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Date : 20230907


Dossier : IMM-6260-22

Référence : 2023 CF 1204

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

LEOCADIE NGARAMBE BIRAGOYE

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Léocadie Biragoye sollicite le contrôle judiciaire du refus de sa demande de résidence permanente pour motif d’ordre humanitaire par un agent d’immigration principal, daté du 17 juin 2022.

[2] Pour les motifs qui suivent, la Cour conclut que le refus de sa demande n’est pas raisonnable. En particulier, la Cour conclut que l’analyse de l’agent quant à l’établissement de Mme Biragoye au Canada met déraisonnablement l’accent sur le manque d’informations au sujet de sa relation avec ses enfants vivant hors du Canada, plutôt que sur son établissement au Canada et sur l’impact du refus de la demande. Cet aspect de l’analyse est central à la décision de l’agent, qui doit être infirmée.

[3] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II. Question en litige et norme de contrôle

[4] La décision d’un agent d’immigration sur une demande de résidence permanente pour motif d’ordre humanitaire est contrôlée selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44.

[5] Mme Biragoye prétend que la décision de l’agent est déraisonnable en raison d’une analyse insuffisante et orientée des difficultés auxquelles elle serait confrontée advenant un retour au Burundi et de son établissement au Canada. La Cour conclut que la question de l’établissement est déterminante et limite donc son analyse à cette question.

III. Analyse

A. La demande de la demanderesse

[6] Mme Biragoye est âgée de 74 ans. Elle est arrivée au Canada du Burundi en 2019 et a présenté une demande d’asile. Cette dernière a été jugée irrecevable à cause d’une demande d’asile antérieure aux États-Unis. En mai 2021, Mme Biragoye a déposé une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire selon l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR].

[7] La demande de Mme Biragoye est appuyée par une lettre de son avocate, une copie de sa demande d’asile, plusieurs lettres de soutien et des informations relatives à la situation humanitaire au Burundi. Sa demande se fonde surtout sur son établissement au Canada, y compris son implication communautaire et ses liens au Canada, ainsi que sur les conditions difficiles au Burundi.

B. Le refus de la demande

[8] L’agent chargé de la demande de Mme Biragoye a d’abord examiné les conditions défavorables au Burundi. Il a noté que la LIPR exclut la considération des facteurs servant à établir la qualité de réfugié. Il a fait référence aux nombreuses difficultés au Burundi, situation ayant mené le Canada à imposer un sursis administratif aux renvois vers ce pays. Il a souligné le manque de preuve quant aux difficultés particulières auxquelles Mme Biragoye pourrait faire face en cas de retour. Il a conclu que « les conditions défavorables au Burundi jouent en sa faveur sans pour autant justifier la dispense ici demandée ».

[9] Au sujet de l’établissement et des liens au Canada, l’agent a pris note des prétentions de Mme Biragoye au sujet de son implication dans sa communauté burundaise. Il a cependant déclaré, sans autre explication, que Mme Biragoye « tait presque son établissement à proprement dit ». Il a aussi noté que Mme Biragoye a écrit recevoir des prestations du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées, sans rien dire de la nature de son handicap ou de « la raison pour laquelle elle avait sollicité et obtenu un permis de travail si elle estime qu’elle ne peut en avoir en raison d’un handicap ». L’agent a également mentionné à quelques reprises le fait que la demande de Mme Biragoye ne parle pas de ses relations avec ses enfants adultes, qui vivent hors du Canada :

Je vois la même sorte de divulgation incomplète pour ceux qui ne sont pas au fait de sa vie, comme moi-même, quand elle évoque la force de ses liens au Canada mais passe sous silence ce qui la rattache surtout à la vie de ses enfants adultes et leurs familles. Je ne me risquer [sic] à penser que c’est seulement au Canada et sur une durée de trois ans qu’elle marque les cœurs et qu’elle est marquée en retour. C’est là le reflet d’une demande qui garde enfuis [sic] des pans entiers de la vie de la requérante. De fait, si elle reste dans l’ambiguïté, je ne vois pas comment je saurai[s] par moi-même son propre contexte et ce qui la rattache comparativement au Canada. J’y reviens plus loin.

[…]

Comme mentionné plus haut, la requérante relate avec force preuve son implication dans sa communauté. Je ne le conteste pas du tout. […] Mais, à mon opinion, cet aspect aurait été complet si surtout elle décrivait ses liens auprès de ses quatre enfants adultes, les enfants de ces derniers, si enfants il y a, pour se faire une idée des liens les plus forts pour une personne aussi extravertie. Mais elle ne l’a pas fait. Elle dit que ses enfants vivent en Suède, États-Unis, Rwanda et Angleterre et qu’elle n’a plus personne au Burundi. Mais elle ne le prouve pas ni ne donne un quelconque éclaircissement. Elle qui semble un puits d’amour pour les autres, me semble presque taire l’existence de ses propres enfants. Elle aurait pu l’expliquer. Elle ne l’a pas fait non plus. Elle ne m’aide donc pas à saisir les difficultés qu’elle est [c]ensée raisonnablement exposer.

[Je souligne.]

[10] L’agent est donc de l’avis que l’établissement et les liens de Mme Biragoye au Canada ne justifient pas la dispense demandée.

C. L’analyse de l’établissement n’est pas raisonnable

[11] Une demande de résidence permanente pour motif d’ordre humanitaire pose la question de savoir si les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » : Kanthasamy au para 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 à la p 364. Cela requiert que l’agent examine tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorde du poids : Kanthasamy au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74–75.

[12] Ici, les facteurs pertinents portés à la connaissance de l’agent comprennent surtout l’implication de Mme Biragoye dans sa communauté au Canada ainsi que ses liens dans ce pays. Il ressort de l’analyse de l’agent qu’il s’est surtout intéressé à un facteur ou un détail qui n’est pas soulevé et qui ne porte pas sur l’établissement de Mme Biragoye au Canada : ses relations avec ses enfants et leurs familles. La demande de Mme Biragoye ne se fonde pas sur ces relations. Néanmoins, l’agent semble complètement écarter les liens de Mme Biragoye avec sa communauté canadienne lorsqu’il constate qu’elle n’a pas ajouté d’information au sujet de ses enfants, qui ne vivent ni au Canada ni au Burundi. Qu’elle demeure au Canada ou qu’elle retourne au Burundi, Mme Biragoye vivra dans un pays différent de celui de tous ses enfants. Donc, qu’elle ait une relation étroite ou tendue avec ses enfants, ces relations demeureraient des relations à distance. La Cour estime que l’agent n’explique pas de manière adéquate pourquoi il s’attarde sur ce point. Son raisonnement contient un manque de logique interne qui rend son analyse inintelligible : Vavilov aux para 99, 101.

[13] Le Ministre prétend que l’agent cherche simplement à avoir une « image complète » de l’établissement de Mme Biragoye au Canada. La Cour accepte qu’il soit important pour un agent d’avoir une certaine vue d’ensemble pour bien déterminer si la situation d’une demanderesse inciterait une personne raisonnable à soulager ses malheurs. Cela ne signifie pas, par contre, que tous les aspects de la vie d’une demanderesse ont nécessairement la même pertinence, ni que l’absence d’informations sur un sujet en particulier—ici, les relations avec les enfants à l’étranger—mine les preuves avancées à l’appui de son établissement au Canada.

[14] La Cour note aussi que la discussion de l’agent au sujet du handicap de Mme Biragoye suscite des inquiétudes quant à l’analyse de l’établissement. Comme indiqué, l’agent mentionne que Mme Biragoye écrit recevoir des prestations sans rien dire de la nature de son handicap ou la raison pour laquelle elle avait obtenu un permis de travail. Mme Biragoye ne s’appuie pas sur son handicap comme facteur pertinent ou important dans sa demande. Elle a simplement répondu à une question dans le formulaire d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, « Comment subvenez-vous à vos besoin[s] au Canada ? » avec la réponse « Je reçois des prestations du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapé[e]s. » Ni les prestations que reçoit Mme Biragoye ni son permis de travail ne sont en cause dans sa demande de résidence permanente pour motif d’ordre humanitaire. Pourtant, l’agent a pris cette réponse de Mme Biragoye comme une « divulgation incomplète » qui mine sa demande.

[15] La Cour conclut que l’analyse de l’agent de l’établissement de Mme Biragoye au Canada n’est pas raisonnable. Vu l’importance de ce facteur dans la demande de Mme Biragoye, la décision ne peut pas être maintenue.

IV. Conclusion

[16] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. Le refus de la demande de Mme Biragoye est infirmé et sa demande est renvoyée à un décideur différent en vue d’une nouvelle décision.

[17] Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé une question à certifier, et la Cour convient que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6260‑22

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande de résidence permanente de Léocadie Ngarambe Biragoye est renvoyée à un décideur différent pour une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6260-22

 

INTITULÉ :

LEOCADIE NGARAMBE BIRAGOYE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 septembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Anabella Kananiye

 

Pour LE DEMANDEResse

 

Maryse Piché Benard

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anabella Kananiye

Ottawa (Ontario)

 

Pour lE DEMANDEResse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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