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Date : 20231018


Dossier : IMM-10786-22

Référence : 2023 CF 1369

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ABAYOMI ABDUL GANIYU ARIJE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 13 octobre 2022, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel interjeté par le demandeur contre la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] et confirmé que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] Comme je l’explique en détail ci-dessous, la demande en l’espèce sera rejetée parce que les arguments du demandeur n’entachent pas le caractère raisonnable de la décision.

II. Le contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Nigéria qui est arrivé au Canada en novembre 2018 et invoque la crainte d’être persécuté et d’être exposé à une menace pour sa vie du fait que son ex-épouse l’a faussement accusé de se livrer à des activités homosexuelles. Par conséquent, il craint d’être persécuté par des membres de sa famille, plus particulièrement ses cousins, et par l’ensemble de la société nigériane parce qu’ils croient qu’il fait partie de la communauté LGBTIQ+.

[4] La SPR a rejeté les prétentions du demandeur en concluant qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable à Abuja, au Nigéria. Le demandeur a porté cette décision en appel devant la SAR. Dans la décision visée par le présent contrôle judiciaire, la SAR a rejeté l’appel du demandeur.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[5] Au soutien de son appel à la SAR, le demandeur a fait valoir que la SPR a commis plusieurs erreurs factuelles, par exemple lorsqu’elle a décrit les agents de persécution comme étant ses oncles et non pas ses cousins, qu’elle a confondu leurs noms, qu’elle a affirmé à tort que le demandeur avait dit que son cousin était un haut fonctionnaire et que le demandeur prétendait être atteint de maladie mentale. La SAR a jugé que la plupart de ces arguments étaient fondés mais a conclu que les erreurs de la SPR concernant les faits ne portaient pas un coup fatal à son analyse globale.

[6] La SAR a conclu que les allégations du demandeur avaient permis d’établir un lien avec un motif prévu dans la Convention et a donc analysé sa demande d’asile en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[7] La SAR a également jugé crédible, à quelques exceptions près, la preuve présentée par le demandeur au sujet des événements qu’il a vécus avant de demander l’asile. Cependant, elle a conclu que son témoignage relativement aux menaces que représentent ses cousins se fondait en grande partie sur des hypothèses et ne pouvait donc bénéficier de la présomption de véracité.

[8] Pour ce qui est du premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a jugé que le demandeur n’était pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution à Abuja. S’attardant en premier lieu à l’inquiétude du demandeur au sujet de la persécution exercée par la communauté musulmane au Nigéria, la SAR a constaté que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve sur le fond démontrant que cette communauté en général possédait les moyens ou la motivation de le rechercher puis de le retrouver à Abuja. Étant donné que le demandeur n’avait guère fait mention dans son témoignage de ses craintes à l’égard de la communauté musulmane dans son ensemble, la SAR a conclu que les membres de la communauté n’avaient ni les moyens ni la motivation nécessaires. Elle a donc consacré le reste de son analyse aux membres de la famille du demandeur en tant qu’agents du préjudice.

[9] La SAR a conclu, tout comme la SPR, que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve montrant que ses cousins avaient les moyens de le retrouver à Abuja. Elle était d’avis que les allégations du demandeur à ce sujet, fondées sur la notoriété et les relations de ses cousins ainsi que sur le fait qu’il était lui-même reconnaissable, étaient en grande partie hypothétiques. La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas corroboré son affirmation suivant laquelle il était une personne d’importance au Nigéria ou que sa participation aux activités d’une organisation communautaire nigériane, appelée Movement for Islamic Culture and Awareness [l’organisation MICA], permettrait aux agents du préjudice de le retrouver à l’endroit proposé comme PRI.

[10] Quant au fait que les agents de persécution soient motivés à retrouver le demandeur, la SAR a conclu encore une fois que ce dernier n’avait pas présenté d’éléments de preuve convaincants, seulement des hypothèses. La SAR a centré son analyse essentiellement sur l’affidavit souscrit par le frère du demandeur, qui a affirmé croire le demandeur et comprendre sa situation puis décrit sa vision des événements qui se sont produits. Selon la SAR, cet affidavit donnait à penser que la famille du demandeur au Nigéria ne veut plus rien savoir de lui et non pas qu’elle est poussée à le retrouver.

[11] Quant au deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a souligné l’affirmation du demandeur selon laquelle, si ce n’était des préoccupations qu’il avait pour sa sécurité à cause des agents de persécution, l’installation à Abuja ne serait pas problématique. La SAR a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable que le demandeur s’installe dans cette ville. Ayant jugé que l’endroit proposé comme PRI était sûr et raisonnable, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR, soit que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[12] La seule question en litige soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si l’analyse de la PRI effectuée par la SAR est raisonnable.

[13] D’après cette formulation de la question en litige, les parties conviennent (et je suis d’accord) que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

V. Analyse

[14] Comme je l’ai indiqué plus haut dans les présents motifs, la SAR a conclu, après avoir appliqué le premier volet du critère relatif à la PRI, que le demandeur n’avait pas fourni de preuves suffisantes pour établir que ses cousins avaient les moyens de le retrouver à Abuja ou qu’il était suffisamment connu et reconnaissable pour qu’ils puissent savoir où il se trouve.

[15] Dans ses arguments attaquant cette partie de l’analyse de la SAR, le demandeur fait valoir que la SAR a écarté le principe suivant lequel un témoignage fait sous serment par un demandeur d’asile est présumé être véridique (voir Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA) [Maldonado]) et qu’elle avait passé outre au fait qu’elle avait elle-même jugé que le demandeur était crédible. Le demandeur soutient que la SAR n’aurait pas dû s’attendre à ce qu’il présente d’autres éléments de preuve afin d’établir des points qu’il avait déjà mentionnés dans son témoignage, c’est-à-dire que ses cousins étaient des personnes très en vue – par exemple un d’entre eux est imam et a des adeptes capables de le retrouver – et que lui-même est une personne d’importance au Nigéria.

[16] Selon moi, cet argument n’aide pas le demandeur. La SAR a mentionné expressément l’arrêt Maldonado et la présomption de véracité. Elle a expliqué cependant que cette présomption ne s’applique pas aux inférences ou aux conjectures. Je suis d’avis que la SAR n’a pas eu tort d’établir cette distinction. Comme il est expliqué dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1410 :

[16] […] cette présomption ne s’applique pas aux inférences ou aux conclusions qu’un témoin tire des faits, ni aux conjectures sur des faits qui pourraient survenir. De même, elle ne s’applique pas aux craintes qui ne sont pas suffisamment étayées par la preuve objective : Araya Atencio c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 571 aux para 8–10; Hernandez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF. no 657 (CF 1re inst.) au para 6; Derbas c Canada (Solliciteur général), [1993] ACF no 829 (CF 1re inst.) au para 3.

[17] De même, au paragraphe 22 de la décision Kassim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 621, la Cour a examiné la conclusion tirée par la SPR quant à l’absence de preuve établissant l’influence et les contacts d’un agent de persécution et affirmé qu’il ne s’agissait pas d’une conclusion défavorable relative à la crédibilité.

[18] Comme le soutient le défendeur, il est loisible à la SAR d’évaluer si la preuve présentée par le demandeur lui permet de démontrer l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution ou d’un risque de préjudice à l’endroit envisagé comme PRI (voir Asana c Canada (MCI), 2022 FC 1776 au para 13). J’estime qu’il n’était pas déraisonnable pour la SAR de qualifier d’hypothétiques les éléments de preuve présentés par le demandeur concernant la capacité de ses cousins à le retrouver à Abuja et de juger qu’ils étaient insuffisants pour permettre au demandeur de s’acquitter du fardeau de preuve qui lui incombait.

[19] Je souligne que le demandeur ne considère pas qu’il doit s’acquitter de ce fardeau. Il fait valoir que la SAR, conformément au critère relatif à la PRI, doit d’abord être convaincue qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse de persécution dans l’endroit proposé comme PRI pour le demandeur, avant que ce dernier soit tenu de réfuter cette conclusion. Il ne cite aucun précédent à l’appui de cette prétention. Le défendeur lui oppose, en revanche, qu’il est bien établi en droit qu’il incombe au demandeur d’asile, lorsque l’existence d’une PRI est formulée, de montrer que l’endroit proposé comme PRI n’est pas viable (voir p ex Karas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1205 au para 60). Comme l’a souligné la SAR, cette démarche suppose d’examiner à la fois s’il y a une possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la PRI et s’il est raisonnable pour lui de s’y installer (voir p ex Rasaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) à la p 710).

[20] Toujours selon le premier volet du critère relatif à la PRI, le demandeur soutient également que la SAR n’a pas tenu compte d’importants éléments de preuve et a omis de les examiner avec le soin voulu. Il mentionne à cet égard la photo de lui et du vice-président nigérian, des courriels relatifs à ses activités au sein de l’organisation MICA et un affidavit de son imam indiquant que sa maison a été incendiée par sa famille en raison des allégations au sujet de son orientation sexuelle.

[21] Toutefois, en ce qui a trait à l’essentiel de cet élément de preuve, la décision témoigne d’une analyse explicite de la part de la SAR. Celle-ci a examiné la photo prise avec le vice-président mais y a accordé peu de poids, car elle n’établissait pas que le demandeur avait une relation avec le vice-président. Concernant la participation du demandeur aux activités de l’organisation MICA, la SAR était d’avis qu’il faudrait, pour que les agents de persécution puissent retrouver le demandeur en se fondant sur ces activités, qu’une personne y ayant participé sache que le demandeur était retourné à Abuja et avait été accusé d’entretenir une relation avec un homme, et que cette personne ait un lien avec les cousins du demandeur. Selon la SAR, il était peu probable que toutes ces circonstances soient réunies.

[22] Je conviens avec le demandeur que la décision de la SAR ne mentionne pas la preuve relative à l’incendie de sa maison. Comme il le souligne avec raison, l’analyse que notre Cour est tenue d’effectuer dans ce genre de situation a été expliquée aux paragraphes 16 et 17 de la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1998] ACF no 1425 [Cepeda-Gutierrez]. Un décideur administratif n’est pas obligé de faire référence à tous les éléments de preuve qui sont contraires à ses conclusions et d’expliquer comment il a traité ces éléments de preuve. Plus la preuve qui n’a pas été mentionnée ni analysée expressément dans les motifs du décideur est importante, plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il disposait.

[23] Le défendeur fait valoir que l’imam précise dans son affidavit qu’il n’a pas une connaissance personnelle des événements mais qu’il en a été informé et qu’il a la conviction que la famille du demandeur a incendié la maison de ce dernier à cause des allégations relatives à son orientation sexuelle. De toute façon, j’éprouve de la difficulté à comprendre, en lisant les observations du demandeur, quelle serait l’importance de cet élément de preuve, si je le jugeais même acceptable, quant à la capacité des agents de persécution de retrouver le demandeur à Abuja. L’application des principes énoncés dans la décision Cepeda-Gutierrez ne permet pas de conclure que la SAR a omis d’examiner cet élément de preuve.

[24] Pour ce qui est de la motivation des agents de persécution à le retrouver, le demandeur conteste les conclusions tirées par la SAR qui, après avoir analysé l’affidavit du frère du demandeur, estime que la famille de celui-ci ne veut plus rien savoir de lui et non qu’elle est motivée à la rechercher. Le demandeur rappelle les propos de son frère, qui mentionne les menaces de mort proférées par des membres de la famille élargie du demandeur et sa conviction que, si une de ces personnes voit le demandeur, les conséquences seraient graves pour ce dernier.

[25] Cependant, la SAR se reporte expressément aux inquiétudes et aux menaces précisées dans l’affidavit du frère du demandeur. En conséquence, il est clair que cet élément de preuve n’a pas été omis. Lorsque la SAR a affirmé que l’affidavit, suivant son interprétation, démontrait que le demandeur a été rejeté par sa famille et non que la famille a une motivation à le rechercher, elle a souligné que le frère du demandeur ne déclare pas que les cousins ou tout autre membre de la famille recherchent activement le demandeur ou qu’il a été abordé par eux afin qu’il révèle l’endroit où se trouve ce dernier. Comme le soutient le défendeur, les arguments du demandeur expriment un désaccord quant au poids accordé par la SAR à cet aspect de la preuve, mais il ne s’agit pas d’une raison justifiant que la Cour intervienne.

[26] Pour ce qui est du deuxième volet du critère relatif à la PRI, le demandeur fait valoir que la SAR a conclu, à tort, que sa réinstallation à Abuja était raisonnable et peu susceptible de lui causer des difficultés excessives. À l’appui de cet argument, le demandeur explique qu’il serait obligé de se cacher dans un endroit isolé pour empêcher sa famille de le retrouver et qu’il lui serait alors difficile de se trouver du travail, ce qui entraînerait des difficultés importantes.

[27] Selon le défendeur, la SAR n’a pas laissé entendre dans son analyse que le demandeur serait tenu de vivre dans la clandestinité à Abuja pour y être en sécurité. En ce qui concerne les perspectives d’emploi du demandeur, la SAR a souscrit à l’analyse relative à l’emploi faite par la SPR, compte tenu des antécédents du demandeur, de son âge et de son expérience de travail ainsi que des débouchés qui s’offrent aux allochtones. La SAR a souligné par ailleurs la déclaration du demandeur selon laquelle, si ce n’était de ses préoccupations pour sa sécurité liées aux agents de persécution (qui ont été abordées dans l’analyse de l’application du premier volet du critère relatif à la PRI), son installation à Abuja ne serait pas problématique. Le demandeur n’a pas contesté cette conclusion. À mon avis, rien ne permet de conclure que l’analyse effectuée par la SAR en ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à la PRI était déraisonnable.

[28] Ayant conclu que les arguments du demandeur n’entachent pas le caractère raisonnable de la décision, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune ne sera énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-10786-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10786-22

INTITULÉ :

ABAYOMI ABDUL GANIYU ARIJE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 18 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Anna Davtyan

Pour le demandeur

Hannah Shaikh

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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