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Date : 20230928


Dossier : IMM-9086-21

Référence : 2023 CF 1310

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2023

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

DANIEL MUNGAI KIBIKU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Daniel Mungai Kibiku, est un citoyen du Kenya, membre de la tribu des Kikuyus. Il a fui le Kenya et a demandé l’asile au Canada, craignant les menaces et la violence de la part du gang criminel des Mungikis (les hommes de main de la tribu des Kikuyus) et de ses demi-oncles en raison d’un différend foncier.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a rejeté la demande d’asile du demandeur, et la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR a rejeté son appel.

[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR pour des questions liées à l’équité procédurale et au caractère raisonnable. Le demandeur soutient que la décision était inéquitable sur le plan procédural parce que la SAR ne lui a pas offert la possibilité de répondre à une [traduction] « nouvelle question » qu’elle a examinée, c’est-à-dire la question de savoir si les documents du demandeur étaient frauduleux. Le demandeur remet également en question le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle la documentation était frauduleuse.

[4] Je conviens avec le demandeur que la décision de la SAR était inéquitable sur le plan procédural et, par conséquent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire. Dans les motifs plus détaillés qui suivent, je me pencherai uniquement sur la question de l’équité procédurale. J’estime inutile, compte tenu des circonstances, de traiter de la question du caractère raisonnable.

II. Contexte supplémentaire

[5] Le demandeur affirme que, après le décès de son grand-père, ses demi-oncles (les fils de son grand-père et de la première épouse de celui-ci) ont hérité de terres, alors que le père et un autre oncle du demandeur (les fils de son grand-père et de la deuxième épouse de celui-ci) n’ont rien eu. Le différend foncier découle de cette histoire d’héritage.

[6] Le demandeur explique de plus que les démarches entreprises pour discuter avec ses demi-oncles ont mené à des menaces et à des actes de violence contre lui-même, son père et l’autre oncle. Par exemple, le demandeur a été giflé par un demi-oncle qui l’a prévenu de ne pas pousser l’affaire plus loin, et son père a été attaqué chez lui et hospitalisé durant quatre jours. De plus, le meurtre prétendu de l’oncle du demandeur, qui aurait été retrouvé décapité chez lui, n’est toujours pas résolu.

[7] Le demandeur déclare également que, avant de venir au Canada, il a fui à Mombasa, où deux hommes l’ont attaqué et lui ont dit de ne jamais se renseigner au sujet des terres.

[8] Le demandeur prétend que, depuis qu’il est arrivé au Canada, son épouse – qui est restée à Mombasa – a été interrogée au sujet de ses allées et venues.

III. Analyse

[9] J’estime que la décision de la SAR doit être annulée pour manquement à l’équité procédurale. Comme il est expliqué ci-après, la conclusion de la SAR au sujet de la documentation frauduleuse a été tirée après examen d’une [traduction] « nouvelle question », de sorte que la SAR aurait dû offrir au demandeur la possibilité de répondre à ses réserves concernant la documentation.

[10] La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale s’apparente à la norme de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 77. La cour de révision doit déterminer si le processus était juste et équitable eu égard aux circonstances : Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 520 au para 24; Benchery c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 217 au para 9.

[11] L’équité procédurale exige que la SAR présente au demandeur toute nouvelle question qu’elle examine afin qu’il puisse y répondre; autrement dit, le demandeur doit avoir la possibilité d’être entendu sur toute nouvelle question : Mchedlishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 229 au para 21, renvoyant à R c Mian, 2014 CSC 54 au para 54.

[12] Il s’agit d’une nouvelle question si elle est « différente, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appels avancés, et qu’on ne peut raisonnablement prétendre qu’elle découle des questions soulevées en appel » : Lopez Santos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1281 au para 45. La SAR peut tirer ses propres conclusions défavorables à l’égard de la crédibilité d’un demandeur, sans l’en aviser, mais elle ne peut pas « tir[er] des conclusions supplémentaires au sujet d’éléments que le demandeur ignorait » : Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 au para 24.

[13] En l’espèce, la SPR n’avait tiré aucune conclusion concernant l’authenticité des documents présentés par le demandeur. La question déterminante pour la SPR était la crédibilité, étant donné les incohérences concernant des dates, la chronologie de certains événements et des faits importants qu’elle a relevées dans le formulaire Fondement de la demande d’asile du demandeur, sa documentation à l’appui et son témoignage devant la SPR. Bien que la SPR ait renvoyé aux documents du demandeur dans son évaluation de la crédibilité, comme le montre sa décision, la SPR n’a pas jugé que ceux-ci étaient frauduleux ou non authentiques.

[14] En appel, toutefois, la SAR a examiné minutieusement les documents présentés par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile, a relevé un certain nombre d’irrégularités dans ceux‑ci et a conclu que plusieurs d’entre eux n’étaient pas authentiques, ce qui a renforcé davantage sa conclusion défavorable en matière de crédibilité. Ces documents comprenaient, par exemple, le rapport d’hôpital et le dossier de traitement liés à l’attaque perpétrée contre le père du demandeur et aux blessures qu’il aurait subies ainsi qu’une lettre du chef de la région adressée au père du demandeur. Étant donné la manière dont elle a traité ces documents, la SAR n’a accordé aucun poids au rapport du médecin légiste concernant les blessures subies par l’oncle avant son décès. À mon avis, ces circonstances viennent exacerber le manquement à l’équité procédurale attribuable au fait que la SAR n’a accordé aucun poids au rapport du médecin légiste.

[15] La crédibilité générale d’un demandeur peut avoir une incidence sur le poids accordé aux documents, et, par conséquent, la SAR peut décider de leur accorder peu de poids. Dans la présente affaire, toutefois, la SAR a plutôt décidé de remettre en question l’authenticité des documents, alors que la SPR n’avait pas effectué une telle analyse. Compte tenu des circonstances, je conclus que la SAR a décidé « de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond » sans en aviser les parties ni leur donner la possibilité de formuler des observations : Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 au para 10.

IV. Conclusion

[16] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerai donc la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision de la SAR sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

[17] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9086-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est accueillie.

  2. La décision rendue le 15 novembre 2021 par la Section d’appel des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9086-21

 

INTITULÉ :

DANIEL MUNGAI KIBIKU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

le 28 septembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Kes Posgate

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Simarroop Dhillon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kes Posgate

Battista Smith Migration Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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