale a la compétence voulue à l’égard de la demande de la SOCAN. J’ajoute que même en admettant, comme Québecor le soutient, qu’il s’agit d’une action pour manquement contractuel, il reste possible de soutenir que la Cour fédérale a compétence à l’égard de la demande.

a) Attribution de compétence par une loi

[58] Le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7, donne à la Cour fédérale une compétence concurrente dans les cas de « recours sous le régime d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit […] relativement à […] un droit d’auteur […]. » L’article 26 de la même loi ajoute que « [l]a Cour fédérale a compétence, en première instance, pour toute question ressortissant aux termes d’une loi fédérale à la […] Cour fédérale ». La Loi sur le droit d’auteur contient un certain nombre de dispositions attribuant spécifiquement compétence à la Cour fédérale. C’est le cas de l’article 41.24, pertinent en l’espèce, qui est ainsi rédigé :

Juridiction concurrente de la Cour fédérale

Concurrent jurisdiction of Federal Court

41.24 La Cour fédérale, concurremment avec les tribunaux provinciaux, connaît de toute procédure liée à l’application de la présente loi, à l’exclusion des poursuites des infractions visées aux articles 42 et 43.

41.24 The Federal Court has concurrent jurisdiction with provincial courts to hear and determine all proceedings, other than the prosecution of offences under sections 42 and 43, for the enforcement of a provision of this Act or of the civil remedies provided by this Act.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[59] Les versions anglaise et française de cette disposition diffèrent en certains points. La version anglaise renvoie aux « proceedings […] for the enforcement [i] of a provision of […], or [ii] of the civil remedies provided by this Act », ce qui pourrait être traduit litéralement ainsi : « les procédures […] pour faire respecter [i] une disposition de […] ou [ii] les réparations civiles prévues par cette loi ». Pour sa part, la version française renvoie à « toute procédure liée à l’application de la présente loi ». La version française semble quelque peu plus large puisqu’elle ne se limite pas aux procédures « pour faire respecter » la loi ou les réparations. Québecor invite la Cour à appliquer la règle du « sens commun » et ainsi retenir la version anglaise, dont le sens est plus restreint : voir Merck Frosst Canada Ltée c Canada (Santé), 2012 CSC 3 au para 203. Je n’ai pas à trancher cette question puisque, même en retenant la version anglaise de l’article, on peut à tout le moins soutenir que l’article 41.24 confère à notre Cour la compétence voulue pour connaître de la demande de la SOCAN.

[60] Si la nature essentielle de la demande de la SOCAN est de faire respecter le droit d’auteur ou un tarif sur le droit d’auteur, l’article 41.24 confère assurément compétence à notre Cour à l’égard de cette demande. La SOCAN cherche à faire respecter les droits d’auteur qu’elle administre et/ou les tarifs qu’elle a fait homologuer ou proposé en vertu de la partie VII.1 en réclamant des dommages‑intérêts comme réparation civile. Plus particulièrement, elle cherche à faire respecter des dispositions de la Loi sur le droit d’auteur, à savoir les articles 73 et 73.1. Comme je l’ai écrit plus haut, on peut au moins soutenir que cela constitue la nature essentielle de la demande de la SOCAN.

[61] Toutefois, même si l’on considérait qu’il s’agit d’une demande d’une société de gestion pour faire exécuter un contrat concernant des redevances de droit d’auteur, comme avancé par Québecor, il n’est pas évident et manifeste qu’une telle demande ne relève pas de l’attribution de compétence prévue à l’article 41.24. Québecor prétend que bien que le législateur ait de toute évidence attribué compétence à la Cour fédérale pour les questions touchant au droit d’auteur, cette attribution ne s’étend pas aux questions purement contractuelles entre deux parties, citant pour ce faire McCain au para 63; Hutchingame Growth Capital Corporation c Dayton Boot Co Enterprises Ltd, 2019 CAF 152 au para 55; et Alpha Marathon Technologies Inc c Dual Spiral Systems Inc, 2017 CF 1119 aux para 63, 84–85.

[62] Dans l’arrêt McCain, la Cour d’appel fédérale cite sa décision dans l’arrêt Salt Canada, relevant que la question centrale dans cet arrêt portait sur l’attribution spécifique de compétence prévue à l’article 52 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, ch P-4 : McCain au para 63. Il ressort clairement, tant de l’arrêt McCain que de l’arrêt Salt Canada, que la question tourne autour de la portée de l’attribution légale de compétence, interprétée selon l’approche habituelle en matière d’interprétation des lois : McCain aux para 63–64; Salt Canada aux para 5, 7–12.

[63] L’article 41.24 de la Loi sur le droit d’auteur donne-t-il compétence à la Cour fédérale à l’égard d’une affaire consistant, par essence, en une demande d’une société de gestion pour faire exécuter un contrat relatif à des redevances sur le droit d’auteur? Pour décider si la réponse à cette question est évidente et manifeste, il convient de relever que l’article 41.24 et le renvoi qui y est fait, dans la version anglaise, aux « civil remedies provided by this Act » (« réparations civiles prévues par cette loi »), se trouvent à la partie IV de la Loi sur le droit d’auteur, qui s’intitule « Recours » (« Remedies »), et plus particulièrement dans la section de la partie IV intitulée « Recours civils » (« Civil Remedies »). Le paragraphe 34(4), qui appartient à la même section, précise que certains recours civils peuvent être engagés par une requête ou une action :

Requête ou action

Summary proceedings

34(4) Les procédures suivantes peuvent être engagées ou continuées par une requête ou une action :

34(4) The following proceedings may be commenced or proceeded with by way of application or action and shall, in the case of an application, be heard and determined without delay and in a summary way:

a) les procédures pour violation du droit d’auteur ou des droits moraux;

(a) proceedings for infringement of copyright or moral rights;

[…]

[…]

c) les procédures relatives aux tarifs homologués par la Commission en vertu des parties VII.1 ou VIII ou aux ententes visées au paragraphe 67(3).

(c) proceedings taken in respect of

(i) a tariff approved by the Board under Part VII.1 or VIII, or

(ii) agreements referred to in subsection 67(3).

Le tribunal statue sur les requêtes sans délai et suivant une procédure sommaire.

BLANK

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[64] Le paragraphe 34(4) est de nature procédurale, mais il suggère que le législateur voyait les procédures relatives à un tarif homologué ou une entente visée au paragraphe 67(3) — c.-à-d. une entente conclue par une société de gestion en vue de l’établissement de redevances à verser relativement aux droits qu’elle administre — comme des recours civils sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur. Ainsi, contrairement à ce qu’allègue Québecor, il n’est pas évident et manifeste que la compétence conférée par l’article 41.24 se limite aux demandes découlant d’une violation du droit d’auteur, à l’exclusion des demandes contractuelles, du moins dans le cas des sociétés de gestion.

[65] Selon Québecor, l’Entente de 2018 n’est pas une « entente visée au paragraphe 67(3) » puisqu’elle a été conclue avant l’entrée en vigueur de ce paragraphe et donc avant que la SOCAN ne puisse conclure de telles ententes. Cet argument n’aide pas Québecor. Il va également à l’encontre de son argument principal selon lequel l’Entente de 2018 établit des redevances si bien que les redevances dues au titre du tarif 17 sont de nature contractuelle. Autrement dit, si l’Entente de 2018 n’est pas une entente visée au paragraphe 67(3), cela renforce la position voulant que la demande de la SOCAN recherche l’exécution d’un tarif statutaire homologué et exécutoire en vertu de la Loi sur le droit d’auteur. En revanche, si l’entente est « visée » au paragraphe 67(3) — même si elle n’a pas été conclue en vertu de cette disposition —, son exécution est visée au paragraphe 34(4) et elle semble être reconnue comme une procédure pour faire respecter une disposition de, ou les réparations civiles prévues par (« enforcement of a provision of [,] or of the civil remedies provided by ») la Loi sur le droit d’auteur.

[66] J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer que même sous le régime des dispositions de la Loi sur le droit d’auteur en vigueur avant les modifications de 2019, le paragraphe 34(4) renvoyait aux procédures relatives aux tarifs homologués et aux « ententes visées à l’article 70.12 », c’est‑à-dire aux ententes conclues entre les sociétés de gestion et les utilisateurs pour établir par licence les redevances à verser. Ainsi, depuis au moins 1997, les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur portant sur les recours civils font explicitement référence aux procédures visant l’exécution des ententes en matière de redevances conclues par des sociétés de gestion.

[67] Je conclus donc qu’il n’est pas évident et manifeste que la Cour fédérale n’a pas compétence à l’égard de la demande de la SOCAN, quelle que soit la manière dont sa nature essentielle est caractérisée.

b) Existence d’un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence

[68] Québecor reconnaît qu’il existe un ensemble de règles de droit fédérales sur le droit d’auteur. Elle allègue cependant que cet ensemble de règles de droit n’est pas « essentiel à la solution du litige » puisqu’elle reconnaît le droit de la SOCAN de faire respecter les droits d’auteur dont ses membres sont titulaires, ainsi que, sous réserve de ses moyens de défense relatifs à la compensation et la prescription, sa propre obligation de payer les redevances. Québecor fait remarquer que dans l’arrêt Pont de Windsor, la Cour suprême a souligné l’importance de l’expression « essentiel à la solution du litige » utilisée dans l’arrêt ITO : Pont de Windsor aux para 67–69. Elle fait valoir qu’aucune question liée au droit d’auteur n’est essentielle à la solution de ce litige puisque les parties ne sont pas en désaccord sur ces points. La doctrine de la compensation relève plutôt du droit contractuel provincial et ne concerne ni le droit d’auteur ni aucun autre domaine de droit fédéral : voir 9034-1066 Québec inc (Syndic de), 2011 QCCS 6562 au para 14, citant LW Houlden, GB Morawetz et JP Sarra, Bankruptcy and Insolvency Law of Canada, 4e éd, (Carswell : feuillets mobiles) à la p 4‑154. Québecor cite également l’arrêt Hutchingame dans lequel la Cour d’appel fédérale a suspendu une demande relative au registre des marques de commerce au motif qu’il s’agissait « d’un litige de nature contractuelle entre parties commerciales » : Hutchingame au para 55.

[69] Pour les motifs qui précèdent, il n’est pas évident et manifeste au vu de l’Entente de 2018 que l’obligation de Québecor de verser des redevances, l’éventualité d’un trop‑payé au titre de redevances fixées par un tarif statutaire pendant la période de 2014 à 2018, ou la possibilité pour Québecor d’utiliser ces sommes pour satisfaire ses obligations actuelles ne sont que des questions de nature « contractuelle » et non des questions portant sur les modalités des tarifs antérieurs ou des projets de tarif.

[70] Quoi qu’il en soit, comme le juge en chef Laskin l’a noté dans l’arrêt Rhine, « on ne peut invariablement attribuer les “contrats” ou les autres créations juridiques, comme les délits et quasi‑délits, au contrôle législatif provincial exclusif, ni les considérer, de même que la common law, comme des matières ressortissants exclusivement au droit provincial » : Rhine c La Reine, [1980] 2 RCS 442 à la p 447; Peter G White Management Ltd c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2006 CAF 190 au para 59. Dans l’arrêt Rhine, la Cour suprême a conclu que la Cour fédérale avait compétence à l’égard de deux demandes visant le recouvrement de sommes avancées sous le régime de deux lois fédérales. Bien qu’un contrat ait été signé et un engagement pris, la Cour suprême a conclu que la loi fédérale n’avait pas été « mise à l’écart une fois l’engagement pris ou le contrat signé » : Rhine aux pp 447, 449.

[71] Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel fédérale a conclu dans l’arrêt Peter G White que notre Cour avait compétence à l’égard de demandes en matière délictuelle ou contractuelle en lien avec un bail, en raison du lien étroit entre le régime législatif et réglementaire fédéral et le bail, et ce, même si la clause en litige n’était pas d’origine législative : Peter G White, aux para 52–72. Inversement, dans l’affaire Air Muskoka, la Cour fédérale n’avait pas compétence à l’égard de la mise en cause engagée par la Couronne contre une municipalité en responsabilité contractuelle et négligence. Même si le contexte factuel était l’exploitation d’un aéroport, la mise en cause n’était en aucun cas tributaire d’un « cadre législatif détaillé » régissant les droits des parties : Air Muskoka aux para 57–61.

[72] Dans le récent arrêt Berenguer, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur les arrêts Rhine, Peter G White et Air Muskoka. La juge Woods, faisant plus particulièrement référence à l’arrêt Rhine, a conclu qu’aux fins de l’application du deuxième volet du critère de l’arrêt ITO à une demande fondée sur la violation d’un contrat, [traduction] « le critère peut être rempli s’il existe un régime réglementaire fédéral suffisamment détaillé applicable au contrat » : Berenguer au para 31c).

[73] En l’espèce, la Loi sur le droit d’auteur crée le cadre régissant la gestion collective du droit d’auteur par des sociétés de gestion comme la SOCAN; elle permet à la SOCAN de déposer des projets de tarif en vue de l’établissement des redevances à verser; elle permet à la SOCAN de percevoir les redevances figurant dans un tarif homologué ou de poursuivre leur recouvrement en justice en cas de défaut de payer; elle permet à la SOCAN de percevoir les redevances figurant dans un tarif antérieur lorsqu’un projet de tarif a été déposé; elle interdit à la SOCAN d’intenter un recours pour violation contre une personne qui a payé ou offert de payer les redevances figurant dans un tarif homologué, un tarif antérieur ou un projet de tarif; et, dans sa forme actuelle, elle permet également à la SOCAN de conclure des ententes en vue de l’établissement des redevances à verser relativement aux droits qu’elle administre. Je suis d’avis que l’on peut soutenir que ce régime réglementaire fédéral détaillé s’applique suffisamment à l’Entente de 2018 pour satisfaire le deuxième volet du critère de l’arrêt ITO, même en considérant la demande de la SOCAN comme une demande contractuelle.

[74] Pour ce qui est de l’argument de Québecor selon lequel la doctrine de la compensation relève du droit provincial, le récent arrêt Inuksuk I de la Cour d’appel fédérale apporte des éclaircissements. Dans cette affaire, la Cour d’appel a conclu que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour examiner la défense reposant sur la compensation en equity avancée par les défendeurs. Cependant, cette conclusion ne reposait pas sur l’incapacité de la Cour fédérale à traiter les questions de compensation, mais plutôt sur son incapacité à connaître de l’objet de la demande des défendeurs sur lequel se fondait la compensation alléguée : Inuksuk I aux para 54–59.

[75] Sans qu’il soit nécessaire de déterminer si la défense de Québecor est véritablement une défense de « compensation », il est clair que les sommes qu’elle affirme pouvoir déduire des redevances payables en 2018 sont des sommes qu’elle avait déjà payées suivant un tarif statutaire, à savoir le tarif 22.D.1. Dans la mesure où Québecor fait valoir une demande contre la SOCAN qu’elle prétend appliquer à titre de compensation contre la réclamation de SOCAN, il s’agit d’une demande de remboursement de sommes versées en application d’un tarif statutaire, sur la base d’une entente précisant le calcul des sommes à payer en vertu de ce tarif et d’autres tarifs. Encore une fois, même s’il pourrait s’avérer nécessaire d’étudier la nature de l’entente pour trancher la question, il n’est pas évident et manifeste qu’une telle demande ne relève pas de la compétence de notre Cour en matière de droit d’auteur.

[76] Je conclus donc qu’il n’est pas évident et manifeste que le deuxième volet du critère de l’arrêt ITO n’est pas rempli.

c) Loi du Canada

[77] Il existe, comme la Cour suprême l’a reconnu dans l’arrêt Pont de Windsor, un chevauchement entre les deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt ITO, qui portent tous deux sur la nécessité de respecter les limites constitutionnelles établies par l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 : Pont de Windsor au para 35. Dans l’arrêt ITO lui-même, la Cour suprême a rapidement conclu que le troisième volet du critère était rempli puisque « le droit maritime canadien et les autres lois qui portent sur la navigation et les expéditions par eau relèvent du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, confirmant ainsi la compétence législative fédérale »: ITO à la p 777. En l’espèce, nul ne conteste le fait que la Loi sur le droit d’auteur est une loi du Canada au sens de l’article 101, étant donné la compétence législative fédérale en matière de « droits d’auteur » prévue au paragraphe 91(23) de la Loi constitutionnelle de 1867.

[78] Québecor avance que la loi pertinente n’est pas la Loi sur le droit d’auteur mais plutôt les règles en matière d’obligations contractuelles et de compensation, lesquelles relèvent de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils. Pour les motifs énoncés plus haut, il n’est pas évident et manifeste que la question en litige soit une question contractuelle et de compensation plutôt qu’une question de droit d’auteur.

[79] Je conclus par conséquent qu’il n’est pas évident et manifeste que notre Cour n’a pas compétence à l’égard de la demande de la SOCAN. La requête en radiation présentée par Québecor est donc rejetée.

B. L’action ne devrait pas être radiée

[80] À titre subsidiaire, Québecor demande la suspension de l’espèce au profit de la procédure en cours, quoiqu’actuellement suspendue, devant la Cour supérieure du Québec. Pour les motifs qui suivent, je conclus que Québecor n’a pas établi qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre la présente instance.

(1) Principes applicables à une requête en suspension d’une procédure devant notre Cour

[81] Notre Cour peut, en vertu de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, suspendre les procédures dans toute affaire lorsque « l’intérêt de la justice l’exige ». S’il est vrai que l’alinéa 50(1)a) de la même loi permet à la Cour de suspendre les procédures au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal, Québecor a, à bon droit compte tenu des circonstances de l’espèce, fondé sa requête en suspension sur l’alinéa 50(1)b).

[82] Lorsqu’il est demandé à la Cour fédérale de suspendre l’une de ses instances, par opposition à une instance devant un autre tribunal, le critère applicable est celui de savoir « si, eu égard à l’ensemble des circonstances, l’intérêt de la justice justifie que [les procédures soient retardées] » : Mylan Pharmaceuticals ULC c Astrazeneca Canada inc, 2011 CAF 312 aux para 5–6, 14; Clayton c Canada (Procureur général), 2018 CAF 1 aux para 24–26; Viterra Inc c Grain Workers’ Union (International Longshoreman’s Warehousemen’s Union, section locale 333), 2021 CAF 41 au para 23. Pour évaluer si une telle suspension est dans l’intérêt de la justice, la Cour tient compte de considérations discrétionnaires d’ordre général, et notamment des circonstances factuelles particulières de l’affaire, des principes d’économie des ressources judiciaires, et du principe général énoncé à l’article 3 des Règles des Cours fédérales : Mylan au para 5; Coote c Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143 aux para 11–13.

[83] Québecor n’a pas fondé sa requête en suspension sur la doctrine du forum non conveniens, peut-être parce que celle-ci ne s’applique qu’une fois établi que plusieurs tribunaux sont compétents, ce que Québecor conteste : Lapointe Rosenstein Marchand Melançon SENCRL c Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30 aux para 35, 51–55; Club Resorts Ltd c Van Breda, 2012 CSC 17 aux para 101–102. Il m’apparaît néanmoins intéressant de noter que, dans les requêtes fondées sur la doctrine du forum non conveniens, le critère à appliquer est celui de l’existence d’un autre tribunal « nettement plus approprié » : Lapointe au para 52; Van Breda aux para 108–110.

(2) Québecor n’a pas démontré que l’intérêt de la justice exige une suspension

[84] L’argument de Québecor à l’appui d’une suspension est fondé, pour l’essentiel, sur le fait que la compétence de la Cour supérieure du Québec à l’égard de tous les éléments de la demande de la SOCAN n’est pas contestée, alors que la compétence de notre Cour à l’égard des questions contractuelles et de compensation est incertaine. Québecor en retire qu’une suspension permettrait d’écarter le risque de gaspiller des ressources et de lui causer un préjudice dans le cas où notre Cour finirait par conclure qu’elle n’est pas compétente. Inversement, elle affirme que la SOCAN ne subirait aucun préjudice en cas de poursuite de la procédure au Québec.

[85] Je me demande si une simple « incertitude » quant à la compétence de notre Cour devrait constituer un facteur important dans l’examen d’une requête en suspension de ce type. La question de la compétence de notre Cour à l’égard de la demande pourrait être définitivement tranchée de plusieurs manières, notamment par le biais d’une requête pour obtenir une décision préliminaire sur un point de droit en vertu de l’article 220 des Règles des Cours fédérales; d’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire en vertu des articles 213 ou 216; ou simplement d’un moyen de défense : Alberta c Canada aux para 20–21; Mud Engineering Inc c Secure Energy Services Inc, 2020 CF 1049 aux para 20–31; Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 CF 783 aux para 5, 22, 43–45. Québecor a plutôt choisi de soulever ses arguments relatifs à la compétence dans une requête en suspension en vertu de l’article 221 des Règles. Elle devait donc établir que notre Cour n’a manifestement pas compétence. Québecor n’y est pas parvenue, et je me demande si elle peut maintenant s’appuyer sur une incertitude que son choix de procédure a laissé persister pour tenter d’obtenir un résultat identique ou similaire, à savoir que l’affaire continue devant une autre cour.

[86] Quoi qu’il en soit, même s’il convient d’examiner la question de l’incertitude subsistant après le rejet de la requête en suspension de Québecor, je suis d’avis qu’il ne s’agit pas d’un facteur important en faveur d’une suspension. N’étant pas appelé à trancher définitivement la question de la compétence, je ne m’exprimerai que prudemment sur la question au-delà de mes précédentes conclusions qu’il n’est pas évident et manifeste que notre Cour n’a pas compétence à l’égard de la demande. Cependant, Québecor s’étant largement fondée sur la prétendue incertitude quant à la compétence de notre Cour, j’ajouterai simplement que la question me semble bien moins incertaine que ce que défend Québecor.

[87] Les autres arguments de Québecor découlent essentiellement de ses arguments relatifs à l’incertitude quant à la compétence de notre Cour. Elle affirme qu’une suspension permettrait d’économiser des ressources judiciaires, lesquelles risqueraient d’être gaspillées si les parties poursuivaient l’instance devant la Cour fédérale pour qu’au bout du compte la demande soit rejetée pour défaut de compétence. À titre d’exemple, Québecor cite l’affaire Toney c Canada dans laquelle une requête quant à la compétence présentée en vertu de l’article 221 des Règles avait été rejetée (2012 CAF 167), mais où l’action avait finalement été rejetée pour défaut de compétence (2013 CAF 217 [Toney (2013)]).

[88] Le risque de gaspillage de ressources des tribunaux judiciaires et de ressources des parties est proportionnel au niveau d’incertitude quant à la compétence. Pour les motifs exposés ci-dessus, ce risque ne me semble pas revêtir une grande importance ici. À ce sujet, il convient de mentionner que l’arrêt Toney (2013) portait sur une requête pour obtenir une décision prélimaire sur un point de droit, ce qui illustre la possibilité d’emprunter cette voie pour présenter une telle question à notre Cour : Toney (2013) au para 1.

[89] Je note également que les arguments de Québecor au sujet de la compétence assument qu’il s’agit d’une affaire simple et de portée restreinte, limitée à quelques questions sur l’existence d’un trop-payé en vertu du tarif 22.D.1 et la possibilité de déduire un tel trop-payé des redevances dues au titre d’autres tarifs. Ceci laisse entendre que le risque de gaspiller des ressources, tant celles de la Cour que des parties, serait plus faible que s’il s’était agi d’une affaire complexe, axée sur les faits et soulevant de nombreuses questions d’actualité.

[90] Les arguments de Québecor sur son préjudice si la suspension était refusée suivent la même prémisse d’un dédoublement des procédures si notre Cour finissait par conclure qu’elle n’a pas la compétence voulue. Québecor allègue qu’elle aurait à plaider la présente affaire puis, si elle a raison au sujet de la compétence, à recommencer devant la Cour supérieure du Québec. Ces arguments n’ont qu’un poids limité, pour les mêmes motifs que ceux énoncés précédemment. En outre, si notre Cour en vient à rejeter l’action de la SOCAN pour défaut de compétence, Québecor se verrait probablement adjuger des dépens, lesquels couvriront au moins partiellement les coûts associés au dédoublement des procédures.

[91] Enfin, Québecor affirme que la SOCAN ne subira aucun préjudice si la suspension est accordée et qu’elle doit plaider sa cause devant la Cour supérieure du Québec. Je souscris à l’observation de la SOCAN qu’un certain préjudice est inhérent au seul fait, pour un demandeur, de perdre le droit de choisir le tribunal auquel il souhaite s’adresser. Comme la Cour suprême l’a fait remarquer dans le contexte du forum non conveniens, la partie qui présente la requête doit démontrer pourquoi il faudrait « refuser au demandeur les avantages liés à sa décision de choisir un tribunal approprié » : Van Breda, au para 109. La SOCAN a énuméré plusieurs raisons justifiant son choix porter ses demandes d’exécution devant notre Cour. Ces raisons comprennent la portée nationale de la SOCAN et son choix de conseil, de même que la familiarité de notre Cour avec les affaires de droit d’auteur en général et de la SOCAN et de ses tarifs en particulier. Comme le souligne Québecor, la Cour supérieure du Québec est tout à fait en mesure de se pencher sur des questions de droit d’auteur, et est compétente à cet égard. Cependant, en sa qualité de demanderesse, la SOCAN a le droit de choisir le tribunal devant lequel elle porte ses procédures d’exécution, et encourt un préjudice si ce droit lui est retiré en raison d’une prétendue incertitude en matière de compétence qui n’a pas encore été tranchée.

[92] En ce qui concerne les autres facteurs pertinents, les parties reconnaissent que tant la présente instance que celle devant Cour supérieure du Québec n’en sont qu’à l’étape des actes de procédure, si bien qu’aucun des deux tribunaux ne présente un avantage concret s’agissant des étapes déjà accomplies.

[93] Compte tenu de ce qui précède et des circonstances de l’affaire dans son ensemble, Québecor n’a pas démontré que l’intérêt de la justice exige la suspension de la présente instance au profit de celle devant la Cour supérieure du Québec.

IV. Conclusion

[94] Québecor n’ayant pas établi qu’il est évident et manifeste que notre Cour n’a pas compétence, ni que l’intérêt de la justice exige la suspension de l’instance, la requête est rejetée.

[95] Dans le même esprit de collaboration que celui adopté lors de la présentation de cette requête, les parties s’entendent pour dire que la partie ayant gain de cause devrait recevoir des dépens de 6 000 $. Ces dépens sont donc adjugés à la SOCAN.


ORDONNANCE dans le dossier no T-1380-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est rejetée avec dépens de 6 000 $ à la demanderesse.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1380-22

 

INTITULÉ :

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE c VIDÉOTRON LTÉE ET QUÉBECOR MÉDIA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AOÛT 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 octobre 2023

 

COMPARUTIONS :

Matthew S. Estabrooks

Nathan Piché

Laurie-Ann Hendley

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Michael Shortt

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Fasken Martineau Dumoulin LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

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