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Date : 20230927


Dossier : IMM‑728‑22

Référence : 2023 CF 1305

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

TSEGA ABRHAM GHBREMARIAM

MEHARI TEKLE

DIYANA MEHARI TEKLE

MATYAS MEHARI TEKLE

AMINEAB MEHARI TEKLE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, les membres d’une famille de l’Érythrée, résident actuellement en Éthiopie. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le HCR] leur a reconnu la qualité de réfugiés au sens de la Convention.

[2] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté leur demande de résidence permanente en tant que membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières. La question déterminante était la crédibilité.

[3] L’agent n’a pas suffisamment traité du fait que le HCR a reconnu aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention et n’a pas cherché à savoir si leur demande de résidence permanente pouvait être étayée malgré les réserves soulevées en matière de crédibilité. La décision de l’agent est donc déraisonnable.

II. Contexte

[4] Les demandeurs sont cinq membres d’une même famille : un homme et une femme mariés ainsi que leurs trois enfants. Les enfants ont été élevés principalement par leur mère, parce que leur père a dû se joindre au service national de l’Érythrée, qui est obligatoire en vertu de la loi.

[5] En 2018, le père a abandonné son poste au sein du service national érythréen afin de pouvoir mieux subvenir aux besoins de sa famille. Les demandeurs affirment que le père a été arrêté et emprisonné. Plusieurs mois plus tard, la mère et les enfants ont fui l’Érythrée et se sont rendus en Éthiopie.

[6] Le père affirme qu’il a pu s’évader de prison et rejoindre sa famille en Éthiopie. Il est toutefois retourné en Érythrée pour rendre visite à sa mère qui était malade.

[7] Le 7 juillet 2019, les demandeurs ont présenté des demandes de visa de résident permanent en qualité de réfugiés au sens de la Convention, au titre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. L’agent a rejeté leurs demandes de visa de résident permanent le 21 octobre 2021. La question déterminante était la crédibilité. Le père et la mère ont présenté des versions incohérentes des événements entourant l’abandon par le père de son poste au sein du service national de l’Érythrée ainsi que son arrestation, sa détention et son évasion subséquentes.

[8] L’agent avait également des doutes quant au bien-fondé de la crainte de persécution des demandeurs, étant donné que l’époux était retourné en Érythrée pour rendre visite à sa mère. Enfin, l’agent a conclu que les raisons pour lesquelles les demandeurs avaient fui l’Érythrée étaient principalement d’ordre économique.

III. Question en litige

[9] Les demandeurs mettent en doute la décision de l’agent pour de nombreux motifs. Un de ces motifs est déterminant. La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie parce que l’agent n’a pas suffisamment expliqué pourquoi il n’avait pas respecté la désignation faite par le HCR, selon laquelle les demandeurs avaient la qualité de réfugiés au sens de la Convention.

IV. Analyse

[10] La décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[11] Il est satisfait aux critères de « justification, d’intelligibilité et de transparence » si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été rendue et d’établir si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85-86, citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[12] Les notes versées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC) font partie de la décision faisant l’objet du contrôle (Ebrahimshani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89 au para 5).

[13] La Cour a affirmé à maintes reprises que la désignation faite par le HCR est un facteur important à prendre en considération. Les principes applicables à la prise en considération de la désignation par un décideur ont été résumés par le juge Andrew Little dans la décision Amanuel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 662 [Amanuel], au paragraphe 54.

Les principes suivants ressortent de ces décisions :

A. le statut de réfugié conféré à un demandeur par le HCR est important, mais non déterminant;

B. l’agent doit se prononcer sur le fond de la demande d’asile selon le droit canadien, en s’appuyant sur la preuve versée dans le dossier. Ce faisant, l’agent peut évaluer la crédibilité du demandeur d’asile;

C. pour rendre sa décision, l’agent doit prendre en considération la décision du HCR. Si l’agent ne partage pas la décision du HCR, il doit expliquer pourquoi;

D. l’agent commet une erreur justifiant l’infirmation de sa décision s’il ne mentionne pas, dans sa décision ou dans ses notes consignées au SMGC, le statut du demandeur au sein du HCR;

E. si la Cour, après examen de la décision motivée de l’agent, juge manifeste que (i) l’agent était informé du statut de réfugié conféré au demandeur par le HCR; (ii) l’agent a fait une évaluation détaillée de la demande d’asile selon le droit canadien; et (iii) ce faisant, l’agent a expliqué pourquoi le statut conféré par le HCR n’a pas été suivi, alors la Cour peut conclure que la décision de l’agent était raisonnable. L’appréciation que fait l’agent de la crédibilité du demandeur peut contenir l’explication requise de la raison pour laquelle le statut conféré par le HCR n’a pas été suivi.

[14] Les notes versées par l’agent dans le SMGC font peu mention du fait que le HCR a reconnu aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention. Dans ses notes, sous la rubrique [traduction] « Information et admissibilité », l’agent indique le numéro de dossier attribué aux demandeurs par le HCR et inclut la preuve de leur enregistrement auprès de l’organisme. L’agent ne traite aucunement par la suite des motifs formulés par le HCR pour conclure que les demandeurs ont qualité de réfugié au sens de la Convention. Il semble que les motifs de la décision du HCR n’aient pas été mis à la disposition de l’agent.

[15] Tout ce qui ressort des notes versées dans le SMGC, c’est que l’agent était au fait du statut de réfugié conféré aux demandeurs par le HCR. Or, rien dans les notes n’explique clairement pourquoi l’agent n’a pas souscrit à la décision du HCR.

[16] Lorsqu’un agent est au fait du statut conféré à un demandeur par le HCR, mais qu’il conclut tout de même que la demande de résidence permanente manque de crédibilité, les motifs qu’il formule peuvent suffire à expliquer pourquoi il n’a pas respecté cette désignation (Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621 aux para 28‑35; Amanuel, au point E du para 54). Dans la présente affaire, l’agent a relevé des incohérences entre l’information présentée dans l’exposé circonstancié des demandeurs et ce qu’ils ont dit à l’entrevue, particulièrement en ce qui concerne les circonstances entourant l’arrestation, l’emprisonnement et l’évasion du père, la chronologie de ces événements et les raisons pour lesquelles la famille a fui l’Érythrée. L’agent a également souligné que le père est allé en l’Érythrée et est revenu en Éthiopie sans problème.

[17] Néanmoins, l’agent semble avoir accepté des éléments importants de l’exposé circonstancié des demandeurs, plus particulièrement que le père a été forcé de se joindre au service national de l’Érythrée pour une période indéterminée, que cela l’avait empêché de subvenir adéquatement aux besoins de sa famille et qu’il avait abandonné son poste sans en avoir l’autorisation.

[18] Ces faits à eux seuls auraient pu suffire pour étayer la désignation, par le HRC, des demandeurs en tant que réfugiés au sens de la Convention. Les incohérences dans leur description respective de l’arrestation, de l’emprisonnement et de l’évasion du père n’auraient pas nécessairement miné le fondement de leur demande de résidence permanente. De même, le fait que la mère a reconnu que la famille avait fui l’Érythrée en partie pour des raisons économiques, et non seulement en raison d’une crainte de persécution par les autorités érythréennes, n’aurait pas miné leur demande de résidence permanente (Kanchi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1258 au para 24).

[19] Comme l’a souligné la juge Eleanor Dawson dans la décision Martinez Requena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 968 au paragraphe 7 :

[…] le simple fait qu’un demandeur d’asile retourne dans son pays de nationalité n’est pas déterminant quant à savoir s’il est ou non animé d’une crainte subjective. S’il est démontré, par exemple, que le demandeur croyait que la situation avait changé dans son pays ou qu’il y a effectué une visite temporaire tout en se tenant caché, cela ne permet pas de conclure à l’absence de crainte subjective.

[20] Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve indiquant que le père était retourné en secret en Érythrée. Cependant, l’agent ne s’est pas non plus renseigné sur les circonstances entourant la brève visite que l’époux a rendue à sa mère souffrante tandis que le reste de la famille a continué à vivre en Éthiopie sous les auspices du HCR.

[21] L’agent n’a pas suffisamment tenu compte du fait que le HCR a désigné les demandeurs comme réfugiés au sens de la Convention et n’a pas cherché à savoir si leur demande de résidence permanente pouvait être étayée malgré les réserves soulevées en matière de crédibilité. La décision de l’agent est donc déraisonnable.

V. Conclusion

[22] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de questions à certifier aux fins d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑728‑22

 

INTITULÉ :

TSEGA ABRHAM GHBREMARIAM, MEHARI TEKLE, DIYANA MEHARI TEKLE, MATYAS MEHARI TEKLE AND AMINEAB MEHARI TEKLE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 AOÛT 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 SEPTEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Teklemichael Ab Sahlemariam

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jake Boughs

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Teklemichael Ab Sahlemariam

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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