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Date : 20231004


Dossier : T‑692‑17

Référence : 2023 CF 1327

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2023

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

JASON M. CLOTH

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11 [la LGFP] prévoit que, sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, (c.‑à‑d. y renoncer) s’il « estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise ».

[2] En mars 2016, M. Jason Cloth [le demandeur], ainsi qu’environ 257 autres personnes, ont présenté au ministre des Finances une demande de remise des taxes établies et des intérêts courus relativement aux dons de bienfaisance faits avant le 20 décembre 2002 dans le cadre d’un stratagème de dons financés par emprunt.

[3] Dans une lettre du 11 avril 2017, le ministre des Finances a rejeté la demande de remise.

[4] M. Cloth présente maintenant une demande de contrôle judiciaire [la demande] au motif que la décision du ministre est déraisonnable.

[5] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée. Bien que la Cour comprenne les préoccupations du demandeur quant à l’iniquité résultant du traitement différent dont les contribuables ont fait l’objet en raison de la date de leurs dons et de la date d’entrée en vigueur des modifications apportées à la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e supp) [la LIR] en jeu, la décision du ministre est raisonnable. La décision est justifiée, transparente et intelligible. Contrairement au principal argument du demandeur, le ministre a pris en compte ses observations.

I. Le contexte

[6] De 2001 à 2003, le demandeur figurait parmi plus de 400 personnes [les donateurs] ayant fait des dons au programme de dons financés par emprunt de la John McKellar Charitable Foundation [la Fondation McKellar]. Le programme de dons financés par emprunt permettait aux donateurs de faire un don en partie en espèces (environ 30 %) et de recevoir un prêt sans intérêt (environ 70 %, remboursé au fil du temps) pour l’autre partie du don. Les donateurs recevaient des reçus fiscaux pour dons de bienfaisance pour le montant total de leur don, y compris la partie empruntée. Comme l’a subséquemment souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Markou c Canada, 2019 CAF 299 [Markou], les donateurs obtenaient ainsi d’importants avantages pécuniaires : « [l]e programme était présenté comme une occasion, pour les participants, d’obtenir une économie d’impôt nettement supérieure à leur contribution en espèces associée au don, selon leur province de résidence » (au para 12).

[7] L’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a établi de nouvelles cotisations à l’égard de l’impôt des donateurs et a refusé les crédits d’impôt. Les donateurs, dont M. Cloth, ont interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt [la CCI]. Depuis lors, dans le cadre d’une entente de règlement conclue en contexte de litige, l’ARC a accordé un allégement partiel, mais uniquement pour la partie en espèces des dons et les intérêts afférents. Cependant, l’entente de règlement ne vise que les donateurs ayant fait des dons après le 20 décembre 2002. Le demandeur a fait des dons à la Fondation McKellar avant et après le 20 décembre 2002. Il affirme qu’au moins 200 autres contribuables ont fait, comme lui, des dons avant le 20 décembre 2002.

[8] En 2014, dans une lettre au sous‑commissaire de l’ARC, les donateurs ayant fait des dons avant le 20 décembre 2002 [les donateurs d’avant le 20 décembre 2002] ont demandé d’être inclus dans l’entente de règlement conclue avec l’ARC. Subsidiairement, ils lui ont demandé de recommander au gouverneur en conseil de prendre un décret de remise en application du paragraphe 23(2) de la LGFP pour les dons faits avant le 20 décembre 2002 afin d’obtenir un allégement des taxes et des intérêts découlant de la partie en espèce des dons.

[9] À la fin de 2014, l’ARC a décidé que la demande de remise était uniquement liée à des questions de politique fiscale, de sorte qu’elle l’a transférée au ministère des Finances. Les avocats des donateurs d’avant le 20 décembre 2002 ont ensuite envoyé plusieurs lettres au ministère des Finances et au ministre directement concernant leur demande de remise. Le 31 mars 2016, les donateurs d’avant le 20 décembre 2002 ont de nouveau demandé au ministre des Finances de recommander au gouverneur en conseil de leur accorder une remise.

[10] Dans leur lettre du 31 mars 2016 adressée au ministre des Finances, les donateurs ont énoncé les motifs pour lesquels ils estimaient qu’une remise devrait leur être accordée. Ils y présentaient des renseignements sur le contexte de la demande, le litige en cours (à cette époque) devant la CCI ainsi que les modifications apportées à la LIR qui ont été adoptées en 2013 (dans le cadre de la Loi de 2012 apportant des modifications techniques concernant l’impôt et les taxes), mais avec une date d’application rétroactive, soit [traduction] « après le 20 décembre 2002 ».

[11] La demande indique ce qui suit :

[traduction]
Compte tenu des déclarations faites par l’ancien ministre des Finances et maintenant par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt French [French c Canada, 2016 CAF 64], les contribuables ne comprennent pas pourquoi l’ARC fera droit à un crédit d’impôt pour la partie en espèces d’un don fait le 21 décembre 2002, mais pas pour un don identique fait le 20 décembre 2002. Les contribuables considèrent, non sans raison, que la position de l’ARC a essentiellement une visée punitive.

[12] Dans leur demande, les contribuables font également état de [traduction] « leur sentiment d’injustice » relativement à la manière dont l’ARC traite leur litige, demandent une rencontre avec le ministre « si un doute […] devait subsister dans [son] esprit concernant le bien‑fondé de leur demande de décret de remise » et ajoutent qu’ils sont « des personnes crédibles et sympathiques qui ont fait leurs dons de bonne foi et qui considèrent qu’il est juste et équitable d’enfin mettre fin à ce litige ».

[13] Le demandeur affirme qu’en mai 2016, les avocats des donateurs d’avant le 20 décembre 2002 ont rencontré le conseiller en politiques du ministre et, dans une correspondance subséquente, ont demandé au ministre de prendre rapidement une décision.

[14] En avril 2017, le ministre des Finances a communiqué sa décision dans une lettre et a décidé, comme je l’ai déjà indiqué, de ne pas recommander au gouverneur en conseil la prise d’un décret de remise.

II. Les questions préliminaires

[15] Premièrement, l’intitulé de la cause est modifié de manière à désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[16] Deuxièmement, le défendeur fait remarquer que l’affidavit du demandeur à l’appui de sa demande renferme des pièces dont le ministre des Finances ne disposait pas au moment de rendre sa décision. La Cour souligne qu’en règle générale, seuls les documents dont disposait le décideur initial sont admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 17‑20 [Access Copyright]; et Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 aux para 7‑9. Cependant, le défendeur convient maintenant que ces pièces jointes à l’affidavit de M. Cloth sont visées par une exception à la règle générale qui permet à la cour de révision d’admettre de nouveaux éléments de preuve contenant des informations générales qui ne se rapportent pas au fond de la question (Access Copyright, au para 20).

III. Les dispositions légales

[17] Le paragraphe 23(2) de la LGFP est ainsi rédigé :

Remise de taxes ou de pénalités

Remission of taxes and penalties

(2) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, s’il estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise.

(2) The Governor in Council may, on the recommendation of the appropriate Minister, remit any tax or penalty, including any interest paid or payable thereon, where the Governor in Council considers that the collection of the tax or the enforcement of the penalty is unreasonable or unjust or that it is otherwise in the public interest to remit the tax or penalty.

IV. La décision faisant l’objet du contrôle

A. La lettre de décision du ministre

[18] Dans sa lettre de décision, le ministre mentionne la demande présentée par les donateurs d’avant le 20 décembre 2002, cite le paragraphe 23(2) de la LGFP et indique clairement qu’il a décidé de ne pas recommander au gouverneur en conseil d’accorder la remise. Étant donné que le demandeur se concentre sur la formulation de la lettre de décision du ministre, des paragraphes clés de celle‑ci sont présentés en entier :

[traduction]
Vous soutenez qu’une remise devrait être accordée à vos clients au motif que, puisque certaines affaires fiscales relatives à des stratagèmes de dons financés par emprunt ont été réglées en raison d’un changement législatif, des affaires antérieures qui ne sont pas visées par le changement législatif devraient également être réglées pour la même raison. Vous indiquez qu’il est déraisonnable, injuste et contraire à l’intérêt public que le traitement fiscal dont font l’objet vos clients, qui ont fait leurs supposés dons le 20 décembre 2002 ou avant cette date, diffère du traitement appliqué à ceux qui ont fait leurs supposés dons après cette date.

Selon ma compréhension, les clients que vous représentez ont participé à un programme de dons financés par emprunt qui a été commercialisé entre 2001 et 2004. L’Agence du revenu du Canada a établi des cotisations à l’égard de ces contribuables par laquelle elle a refusé les crédits d’impôt pour dons de bienfaisance qu’ils ont demandés, car aucun don n’avait été fait, puisque les contribuables avaient obtenu un important avantage (c.‑à‑d. un prêt sans intérêt) en échange du don. Bon nombre des contribuables concernés sont encore à l’étape de l’opposition ou sont en train d’interjeter appel devant la Cour canadienne de l’impôt.

Toutes les modifications à la LIR ont une date d’entrée en vigueur correspondant à la date à laquelle la loi ainsi modifiée est censée s’appliquer. Lorsqu’une loi est modifiée, il est inévitable que certaines personnes ou circonstances seront visées par la nouvelle loi une fois qu’elle sera en vigueur, alors que d’autres continueront d’être visées par l’ancienne loi. Par conséquent, il est raisonnable que des contribuables qui ont fait des dons à un moment où la LIR autorisait les reçus de dons pour une partie de la valeur soient traités différemment de ceux qui ont transféré des biens ou des services lorsque la LIR n’autorisait pas de tels reçus.

Vous avez également soutenu que l’ancienne loi prévoyait la remise de reçus de dons pour une partie de la valeur et que les modifications de 2002 ne faisaient qu’apporter des précisions à ce sujet. Cependant, recommander la prise d’un décret de remise au motif que la demande du contribuable est conforme à la loi aurait pour effet de faire double emploi avec la procédure d’appel existante en matière d’impôt, d’encourager les contribuables à contester les cotisations au moyen de la procédure d’appel et d’une demande de décret de remise et de miner le système d’appel.

B. La note de service à l’intention du ministre

[19] Une note de service du 3 mars 2017, rédigée par un agent de la politique de l’impôt du ministère des Finances [l’agent] et approuvée par le sous‑ministre, a été transmise au ministre à des fins d’information sur la demande de remise. Elle permet de mieux comprendre les motifs du ministre.

[20] Dans la note de service, l’agent rappelle les observations formulées par les avocats des donateurs d’avant le 20 décembre 2002, à savoir que les contribuables ayant fait des dons avant le 20 décembre 2002 auraient fait l’objet d’un traitement différent, car ils n’ont pas eu accès à la même entente de règlement que les contribuables ayant fait des dons après cette date; que la common law, y compris l’arrêt French c Canada, 2016 CAF 64 [French], rendu par la Cour d’appel fédérale, soutient leur position et qu’un décret de remise est la manière la plus efficace de régler le litige fiscal.

[21] L’agent expose dans cette note le contexte du litige, qui dure depuis longtemps, et y indique que la Loi de 2012 apportant des modifications techniques concernant l’impôt et les taxes a mis en œuvre des propositions qui avaient initialement été annoncées par le ministère des Finances en 2002 et avaient fait l’objet de consultations, et qu’elle a prévu des dispositions qui autorisaient la délivrance de reçus de dons partiels faits après le 20 décembre 2002 (c.‑à‑d. la date à laquelle les propositions ont initialement été annoncées). Il y décrit également le concept de don financé par emprunt et l’objectif derrière les règles sur les reçus de dons pour une partie de la valeur.

[22] Dans la note de service, l’agent réitère la demande faite par le demandeur au ministre des Finances de recommander la prise d’un décret de remise et décrit ainsi la thèse des donateurs d’avant le 20 décembre 2002 :

[traduction]
Davies [les avocats des donateurs] soutient qu’il est déraisonnable, injuste et contraire à l’intérêt public que les contribuables qui sont parties au litige McKellar soient traités différemment sous le régime de la LIR en fonction de la question de savoir si leurs dons ont été faits le 20 décembre 2002 ou avant cette date, ou après cette date. Ils sont d’avis que les modifications de 2002 ne faisaient qu’apporter des précisions sur les reçus de dons pour une partie de la valeur et que la common law permet également la remise de tels reçus. Par conséquent, ils font valoir que les contribuables qui ont fait des dons avant le 21 décembre 2002 devraient bénéficier du même règlement offert relativement aux dons faits après le 20 décembre 2002. Ils soutiennent qu’il est déraisonnable, injuste et contraire à l’intérêt public […] de se voir refuser des crédits d’impôt pour dons de bienfaisance relativement à la partie en espèces de leurs dons faits dans le cadre d’un abri fiscal relatif à des dons de bienfaisance financés par emprunt.

[23] L’agent fait remarquer qu’historiquement, le ministre des Finances a envisagé la recommandation d’une remise dans les cas présentant des circonstances exceptionnelles où un allégement fiscal est nécessaire, mais où une modification n’est pas le mécanisme approprié, ou en raison de [traduction] « conséquences imprévues des mesures législatives ».

[24] L’agent explique que la date d’entrée en vigueur des dispositions relatives aux reçus de dons pour une partie de la valeur a fait en sorte que les contribuables ayant fait des dons après le 20 décembre 2002 ont fait l’objet d’un traitement fiscal plus favorable. Il précise également qu’il est plus approprié de comparer les donateurs d’avant le 20 décembre 2002 demandant une remise non pas aux donateurs ayant fait des dons après le 20 décembre 2002, mais plutôt aux autres donateurs qui ne sont pas parties au litige en cours. Il ajoute que les contribuables ayant fait des dons avant le 20 décembre 2002 ont fait l’objet d’un traitement identique.

[25] Dans la note de service, l’agent expose son point de vue selon lequel il serait contraire à l’intérêt public d’appliquer les règles sur les reçus de dons pour une partie de la valeur aux donateurs d’avant le 20 décembre 2002, puisque cela témoignerait d’un mépris de la loi, qui devait s’appliquer après le 20 décembre 2002. L’agent cite la décision Première nation Waycobah c Canada (Procureur général), 2010 CF 1188 [Waycobah 2010], dans laquelle la Cour fédérale a conclu que l’examen de l’intérêt public doit être axé sur l’ensemble de la société canadienne, et non sur les besoins d’un sous‑ensemble précis de contribuables.

[26] Dans la note de service, l’agent exprime également son point de vue selon lequel il est dans l’intérêt public général de connaître la date d’entrée en vigueur d’une mesure législative et il souligne le besoin de certitude quant à l’application de la loi.

[27] Selon l’agent [traduction] « il n’apparaît pas clairement qu’il est dans l’intérêt public de prendre un décret de remise dans les cas où des contribuables ont participé à un stratagème infructueux conçu pour les enrichir grâce au crédit d’impôt pour dons de bienfaisance ».

[28] L’agent se penche sur l’argument des donateurs d’avant le 20 décembre 2002 selon lequel la common law soutient l’application des règles sur les reçus de dons pour une partie de la valeur avant la date d’application rétroactive de la Loi de 2012 apportant des modifications techniques concernant l’impôt et les taxes. Il explique que, si cette affirmation était exacte, la prise d’un décret de remise ne serait pas nécessaire, puisque les donateurs pourraient invoquer cet argument dans le cadre de leur litige devant la CCI.

[29] Dans sa conclusion, l’agent indique que [traduction] « nous ne considérons pas qu’il est déraisonnable, injuste ou contraire à l’intérêt public que les contribuables ayant fait des dons le 20 décembre 2002 ou avant cette date, soit la date à laquelle les mesures législatives relatives aux reçus de dons pour une partie de la valeur ont été proposées, fassent l’objet d’un traitement différent de celui réservé aux donateurs ayant fait des dons après cette date ». L’agent mentionne l’approbation du sous‑ministre et joint une ébauche de lettre pour signature du ministre, advenant que ce dernier accepte la proposition de ne pas recommander la prise d’un décret de remise.

V. La norme de contrôle

[30] Nul ne conteste qu’une décision du ministre rendue au titre du paragraphe 23(2) de la LGFP est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, comme le confirme la jurisprudence récente (Bélanger c Canada (Revenu national), 2022 CF 1488 aux para 31 et 36; Rahman c Canada (Procureur général), 2022 CF 806 au para 27 [Rahman]; Mokrycke c Canada (Procureur général), 2020 CF 1027 au para 8 [Mokrycke]; Escape Trailer Industries Inc c Canada (Procureur général), 2020 CAF 54 au para 13 [Escape Trailer]; Fink c Canada (Procureur général), 2019 CAF 276 [Fink]). Dans le cadre du contrôle judiciaire, le juge doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard d’une décision relative à un décret de remise compte tenu de la nature exceptionnelle et discrétionnaire du recours : Rahman, au para 27; Fink, au para 1.

[31] Le demandeur souligne les exigences d’une décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et soutient que la décision du ministre ne présente pas les caractéristiques d’une décision raisonnable. Par conséquent, certains des principes clés énoncés dans l’arrêt Vavilov et la jurisprudence subséquente sont dignes de mention.

[32] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a fourni des directives détaillées aux tribunaux relativement au contrôle du caractère raisonnable d’une décision et a expliqué qu’une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (aux para 85, 102, 105‑110). Selon le principe de base, une décision doit être « justifié[e], intelligible et transparent[e] non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (au para 95). Cependant, la Cour ne doit pas juger les motifs au regard d’une norme de perfection (au para 91). Elle ne se lance pas non plus dans une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (au para 102). Une décision ne devrait être infirmée que si elle « souffre de lacunes graves » qui sont « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre cette dernière déraisonnable » (au para 100).

[33] Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 [Mason CAF], la Cour d’appel fédérale a souligné les directives détaillées fournies dans l’arrêt Vavilov et a fait observer, au paragraphe 30, que « [l]es trouver et les regrouper permet d’y voir plus clair ». Aux paragraphes 31 et 32 de l’arrêt Mason CAF, le juge indique que la cour de révision qui procède à l’examen d’une décision administrative doit « déterminer si elle peut en dégager une justification raisonnable » et que cette justification peut être formulée expressément ou implicitement, mais qu’elle peut aussi « se trouver à l’extérieur des motifs ». Pour interpréter une décision de façon globale, il faut tenir compte du dossier (aux para 32 et 38).

[34] Dans l’arrêt Mason CAF, la Cour d’appel fédérale explique que « le fait que le décideur administratif ne mentionne pas explicitement certains éléments dans ses motifs ne constitue pas nécessairement un manque “de justification, d’intelligibilité ou de transparence” » (au para 32, citant Vavilov, aux para 94 et 122). Lorsque la cour de révision examine les motifs d’un décideur administratif, elle peut « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » (au para 32, citant Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11; Vavilov, au para 97). L’objectif de la cour de révision est de dégager une analyse cohérente et rationnelle à partir de motifs explicites ou implicites (Mason CAF, au para 33).

[35] Dans l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason CSC], la Cour suprême du Canada a accueilli le pourvoi formé à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale et a annulé la conclusion de cette dernière concernant le caractère raisonnable de la décision en cause. La Cour suprême du Canada a de nouveau souligné les principes clés énoncés dans l’arrêt Vavilov cités ci‑dessus (voir, par exemple, Mason CSC, aux para 60‑63). Au paragraphe 74, concernant la nécessité d’adapter les motifs aux observations des parties, la Cour suprême du Canada a déclaré que les motifs du décideur administratif doivent « [tenir] valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Vavilov, au para 127).

Les motifs doivent être « adaptés » aux observations des parties, car ils sont le « principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il [les] a effectivement écouté » (au para 127 [en italique dans l’original]). Même si le décideur administratif n’est pas tenu de « répond[re] à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » avancés par les parties, le fait qu’il n’a « pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (au para 128).

VI. Les observations du demandeur

[36] Le demandeur conteste d’abord le caractère raisonnable de la décision du ministre pour plusieurs motifs.

[37] Premièrement, le demandeur a initialement soutenu que la préoccupation du ministre selon laquelle la demande de remise ferait double emploi avec la procédure d’appel en matière d’impôt est désormais théorique. Selon le demandeur, comme la Cour d’appel fédérale a rendu sa décision dans Markou (la Cour suprême du Canada a rejeté la demande d’autorisation d’appel en mai 2020) après la première demande de remise, le temps est maintenant venu pour le ministre de réexaminer la demande de décret de remise. Cependant, le demandeur n’a pas repris cet argument.

[38] Deuxièmement, le demandeur fait valoir que le ministre a mal interprété l’état du droit en 2002 et attire l’attention sur l’extrait suivant de la lettre du ministre :

[traduction]
Par conséquent, il est raisonnable que des contribuables qui ont fait des dons à un moment où la LIR [prévoyait expressément] la délivrance de reçus de dons pour une partie de la valeur soient traités différemment de ceux qui ont transféré des biens ou des services lorsque la LIR [ne le prévoyait pas] […].
[Souligné par le demandeur]

Le demandeur soutient que la LIR ne prévoyait pas la délivrance de reçus de dons pour une partie de la valeur au moment où les dons d’après le 20 décembre 2002 ont été faits, car les modifications à la LIR n’ont été adoptées qu’en 2013, et étaient assorties d’une date d’application rétroactive. Le demandeur fait valoir qu’il n’existe pas de [traduction] « modifications de 2002 ». La déclaration du ministre est manifestement erronée et indique que le ministre a mal interprété l’état du droit à cette époque. Le demandeur souligne que les contribuables n’avaient aucun moyen de savoir avec certitude que la LIR allait changer onze ans plus tard et qu’elle serait rétroactive au 20 décembre 2002. Il estime que l’énoncé erroné du ministre concernant le droit applicable constitue une lacune fondamentale qui entache l’ensemble de la décision.

[39] Troisièmement, le demandeur fait valoir que le ministre a mal interprété les faits et attire l’attention sur l’extrait suivant de la lettre du ministre :

[traduction]
Vous soutenez qu’une remise devrait être accordée à vos clients au motif que, puisque certaines affaires fiscales relatives à des stratagèmes de dons financés par emprunt ont été réglées en raison d’un changement législatif, des affaires antérieures qui ne sont pas visées par le changement législatif devraient également être réglées pour la même raison.

Le demandeur soutient que le ministre a commis une erreur en comparant lui et d’autres donateurs de la Fondation McKellar d’avant le 20 décembre 2002 à des participants à d’autres [traduction] « stratagèmes de dons de bienfaisance ». Il affirme que le ministre aurait dû tenir compte de l’iniquité pour les donateurs ayant participé au même programme de dons.

[40] Quatrièmement, le demandeur soutient que le ministre n’a pas tenu compte de ses observations concernant l’iniquité et l’injustice et qu’il n’y a pas répondu. Il fait valoir que, lorsqu’une interprétation stricte du droit engendre une iniquité entre des contribuables se trouvant dans des situations identiques, le décideur doit exercer son pouvoir discrétionnaire afin de corriger l’iniquité. Selon le demandeur, le ministre ne l’a pas fait. Le demandeur ajoute que la date d’application rétroactive du 20 décembre 2002 est arbitraire.

[41] Le demandeur soutient qu’au moment de rendre sa décision, le ministre des Finances n’avait pas à sa disposition l’arrêt Barrs c Canada (Revenu national), 2022 CAF 147 [Barrs], dans lequel, selon le demandeur, la Cour d’appel fédérale a conclu que le pouvoir discrétionnaire de réduire l’impôt à payer devrait être exercé dans le but d’assurer l’égalité entre les contribuables se trouvant dans une situation semblable et que le fait pour le décideur de ne pas répondre à une demande d’allégement pour assurer un traitement équitable constitue une erreur susceptible de contrôle. Le demandeur laisse entendre que l’arrêt Barrs et la décision Mokrycke démontrent l’ouverture de la Cour à assouplir l’application du principe selon lequel un décret de remise constitue un recours exceptionnel visant à favoriser un traitement équitable.

[42] Selon le demandeur, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada enseigne que les cours de révision doivent « renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (au para 2) et souligne qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (au para 86). Le demandeur fait valoir que la décision du ministre n’est pas justifiée, que le ministre n’a pas pris en compte les observations concernant l’iniquité et l’injustice et qu’il n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas recommandé la remise.

[43] À son avis, le ministre ne peut pas simplement invoquer la date d’entrée en vigueur des modifications à la LIR sans remédier à l’iniquité envers les donateurs d’avant le 20 décembre 2002. Selon le demandeur, il est fondamentalement injuste d’être traité différemment parce qu’un don a été fait le 20 décembre plutôt que le 21 décembre 2002, et la prise d’un décret sous recommandation du ministre permettrait de remédier à ce traitement injuste et inéquitable.

[44] Le demandeur affirme également que les modifications concernant les reçus de dons pour une partie de la valeur se voulaient réparatrices (c.‑à‑d. pour alléger le fardeau fiscal). Ainsi, les donateurs d’avant le 20 décembre 2002 devraient bénéficier de la disposition réparatrice au lieu d’être pénalisés.

VII. Les observations du défendeur

[45] Le défendeur soutient que la décision du ministre est raisonnable, qu’elle répond aux observations du demandeur et qu’elle reflète l’état du droit. Il renvoie à la jurisprudence et affirme qu’un décret de remise est un recours hautement discrétionnaire et que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il faut faire preuve de déférence à l’égard du décideur.

[46] Le défendeur conteste l’argument écrit du demandeur selon lequel le ministre devrait examiner de nouveau la demande de remise en raison du temps écoulé et de la conclusion de la procédure d’appel. Il soutient que le ministre a fondé sa décision sur les faits connus au moment de rendre sa décision en 2017 et qu’il n’aurait pas pu prédire l’issue de la procédure d’appel, laquelle n’a pris fin qu’en 2020. Bien que le demandeur n’ait pas poussé cet argument plus loin, le défendeur ajoute que la préoccupation du ministre selon laquelle la demande de remise ferait double emploi avec la procédure demeure légitime, car les donateurs d’avant le 20 décembre 2002 ont présenté les mêmes arguments devant la CCI et la Cour d’appel fédérale que dans leur demande de remise.

[47] Le défendeur conteste également l’allégation selon laquelle le ministre a mal présenté ou a mal interprété les faits ou le droit. Selon lui, bien que les modifications n’aient été adoptées qu’en 2013, elles étaient rétroactives, et les mesures législatives rétroactives sont réputées entrer en vigueur à la date prescrite dans celles‑ci (en l’espèce, après le 20 décembre 2002). La décision reflète le fait que le ministre considérait que la modification proposée à la LIR entrait en vigueur rétroactivement en 2002, c.‑à‑d. comme l’a indiqué le ministre, à [traduction] « la date à laquelle les propositions ont initialement été annoncées ».

[48] Le défendeur conteste l’observation du demandeur selon laquelle les donateurs d’avant le 20 décembre 2002 n’étaient pas au courant des modifications proposées à la LIR. Il soutient que les contribuables avaient été mis au courant de ces modifications dès le 20 décembre 2002. Il ajoute qu’en règle générale, les modifications à la LIR sont appliquées de façon rétroactive à la date où elles ont initialement été annoncées au public ou rendues publiques à des fins de consultation.

[49] Le défendeur soutient que les modifications rétroactives à la LIR n’ont pas eu de conséquences imprévues et injustes sur le demandeur ou les autres donateurs d’avant le 20 décembre 2002. Il fait valoir que le législateur savait que certains contribuables ne seraient pas en mesure de bénéficier de la modification s’ils faisaient des dons avant le 21 décembre 2002.

[50] Le défendeur avance que, pour déterminer le caractère équitable de l’issue pour le demandeur et d’autres donateurs d’avant le 20 décembre 2002, le groupe de comparaison approprié est composé des autres contribuables ayant fait des dons de bienfaisance semblables avant le 21 décembre 2002, et non des donateurs de la Fondation McKellar d’après le 20 décembre 2002 visés par l’entente de règlement. Il affirme que le demandeur a fait l’objet du même traitement que d’autres contribuables ayant fait des dons semblables avant le 20 décembre 2002.

[51] Le défendeur soutient que le ministre s’est demandé si l’intérêt public justifiait la remise des taxes à payer et que, pour ce faire, il devait prendre en considération l’intérêt public général : Waycobah 2010, au para 30; Internorth Ltd c Canada (Revenu national), 2019 CF 574 aux para 21‑22.

[52] Le défendeur souligne que, dans sa demande de remise présentée en 2016, le demandeur faisait essentiellement valoir que les contribuables d’avant le 20 décembre 2002 ne comprenaient pas pourquoi ils faisaient l’objet d’un traitement différent des donateurs d’après le 20 décembre 2002. Le défendeur soutient que le ministre a répondu à cette observation.

[53] Le défendeur invoque la décision Twentieth Century Fox Home Entertainment Canada Limited c Canada (Procureur général), 2012 CF 823 [Twentieth Century Fox], dans laquelle la Cour a fait observer que les délais de prescription « sont une arme à double tranchant » (au para 38). Il soutient que les circonstances de l’espèce sont semblables : la date d’application rétroactive du 20 décembre 2002 a fait en sorte que certains donateurs ont bénéficié d’un allégement, alors que d’autres, non. La date d’entrée en vigueur des dispositions relatives aux reçus de dons pour une partie de la valeur n’est pas arbitraire, et le fait d’avoir respecté cette date ne rend pas la décision du ministre déraisonnable (Twentieth Century Fox, au para 38).

[54] Le défendeur ajoute que le ministre était conscient que les effets imprévus des mesures législatives pouvaient être pris en compte pour appuyer la recommandation d’une remise. Cependant, l’effet de la date d’entrée en vigueur rétroactive n’était pas imprévu.

VIII. La décision du ministre est raisonnable

[55] Il ressort de la jurisprudence qu’un décret de remise des taxes ou des pénalités est un recours exceptionnel et hautement discrétionnaire dont le demandeur ne peut se prévaloir de plein droit (Rahman, au para 42; Aronson c Canada (Procureur général), 2021 CF 1451 au para 41; Meleca c Canada (Procureur général), 2020 CF 1159 au para 21; Escape Trailer Industries Inc c Canada (Procureur général), 2020 CAF 54 au para 5; Fink, au para 1; Twentieth Century Fox, au para 36; Waycobah 2010, au para 30).

[56] Dans l’arrêt Première Nation Waycobah c Canada (Procureur général), 2011 CAF 191 aux para 17‑18 [Waycobah] (confirmant la décision de la Cour fédérale), la Cour d’appel fédérale a souligné que, même si une demande de remise devait respecter les lignes directrices de l’ARC prévoyant les cas où une remise peut être justifiée, il n’est pas garanti que la demande sera accueillie.

[57] Lorsqu’il affirme que la décision Mokrycke et l’arrêt Barrs démontrent que les cours interviendront pour remédier à l’injustice et à l’iniquité et que le principe selon lequel un décret de remise est un recours exceptionnel a été assoupli, le demandeur ne tient pas compte du fait que, dans ces deux décisions, les cours ont appliqué les mêmes principes régissant le contrôle judiciaire et ont conclu que les décisions visées par le contrôle n’étaient pas raisonnables, car les décideurs n’avaient pas examiné les observations pertinentes. Il est de jurisprudence constante qu’un décret de remise est un recours exceptionnel et que la décision de recommander un tel recours est hautement discrétionnaire.

[58] Comme je l’ai déjà mentionné, le demandeur n’a pas poussé plus loin son argument selon lequel, étant donné la conclusion de la procédure d’appel prévue par la loi, rien n’empêche le ministre d’examiner sa demande de remise, puisque celle‑ci ne fera pas double emploi avec la procédure d’appel. Quoi qu’il en soit, la Cour fait observer que la question consiste à savoir si la décision rendue par le ministre en 2017 est raisonnable. Au moment où le ministre a rendu sa décision, sa préoccupation voulant que la demande de remise fasse double emploi avec la procédure d’appel était légitime. Comme le souligne le défendeur, le ministre ne pouvait pas connaître l’issue de la procédure d’appel.

[59] De plus, la préoccupation du ministre quant au double emploi demeure légitime en raison de l’observation du demandeur selon laquelle sa demande de remise est conforme à la common law, ce qu’il a également plaidé dans le cadre des instances devant la CCI et la Cour d’appel fédérale. Comme le ministre l’a raisonnablement souligné, examiner la demande des donateurs au motif que le droit milite en faveur de leur demande inciterait les contribuables à demander des décrets de remise pour contester des cotisations fiscales, ce qui minerait le système d’appel. Au paragraphe 48 de la décision Rahman, la Cour a conclu que « la remise n’est pas un outil normal ou habituel de contestation d’une cotisation [fiscale] et ne devrait donc pas être utilisée comme un moyen courant ou anticipé de contourner les appels prévus par la loi […]. Autrement, l’intégrité et l’efficacité du régime fiscal seraient compromises. »

[60] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, le ministre n’a pas mal interprété le droit ou les faits. Bien que la lettre de décision soit concise, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada explique que la cour de révision doit interpréter la décision de façon globale en tenant compte du dossier dont disposait le décideur. Comme je l’ai mentionné précédemment, au paragraphe 33 de l’arrêt Mason CAF (citant Vavilov, au para 85), la Cour d’appel fédérale a fait observer que les motifs peuvent être explicites ou implicites et que la Cour doit être en mesure de « dégager […] “une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle” ». En l’espèce, il est aisé de dégager l’analyse à partir de la décision du ministre et du dossier.

[61] La note de service ayant guidé le ministre explique clairement que les modifications adoptées en 2013 étaient rétroactives à décembre 2002. La lettre de décision démontre que le ministre a manifestement compris l’effet de la date rétroactive d’entrée en vigueur. Le fait que le ministre renvoie aux « modifications de 2002 » ne donne pas à penser qu’il croyait que les modifications avaient été adoptées en 2002. Cette expression a été utilisée dans la correspondance et dans la jurisprudence (y compris dans l’arrêt French cité par le demandeur) pour parler des modifications en jeu qui, en raison de leur application rétroactive, ont été adoptées en 2013, mais étaient en vigueur [traduction] « après le 20 décembre 2002 ».

[62] De même, le fait que le ministre fait référence aux [traduction] « contribuables qui ont fait des dons à un moment où la LIR autorisait les reçus de dons pour une partie de la valeur » ne donne pas à penser que le ministre croyait à tort que la LIR avait été modifiée en 2002, mais plutôt qu’il comprenait la manière dont les mesures législatives rétroactives s’appliquent.

[63] Le demandeur soutient qu’en 2002, les donateurs ne pouvaient pas savoir que des modifications à la LIR ne seraient adoptées qu’en 2013, mais qu’elles seraient rétroactives à l’année 2002. Il fait valoir que tous les donateurs s’appuyaient sur la loi en vigueur au moment où ils ont fait leurs dons. Cependant, dans les pièces produites par le demandeur lui‑même, il est question des propositions relatives aux reçus de dons pour une partie de la valeur annoncées en 2002.

[64] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, la ligne de démarcation du 20 décembre 2002 ne constituait pas une date arbitraire apparemment choisie au hasard. Le 20 décembre 2002, le ministère des Finances a publié un ensemble de propositions de modifications techniques à la LIR, lesquelles comprenaient les dispositions relatives aux reçus de dons pour une partie de la valeur (gouvernement du Canada, ministère des Finances, Draft Technical Legislation and Explanatory Notes to Amend the Income Tax Act, December 20, 2002 (Toronto : Thomson Carswell, 2002)). Bien que je retienne l’argument du demandeur selon lequel les contribuables ne peuvent pas savoir quand des modifications seront adoptées, l’argument fondé sur le caractère arbitraire est affaibli par les annonces du 20 décembre 2002. Le fait est que toute modification à une loi ou une politique fiscale fera en sorte que les contribuables seront visés ou non par celle‑ci en fonction de sa date d’entrée en vigueur.

[65] Le ministre a tenu compte de l’affirmation du demandeur selon laquelle l’injustice découle d’un traitement différent fondé uniquement sur le fait que les dons ont été faits avant une date arbitraire. Dans sa décision, le ministre répond clairement à cette allégation en réitérant que l’application d’une date d’entrée en vigueur n’est pas une forme d’injustice. La note de service à l’intention du ministre précise cette réponse générale et expose toutes les considérations en jeu, dont l’injustice, l’iniquité et l’intérêt public.

[66] L’argument du demandeur selon lequel, si le ministre peut refuser de recommander une remise en raison de la date d’entrée en vigueur de mesures législatives, alors aucun décret de remise ne serait jamais pris à l’égard de donateurs ayant fait leurs dons avant cette date ne tient pas compte du fait qu’un contribuable peut fonder sa demande de remise sur d’autres motifs.

[67] Le ministre a bien compris que le demandeur souhaitait faire l’objet du même traitement que celui réservé aux donateurs ayant fait des dons à la Fondation McKellar après le 20 décembre 2002. En effet, dans sa demande de remise, le demandeur a exposé le contexte, et le ministre a tenu compte de ce contexte (c.‑à‑d. les dons faits avant et après le 20 décembre 2002 dans le cadre du programme de dons de bienfaisance de la Fondation McKellar). Le ministre a pris en compte l’argument du demandeur en soulignant ce qui suit : [traduction] « Vous indiquez qu’il est déraisonnable, injuste et contraire à l’intérêt public que le traitement à des fins fiscales dont font l’objet vos clients, qui ont fait leurs supposés dons le 20 décembre 2002 ou avant cette date, diffère du traitement appliqué à ceux qui ont fait leurs supposés dons après cette date. » Les motifs pour lesquels le ministre n’a pas conclu que le traitement était déraisonnable, injuste ou contraire à l’intérêt public sont évidents lorsque la décision est interprétée de façon globale et en tenant compte de la note de service. Le ministre n’était pas tenu de répondre aux observations qui ne lui avaient pas été présentées.

[68] Bien que la lettre du ministre aurait pu être formulée de façon plus détaillée et claire pour les lecteurs non informés, cette dernière, interprétée eu égard à la note de service et aux autres documents au dossier, démontre que le ministre a une bonne compréhension du droit et des faits et répond aux arguments avancés par les donateurs dans leur demande de remise.

[69] Le ministre a pris en compte les observations du demandeur concernant le traitement inéquitable et l’injustice découlant de la date à laquelle lui et d’autres contribuables ont fait leurs dons. Comme je l’ai déjà mentionné, dans la note de service rédigée à l’intention du ministre, l’agent énonce les arguments relatifs à l’équité d’une façon plus détaillée que le demandeur dans sa demande de remise présentée au sous‑commissaire ou dans sa demande directe adressée au ministre.

[70] Dans la note de service, l’agent décrit également les circonstances et les considérations pertinentes pouvant justifier la recommandation d’une remise. Il y explique qu’historiquement, le ministre a envisagé la recommandation d’une remise dans des [traduction] « circonstances exceptionnelles où un allégement fiscal est nécessaire, mais qu’une modification n’est pas le mécanisme approprié » ou en raison de [traduction] « conséquences imprévues des mesures législatives ». L’agent y explique également les considérations en matière d’intérêt public.

[71] La Cour n’est pas d’avis que l’arrêt Barrs et la décision Mokrycke démontrent sa disposition à assouplir le principe selon lequel les décisions relatives aux remises sont hautement discrétionnaires et qu’une remise n’est pas un recours exceptionnel.

[72] Dans l’arrêt Barrs, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Barrs visant la décision rendue par le délégué du ministre conformément à une disposition de la LIR concernant une demande d’allégement. L’historique détaillé du litige impliquant M. Barrs et d’autres contribuables est exposé dans l’arrêt Barrs. Je n’ai donc pas besoin d’expliquer l’affaire ici. M. Barrs a présenté une demande d’allégement fiscal en 2014, alors que d’autres contribuables se trouvant dans une situation semblable ont présenté leur demande en 2004. Les contribuables ayant présenté leur demande en 2004 ont bénéficié d’un allégement pendant une période beaucoup plus longue que M. Barrs en raison d’une modification apportée à la LIR en 2005 qui assujettissait une demande d’allégement à un délai de prescription de dix ans. M. Barrs n’a donc eu droit à un allégement qu’à partir de 2004. La Cour d’appel fédérale a souligné que M. Barrs et les autres contribuables avaient présenté des observations au cours de trois niveaux d’examen indépendant, mais que l’agent d’examen indépendant de troisième niveau n’avait pas pris en compte l’observation propre à M. Barrs concernant l’allégement pour les intérêts courus pendant une période qui n’était pas visée par la prescription décennale. Au paragraphe 36, la Cour d’appel fédérale a souligné que la présence de la période de prescription de dix ans n’est pas une réponse complète à la demande de M. Barrs d’être traité équitablement.

[73] Le demandeur invoque le paragraphe 37 de l’arrêt Barrs, où la Cour d’appel fédérale a indiqué que « [l]a demande d’égalité de traitement de M. Barrs n’est pas frivole » et qu’« ils ont tous investi dans le même stratagème et leurs demandes d’exemption d’intérêts ont été examinées par les mêmes agents d’examen compte tenu des mêmes faits », pour faire valoir que la Cour devrait adopter une approche semblable pour examiner le traitement inéquitable dont ont fait l’objet les donateurs d’avant le 20 décembre 2002. Cependant, la Cour d’appel fédérale a conclu que la décision était déraisonnable au motif que le décideur n’avait pas pris en compte l’observation de M. Barrs. Au paragraphe 38 de sa décision, la Cour d’appel fédérale a indiqué ce qui suit :

Étant donné que l’agent d’examen indépendant de troisième niveau n’a pas abordé la demande d’un allègement plus important pour la période à l’égard de laquelle il serait loisible au ministre d’agir pour assurer un traitement équitable, sa décision doit être annulée. Cette demande a été présentée à l’agent d’examen indépendant de troisième niveau, mais il n’y a pas vraiment répondu. Le fait de ne pas tenir compte d’un argument important avancé par une partie rendra généralement une décision administrative déraisonnable, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras. 127 à 128, [2019] 4 R.C.S. 653.

[74] En outre, contrairement à ce que laisse entendre le demandeur, la décision Mokrycke ne témoigne pas d’une dérogation à la jurisprudence qui confirme qu’un décret de remise est une mesure exceptionnelle et hautement discrétionnaire. Au paragraphe 64 de cette décision, la Cour réitère les principes énoncés dans la jurisprudence. Au paragraphe 65, elle souligne les directives fournies dans l’arrêt Vavilov selon lesquelles une décision doit être justifiée, et non seulement justifiable, et que le décideur doit « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux ».

[75] Dans la décision Mokrycke, la Cour a appliqué les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov et a conclu, au vu des faits, que la décision du sous‑commissaire n’était pas raisonnable, car ce dernier ne s’était pas attaqué aux observations concernant la situation générale de M. Mokrycke (en lien avec sa famille, ses finances et son entreprise) qui l’ont amené à se fier à des fiscalistes. La Cour a conclu que le sous‑commissaire avait commis une erreur en invoquant « le principe selon lequel les erreurs ou les omissions commises par les fiscalistes [traduction] “ne sont pas considérées comme des circonstances atténuantes pour les besoins de la remise” » et en le traitant ensuite comme une réponse complète aux observations de M. Mokrycke (au para 72). La Cour a conclu que le sous‑commissaire n’avait pas expliqué en quoi les erreurs causées par le fait que M. Mokrycke a eu recours à des fiscalistes ne pouvaient pas constituer des circonstances atténuantes dans le contexte de sa situation personnelle générale (au para 73).

[76] En l’espèce, dans sa décision, le ministre répond aux principaux arguments du demandeur concernant l’iniquité et l’égalité de traitement découlant de l’entrée en vigueur des modifications relatives aux reçus de dons pour une partie de la valeur. Le ministre s’est attaqué aux observations du demandeur ou aux considérations en jeu, y compris celles énoncées dans la LGFP. Il a admis, puis finalement rejeté, la thèse selon laquelle les donateurs d’avant le 21 décembre 2002 et ceux d’après le 20 décembre 2002 devraient faire l’objet du même traitement. La décision du ministre est justifiée au regard des faits et du droit. Elle est également transparente et intelligible.

IX. Les dépens

[77] Le demandeur et le défendeur ont souligné qu’ils s’étaient entendus sur les dépens à accorder selon l’issue de la demande. Compte tenu du rejet de la demande, des dépens d’une somme globale de 4 420 $ sont adjugés au défendeur.


JUGEMENT dans le dossier T‑692‑17

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée.

  2. Le demandeur versera au défendeur une somme globale de 4 420 $ pour les dépens et débours.

  3. L’intitulé de la cause est modifié de manière à désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid‑Triantafyllos

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑692‑17

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

JASON M. CLOTH c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 SEPTEMBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Guy Du Pont et Anne‑Sophie Villeneuve

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Louis Sébastien et Kloé Sévigny

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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