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Date : 20230922


Dossier : T-1041-19

Référence : 2023 CF 1275

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2023

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

TRANSPORT CAR-FRÉ LTÉE et

GESTION TRANSPORT CAR-FRÉ LTÉE

demanderesses

et

SA MAJESTÉ LE ROI et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, REPRÉSENTANT LA MINISTRE DEMPLOI ET DÉVELOPPEMENT SOCIAL CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Les demanderesses sont des sociétés de transport interprovincial d’automobiles ayant des places d’affaires au Québec et en Alberta. Elles poursuivent la Couronne fédérale, invoquant le délit de common law d’enquête négligente, pour avoir institué contre elles une poursuite fondée sur les dispositions pénales relatives aux accidents de travail prévu au Code canadien du travail, LRC 1985, ch L-2, suite au décès d’un employé. Les demanderesses ne plaident pas que les accusations ont été portées à tort — en ce sens que les infractions n’auraient pas été commises, mais bien qu’elles l’ont été en l’absence de compétence du fédéral; elles plaident que c’est plutôt la législation provinciale de l’Alberta relative aux accidents du travail qui s’appliquaient. Elles réclament le remboursement des honoraires engagés pour se défendre aux accusations portées contre elles devant la Cour de justice de l’Alberta, jusqu’à ce que cette dernière conclut que ces accusations étaient ultra vires de la compétence du fédérale.

[2] Il n’est plus contesté à ce stade-ci que le droit de l’Alberta s’applique et que l’action n’est pas prescrite.

II. Les Faits

[3] Transport Car-Fré Ltée [Transport] exerce les activités de transport et possède tous les actifs nécessaires à cette fin, alors que Gestion Transport Car-Fré Ltée [Gestion] [collectivement Car-Fré ou les Demanderesses] est une société de gestion responsable de l’administration des affaires de l’entreprise, dont le service de paye de ses employés. Réal Blanchette détient la totalité du capital-actions des deux sociétés et puisqu’elles exploitent une seule et même entreprise, elles sont traitées comme telle par les parties.

[4] Car-Fré a son siège social à Alma (QC) et des places d’affaires à Saint-Eustache (QC), Calgary (AB) et Edmonton (AB).

[5] Carl Blanchette, le fils de Réal, s’est installé à Edmonton en mars 2011, au moment de l’ouverture de la succursale, et il est responsable de ses opérations depuis. Ses deux frères sont respectivement responsables des succursales de Saint-Eustache et de Calgary.

[6] Afin de permettre à Carl de s’installer à Edmonton avec sa famille, Car-Fré a fait l’achat d’une résidence située sur un terrain de plus de vingt acres longeant la route 14 à Sherwood Park, en banlieue d’Edmonton. Il est important de noter que cette propriété se trouve en zone agricole.

[7] Car-Fré a sa place d’affaires dans un relai-routier situé au 26 Strathmoor Drive, également à Sherwood Park. Son bail ne couvre qu’un un espace de bureau.

[8] Le 25 mai 2012, Car-Fré dépose auprès du Ministère des Transports de l’Alberta une demande de permis intitulée « Roadside Development Application for Development Near a Primary Highway » pour la construction d’un garage de type Honco sur une partie du large terrain vacant adjacent à la résidence de Carl. La demande précise que le terrain est présentement utilisé à des fins agricoles et qu’on prévoit l’utiliser pour du stationnement, un atelier et des baies de nettoyage (Parking longe, Shop, Washing Bay).

[9] Le projet y est décrit comme suit :

DESCRIPTION OF THE PROPOSED DEVELOPMENT

IS TO PROVIDE THE OWNERS TO USE THE PROPOSE BUILDING FOR A PARKING FACILITIES FOR A 46’ MOTOR HOME, A 42’CAMPING TRAILLER AND A 20’ BOAT.

THE BUILDING WILL HAVE 3 DOORS ON EACH SIDE IT WILL BE USE FOR THE PARKING FACILITIES FOR THE RECREATION MACHINES.

THE MIDLE DOOR WILL BE A WASHING BAY PLUS A SHOP FOR PERSONAL USE.

THE OWNERS OF THE PROPERTY IS REAL BLANCHETTE AND THE LIVING FAMALLY ON THE PROPERTY THE SON CARL BLANCHETTE.

THE TITLE OF THE PROPERTY IS UNDER CAR FREE TRANSPORT.

IN FRONT OF THE BUILDING THERE WILL BE A GRAVEL ENTRANE OF 50’ BY 50’.

THE PARCEL OF THE LAND CHOSEN TO BUILD WOULD AVOIDE TAKING DOWN TREES AND THIS TO LEAVE THE NATUREL NATURE OF THE PROPERTY.

[10] On y joint un plan et une photo aérienne du site, ainsi que les plans et devis de la bâtisse proposée. Il s’agit d’un garage commercial en acier du type Honco, d’une dimension de 6 300 pieds carrés (70’ x 90’), avec un plafond de 21,7 pieds.

[11] Le 30 mai 2012, le Ministère des Transports émet le permis convoité à la stricte condition que le garage ne soit utilisé qu’à des fins personnelles, et précise qu’aucun usage commercial ne sera permis. La lettre qui l’accompagne précise même dans son objet que le garage sera utilisé pour stationner un motorisé de 46’, une roulotte de camping de 42’ et un bateau de 20’. Finalement le permis indique qu’il est sujet à l’approbation du comté de Strathcona.

[12] Un permis de construction est émis par le comté le 10 octobre 2012.

[13] La construction débute en janvier 2013. Car-fré agit comme maître d’œuvre et engage un entrepreneur local pour la fondation et un autre pour monter la structure de la bâtisse. Elle embauche ensuite divers individus pour les autres travaux (construction de la dalle de béton, plomberie, électricité, etc.).

[14] Au début mai 2013, Car-fré embauche Patrice et Pierre Dessureault qu’elle s’engage à payer respectivement 25 et 20 dollars l’heure pour les travaux d’électrification de la bâtisse. Comme ils résident dans la région d’Alma, Car-Fré paye leurs frais de déplacement et d’hébergement. Il n’est pas contesté qu’ils sont payés comme employés de Car-Fré qui fait les déductions à la source qui s’imposent.

[15] Les travaux d’électricité durent une dizaine de jours. Après une ou deux journées, une plate-forme élévatrice mobile (skyjack) est mise à leur disposition pour les travaux en hauteur. Puisque la dalle de béton n’est toujours pas en place et que le sol est argileux, la plate-forme est instable.

[16] Le 16 mai 2013, Patrice et Pierre doivent installer le filage électrique dans l’entre-toit du garage qui se trouve à une hauteur de 21,7 pieds. Puisque la plate-forme mobile n’est pas suffisamment haute, ils utilisent un escabeau installé sur la plate-forme, afin d’atteindre l’entre-toit. Pierre monte dans l’escabeau avec une bobine de câble d’une cinquantaine de livres en mains.

[17] C’est alors que Pierre fait une chute mortelle.

[18] L’accident est immédiatement signalé en vertu du Occupational Health and Safety Act, RSA 2000, c O-2 [OHSA] de l’Alberta et trois enquêteurs sont dépêchés sur les lieux. Carl Blanchette et Patrice Dessureault sont interrogés en fin de journée et en soirée, un des enquêteurs contacte le Programme du Travail d’Emploi et Développement social Canada [Emploi Canada].

[19] Le 17 mai 2013, Dawn Macphee, enquêtrice en santé et sécurité auprès d’Emploi Canada, se rend sur les lieux et s’entretient avec les enquêteurs provinciaux. Tous sont d’opinion que puisque la victime est un employé d’une entreprise soumise à la compétence fédérale et que les travaux sont réalisés par cette même entreprise, l’enquête relève d’Emploi Canada.

[20] Entre le 17 mai et le 3 octobre 2013, Emploi Canada prend les mesures suivantes :

  • Fermeture du chantier et enquête sur l’accident;

  • Directives diverses en matière de santé et sécurité;

  • Élaboration d’un plan d’action;

  • Formation sur les normes fédérales en matière de santé et de sécurité au travail;

  • Réouverture du chantier (17 juin 2013);

  • Suivi des mesures prévues au plan d’action.

[21] En janvier 2014, Emploi Canada recommande le dépôt d’accusations et le 9 mai 2014, quatre chefs d’accusation fondés sur le Code canadien du travail sont déposés contre Car-Fré devant la Cour de justice de l’Alberta.

[22] Car-Fré présente une première requête en arrêt des procédures pour non-respect de ses droits linguistiques, les procédures étant conduites en anglais seulement. La Cour rejette cette requête en décembre 2015.

[23] En août 2016, Car-Fré dépose une seconde requête en arrêt des procédures pour défaut de compétence du fédéral. Le juge A.J. Brown accorde cette requête le 28 juin 2017 (R c Transport Car-Fre, 2017 ABPC 157 [jugement Brown]). Le juge Brown convient que le fédéral peut avoir compétence en matière de santé et sécurité au travail s’il s’agit « ...d’une entreprise ou d’un commerce relevant du pouvoir législatif du parlement ou lorsqu’il se rapporte à une activité faisant partie intégrante d’une entreprise assujettie à la règlementation fédérale... » (citant Tessier Ltée c Québec (CSST), 2012 CSC 23, au para 17).

[24] D’après les motifs du jugement Brown, Carl Blanchette et un certain Allan McNab témoignent pour la défense et font valoir que le garage ne sert qu’aux fins personnelles de Carl, sauf de rares exceptions, et que l’entretien des camions est effectué ailleurs. Dawn MacPhee et une certaine Cylvia Rude témoignent pour la poursuite et font valoir qu’après l’accident, Carl Blanchette s’est conformé aux directives d’Emploi Canada, reconnaissant de ce fait sa compétence. La ratio decidendi du jugement Brown se trouve à ses paragraphes 18 à 20 :

18. La jurisprudence démontre un thème récurrent de respect quant aux compétences distinctes des deux niveaux de gouvernement :

Malgré le fait que le débardage est une activité réglementée par le fédéral, les lois provinciales concernant la santé et la sécurité au travail s’appliquent. (Tessier)

Le droit provincial de la santé et la sécurité au travail s’appliquent à une compagnie de construction, même pendant un projet de construction à un aéroport. (R. v. EllisDon Corporation Ltd. et al 2008 ONCA 789)

Des banques, régies par le fédéral, doivent se conformer au droit provincial en matière de la vente d’assurance. (Banque Canadienne de l'Ouest c. Alberta [2007] 2 R.C.S. 3)

L’aéronautique est un domaine fédéral, mais une compagnie impliquée dans la construction d’un aéroport doit se conformer aux lois provinciales en matière de conditions de travail. (Construction Montcalm Inc. c. Québec [1979] 1 S.C.R. 754)

Les conditions de travail des employés d’un hôtel du Canadien Pacifique sont réglementées par les lois provinciales, malgré le fait que la compagnie ferroviaire tombe sous la juridiction du fédéral. (Canadian Pacific Railway Co. c. Colombie-Britannique [1949] J.C.J. No. 1)

Le simple fait qu’une compagnie est une entreprise de transport interprovinciale et réglementée par le fédéral ne signifie pas que tout ce que fait la compagnie tombe sous la juridiction fédérale. (Actton Transport Ltd. v. British Columbia (Employment Standards) 2010 BCCA 272)

19. La poursuite prétend que les décisions citées doivent être distingués du présent dossier parce que dans ces décisions il s’agit d’entreprises indépendantes non réglementées par le fédéral. De plus, en effet, la poursuite s’appuie sur la plaidoirie rejetée par la Cour d’appel dans l’affaire Actton Transport, l’approche « tout ou rien » qui dit que tout ce que fait une entreprise fédérale est fédéral, point final. (Actton, para 34)

20. Si j’acceptais l’interprétation de la poursuite, je reconnaîtrais une « île » de compétence fédérale sur la propriété de M. Blanchette. Imaginons que les voisins de M. Blanchette se retrouvent dans les mêmes circonstances que lui, sauf que leurs compagnies sont de compétence provinciales, le résultat serait illogique et non respectueux de la compétence provinciale dans le domaine de la santé et la sécurité au travail.

[25] Car-Fré fait donc valoir devant cette Cour que la responsabilité de la Couronne est engagée en vertu de l’article 3 de la Loi sur le contentieux administratif et la responsabilité civile de l’état, LRC (1985) ch C-50, et que les défendeurs ont commis le délit d’enquête négligente en ce que :

  • Ils avaient l’obligation d’enquêter diligemment à l’égard des demanderesses;

  • Le jugement Brown confirme que l’accident relevait de la compétence provinciale; une enquête diligente de la part d’Emploi Canada aurait mené à la même conclusion.

[26] Car-Fré fait également valoir que l’enquête négligente d’Emploi Canada l’a obligée à engager des honoraires d’avocats pour se défendre aux accusations portées contre elle, dont elle est en droit de réclamer le remboursement.

III. Questions en litige et doctrine de la préclusion

[27] La première question en litige devant la Cour n’est pas de savoir si l’accident qui a causé la mort de Pierre Dessureault est de compétence provinciale ou fédérale, mais bien celle de savoir si en mai 2013, les enquêteurs d’Emploi Canada ont commis le délit d’enquête négligente en concluant qu’il était de compétence fédérale.

[28] En ce sens, l’argument des demanderesses fondé sur la préclusion doit être rejeté. En effet, pour que cette doctrine s’applique, trois conditions doivent être réunies :

1) La question doit être la même que celle qui a été tranchée dans la décision antérieure;

2) La décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale;

3) Les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droits;

(Toronto (Ville de) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63, au para 23)

[29] La question à trancher n’étant pas la même, la doctrine n’est pas applicable.

[30] Non seulement Car-Fré fait-elle valoir que la Cour est liée par le jugement Brown, mais elle ajoute que « l’enquête des défendeurs [aurait dû porter] sur les motifs analysés dans cette cause » (Plan d’argumentation des demanderesses, à la p 12).

[31] Avec respect, cette position est intenable. La preuve disponible aux enquêteurs d’Emploi Canada en mai 2013 — et au demeurant aux enquêteurs provinciaux dépêchés sur les lieus — n’est pas la même que celle disponible en 2017 et administrée par la Cour de justice de l’Alberta, laquelle n’est pas non plus la preuve présentée devant cette Cour en mai 2023. Patrice Dessureault, principal témoin de l’accident et dont le témoignage est à mon sens crucial (nous y reviendrons plus loin) a été interrogé par les enquêteurs provinciaux et fédéraux et il a témoigné devant la Cour. Il n’a toutefois pas témoigné devant le juge Brown.

[32] Je suis donc d’avis que la doctrine de la préclusion est inapplicable en l’espèce et que nous devons nous replacer en mai 2013, ou à tout le moins avant le dépôt des accusations en mai 2014, pour examiner la faute alléguée par les demanderesses.

[33] Par ailleurs, si la Cour conclut à la négligence des enquêteurs d’Emploi Canada, elle doit se demander si les demanderesses ont subi un préjudice indemnisable suite au dépôt des accusations et, le cas échéant, s’il existe un lien de causalité entre le manquement à l’obligation de diligence et le préjudice des demanderesses.

IV. Analyse

A. Les enquêteurs d’Emploi Canada ont-ils été négligents dans leur enquête?

(1) La nature des reproches

[34] Le délit d’enquête négligente constitue une faute génératrice de responsabilité en droit commun canadien (common law) (Hill c Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41). La question à cette étape-ci est celle de savoir s’il existait une obligation de diligence de la part des enquêteurs d’Emploi Canada et s’il y a eu inobservation de cette obligation (Hill, au para 96).

[35] Il n’est pas réellement contesté qu’il existait, en l’instance, une telle obligation de diligence. Dans l’arrêt Hill de la Cour suprême du Canada, tout comme dans bien d’autres décisions qui l’ont suivi, la question était de savoir si l’enquête sur les éléments constitutifs de l’infraction reprochée avait été diligente. La Cour énonce que la norme de diligence correspond à celle du policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances (Hill, au para 67), et que « [l]a norme [de diligence] est éclairée par l’exigence légale de motifs raisonnables et probables de croire à la culpabilité d’un suspect » (Hill, au para 68). Afin de conclure à l’existence de tels motifs, les enquêteurs doivent prendre en considération toutes les informations à leur disposition.

[36] Dans le cas qui nous occupe, les demanderesses ne plaident d’aucune façon que l’enquête d’Emploi Canada sur les éléments constitutifs des infractions déposées était négligente (sans toutefois admettre qu’elle était diligente); elles n’ont d’ailleurs présenté aucune preuve à cet effet.

[37] Elles plaident plutôt que c’est la portion de l’enquête sur les éléments ayant permis de conclure à la compétence fédérale qui a été négligente.

[38] À cet égard, les demanderesses plaident que seule une preuve que les activités de construction en cause dans l’accident étaient partie intégrante des activités de Car-Fré aurait permis de conclure à la compétence fédérale (Plan d’argumentation des demanderesses à la p 14). Les enquêteurs devaient donc déterminer à quelles fins le garage était construit et à quel endroit l’entreposage et l’entretien des camions de Car-Fré étaient-ils normalement effectués (Plan d’argumentation à la p 14).

[39] Le premier reproche que les demanderesses font aux enquêteurs est de ne pas avoir interroger Réal Blanchette, actionnaire unique de Car-Fré. Or, dans la mesure où Carl Blanchette a été interrogé et rencontré à plusieurs reprises par les enquêteurs, je ne vois pas ce que Réal Blanchette aurait pu ajouter à la version des faits donnée par son fils. C’est Carl qui était responsable des opérations de la succursale d’Edmonton, c’est lui qui supervisait les travaux de construction du garage et qui était le représentant de Car-Fré sur les lieux au moment de l’accident, et c’est même lui qui devait seul avoir l’usage du garage une fois la construction terminée (rappelons-nous que c’était l’une des conditions rattachées à l’émission du permis par le Ministère des Transports). Les demanderesses ne précisent d’ailleurs pas quelle information additionnelle Réal Blanchette aurait pu fournir aux enquêteurs et en quoi cette information aurait permis aux autorités provinciales et fédérales de conclure différemment sur l’autorité compétente.

[40] Mais il y a plus. Réal Blanchette a témoigné devant la Cour et il n’a pas réussi à me convaincre que s’il avait fourni aux enquêteurs, entre mai 2013 et mai 2014, la même version des faits que celle offerte à la Cour, le résultat de l’enquête aurait été différent. Nous y reviendrons.

[41] Les demanderesses reprochent également aux enquêteurs de ne pas avoir demandé une copie de la demande de permis alors qu’ils avaient en main le permis de construction.

[42] Encore une fois, ce document n’aurait, à mon sens, rien apporté à l’enquête. Les informations qui y sont contenues, et qui sont reproduites au paragraphe 9 des présents motifs, ont été fournies par Carl Blanchette aux enquêteurs. Rappelons que l’immeuble se trouve dans une zone agricole et qu’il longe une route provinciale majeure. Si on s’en tient à la stricte condition imposée pour l’émission de ce permis — soit [traduction] qu’« aucune utilisation commerciale ne sera permise » — Car-Fré n’aurait pas obtenu son permis si elle avait informé les autorités qu’elle entendait se servir du garage pour entreposer ou entretenir ses camions, et ce, même occasionnellement comme elle admet l’avoir fait.

[43] Cela dit, les enquêteurs devaient examiner l’ensemble des informations disponibles au moment de l’enquête incluant — mais non exclusivement — la version de Carl Blanchette.

(2) La preuve antérieure au dépôt des accusations

[44] D’abord, le 30 août 2010, Ressources humaines et Développement des compétences Canada informe Car-Fré qu’à l’issue d’une enquête, on conclut que Car-Fré relève de la compétence fédérale aux fins de la législation sur le travail et que de ce fait, elle est soumise au Code canadien du travail au niveau des relations de travail, de la santé et sécurité au travail (prévention, inspection) et des normes du travail. On l’informe du même coup qu’un agent en santé et sécurité est assigné pour l’application de la Partie II du Code canadien du travail dont les dispositions visent à prévenir les accidents de travail et maladies professionnelles.

[45] Depuis 2006, Car-Fré est d’ailleurs enregistrée auprès du gouvernement de l’Alberta en tant que « Extra-Provincial Profit/Non- Profit Corporation ».

[46] Par ailleurs Carl Blanchette, Patrice Dessureault, Richard Gaudreau et Martin Turcotte sont interrogés en début d’enquête.

[47] Carl Blanchette est interrogé par trois enquêteurs provinciaux le jour même de l’accident, soit le 16 mai 2013 vers 19h35 (pièce C-6). D’entrés de jeu, on l’identifie comme le Directeur des opérations de Car-Fré. Il explique les activités de transport interprovincial de l’entreprise et lorsqu’on lui demande ce que Car-Fré fait pour sa succursale d’Edmonton, il répond : « Oh, we are building for – for the shop that we are building? We are building a shop. It’s more for personal stuff and also we can do storage and also maybe fix little things that we have to do. And we hire people from Québec to do the job ». Il confirme que Car-Fré a retenu les services d’un entrepreneur albertain pour l’érection de la bâtisse et un autre entrepreneur pour les travaux de fondation. Le reste des travaux (plancher de béton, électricité) sont réalisés par des employées de Car-Fré à qui Car-Fré fournit les outils et les équipements. Carl Blanchette confirme que Car-Fré a construit un garage similaire au Québec en 2000 et qu’à la différence des travaux en cours, les travaux au Québec ont été confiés entièrement à un entrepreneur général. Il confirme qu’il n’a aucune expérience en construction, qu’il ne connait pas les règles de sécurité propres à ce genre d’activités et qu’il n’y avait pas de trousse de premier soin sur les lieux. Il ajoute finalement qu’à l’arrivée de Patrice et Pierre Dessureault, il n’a pas demandé à voir leur carte de compétence puisque ce n’est pas lui qui les a engagés.

[48] Patrice Dessureault est interrogé par les enquêteurs provinciaux le jour même de l’accident, soit le 16 mai 2013 à 19h00 (pièce C-7) et il donne une déclaration écrite aux enquêteurs d’Emploi Canada le 4 juin 2013 (pièce C-9). Il est d’abord établi qu’il n’est pas un électricien certifié et qu’il ne possède aucune carte de compétence. Réal Blanchette l’a engagé sur présentation de sa carte d’affaires avec laquelle il offrait à l’époque ses services de rénovation. Il est un employé de Car-Fré et non un sous-traitant. Lorsqu’on lui demande à quoi doit servir le garage en construction, il répond : « It’s to repair vehicules – trucks ». À son arrivée sur les lieux, on lui a montré les équipements et le matériel à installer, et les endroits où les installer. Aucune consigne de sécurité n’a été donnée. Les instructions venaient de Carl Blanchette. Il n’a jamais eu de formation dans l’opération d’une plate-forme mobile, il n’en avait jamais utilisé une et ils n’ont pas utilisé de protection contre les chutes. Toutefois, Pierre avait de l’expérience avec l’utilisation d’une telle pièce d’équipement. Au moment de la chute, Pierre était en haut de l’escabeau à la hauteur de l’entre-toit, il n’avait que deux points de contacts avec l’escabeau puisqu’il avait en mains une bobine de câble de plus de 50 livres. Il a perdu l’équilibre, a laissé tomber la bobine de câble, son dos a frappé la rampe de la plateforme et il est parti à la renverse dans sa chute jusqu’au sol. Dans sa déclaration écrite du 4 juin 2013, il offre de plus amples détails sur l’accident et il confirme que Carl Blanchette était son superviseur sur le chantier et qu’il n’a reçu aucune information ou formation sur le fonctionnement de la plate-forme mobile.

[49] Richard Gaudreau (cimentier-applicateur) et Martin Turcotte (manœuvre spécialisé) donnent également une déclaration écrite aux enquêteurs fédéraux le 4 juin 2013 (pièces C-8 et C-12). Ils confirment que le 16 mai 2013 était leur première journée sur ce chantier où leur tâche était de construire une dalle de béton. Ils relatent en détail l’accident.

[50] Les notes consignées par les trois enquêteurs provinciaux les 16 et 17 mai 2013 sont également en preuve (pièces C-16, 17 et 18), ainsi que celles consignées par Dawn MacPhee les 16 mai et 27 septembre 2013 (pièce C-19) et par Clayton Lindstrom (également d’Emploi Canada) le 17 mai 2017 (pièce C-20). Dans ces notes, on peut notamment lire que : i) Carl Blanchette confirme que le garage devait servir à des fins personnelles et pour le travail; ii) qu’il s’agit d’un atelier industriel de grand format (large industrial shop) appartenant à Car-Fré; iii) que les entrevues se poursuivront au motel super 8 à Sherwood Park, où les employés résident et où se trouve le bureau de Car-Fré, et iii) que suite à quelques entretiens entre les enquêteurs fédéraux et provinciaux, tous conviennent que l’enquête est de compétence fédérale. Dans les notes de Dawn MacPhee, on peut lire qu’après avoir avisé Carl Blanchette de sa responsabilité à l’égard du site, elle inscrit avec emphase « construction not part of trucking?? » (pièce C-19, notes du 17 mai 2013 à 13 h30). Plus loin (3 juin 2013), on peut lire que le garage serait disponible pour les besoins de mécanique et d’inspection des camions de Car-Fré (warehouse space available if needed – mechanical, inspection requirements). À plusieurs reprises, et ce depuis la première rencontre du 17 mai 2013, Carl Blanchette semble pressé à reprendre les travaux de construction. Sous l’entrée du 18 septembre 2013, il est indiqué que les travaux sont suspendus à nouveau depuis juillet et que Réal Blanchette ne voit pas en quoi les travaux affectent les activités de camionnage de Car-Fré, ni pourquoi cette dernière devrait se conformer aux directives de sécurité reçu d’Emploi Canada.

[51] Outre la documentation et les informations qu’ils ont pu colliger durant leur enquête, il est important de prendre en considération les diverses visites de Dawn MacPhee sur les lieux de l’accident et dans le bureau loué par Car-Fré à l’adresse de sa place d’affaires. La réalité étant que Car-Fré a construit un garage commercial —le type de construction qui sert généralement à un usage commercial, sur un terrain lui appartenant.

[52] Avec respect pour l’opinion contraire, je suis d’avis que les enquêteurs d’Emploi Canada avaient en main toutes les informations dont ils avaient besoin pour conclure que les activités de construction en cause dans l’accident étaient partie intégrante des activités de Car-Fré, et que le garage était construit principalement pour l’entreposage et l’entretien de ses camions. Dans le contexte où les employés de Car-Fré n’ont aucun doute à ce sujet et que seule la version de Carl Blanchette diffère, les enquêteurs provinciaux et fédéraux étaient justifiés de conclure comme ils l’ont fait.

[53] Cela dit, la Cour arrive à la même conclusion à la lumière de la preuve présentée de part et d’autre à l’audience.

(3) La preuve devant la Cour

[54] Les deux seuls témoins entendus en demande sont Carl et Réal Blanchette.

[55] Carl Blanchette confirme qu’il a déménagé sa famille à Sherwood Park en 2011 afin de prendre la direction de la nouvelle succursale de Car-Fré.

[56] En interrogatoire en chef, il affirme que le garage a été construit pour entreposer ses choses personnelles, soit une roulotte de 45 pieds (42 pieds sur la demande de permis), un bateau, un quatre-roues, et une motoneige. Il confirme toutefois que le motorisé de 46 pieds dont il est fait mention sur la demande de permis appartient à son père. Il ajoute qu’il y a bien un garage attaché à la maison mais que sa dimension n’est même pas suffisante pour y remiser une voiture.

[57] La Cour ouvre ici une parenthèse pour constater qu’un certificat de localisation est joint à la demande de permis C-3 et que l’on y voit près de la maison un garage détaché mesurant 30 pieds par 22 pieds (9,24 m. X 6,82 m.), une étable de 34 pieds par 34 pieds (10,42 m. X 10,66 m.) et un hangar de 12 pieds par 12 pieds (3,67 m. X 3,68 m.)

[58] En contre-interrogatoire, Carl Blanchette confirme que la place d’affaires de Car-Fré consiste en un espace de bureau qui se trouve dans un relais routier où Car-Fré ne dispose pas d’espace pour les travaux d’entretien et de mécanique sur ses camions. Bien que la station d’essence offre des services mécaniques, Car-Fré préfère faire ses travaux elles-mêmes. L’avantage de ce site est qu’il est situé tout près de la gare du CN où les camions de Car-Fré prennent livraison des automobiles à être livrées chez ses clients concessionnaires. Il confirme que le garage que Car-Fré a construit à Sherwood Park est exactement le même modèle que celui qu’elle a construit à sa place d’affaires de Saint-Eustache et qui ne sert qu’à des fins commerciales. Ce garage peut contenir trois camions-remorques du type utilisé pour le transport routier d’automobiles.

[59] Carl Blanchette admet que si un camion passait par là, il pouvait arriver qu’il soit réparé ou entretenu à cet endroit; après tout « un camion, ça a toujours besoin de réparation » (transcription du 29 mai 2023, à la p 66, ligne 14). Il confirme qu’un tel garage est utile aux activités de Car-Fré mais que Car-Fré pourrait fonctionner sans lui.

[60] Réal Blanchette, quant à lui, explique que c’est lui qui a trouvé l’emplacement où Car-Fré a construit son garage. Lorsqu’il a visité le « ranch » comme il l’appelle, il a constaté que certains propriétaires dans le voisinage avaient des camions dans leur cour avec leurs garages; il a considéré qu’ils n’auraient pas de problème à s’y installer (transcription du 29 mai 2023, à la p 134, ligne 17).

[61] Comme il avait déjà fait affaires avec la compagnie Honco pour sa place d’affaires de Saint-Eustache et qu’il en était satisfait, il a fait de même et a simplement demandé qu’on produise les plans en anglais. Il a engagé un entrepreneur pour la fondation et un autre pour monter la bâtisse.

[62] Il confirme que le garage devait servir pour les tracteurs à pelouse de Carl et son motorisé de 45 pieds, lorsqu’il se rendait en Alberta. Il ne semble toutefois pas y être allé à plus d’une reprise en motorisé puisque « [c]’est très cher. Je l’ai regretté » dit-il (transcription du 29 mai 2023, à la p 140, ligne 11).

[63] Il confirme finalement qu’outre le garage Honco construit à Saint-Eustache, Car-Fré entend en construire un troisième à Calgary où son troisième fils s’est récemment installé pour s’occuper de sa nouvelle succursale; donc, un garage Honco par place d’affaires de Car-Fré.

[64] Patrice Dessureault et Dawn MacPhee ont témoigné en défense.

[65] Patrice Dessureault confirme qu’il a travaillé en rénovation d’immeuble mais qu’il ne détient aucune carte de compétence. Son cousin Pierre ne détenait pas non plus de carte de compétence. Il s’affairait à des travaux de rénovation et on lui a dit que Réal Blanchette cherchait des gens pour faire des travaux d’électricité à son garage en Alberta. Il est allé le rencontré à son bureau et a confirmé que son cousin Pierre pouvait l’accompagner. Réal Blanchette les a conduits à l’aéroport de Québec et leur a fourni les billets d’avion pour se rendre à Edmonton. C’est Carl Blanchette qui les a cueillis à l’aéroport, leur a prêté une voiture appartenant à Car-Fré pour la durée de leur séjour et Car-Fré a payé pour leur hébergement.

[66] Il confirme avoir été engagé par Car-Fré et avoir reçu une paye avec déduction à la source. Il devait faire les travaux électriques au complet, de l’installation du panneau électrique à l’installation de l’éclairage et des prises de courant intérieures et extérieures.

[67] Patrice Dessureault est catégorique : le garage devait servir pour entretenir et réparer les camions de Car-Fré. C’est ce que disaient les camionneurs de passage, ils demandaient à quel moment leur garage serait prêt. Il a d’ailleurs posé au moins 18 prises de courant à l’extérieur du garage (6 sur chacun des murs arrière et de côté) pour permettre aux camions de se brancher.

[68] En contre-interrogatoire, Patrice Dessureault confirme que sur la carte d’affaires qu’il a remise à Réal Blanchette lors de leur première rencontre, il était inscrit « artisan menuiserie, toiture, plastrage (sic), peinture et céramique » et qu’il était dans le domaine de la rénovation depuis une trentaine d’années. Bien qu’il n’a pas de carte de compétence, il a étudié en électricité pendant quatre ans en début de carrière. Il a également suivi une formation en santé et sécurité.

[69] Pour les travaux d’électricité, il n’avait aucun plan, Carl leur disait où installé les diverses composantes.

[70] Finalement, Dawn MacPhee, enquêtrice principale pour Emploi Canada, témoigne en défense et explique d’abord qu’au moment de sa retraite en 2020, elle avait une vingtaine d’années d’expérience en santé et sécurité au travail et une centaine d’enquêtes à son actif. Elle était assistée de Clayton Lindstrom et Jacques Maltais et ils ont demandé l’assistance de Pierre Bouchard pour les entrevues devant se tenir au Québec.

[71] La question de la compétence du fédéral est toujours la première à être tranchée en début d’enquête.

[72] Le 17 mai 2013, elle reçoit un appel de son supérieur qui l’avise d’un accident mortel chez Car-Fré la veille. On l’informe que les autorités provinciales sont sous l’impression que le dossier est de compétence fédérale et elle constate que le nom de Car-Fré se trouve effectivement dans la base de donnée interne d’Emploi Canada.

[73] Le même jour, elle et son collègue rencontrent Carl Blanchette et les enquêteurs provinciaux sur le site de l’accident. Elle ne procède pas à un interrogatoire formel puisque cela a été fait la veille par les enquêteurs provinciaux. Elle rencontre toutefois Carl Blanchette au bureau de Sherwood Park par la suite afin de lui poser des questions additionnelles. Elle situe son premier contact avec Réal Blanchette à la fin du printemps. Elle n’a pas jugé bon de le rencontrer plus tôt puisque c’est Carl qui était le représentant de l’employeur sur place.

[74] Elle explique qu’elle a demandé qu’on lui fournisse toute la documentation pertinente à la propriété de l’immeuble, à l’identité du superviseur sur le chantier et au lien d’emploi entre Car-Fré et la victime. À ce dernier sujet, elle prête une attention particulière au témoignage des employés; qui considèrent-ils comme leur employeur, comment sont-ils rémunérés, etc.

[75] Dawn MacPhee explique l’enquête menée par son équipe et confirme qu’ils ont rapidement constaté plusieurs non-conformités à la législation en matière de santé et sécurité au travail, ainsi que l’absence de toute mesure de sécurité sur le site.

[76] Emploi Canada a décidé de déposer des accusations contre Car-Fré lorsque cette dernière a congédié la consultante engagée pour l’assister dans la mise en place du plan d’action en santé et sécurité, et cessé son implantation. La pièce C-41 contient un sommaire du dossier, incluant une section sur la compétence d’Emploi Canada, ainsi que la nature des accusations envisagées. On explique que Transport et Gestion sont deux sociétés hautement intégrées qui exploitent une entreprise de transport interprovincial, une activité clairement de compétence fédérale au sens du paragraphe 2 (b) du Code canadien du travail. Cette section porte exclusivement sur la question à savoir si Gestion, qui n’exploite pas comme tel les activités de transport mais qui est l’employeur, peut également être considérée soumise à la compétence fédérale. La question ne porte aucunement sur l’usage projeté de la construction.

[77] Quant à l’usage projeté de la construction, Dawn MacPhee s’est fiée sur les témoignages recueillis lors de son enquête, incluant celui de Carl Blanchette qui a admis que le garage est utilisé pour des travaux de réparation mineurs; elle s’est également fiée sur le type de garage et sur son format. Ayant procédé à de multiples inspections similaires (littéralement une centaine), elle est en mesure de confirmer qu’il s’agit du type de garage que possèdent la majorité des compagnies de transport. Ces faits, combinés au fait que Car-Fré est propriétaire du terrain et de la bâtisse, lui suffisaient.

[78] Elle a personnellement mis plus de 500 heures de son temps sur ce dossier.

[79] En contre-interrogatoire, Dawn MacPhee confirme que la détermination de la compétence ne se fait pas de concert avec les enquêteurs provinciaux mais bien individuellement. Sur cette question, elle n’a jamais vu un cas où les deux paliers sont arrivés à des conclusions différentes. Elle n’a pas demandé spécifiquement une copie de la demande de permis mais elle a demandé de recevoir une copie de tous les documents en possession de Car-Fré concernant la construction; elle n’a reçu que le permis.

B. Les demanderesses n’ont pas rencontré leur fardeau de preuve

[80] Dans l’affaire Tessier, la Cour suprême du Canada précise « que le fédéral a compétence en matière de réglementation du travail dans deux circonstances : lorsque l’emploi s’exerce dans le cadre d’un ouvrage, d’une entreprise ou d’un commerce relevant du pouvoir législatif du Parlement ou lorsqu’il se rapporte à une activité faisant partie intégrante d’une entreprise assujettie à la réglementation fédérale, ce qui est parfois appelé compétence dérivée » (au para 17).

[81] Le paragraphe 122 (1) du Code canadien du travail définit le lieu de travail comme : « Tout lieu où l’employé exécute un travail pour le compte de son employeur. »

[82] La Cour est d’opinion que les enquêteurs d’Emploi Canada se sont posé les bonnes questions pour arriver à leur conclusion concernant la compétence fédérale; quelle est la relation entre la victime et l’employeur; quelle est la nature des activités de l’employeur, et; est-ce que les activités de construction du garage de type commercial ou industriel sur la propriété de Car-Fré faisaient partie intégrante de l’entreprise?

[83] La preuve démontre clairement qu’ils avaient suffisamment d’informations pour confirmer le lien d’emploi entre Car-Fré et la victime, que Car-Fré est une entreprise assujettie à la compétence fédérale, et que la construction était non seulement la propriété de Car-Fré, gérée par Car-Fré, mais qu’elle devait servir aux activités de Car-Fré. Il est vrai que la version de Carl Blanchette diffère de celle de Patrice Dessureault sur le sujet, mais le type de construction dont il s’agit est davantage compatible avec la version de Patrice Dessureault.

[84] D’ailleurs, la Cour accorde peu de crédibilité aux témoignages de Carl et Réal Blanchette sur la question de l’usage projeté du garage. Dans leur demande de permis, ils indiquent que la construction servira strictement à un usage personnel pour remiser un motorisé, une roulotte et un bateau. On apprend toutefois que le motorisé appartient à Réal qui réside à Alma au Québec et non à Carl. Et dans les faits, ils n’ont pas respecté la stricte condition rattachée à l’émission de leur permis; ils admettent avoir utilisé le garage pour des travaux de réparation mineurs aux camions de Car-Fré.

[85] Par ailleurs, Carl Blanchette affirme que le garage attaché à sa maison est si petit qu’on peut à peine y garer une voiture. Or, le plan d’implantation démontre que ce n’est pas le cas et qu’outre le garage, cette partie de la propriété est équipée d’un hangar de bonne dimension et d’une grange.

[86] Tel qu’indiqué, la preuve présentée devant la Cour confirme la conclusion des enquêteurs d’Emploi Canada. Patrice Dessureault a toujours été sous l’impression que le garage devait servir aux activités de Car-Fré et les camionneurs de passage ont confirmé ce fait. On lui a demandé d’installer quelques 18 prises de courant extérieures au pourtour de la bâtisse pour brancher des camions et la bâtisse comprenait un espace de bureau. Et que dire de la spontanéité avec laquelle Réal Blanchette confirme qu’un garage similaire a été construit dans chacune des trois places d’affaires de Car-Fré et de la confirmation qu’à Saint-Eustache, il ne sert qu’à un usage commercial? Pour tout dire, à la lumière de l’ensemble de la preuve, il ne reste que peu de doute dans l’esprit de la Cour que le garage devait servir aux activités de Car-Fré.

[87] Finalement, s’il avait été aussi évident que les accusations étaient ultra vires du pouvoir de la couronne fédérale, il n’aurait pas fallu deux ans aux procureurs albertains de Car-Fré pour faire valoir cet argument.

[88] La Cour est donc d’opinion qu’il était parfaitement raisonnable pour les enquêteurs d’Emploi Canada de conclure que l’accident mortel dont Pierre Dessureault a été victime était assujetti à la compétence fédérale.

C. Le préjudice indemnisable et le lien de causalité

[89] Bien qu’il ne soit pas nécessaire, compte tenu de la conclusion qui précède, de trancher la question du préjudice réparable et celle du lien de causalité, la Cour est également d’opinion qu’il n’y a aucun lien causal entre la faute alléguée et le préjudice allégué.

[90] Les demanderesses n’ont aucunement fait valoir que si les autorités fédérales et provinciales avaient toutes deux conclu que l’accident était de compétence provinciale, aucune accusation n’aurait été déposée contre elles. Chose certaine, il y a eu un accident de travail mortel. Et sans avoir à me prononcer sur la question, il semble assez évident que le chantier géré par Car-Fré ne répondait pas aux normes minimales en matière de santé et sécurité, qu’elles soient fédérales ou provinciales. Les demanderesses ont dû engager des honoraires d’avocats en raison de leur propre négligence et de leur entêtement à ne pas se conformer au plan d’action mis de l’avant par Emploi Canada.

[91] Les normes minimales en santé et sécurité au travail n’étaient pas respectées par les demanderesses peu importe le droit applicable. Ces manquements de la part des demanderesses constituent des infractions impliquant une responsabilité pénale et ce, autant selon la législation fédérale qu’albertaine en matière de santé et de sécurité au travail.

[92] En effet, les chefs d’accusation portés contre les demanderesses en vertu du Code canadien du travail (article 124 et alinéas 125(1)(q) et 125(1)(z.04)) et du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, SOR/86-304 (article 19.4 et paras 14.23(1), 19.5(1)) ont tous un équivalent dans l’Occupational Health and Safety Code 2009 Order, Alta Reg 87/2009 (articles 7, 9), l’Occupational Health and Safety Regulation, Alta Reg 62/2003 (alinéa 2(1)(a), para 3(4)) ou l’OHSA (para 15(1)).

[93] Par ailleurs, quant au fait que les autorités provinciales de l’Alberta n’aient pas déposé d’accusation contre les demanderesses après le jugement Brown, cela peut s’expliquer par le fait que la loi albertaine impose un délai de deux ans pour ce faire, délai qui était alors expiré le 15 mai 2015 (para 41(4) OHSA).

[94] La Cour est donc d’opinion que les demanderesses n’ont pas rencontré leur fardeau de démontrer un quelconque lien de causalité entre la faute alléguée et le préjudice allégué, ou que si les enquêteurs fédéraux et provinciaux avaient conclu que l’accident était de compétence provinciale, aucune accusation n’aurait été portée contre les demanderesses et qu’aucune amende ne leur aurait été imposée pour leur non-respect des normes minimales en santé et sécurité au travail.

V. Conclusion

[95] Puisque les demanderesses n’ont pas démontré l’existence des éléments constitutifs du délit d’enquête négligente, leur action contre les défendeurs est rejetée.

[96] À la fin de l’audience, la Cour a accordé aux parties un délai de deux semaines pour lui faire part de leur position commune ou respective sur les dépens, ce qu’elles n’ont pas fait. La Cour leur accorde donc à nouveau un délai de deux semaines pour ce faire.

 


JUGEMENT dans T-1041-19

LA COUR STATUE que :

  1. L’action des demanderesses est rejetée;

  2. Les parties disposent d’un délai de deux semaines pour faire valoir leurs observations, dans un écrit ne dépassant pas deux pages, sur les dépens à être octroyés aux défendeurs.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1041-19

 

INTITULÉ :

TRANSPORT CAR-FRÉ LTÉE et

GESTION TRANSPORT CAR-FRÉ LTÉE c SA MAJESTÉ LE ROI et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, REPRÉSENTANT LA MINISTRE DEMPLOI ET DÉVELOPPEMENT SOCIAL CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 29, 30 et 31 mai 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 septembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Élodie Drolet-French

Rachel Lapointe

 

Pour les demanderesses

 

Martin Lamoureux

Raphaëlle Jacques

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jean-François Bertrand Avocats

Québec (Québec)

 

Pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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