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Date : 20230815


Dossier : T‑1199‑23

Référence : 2023 CF 1102

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 août 2023

En présence de madame la juge Turley

ENTRE :

ÇOLAKOĞLU METALURJI A.S., İÇDAS ÇELIK ENERJI TERSANE VE ULAŞIM A.Ş., EKINCILER DEMIR VE ÇELIK SANAYI A.Ş., KROMAN ÇELIK SANAYI A.Ş., KAPTAN DEMIR ÇELIK ENDÜSTRI VE TICARET A.Ş., IRPEX INTERNATIONAL INC. ET TURKISH STEEL EXPORTERS’ ASSOCIATION

demanderesses

et

ALTASTEEL INC., ARCELORMITTAL LONG PRODUCTS CANADA, G.P., GERDAU AMERISTEEL CORPORATION, JEBSEN & JESSEN METALS GMBH, ET MAX AICHER (NORTH AMERICA) INC.

défenderesses

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

I. Aperçu

[1] Le procureur général du Canada [le PGC] a déposé une requête écrite en vue de faire retirer les défenderesses désignées et d’être ajouté comme seul défendeur en application du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS 98/106 [les Règles]. Subsidiairement, il soutient qu’il devrait être ajouté comme défendeur au titre des alinéas 303(1)a) ou 104(1)b). De plus, le PGC sollicite la radiation de la demande de contrôle judiciaire dans son intégralité au motif qu’elle n’a aucune chance d’être accueillie.

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la requête du PGC visant à faire retirer les défenderesses désignées et à être ajouté comme seul défendeur. Le paragraphe 303(2) exige que le PGC soit désigné à titre de défendeur par défaut lorsqu’aucun autre défendeur ne peut être désigné en application du paragraphe 303(1) des Règles. Je conclus que les producteurs canadiens sont « directement touch[és] » par la réparation demandée, aux termes de l’alinéa 303(1)a), et, par conséquent, qu’ils sont désignés à juste titre comme partie défenderesse. En outre, rien ne justifie l’ajout du PGC à titre de défendeur, que ce soit en application de l’alinéa 303(1)a) ou de l’alinéa 104(1)b).

[3] Comme le PGC n’est pas une partie, je n’examinerai pas sa requête visant à obtenir une ordonnance annulant la demande.

II. Les questions en litige

[4] Les questions à trancher dans la présente requête sont les suivantes :

  • a)Le PGC devrait‑il être ajouté à titre de seul défendeur en application du paragraphe 303(2), au motif que les défenderesses désignées ne sont pas « directement touchée[s] » par la réparation sollicitée dans la demande sous‑jacente, comme l’exige l’alinéa 303(1)a)?

  • b)Est‑il justifié d’ajouter le PDG comme défendeur en application de l’alinéa 303(1)a) ou comme partie nécessaire en application de l’alinéa 104(1)b)?

[5] En ce qui concerne la première question, j’examinerai seulement si quatre des défenderesses désignées sont « directement touchée[s] » : AltaSteel Inc., Arcelor Mittal Long Products Canada, G.P., Gerdau Ameristeel Corporation et Max Aicher (North America) Inc [les producteurs canadiens défendeurs]. Ces fabricants canadiens de barres d’armature pour béton [barres d’armature] ont déposé des avis de comparution et ont répondu conjointement à la requête du PGC en présentant des éléments de preuve et des observations écrites.

[6] La cinquième défenderesse, Jebsen & Jessen Metals GmbH, un importateur de barres d’armature de la Tükiye, n’a pas déposé d’avis de comparution conformément à l’article 305 des Règles et n’a pas tenté de déposer d’observations en réponse à la requête du PGC. Dans les circonstances, comme ni les parties ni le PGC n’ont présenté d’observation particulière sur le fait que Jebsen & Jessen Metals GmbH pouvait être « directement touchée » par la réparation sollicitée dans la présente demande, comme l’exige l’alinéa 303(1)a) des Règles, je ne tirerai pas de conclusion à cet égard.

III. Le contexte

[7] La présente demande de contrôle judiciaire vise le réexamen de l’enquête effectué par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] le 10 mai 2023 concernant certaines barres d’armature provenant de la République de Türkiye [la Türkiye].

[8] Les demanderesses sont les suivantes : (i) les exportateurs turcs de barres d’armature Çolakoğlu Metalurji A.S., İçdas Çelik Enerji Tersane Ve Ulaşim A.Ş., Ekinciler Demir Ve Çelik Sanayi A.Ş., Kroman Çelik Sanayi A.Ş., et Kaptan Demir Çelik Endüstri Ve Ticaret A.Ş; (ii) un importateur de barres d’armature de la Türkiye, Irpex International Inc.; (iii) un organisme sans but lucratif composé de producteurs et d’exportateurs d’acier dans l’industrie de la Türkiye, la Turkish Steel Exporters’ Association.

[9] Afin de déterminer si les producteurs canadiens défendeurs sont « directement touch[és] » par la réparation sollicitée dans la demande et de comprendre le contexte, il faut procéder à un examen du régime législatif, du processus de réexamen de l’enquête de l’ASFC et de l’historique du dumping de barres d’armature de la Türkiye.

[10] Les parties ont déposé des affidavits pour s’opposer au retrait des producteurs canadiens à titre de défendeurs. La preuve par affidavit produite par les demanderesses porte sur la participation des producteurs canadiens défendeurs au processus de réexamen de l’ASFC : affidavit de Dawn Trach, souscrit le 13 juillet 2023. La preuve par affidavit des producteurs canadiens défendeurs décrit aussi le rôle qu’ils ont joué aux diverses étapes et dans les diverses instances liées au dumping de barres d’armature de la Türkiye depuis le dépôt de la plainte de dumping en avril 2014 : affidavit d’Alexander Hobbs, souscrit le 11 juillet 2023.

A. Le régime législatif

[11] La Loi sur les mesures spéciales d’importation, LRC 1985, c S‑15 [la LMSI], protège les producteurs nationaux contre la pratique commerciale déloyale que l’on appelle le « dumping ». Le dumping s’entend de la pratique selon laquelle des producteurs étrangers vendent leurs marchandises au Canada à un prix inférieur au prix de vente dans le pays d’exportation ou inférieur au coût de production. Afin de protéger les producteurs nationaux, des droits antidumping peuvent être imposés sur les produits étrangers : Prairie Tubulars (2015) Inc c Canada (Agence des services frontaliers), 2018 CF 991 au para 6 [Prairie Tubulars]; GRK Fasteners c Canada (Procureur général), 2011 CF 198 au para 5 [GRK Fasteners].

[12] L’ASFC et le Tribunal canadien du commerce extérieur [le TCCE] sont conjointement chargés de l’application de la LMSI : Husteel Co Ltd c Canada (Procureur général), 2020 CF 430 aux para 3 et 4 [Husteel 2020]; Prairie Tubulars, au para 8. L’ASFC évalue s’il y a eu dumping : LMSI, art 31‑41.2. Le TCCE juge si le dumping a causé un dommage ou menacé de causer un dommage à des producteurs canadiens de marchandises similaires : LMSI, art 37.1, 42 et 43.

[13] La LMSI permet aux producteurs nationaux de marchandises similaires de déposer une plainte de dumping auprès de l’ASFC : LMSI, art 31(1). Si l’ASFC rend une décision définitive de dumping au terme de son enquête et si le TCCE rend une ordonnance ou tire une conclusion de dommage en vertu de la LMSI, des droits antidumping sont imposés aux marchandises sous‑évaluées pour une durée de cinq ans : LMSI, art 3‑6, 76.03(1).

[14] L’ASFC établit le montant des droits à appliquer : LMSI, art 55. Généralement, elle calcule les droits en déterminant le montant réel selon lequel le prix de vente des marchandises importées est inférieur à la « valeur normale » (le prix de vente dans le pays d’origine) : Husteel 2020, au para 8; GRK Fasteners, au para 7. La valeur normale est déterminée en conformité avec la LMSI : art 15‑23, 29, 30.

B. Les réexamens de l’enquête et les révisions des valeurs normales de l’ASFC

[15] L’ASFC a comme politique d’attribuer des « valeurs normales prospectives » et de mettre à jour ces valeurs au moyen de réexamens de l’enquête et de révisions des valeurs normales afin de veiller à ce que les ordonnances du TCCE soient exécutées efficacement : Mémorandum D14‑1‑8 de l’ASFC, « Politique sur les réexamens de l’enquête et les révisions des valeurs normales – Loi sur les mesures spéciales d’importation (LMSI) », 21 octobre 2022 [la Politique de l’ASFC]; Husteel 2020, au para 9; GRK Fasteners, au para 9.

[16] Les réexamens de l’enquête sont effectués à l’égard de tous les exportateurs de marchandises originaires ou exportées d’un ou de plusieurs pays visés par une ordonnance du TCCE, tandis que les révisions des valeurs normales le sont à l’égard d’un seul exportateur faisant l’objet d’une ordonnance du TCCE : Politique de l’ASFC, au para 3; Husteel 2020, au para 26.

[17] Les producteurs nationaux peuvent demander à l’ASFC de procéder à un réexamen de l’enquête ou à la révision d’une valeur normale afin de mettre à jour les valeurs normales : Politique de l’ASFC, au para 8. Lorsque l’ASFC décide d’engager un réexamen de l’enquête ou une révision des valeurs normales, les producteurs nationaux en sont avisés et ils peuvent participer au processus en présentant des renseignements et des exposés : Politique de l’ASFC, aux para 18‑23; GRK Fasteners, au para 9.

[18] Lorsqu’elle procède à un réexamen de l’enquête ou à la révision des valeurs normales, l’ASFC peut recalculer les valeurs normales applicables et les droits correspondants : GRK Fasteners, au para 9.

C. Le dumping des barres d’armature de la Türkiye

[19] Le 13 juin 2014, à la suite d’une plainte de dumping déposée par les producteurs canadiens de l’époque (qui comprenaient trois des défenderesses visées par la présente demande, mais sous leur ancien nom), l’ASFC a entamé une enquête concernant le dumping allégué de certaines barres d’armature originaires ou exportées de la Türkiye, au titre du paragraphe 31(1) de la LMSI. Le 16 juin 2014, le TCCE a ouvert une enquête conformément à l’article 42 de la LMSI. Les producteurs canadiens ont participé à l’enquête de l’ASFC ainsi qu’à celle du TCCE.

[20] Le 10 décembre 2014, l’ASFC a rendu une décision définitive de dumping en vertu de l’alinéa 41(1)a) de la LMSI. Le 9 janvier 2015, conformément au paragraphe 43(1) de la LMSI, le TCCE a rendu une conclusion selon laquelle le dumping des barres d’armature de la Türkiye au Canada menaçait de causer un dommage aux producteurs canadiens [la conclusion]. En fonction de cette conclusion, des droits antidumping ont été imposés pour certaines barres d’armature produites en Türkiye et importées au Canada, pour une période de cinq ans.

[21] Avant l’expiration de cette conclusion, le TCCE et l’ASFC ont procédé à des réexamens relatifs à l’expiration conformément à l’article 76.03 de la LMSI. Les producteurs canadiens ont participé à ces deux réexamens. L’ASFC a déterminé que l’expiration de la conclusion était susceptible d’entraîner la poursuite ou la reprise du dumping des barres d’armature de la Türkiye. Par une ordonnance datée du 14 octobre 2020, le TCCE a prorogé sa conclusion pour une autre période de cinq ans, car il a jugé que la reprise du dumping des barres d’armature de la Türkiye causerait vraisemblablement un dommage sensible à la branche de production nationale si sa conclusion était annulée.

[22] L’ASFC a entamé des révisions des valeurs normales en mai 2021 afin de mettre à jour les valeurs normales et les prix d’exportation des barres d’armature exportées au Canada par certains exportateurs turcs (y compris quatre des demanderesses). Les producteurs canadiens défendeurs ont participé à ces révisions. Au terme de celles‑ci, l’ASFC a établi des valeurs normales précises pour chacun des exportateurs turcs.

D. Le réexamen de l’enquête de l’ASFC

[23] En juin 2022, les producteurs canadiens défendeurs ont demandé à l’ASFC de procéder de toute urgence à des révisions des valeurs normales pour les quatre exportateurs turcs au motif que les valeurs normales ne tenaient plus compte des prix et des coûts sur le marché actuel. Ils ont également demandé à l’ASFC de mener une enquête afin d’évaluer s’il existait une situation particulière du marché en Türkiye qui aurait entraîné une distorsion des prix des intrants et une baisse des prix de vente intérieurs pour les producteurs de barres d’armature de la Türkiye.

[24] L’ASFC a entamé un réexamen de l’enquête en septembre 2022 afin de mettre à jour les valeurs normales et les prix d’exportation des barres d’armature de la Türkiye pour les exportateurs turcs demandeurs. Les producteurs canadiens ont participé au réexamen et ont présenté des éléments de preuve et des observations écrites.

[25] L’ASFC a conclu son réexamen le 10 mai 2023 et a déterminé les valeurs normales pour les prochaines expéditions de barres d’armature de la Türkiye. Elle a également conclu que les valeurs normales pouvaient être appliquées à toute importation qui n’avait pas encore fait l’objet d’un réexamen et, dans certaines situations, qu’elles pouvaient s’appliquer rétroactivement.

[26] L’ASFC a conclu qu’il existait une situation particulière du marché concernant les barres d’armature de la Türkiye, qui ne permettait pas une comparaison utile avec la vente des marchandises aux importateurs au Canada, aux termes de l’alinéa 16(2)c) de la LMSI. Comme elle a conclu qu’il existait une situation particulière du marché, l’ASFC a utilisé une méthode différente prévue dans la LMSI pour déterminer les valeurs normales.

E. La demande de contrôle judiciaire

[27] Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demanderesses contestent le pouvoir ou la compétence de l’ASFC de procéder à des réexamens de l’enquête. Subsidiairement, elles avancent que la conclusion de l’ASFC selon laquelle il existait une situation particulière du marché en Türkiye est déraisonnable. Elles allèguent que sa décision [traduction] « a entraîné des valeurs normales pour les barres d’armature de la Türkiye supérieures à ce qu’elles auraient normalement été » : avis de demande, au para 40.

[28] Les demanderesses sollicitent les réparations suivantes : (i) une ordonnance annulant la décision rendue au terme du réexamen et la déclarant nulle ou illégale; (ii) une ordonnance déclarant que le réexamen outrepasse les pouvoirs ou la compétence de l’ASFC; (iii) subsidiairement, une ordonnance annulant la décision rendue au terme du réexamen et renvoyant l’affaire à l’ASFC pour qu’elle rende une nouvelle décision.

IV. Analyse

[29] Le PGC demande à être ajouté en tant que seul défendeur dans la présente demande, au titre du paragraphe 303(2) des Règles. Il fait valoir que les défenderesses désignées devraient être retirées parce qu’elles ne sont pas « directement touché[es] » par la réparation sollicitée dans la demande, comme l’exige l’alinéa 303(1)a) des Règles. Subsidiairement, le PGC demande à être ajouté comme défendeur au titre des alinéas 303(1)a) ou 104(1)b) des Règles.

[30] L’article 104 des Règles permet à la Cour de retirer les personnes constituées erronément comme parties et de constituer comme partie à l’instance une personne qui aurait dû l’être en premier lieu ou dont la présence devant la Cour est nécessaire :

104 (1) La Cour peut, à tout moment, ordonner:

104 (1) At any time, the Court may

qu’une personne constituée erronément comme partie ou une partie dont la présence n’est pas nécessaire au règlement des questions en litige soit mise hors de cause;

(a) order that a person who is not a proper or necessary party shall cease to be a party; or

b) que soit constituée comme partie à l’instance toute personne qui aurait dû l’être ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement des questions en litige dans l’instance; toutefois, nul ne peut être constitué codemandeur sans son consentement, lequel est notifié par écrit ou de telle autre manière que la Cour ordonne.

(b) order that a person who ought to have been joined as a party or whose presence before the Court is necessary to ensure that all matters in dispute in the proceeding may be effectually and completely determined be added as a party, but no person shall be added as a plaintiff or applicant without his or her consent, signified in writing or in such other manner as the Court may order.

[31] L’article 303 des Règles précise qui peut être désigné à titre de défendeur dans une demande de contrôle judiciaire. Si personne ne peut être désigné en application du paragraphe (1), le PGC doit être désigné à titre de défendeur :

303 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le demandeur désigne à titre de défendeur:

303 (1) Subject to subsection (2), an applicant shall name as a respondent every person

a) toute personne directement touchée par l’ordonnance recherchée, autre que l’office fédéral visé par la demande;

(a) directly affected by the order sought in the application, other than a tribunal in respect of which the application is brought; or

b) toute autre personne qui doit être désignée à titre de partie aux termes de la loi fédérale ou de ses textes d’application qui prévoient ou autorisent la présentation de la demande.

(b) required to be named as a party under an Act of Parliament pursuant to which the application is brought.

(2) Dans une demande de contrôle judiciaire, si aucun défendeur n’est désigné en application du paragraphe (1), le demandeur désigne le procureur général du Canada à ce titre.

(2) Where in an application for judicial review there are no persons that can be named under subsection (1), the applicant shall name the Attorney General of Canada as a respondent.

A. Les producteurs canadiens sont désignés à juste titre comme défendeurs

[32] Suivant l’alinéa 303(1)a) des Règles, la désignation du défendeur se fait en fonction de la réparation demandée dans le contrôle judiciaire. Comme le juge Stratas l’a mentionné dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c Canada (office national de l’énergie), 2013 CAF 236 [Forest Ethics], la question à se poser est « de savoir si la réparation recherchée dans la demande de contrôle judiciaire aura une incidence sur les droits de la partie, lui imposera des obligations en droit ou lui causera d’une certaine manière un préjudice direct » : au para 21. Autrement dit, il faut se demander si, une fois accordée, la réparation demandée causera un préjudice réel et tangible : au para 23.

[33] Cependant, dans sa demande visant à faire retirer les défenderesses, le PGC ne répond pas à la question déterminante énoncée à l’alinéa 303(1)a) des Règles, soit celle de savoir si les défendeurs désignés sont « directement touché[s] par l’ordonnance recherchée ». Il se fonde plutôt sur ses propres observations concernant la raison pour laquelle l’affaire sous‑jacente (le réexamen de l’enquête) n’est pas susceptible de contrôle judiciaire : [TRADUCTION] « Comme je l’ai mentionné précédemment, la décision rendue par l’ASFC au terme de son réexamen n’a pas d’incidence sur des droits, n’impose pas d’obligation juridique ou ne cause pas de préjudice. Cela est vrai tant pour les demanderesses que pour les défenderesses désignées. » : observations écrites du PGC, au para 17.

[34] Ce faisant, le PGC confond le critère établi à l’alinéa 303(1)a) permettant de déterminer qui est le défendeur dans une demande et le critère permettant de déterminer si une affaire est susceptible de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Bien que les deux critères tiennent compte de l’incidence ou de l’effet direct, ils mettent l’accent sur deux choses différentes.

[35] Le critère qui vise à déterminer si un défendeur est « directement touché » met l’accent sur la réparation demandée dans la demande : Forest Ethics, aux para 21‑23. En revanche, le critère visant à déterminer si l’affaire est susceptible de contrôle met l’accent sur la décision contestée et sur la question de savoir si elle porte atteinte à des droits, impose des obligations juridiques ou entraîne des effets préjudiciables : Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2021 CAF 133 aux para 23, 29‑30, 40. Il s’agit de deux questions distinctes.

[36] En l’espèce, les demanderesses souhaitent obtenir une ordonnance annulant le réexamen de l’enquête et déclarant que le processus de réexamen outrepasse le pouvoir ou la compétence de l’ASFC. Subsidiairement, elles demandent l’annulation du réexamen de l’ASFC au motif qu’il est déraisonnable.

[37] Lors du contrôle judiciaire d’une révision des valeurs normales effectuée par l’ASFC dans le cadre duquel l’exportateur sollicitait la même réparation que les demanderesses en l’espèce, la juge adjointe Molgat a ordonné l’ajout des producteurs nationaux à titre de défendeurs après avoir conclu qu’ils étaient « directement touché[s] » par la réparation demandée : ordonnance non publiée, datée du 23 décembre 2019, dans l’affaire Husteel c Canada, T‑1662‑19 [Husteel 2019]. Je souscris à l’opinion des producteurs canadiens défendeurs selon laquelle le raisonnement de la juge adjointe Molgat s’applique aussi en l’espèce : observations écrites d’AltaSteel Inc., d’Arcelor Mittal Long Products Canada, G.P., de Gerdau Ameristeel Corporation et de Max Aicher (North America) Inc., aux para 32‑39.

[38] L’incidence ou l’effet, sur les producteurs canadiens défendeurs, de la réparation demandée en l’espèce doit être interprété dans le contexte général de la LMSI. Comme la juge adjointe Molgat l’a souligné à juste titre, [traduction] « l’objet même de la LMSI est de protéger les producteurs nationaux contre le dumping de produits étrangers à des prix déraisonnablement bas » : Husteel 2019, à la p 6.

[39] La LMSI permet aux producteurs nationaux de déposer des plaintes de dumping auprès de l’ASFC : LMSI, art 31(1). Si le TCCE tire une conclusion ou rend une ordonnance de dommage, des droits antidumping sont imposés aux marchandises sous‑évaluées pour une durée de cinq ans afin de protéger les producteurs nationaux : Prairie Tubulars, au para 6; GRK Fasteners, au para 5.

[40] Habituellement, le montant des droits antidumping est établi en calculant le montant de la sous‑évaluation des marchandises importées par rapport à leur « valeur normale » : Husteel 2020, au para 8; GRK Fasteners, au para 7. La détermination de la valeur normale est donc un aspect crucial de la protection accordée aux producteurs nationaux en vertu de la LMSI. Comme les demanderesses l’ont mentionné, [traduction] « la détermination appropriée, par la Cour, de la valeur “normale” des marchandises sous‑évaluées permettra de veiller à ce que les producteurs canadiens bénéficient de la réparation juridique à laquelle ils ont droit » : mémoire des faits et du droit des demanderesses, au para 19.

[41] Selon la Politique de l’ASFC, les réexamens de l’enquête sont des procédures administratives qui visent à mettre à jour les valeurs normales afin d’assurer l’application efficace des ordonnances et des conclusions de dommage que le TCCE rend en vertu de la LMSI : Politique de l’ASFC, aux para 1 et 2. Les producteurs nationaux ont également le droit de demander un réexamen de l’enquête et de participer au processus : Politique de l’ASFC, aux para 6‑8.

[42] En l’espèce, les producteurs canadiens défendeurs ont demandé à l’ASFC de procéder rapidement à une révision des valeurs normales afin de tenir compte des prix et des coûts actuels sur le marché et de protéger la branche de production nationale contre tout dommage. Ils ont allégué qu’il y avait eu un changement fondamental dans les prix et les coûts des barres d’armature de la Türkiye depuis la dernière publication des valeurs normales. De plus, les producteurs canadiens défendeurs ont demandé à l’ASFC de mener une enquête afin de déterminer s’il existait une situation particulière du marché en Türkiye au titre de l’alinéa 16(2)c) de la LMSI.

[43] Cette demande de révision des valeurs normales a précipité le réexamen de l’enquête en cause dans la présente demande. Les demanderesses et les producteurs canadiens défendeurs ont adopté des positions concurrentes dans le cadre du réexamen. En fin de compte, l’ASFC a accepté les deux principaux arguments des producteurs canadiens défendeurs, qui appuyaient sa conclusion selon laquelle il existait une situation particulière du marché en Türkiye qui ne permettait pas une comparaison utile des valeurs normales et des prix à l’exportation. Les valeurs normales ont donc été mises à jour en conséquence pour les exportateurs turcs demandeurs.

[44] Si la réparation demandée dans la demande sous‑jacente est accordée, elle aura une incidence sur les droits des producteurs canadiens défendeurs ou entraînera un préjudice pour eux. Si les réexamens de l’enquête outrepassent la compétence de l’ASFC, les producteurs nationaux n’auront plus aucun recours pour demander la mise à jour des valeurs normales durant les cinq années pendant lesquelles la conclusion ou l’ordonnance du TCCE sera en vigueur.

[45] En outre, l’effet pratique d’une déclaration portant que l’ASFC n’a pas le pouvoir de procéder à des réexamens de l’enquête ou d’une ordonnance annulant le réexamen serait le retour aux valeurs normales précédemment établies, de sorte que [traduction] « tout droit antidumping payable ne serait pas fondé sur les valeurs normales prospectives actuelles et exactes, ce qui minerait l’efficacité de la protection antidumping »; Husteel 2019, aux pp 7‑8.

[46] D’après ce qui précède, je conclus que les producteurs canadiens défendeurs sont à juste titre désignés comme partie défenderesse, au titre de l’alinéa 303(1)a). Il n’est pas nécessaire de désigner le PGC comme défendeur en application du paragraphe 303(2).

B. Rien ne justifie l’ajout du PGC à titre de défendeur en application de l’alinéa 303(1)a) ou de l’alinéa 104(1)b)

[47] Je ne suis pas convaincue qu’il existe des motifs justifiant que le PGC soit désigné comme défendeur en application de l’alinéa 303(1)a) ou comme partie nécessaire à l’action en application de l’alinéa 104(1)b) des Règles.

[48] Je ne souscris pas à l’argument selon lequel la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Zalys, 2020 CAF 81 [Zalys] appuie la désignation du PGC à titre de défendeur en application de l’alinéa 303(1)a). Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a jugé que le PGC aurait dû être désigné comme défendeur dans la demande devant la Cour fédérale selon le paragraphe 303(2) des Règles parce qu’aucun des intimés désignés, y compris la GRC et l’arbitre, n’était un défendeur approprié dans une demande de contrôle judiciaire : Zalys, aux para 21, 26. Le paragraphe 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50, empêchait de désigner la GRC à titre de partie défenderesse, et l’alinéa 303(1)a) des Règles empêchait de désigner le décideur comme défendeur : Zalys, aux para 22, 24.

[49] Dans ses observations en réponse, le PGC invoque l’alinéa 104(1)b) des Règles, mais ne cite aucun précédent qui étaye sa position selon laquelle il devrait être désigné en application de cet article. En outre, on ne sait pas très bien si le PGC demande à être désigné comme partie nécessaire ou s’il veut que l’ASFC le soit : observations écrites en réponse du PGC, au para 11.

[50] Le PGC n’a pas satisfait au critère de nécessité, lequel est rigoureux : Forest Ethics, au para 23. Il n’a pas démontré qu’une question de la demande « ne peut être tranchée adéquatement et complètement » à moins qu’il ne soit désigné à titre de partie : Canada (Pêches et Océans) c Bande indienne de Shubenacadie, 2002 CAF 509 au para 8. Je souscris à l’opinion des demanderesses, qui affirment que les producteurs canadiens défendeurs sont en mesure de répondre aux questions soulevées dans la demande. Par conséquent, la requête du PGC visant à être ajouté comme partie nécessaire sera rejetée.

[51] Si le PGC fait valoir que l’ASFC, en tant que décideur, devrait être ajoutée comme partie nécessaire, cela soulève l’interaction entre les alinéas 303(1)a) et 104(1)b) des Règles. Plus précisément, cela soulève la question de savoir si l’alinéa 104(1)b) des Règles peut être invoqué pour ajouter un décideur compte tenu du fait que l’alinéa 303(1)a) exclut expressément le décideur à titre de défendeur.

[52] Le juge adjoint Horne a récemment examiné cette question et a conclu que l’alinéa 303(1)a) l’emportait sur l’article 104 des Règles. Je souscris à l’analyse du juge adjoint Horne et, dans la mesure où le PGC avance que l’ASFC devrait être ajoutée à titre de partie, l’alinéa 303(1)a) des Règles empêche la désignation du décideur comme défendeur :

[traduction]

[17] Je ne suis pas convaincu que cet alinéa s’applique ou qu’il l’emporte sur l’exclusion expresse du tribunal à l’alinéa 303(1)a), particulièrement compte tenu de la règle de l’exception implicite, un principe d’interprétation législative voulant que le particulier l’emporte sur le général. Cette règle dispose [traduction] « qu’une disposition précise doit l’emporter sur une disposition générale uniquement si l’application de celle‑ci a pour effet de rendre la disposition précise inutile » (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed (Markham, ON : LexisNexis, 2014) aux pp 363 et 364). La Cour d’appel fédérale a déclaré que « [l’u]n des principes fondamentaux de l’interprétation législative veut qu’une loi ou une disposition d’une loi qui traite d’une matière d’une façon spécifique doit avoir préséance et l’emporter sur une loi ou une disposition à caractère général traitant de la même matière » (Assurance‑vie Banque Nationale, Compagnie d’assurance‑vie c Canada, 2006 CAF 161 au para 9). En l’espèce, l’exclusion du tribunal à titre de partie défenderesse est précisément énoncée à l’alinéa 303(1)a), qui l’emporte sur l’article 104 des Règles.

Ordonnance non publiée, datée du 11 octobre 2022, Njoroge v Canada (Attorney General), T‑1140‑22

C. Conclusion

[53] La requête du PGC visant à être ajouté à titre de défendeur sera rejetée. Comme le PGC n’est pas une partie, je n’examinerai pas l’autre réparation demandée, soit la radiation de la demande dans son intégralité. Les producteurs canadiens défendeurs conservent toutefois le droit de déposer leur propre requête en radiation.

[54] Cependant, j’accorderai la réparation subsidiaire demandée dans la requête du PGC, à savoir une ordonnance prorogeant de 20 jours, à partir de la date de la présente ordonnance, le délai pour signifier et déposer le dossier certifié du tribunal.

D. Les dépens

[55] La Cour a le pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens à l’encontre d’un tiers en vertu de l’article 400 des Règles : South Yukon Forest Corporation c Canada, 2010 CF 495 au para 1368; Bellegarde c Poitras, 2009 CF 1212 au para 9; Richardson International Ltd c Zao RPK « Starodubskoe », [2002] ACF no 648 aux para 15‑18. De plus, le paragraphe 400(2) des Règles prévoit que des dépens peuvent être adjugés contre la Couronne.

[56] Les demanderesses et les producteurs nationaux défendeurs se sont opposés à la requête du PGC visant à faire retirer les défenderesses désignées et à se faire ajouter à titre de seul défendeur, et ils ont eu entièrement gain de cause. Ils ont dû investir du temps et de l’argent, non seulement pour déposer des observations écrites, mais aussi des affidavits. À mon avis, il serait inéquitable de ne pas les indemniser pour les coûts qu’ils ont engagés afin de s’opposer à la requête du PGC. J’exercerai donc mon pouvoir discrétionnaire et je condamnerai le PGC à payer des dépens aux demanderesses et aux producteurs canadiens défendeurs.

[57] En vertu du paragraphe 400(4), les dépens sont fixés, conformément à la colonne III du tarif B, à 1 000 $, payables aux demanderesses collectivement et aux producteurs canadiens défendeurs collectivement, honoraires et débours compris.


ORDONNANCE dans le dossier T‑1199‑23

LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :

  1. La requête du procureur général du Canada visant à être ajouté à titre de défendeur est rejetée.

  2. Le procureur général du Canada doit verser aux demanderesses, collectivement, la somme forfaitaire globale de 1 000 $, à titre de dépens. Le procureur général doit également verser aux producteurs canadiens défendeurs, collectivement, la somme forfaitaire globale de 1 000 $, à titre de dépens.

  3. Le délai pour signifier et déposer le dossier certifié du tribunal est prorogé de 20 jours à partir de la date de la présente ordonnance.

« Anne M. Turley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1199‑23

INTITULÉ :

ÇOLAKOĞLU METALURJI A.S., İÇDAS ÇELIK ENERJI TERSANE VE ULAŞIM A.Ş., EKINCILER DEMIR VE ÇELIK SANAYI A.Ş., KROMAN ÇELIK SANAYI A.Ş., KAPTAN DEMIR ÇELIK ENDÜSTRI VE TICARET A.Ş., IRPEX INTERNATIONAL INC. ET TURKISH STEEL EXPORTERS’ ASSOCIATION c ALTASTEEL INC., ARCELORMITTAL LONG PRODUCTS CANADA, G.P., GERDAU AMERISTEEL CORPORATION, JEBSEN & JESSEN METALS GMBH, ET MAX AICHER (NORTH AMERICA) INC.

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA JUGE TURLEY

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 15 AOÛT 2023

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Victoria Bazan

Marcus Klee

Devin Doyle

Pour les demanderesses

Benjamin Bedard

Greg Landry

Paul Conlin

Anne‑Marie Oatway

Andrew M. Lanouette

Christopher J. Cochlin

Jonathan O’Hara

William Pellerin

Philip Karim

POUR LA DÉFENDERESSE ALTASTEEL INC

POUR LA DÉFENDERESSE ARCELORMITTAL LONG PRODUCTS CANADA, G.P.

POUR LA DÉFENDERESSE GERDAU AMERISTEEL CORPORATION

POUR LA DÉFENDERESSE MAX AICHER (NORTH AMERICA) INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Victoria Bazan

Avocate

Toronto (Ontario)

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

Conlin Bedard LLP

Ottawa (Ontario)

Colin Bedard LLP

Ottawa (Ontario)

Cassidy Levy Kent (Canada) LLP

Ottawa (Ontario)

McMillan LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE ALTASTEEL INC

POUR LA DÉFENDERESSE ARCELORMITTAL LONG PRODUCTS CANADA, G.P.

POUR LA DÉFENDERESSE GERDAU AMERISTEEL CORPORATION

POUR LA DÉFENDERESSE MAX AICHER (NORTH AMERICA) INC.

 

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