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Date : 20231003


Dossier : IMM-3518-22

Référence : 2023 CF 1323

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ODILIA BENOIT

SIERRA LILY MON JOSEPH

VIRGINIA JAYLA LAURENT

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demanderesses sont citoyennes de Sainte-Lucie. Odilia Benoit y est née en septembre 1979; ses filles Sierra et Virginia y sont nées en novembre 2002 et août 2005, respectivement.

[2] Mme Benoit est arrivée au Canada en mai 2012. En juin 2012, elle a demandé l’asile parce qu’elle avait peur de son ex-conjoint, E.J. De même, elle se qualifie de bisexuelle et a aussi demandé l’asile pour ce motif. Sierra et Virginia ont rejoint leur mère au Canada un peu plus tard. En août 2012, ces dernières ont aussi demandé l’asile, au motif qu’elles craignaient E.J. ainsi que d’autres membres de la communauté.

[3] Les trois demandes d’asile ont été instruites conjointement par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada le 1er mars 2018. Dans sa décision du 6 mars 2018, la SPR a rejeté les demandes d’asile pour des motifs de crédibilité.

[4] En mars 2020, les demanderesses ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) au titre de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Un agent principal a rejeté la demande d’ERAR le 5 janvier 2021. Dans des motifs datés du 9 août 2023, j’ai rejeté la demande de contrôle judiciaire que les demanderesses avaient présentée à l’encontre de cette décision : voir Benoit v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 1084.

[5] Mme Benoit a eu deux autres enfants depuis son arrivée au Canada, soit Skylar (mai 2013) et Heaven (septembre 2014). Sierra a aussi eu deux enfants au Canada, à savoir Dezarre (mai 2019) et Zerea (décembre 2021).

[6] En février 2022, les demanderesses ont présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. La demande reposait principalement sur l’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés.

[7] Un agent principal a rejeté la demande dans une décision datée du 31 mars 2022. L’agent n’était pas convaincu que les demanderesses avaient démontré que leur situation particulière justifiait une exception à l’exigence habituelle selon laquelle les demandes de résidence permanente doivent être présentées depuis l’étranger.

[8] Les demanderesses demandent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Elles soutiennent que la décision est déraisonnable à plusieurs égards, notamment quant à l’intérêt supérieur des enfants.

[9] Comme je l’expliquerai, je conviens avec les demanderesses que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent est déraisonnable. Comme ce facteur justifie, à lui seul, le réexamen de l’affaire, je n’ai pas à me pencher sur les autres motifs de contrôle que les demanderesses ont invoqués.

[10] Je conviens avec les parties que la décision de l’agent doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44).

[11] Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Il incombe aux demanderesses de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. Pour infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[12] Le paragraphe 25(1) de la LIPR exige expressément que le décideur tienne compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Il est indéniable qu’il s’agit d’un facteur important. Les décideurs doivent « lui accorder un poids considérable. et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75).

[13] L’application du principe de l’« intérêt supérieur de l’enfant [...] dépen[d] fortement du contexte » en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au para 35, renvois omis). Par conséquent, elle doit tenir compte de « l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au para 35). Il s’agit d’un examen hautement factuel et individualisé. Il incombe à la partie qui sollicite une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire de produire suffisamment d’éléments de preuve démontrant que l’intérêt supérieur de l’enfant est favorable à l’octroi d’une dispense (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 45; et Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 au para 22).

[14] Dans le cas qui nous occupe, l’agent a convenu que l’intérêt supérieur de l’enfant mérite, en principe, qu’on lui accorde un poids considérable. L’agent n’était toutefois pas convaincu qu’une [traduction] « décision défavorable quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire influerait » sur l’intérêt supérieur des enfants visés par la demande. Je souscris, pour trois raisons principales, à l’opinion des demanderesses, qui affirment que cette conclusion n’est pas raisonnable.

[15] D’abord, l’agent n’a pas valablement tenu compte de l’allégation des demanderesses selon laquelle leur renvoi du Canada ou leur exposition aux conditions socio-économiques défavorables à Sainte-Lucie auraient des répercussions néfastes sur l’intérêt supérieur des plus jeunes enfants (Skylar, Heaven, Dezarre et Zerea). L’agent a plutôt conclu que, sauf pour une courte période d’adaptation, le changement ne jouerait pas beaucoup sur l’intérêt supérieur des enfants, en raison du soutien de leur principale pourvoyeuse de soins (leur mère respective) et de [traduction] « leur jeune âge et la résilience inhérente connexe ». L’agent n’a pas tout simplement déclaré que les demanderesses n’avaient pas démontré que les jeunes enfants auraient de la difficulté à s’adapter à une nouvelle vie à Sainte-Lucie. En effet, il a conclu positivement que les enfants [traduction] « réussiraient à s’adapter à la vie à Sainte-Lucie ». Cette conclusion n’est pas raisonnablement étayée par la preuve dont disposait l’agent ou par son raisonnement. Pour les motifs exposés par le juge Ahmed dans la décision Augusto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 226 aux para 30-33, le fait que l’agent se soit essentiellement appuyé sur le jeune âge, la [traduction] « résilience inhérente », et la capacité d’adaptation des enfants est particulièrement problématique. Voir aussi la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 au para 31.

[16] Ensuite, l’agent n’a pas apprécié de façon raisonnable les répercussions qu’aurait un départ du Canada sur l’intérêt supérieur de Dezarre et Zerea, puisqu’elles seraient séparées de leur père. Sierra, leur mère, n’entretient plus de relation amoureuse avec le père des enfants et elle est leur principale pourvoyeuse de soins (avec sa propre mère et d’autres personnes). Cependant, il appert de la preuve dont disposait l’agent que Sierra voulait que ses enfants grandissent avec leur père et qu’elle entretenait une bonne relation avec la famille de son ex-conjoint. L’agent a tout simplement signalé qu’aucun obstacle de droit n’empêchait les enfants de quitter le Canada et que ces derniers (qui avaient alors moins de trois ans et moins de six mois) pouvaient demeurer en contact avec leur père de façon virtuelle ou en venant lui rendre visite ici. La preuve faisant état du rôle que le père jouait dans la vie des enfants n’était pas particulièrement solide. Quoiqu’il en soit, il n’était pas raisonnable de la part de l’agent de conclure que la séparation des enfants de leur père n’aurait aucune incidence quelle qu’elle soit sur leur intérêt supérieur.

[17] Enfin, les demanderesses soutenaient dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que leur départ du Canada perturberait les études de Virginia, qu’elle effectuait en ligne lorsque la demande a été présentée. L’agent a conclu que [traduction] « peu d’éléments de preuve objectifs » démontraient que Virginia ne pourrait pas continuer ses cours en ligne depuis Sainte-Lucie. À l’époque, Virginia était inscrite à la St. Oscar Romero Catholic Secondary School, à Toronto. L’agent semble tout simplement avoir tenu pour acquis, sans preuve à l’appui au dossier, que Virginia aurait encore le droit d’assister aux cours virtuels de cette école même si elle ne vivait plus à Toronto. (Je souligne en passant que l’agent a tiré une conclusion non étayée semblable à l’égard de Sierra, qui assistait à des cours offerts en ligne par le Massey Centre Secondary School Treatment Program; il s’agit d’un programme spécialisé à Toronto qui s’adresse à de jeunes mères qui souhaitent poursuivre leurs études. Sierra avait plus de 18 ans lorsque la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été présentée. Les demanderesses prétendaient que la perturbation de ses études faisait partie des difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle devait quitter le Canada.)

[18] Le défendeur signale, à juste titre, que même si l’intérêt supérieur de l’enfant constitue un facteur important qui mérite un examen approfondi, il ne l’emportera pas forcément dans l’appréciation d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Baker, au para 75). Toutefois, quand l’intérêt supérieur de l’enfant est minimisé d’une manière incompatible avec les principes humanitaires, la décision est déraisonnable (Baker, au para 75). À mon avis, c’est ce qui s’est produit en l’espèce. L’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés se trouve au cœur de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demanderesses. Même si ce facteur n’est pas nécessairement déterminant, il devait être apprécié d’une manière raisonnable. Le défaut de l’agent d’agir ainsi porte atteinte au caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

[19] Pour ces motifs, la décision de l’agent doit être annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[20] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier, au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le DOSSIER IMM-3518-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de l’agent principal datée du 31 mars 2022 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen;

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

IMM-3518-22

 

INTITULÉ :

ODILIA BENOIT ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :


LE 3 octobre 2023

 

COMPARUTIONS :

Linda Kassim

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Aleksandra Lipska

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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