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Date : 20231011


Dossier : T-290-23

Référence : 2023 CF 1357

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 11 octobre 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

MAGGIE NICOLA IBRAHIM

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Maggie Nicola Ibrahim [la demanderesse] a demandé et reçu la prestation canadienne de relance économique [la PCRE] pour les vingt‑huit périodes de deux semaines allant du 27 septembre 2020 au 23 octobre 2021.

[2] Le 22 avril 2022, après examen du dossier, l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a informé la demanderesse qu’elle n’était pas admissible à la PCRE pour l’ensemble de ces vingt‑huit périodes de deux semaines [la première décision].

[3] Le 6 novembre 2022, la demanderesse a présenté une demande de révision de la première décision, et un autre agent de l’ARC [l’agent] a procédé à un examen de deuxième niveau de la demande de PCRE. Dans une décision du 13 janvier 2023 [la deuxième décision], l’agent a confirmé que la demanderesse n’était pas admissible à la PCRE. Il a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment de documents pour démontrer qu’elle avait gagné au moins 5 000 $ de revenus provenant d’un emploi ou d’un travail exécuté pour son compte en 2019, en 2020 ou au cours de la période de 12 mois précédant le jour où elle avait présenté sa demande de PCRE [l’exigence relative aux revenus]. L’agent est également parvenu à la conclusion que si la demanderesse ne travaillait pas, c’était pour des raisons non liées à la COVID‑19.

[4] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la deuxième décision. Je comprends la situation de la demanderesse et je n’ai aucune raison de douter qu’elle croyait honnêtement qu’elle était admissible à la PCRE. Néanmoins, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable et qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale. Je rejette donc la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse.

II. Les questions préliminaires

[5] Le défendeur soulève une question préliminaire concernant les éléments de preuve supplémentaires que la demanderesse a soumis à la Cour et qui n’avaient pas été présentés à l’agent. Le défendeur fait valoir que le dossier de la preuve se limite à celui dont disposait le décideur et que tout autre élément de preuve est inadmissible : Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 42, citant Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) 2012 CAF 22 [Access Copyright] au para 19. Il soutient que les éléments de preuve que la demanderesse a présentés à la Cour ne correspondent à aucune des exceptions à cette règle : Access Copyright, au para 20.

[6] Je suis d’accord avec le défendeur et je conclus que les éléments suivants sont inadmissibles : les pièces F et G, ainsi que les paragraphes 10 et 13 de l’affidavit de la demanderesse.

[7] Au paragraphe 10 de son affidavit, la demanderesse fait valoir que son comptable a remarqué une erreur de calcul dans sa déclaration de revenus de 2019 et qu’une fois l’erreur corrigée, son revenu net de travail à son compte pour 2019 s’élevait à 6 300 $. La demanderesse affirme que ce redressement a été déposé le 9 février 2023 et envoyé à l’ARC. La pièce F est un avis de nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2019, daté du 7 juillet 2020 [l’avis de nouvelle cotisation de 2019], que le comptable a produit auprès de l’ARC.

[8] La pièce G est une copie du communiqué de presse du 9 février 2021 par lequel le gouvernement du Canada annonçait que les travailleurs autonomes qui avaient présenté une demande de prestation canadienne d’urgence en fonction de leur revenu brut ne seraient pas tenus de rembourser la prestation, pourvu qu’ils répondent à tous les autres critères d’admissibilité.

[9] Au paragraphe 13 de son affidavit, la demanderesse affirme que la pandémie de COVID‑19 a nui à son travail parce que les bureaux d’immigration et les aéroports ont été fermés en raison des restrictions de voyage. Pour étayer sa prétention, elle fournit des liens vers plusieurs articles de presse portant sur les restrictions concernant les voyages internationaux et leurs répercussions sur l’immigration au Canada.

[10] L’avis de nouvelle cotisation de 2019 est inadmissible. Ce document a été créé après que la deuxième décision eut été rendue. La demanderesse a appris le 17 novembre 2022, au cours d’un appel téléphonique avec un employé de l’ARC, que l’ARC considérait que son revenu net de travail à son compte, qui était de 3 939 $, n’était pas assez élevé pour répondre à l’exigence relative aux revenus. La demanderesse n’a pas expliqué pourquoi elle avait attendu d’avoir reçu la deuxième décision avant de parler de cette question à son comptable. Quoi qu’il en soit, l’avis de nouvelle cotisation de 2019 ne peut pas servir, rétroactivement, de preuve des revenus de la demanderesse pour l’année 2019.

[11] Pour les mêmes raisons, je ne tiendrai pas compte du paragraphe 10 de l’affidavit de la demanderesse.

[12] En ce qui concerne les autres nouvelles pièces et le paragraphe 13 de l’affidavit de la demanderesse, je m’arrête ici pour souligner que la demanderesse soulève une question d’équité procédurale en ce qui concerne la conclusion, dans la deuxième décision, selon laquelle elle ne travaillait pas pour des raisons non liées à la COVID‑19. Si j’applique de manière libérale l’exception de l’arrêt Access Copyright, j’arrive à la conclusion que les éléments de preuve en question visent à démontrer des vices de procédure et qu’ils pourraient pour cette raison être admissibles. Toutefois, comme je l’expliquerai ci‑après, je conclus que la demanderesse connaissait la preuve qu’elle devait réfuter et qu’elle a eu la possibilité de présenter d’autres observations. La demanderesse n’a pas non plus expliqué en quoi ces nouveaux éléments de preuve auraient modifié la deuxième décision. Je conclus donc qu’ils sont inadmissibles.

III. Les questions en litige

[13] La demanderesse soulève trois questions :

  1. l’équité procédurale de la deuxième décision;

  2. le caractère raisonnable de la deuxième décision;

  3. la deuxième décision contrevient à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R.‑U.) [la Charte].

[14] Lors de l’audience, j’ai informé les parties que je ne tiendrais pas compte de la prétention formulée par la demanderesse au titre de la Charte, puisqu’elle n’est étayée par aucun élément de preuve et argument juridique, et que la demanderesse n’a pas suivi les dispositions applicables des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 avant de la soulever.

IV. Analyse

A. Le cadre législatif

[15] La loi ayant créé la PCRE est la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [LPCRE].

[16] Selon l’article 3 de la LPCRE, est admissible à la prestation canadienne de relance économique, le demandeur qui remplit les conditions suivantes :

  • dans le cas d’une demande de PCRE présentée à l’égard d’une période de 2 semaines qui débute en 2020, ses revenus provenant d’un emploi ou d’un travail qu’il exécute pour son compte s’élevaient à au moins 5 000 $, pour l’année 2019 ou au cours des 12 mois précédant la date à laquelle il a présenté sa demande (alinéa 3(1)d) de la LPCRE);

  • dans le cas d’une demande de PCRE présentée à l’égard d’une période de 2 semaines qui débute en 2021, ses revenus provenant d’un emploi ou d’un travail qu’il exécute pour son compte s’élevaient à au moins 5 000 $ pour l’année 2019 ou 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date à laquelle il a présenté sa demande (alinéa 3(1)e) de la LPCRE).

[17] L’article 6 de la LPCRE oblige le demandeur à fournir au ministre de l’Emploi et du Développement social tout renseignement que ce dernier peut exiger relativement à la demande.

B. Il n’y a pas de manquement à l’équité procédurale

[18] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas fait preuve d’équité procédurale envers elle. Premièrement, elle affirme qu’elle n’a pas eu la possibilité de présenter pleinement sa preuve et de la compléter, s’agissant de son admissibilité. Deuxièmement, elle fait valoir que les instructions concernant les documents qu’elle devait fournir n’étaient pas claires et que de telles instructions constituaient un manquement à l’obligation d’équité procédurale.

[19] La demanderesse renvoie à l’affaire Fentum c Canada (Procureur général), 2023 CF 857 [Fentum], dans laquelle le demandeur alléguait qu’il ne savait pas qu’il devait présenter une preuve pour démontrer qu’il ne travaillait pas pour des raisons liées à la COVID‑19. La demanderesse affirme que, lors de sa conversation avec le deuxième agent de l’ARC, elle a accepté d’envoyer des relevés bancaires correspondant à ses factures. Toutefois, elle souligne que l’agent n’a pas mentionné qu’elle devait présenter d’autres documents pour prouver son admissibilité, si bien qu’elle a cru que les relevés bancaires suffiraient à démontrer qu’elle était admissible aux prestations.

[20] La demanderesse affirme également qu’elle a essayé [traduction] « à plusieurs reprises » de communiquer avec l’agent après avoir reçu la deuxième décision, mais qu’elle n’a eu aucune réponse.

[21] Je rejette les arguments de la demanderesse.

[22] L’affaire Fentum se distingue de l’espèce sur le plan des faits. Dans cette affaire, j’ai conclu que l’agent de l’ARC avait commis une erreur « lorsqu’il a conclu, sans justification » que l’entièreté de la période sans emploi du demandeur, soit de 2019 à 2021, était attribuable à des raisons non liées à la COVID‑19, car il n’avait pas tenu compte des explications fournies par le demandeur lors de son entretien. En l’espèce, l’agent a mentionné que, selon la preuve, la demanderesse avait cessé de travailler en décembre 2019, soit quatre mois avant la pandémie. Il a également mentionné l’explication de la demanderesse, selon laquelle cette dernière dirige une entreprise de traduction pour nouveaux immigrants et qu’en raison de la pandémie, le nombre de personnes entrant au pays avait considérablement diminué, de sorte que ses services étaient de moins en moins sollicités.

[23] Par ailleurs, lorsque l’agent s’est entretenu avec la demanderesse, il lui a donné la possibilité de vérifier si elle avait eu d’autres revenus en 2019 et en 2020, hormis ceux déclarés dans ses déclarations fiscales, ce à quoi la demanderesse a répondu par la négative.

[24] La demanderesse n’a pas expliqué quels autres éléments de preuve, s’il en est, elle aurait fournis, si elle en avait eu l’occasion, sous réserve des nouveaux éléments sur les conditions générales de confinement qu’elle avait produits.

[25] Le défendeur soutient que la deuxième décision repose sur le caractère insuffisant de la preuve plutôt que sur une conclusion défavorable en matière de crédibilité. Après avoir examiné les notes de l’agent, je suis d’accord avec le défendeur.

[26] Je constate également que la demanderesse a été informée de l’exigence relative aux revenus à plusieurs reprises au cours du premier et du deuxième examen. Encore une fois, la demanderesse fait valoir qu’elle n’a pas été en mesure de fournir certaines informations en raison du prétendu manquement à l’équité procédurale, sans préciser quelles informations elle aurait présentées.

C. La décision est raisonnable

[27] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, suivant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, qui est une norme de contrôle rigoureuse, mais empreinte de déférence : aux para 12‑13. Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, au para 100. Ce ne sont pas toutes les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle soulève qui justifieront une intervention.

[28] La demanderesse soutient que la deuxième décision est déraisonnable, car elle ne tient pas compte du fait qu’elle croyait sincèrement être admissible à la PCRE et des circonstances extraordinaires de la pandémie de COVID‑19.

[29] Je rejette la prétention de la demanderesse. L’exigence relative aux revenus à laquelle est soumise la PCRE est fondée sur des critères non discrétionnaires prévus par la Loi, et par conséquent, l’agent n’avait pas d’autre choix que de l’appliquer. La conviction de la demanderesse, bien que sincère, selon laquelle elle avait droit à la PCRE, n’a aucune incidence sur son admissibilité.

[30] Lors de l’audience, la demanderesse a continué d’affirmer qu’elle était admissible à la PCRE, renvoyant à son avis de cotisation de 2019 selon lequel elle avait eu un revenu de 5 343 $ cette année‑là.

[31] Selon les sous‑alinéas 3(1)d)(i) à (iv) de la LPCRE, les revenus ouvrant droit à la PCRE sont ceux qui proviennent d’un emploi, d’un travail que la personne exécute pour son compte et de certaines prestations et allocations gouvernementales prévues par règlement. Il appert de la déclaration de revenus de la demanderesse pour 2019 que son revenu total excédait effectivement 5 000 $, mais qu’une somme de 1 404 $ provenait d’intérêts et d’autres revenus de placement. Son revenu net de travail exécuté pour son compte s’élevait en 2019 à 3 939 $, ce qui est inférieur au seuil de 5 000 $ nécessaire pour satisfaire à l’exigence d’admissibilité relative aux revenus. La demanderesse, qui s’appuie sur l’avis de cotisation de 2019, semble avoir mal interprété les critères d’admissibilité à la PCRE en ce qu’elle affirme que tous les revenus, quelle qu’en soit la source, lui permettraient de bénéficier de la PCRE.

[32] Il est fort possible que le comptable de la demanderesse ait commis quelques erreurs de calcul et ait surestimé les dépenses engagées par la demanderesse en 2019. Il n’en demeure pas moins que la décision est fondée sur les renseignements produits par la demanderesse à l’époque, et que celle‑ci n’a fait état d’aucune erreur susceptible de contrôle que l’agent aurait commise sur ce fondement.

[33] La demanderesse a en outre fait valoir à l’audience que, si l’agent ne la croyait pas, il aurait pu communiquer avec son employeur pour vérifier l’exactitude de ses informations. Toutefois, comme le défendeur l’a souligné à juste titre, dans un régime fiscal d’autocotisation, il incombe au contribuable de démontrer qu’il respecte les dispositions fiscales. Je tiens à rappeler que, dans le contexte de la PCRE, ce fardeau est prévu à l’article 6 de la LPCRE.

[34] Enfin, en ce qui concerne le commentaire de la demanderesse, selon lequel ses relevés bancaires montrent qu’elle avait plus de 6 000 $ de revenus, je constate que l’agent a examiné lesdits relevés bancaires, mais qu’il a relevé des incohérences entre eux et les factures. L’agent a également fait remarquer, avant de rendre la décision, qu’il ne disposait d’aucun renseignement sur la provenance des paiements faits par virement électronique, et que la demanderesse avait reconnu qu’elle n’avait pas eu d’autres revenus que ceux indiqués dans ses déclarations de revenus de 2019 et de 2020 Je conclus que l’agent est parvenu à la conclusion raisonnable que la demanderesse ne satisfaisait pas à l’exigence relative aux revenus, à la lumière des éléments de preuve dont il disposait et du cadre législatif applicable.

D. Les mesures de réparation

[35] Le défendeur demande à la Cour de rejeter la demande avec dépens.

[36] La demanderesse doit maintenant rembourser 24 600 $ de PCRE après avoir subi pendant plusieurs années une baisse de revenus en raison de la pandémie. Eu égard aux circonstances de l’espèce, je refuse d’accorder les dépens au défendeur, bien que je lui donne gain de cause.

E. Caviardage du dossier de la demande

[37] Enfin, j’ai sollicité l’aide du défendeur afin que toutes les mentions du numéro d’assurance sociale de la demanderesse soient supprimées du dossier de la demande. La Cour souhaite remercier le défendeur pour son aide à cet égard.

V. Conclusion

[38] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[39] Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T‑290‑23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Le greffier remplacera le dossier de demande original déposé par la demanderesse par la version caviardée du dossier de demande déposée par le défendeur.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

T‑290‑23

 

INTITULÉ :

MAGGIE NICOLA IBRAHIM c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 septembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 octobre 2023

 

COMPARUTIONS :

Maggie Nicola Ibrahim

 

Pour la demanderesse

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Grace Jothiraj

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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