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Date : 20230824


Dossier : 23‑T‑37

Référence : 2023 CF 1133

[TRADUCTION°FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

LUUTKUDZIIWUS, AUSSI CONNU SOUS LE NOM DE CHARLES WRIGHT, ET GWININITXW, ÉGALEMENT CONNUE SOUS LE NOM D’YVONNE LATTIE, EN LEUR NOM ET EN LEUR QUALITÉ DE CHEFS HÉRÉDITAIRES GITXSANS EN TANT QUE REPRÉSENTANTS DE LEURS WILPS

demandeurs

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ADMINISTRATION PORTUAIRE DE PRINCE RUPERT ET VOPAK DEVELOPMENT CANADA INC.

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Luutkudziiwus (aussi appelé Charles Wright) et Gwininitxw (aussi appelée Yvonne Lattie) sont des chefs héréditaires gitxsans. Ils demandent une prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision des autorités fédérales approuvant l’aménagement d’un terminal de stockage et d’exportation de liquides en vrac à Prince Rupert, en Colombie‑Britannique. Vopak Development Canada Inc. (Vopak), le promoteur initial du projet, et l’Administration portuaire de Prince Rupert (l’APPR), l’organisme responsable des terres et des eaux sur lesquelles le projet doit être établi, s’opposent à la prorogation du délai. Le procureur général du Canada (le PGC) ne prend pas position sur la demande des demandeurs.

[2] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu qu’il soit dans l’intérêt de la justice d’accorder une prorogation du délai pour présenter la demande de contrôle judiciaire. La requête sera par conséquent rejetée.

II. LE CONTEXTE

[3] Vopak a proposé l’aménagement d’une installation d’amarrage, d’entreposage et de chargement en mer pour les liquides en vrac, y compris le gaz de pétrole liquéfié, le diesel léger, l’essence et le méthanol. L’installation doit être située sur l’île Ridley, au port de Prince Rupert. Les terres et les eaux sur lesquelles l’installation sera construite et exploitée relèvent de la compétence de l’APPR. Les produits seront transportés à l’installation à partir de divers endroits dans l’Ouest canadien, par chemin de fer. Les produits seront ensuite expédiés d’une jetée vers les marchés internationaux.

[4] Le projet a fait l’objet d’une évaluation par le Bureau des évaluations environnementales de la Colombie‑Britannique. Il a également fait l’objet d’un examen par Transports Canada et l’APPR, sous le régime de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012) (maintenant abrogée) ainsi que par Environnement et Changement climatique Canada, sous le régime de la Loi sur l’évaluation d’impact, LC 2019, c 28, art 1.

[5] Les évaluations provinciales et fédérales du projet ont commencé en juillet 2018.

[6] L’approbation provinciale du projet (sous réserve de onze conditions) a été accordée le 20 avril 2022.

[7] Le 10 novembre 2022, Transports Canada, Environnement et Changement climatique Canada ainsi que l’APPR ont publié un avis de décision selon lequel le projet n’était pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants. Le processus suivi par ces autorités fédérales et les motifs de la décision sont énoncés dans une justification de la décision de 180 pages, datée du 9 novembre 2022. Il s’agit de la décision que les demandeurs cherchent à contester au moyen d’un contrôle judiciaire.

III. LE CRITÈRE POUR UNE PROROGATION DE DÉLAI

[8] Le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, chap. F‑7, prévoit ce qui suit :

Délai de présentation

Time limitation

18.1(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous‑procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

18.1(2) An application for judicial review in respect of a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal shall be made within 30 days after the time the decision or order was first communicated by the federal board, commission or other tribunal to the office of the Deputy Attorney General of Canada or to the party directly affected by it, or within any further time that a judge of the Federal Court may fix or allow before or after the end of those 30 days.

[9] Le délai de 30 jours pour présenter une demande de contrôle judiciaire peut être prorogé par la Cour en vertu de l’article 8 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Il incombe aux demandeurs d’établir qu’une prorogation du délai est justifiée.

[10] Quand vient le temps de déterminer s’il faut accorder une prorogation du délai, « la considération primordiale ou le véritable critère est, en fin de compte, que la justice soit rendue entre les parties » (Alberta c Canada, 2018 CAF 83 au para 45). Quatre questions sont particulièrement importantes pour cette détermination : a) Les demandeurs ont‑ils établi une intention constante de poursuivre la demande? b) Les demandeurs ont‑ils fourni une explication raisonnable de leur retard à poursuivre la demande? c) La demande a‑t‑elle un certain fondement? et d) Les défendeurs subiraient‑ils un préjudice si une prorogation du délai était accordée? Voir Canada (Procureur général) c Hennelly, 1999 CanLII 8190 (CA) au par 3.

[11] Ce n’est pas une liste de contrôle. L’importance de chaque question dépend des circonstances de l’affaire (Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 au par 62). Il n’est pas nécessaire que tous les facteurs favorisent une prorogation du délai pour que la prorogation soit justifiée, et aucun facteur n’est nécessairement déterminant (Alberta c Canada, au par 45; Larkman, au par 62). Au lieu de cela, les facteurs [traduction] « visent à aider la Cour à déterminer si une prorogation du délai est dans l’intérêt de la justice entre les parties » (Oleynik v Canada (Attorney General), 2023 FCA 162 au par 36; Première Nation de Whitefish Lake c Grey, 2019 CAF 275 au par 3).

IV. L’APPLICATION DU CRITÈRE

A. Les demandeurs ont‑ils établi une intention constante de poursuivre la demande?

[12] La première question à déterminer est la période de délai à évaluer. La fin de cette période n’est pas en litige. Les demandeurs ont fourni leur ébauche de documents de requête aux défendeurs le 20 avril 2023. Les défendeurs ont ensuite produit leur dossier de requête le 15 mai 2023. Le début de la période de retard est toutefois en litige.

[13] Les deux demandeurs déclarent dans leur affidavit respectif qu’ils ont pris connaissance de la décision en question le ou vers le 3 janvier 2023. Les défenderesses, l’APPR et Vopak soutiennent, par contre, que la période de retard commence plus tôt que cela. Elles soutiennent que des éléments de preuve donnent à entendre que les demandeurs étaient en mesure de connaître la décision au moins en date du 30 novembre 2022, et que les demandeurs n’ont pas expliqué pourquoi, malgré cela, ils n’ont pris connaissance de la décision que le ou vers le 3 janvier 2023.

[14] Il est difficile, pour plusieurs raisons, d’accepter le récit des demandeurs quant au moment où ils ont pris connaissance de la décision. Ni l’un ni l’autre des demandeurs ne dit comment ils ont appris la décision le ou vers le 3 janvier 2023. De plus, les demandeurs avaient été informés au début de novembre 2022 qu’une décision était imminente et qu’elle pourrait bien être prise ce mois‑là (voir ci‑dessous). Les demandeurs n’ont pas expliqué pourquoi, malgré leur intérêt manifeste pour le projet, ils n’ont pas surveillé la situation de plus près. Enfin, et ce qui est le plus important, leur récit est difficile à concilier avec la preuve selon laquelle, le 30 novembre 2022, un représentant de Transports Canada a envoyé un courriel aux demandeurs par l’entremise de la fille de Mme Lattie, Jennifer Loring, pour informer les demandeurs que les examens fédéraux ont été effectués et leur fournir un lien vers l’avis de décision.

[15] Les demandeurs nient avoir été mis au courant de ce courriel avant le 28 avril 2023, au moment où leur avocat l’a porté à leur attention, après que le ministère de la Justice en eut fourni une copie dans le cadre de la présente requête.

[16] Le courriel du 30 novembre 2022 a été envoyé à la suite d’un courriel antérieur de Transports Canada daté du 2 novembre 2022. Le courriel antérieur, qui avait également été envoyé aux demandeurs par l’entremise de l’adresse courriel de Mme Loring, indiquait que les examens fédéraux du projet [traduction] « approchaient de la conclusion » et que la décision était attendue [traduction] « dès novembre 2022 ». Les demandeurs ne contestent pas qu’ils étaient au courant de ce courriel antérieur. De plus, ils avaient déjà envoyé et reçu des communications avec des fonctionnaires fédéraux par l’entremise de l’adresse courriel de Mme Loring, celle à laquelle le courriel du 30 novembre 2022 avait été envoyé.

[17] Les demandeurs n’ont fourni aucune preuve de la part de Mme Loring selon laquelle elle n’a pas reçu le courriel du 30 novembre 2022, qu’elle l’a reçu, mais qu’elle ne l’a pas remarqué à ce moment‑là, ou qu’elle l’a remarqué, mais qu’elle ne l’a pas communiqué aux demandeurs. Les demandeurs n’ont pas non plus expliqué l’absence de tels éléments de preuve. Cela laisse une lacune importante dans le dossier. Les demandeurs allèguent dans leurs observations en réplique (au par 30) que [traduction] « le défaut [de Mme Loring] d’accéder au courriel du 30 novembre 2022 en temps opportun est le résultat d’une erreur humaine commise par inadvertance », mais ils n’ont fourni aucune preuve que c’était bien ce qui s’était produit.

[18] Cela étant dit, je suis prêt à examiner le dossier sous l’angle le plus favorable possible pour les demandeurs et à accepter qu’ils n’aient pris connaissance de la décision en question que le 3 janvier 2023.

[19] Comme il a été mentionné ci‑dessus, les demandeurs ont fourni leur ébauche de documents de requête aux défendeurs le 20 avril 2023. Bien qu’il y ait eu un retard de près d’un mois avant le dépôt de la requête en prorogation de délai, j’accepte le fait que les demandeurs avaient une intention constante de poursuivre la demande de contrôle judiciaire pendant cette période. La question est alors de savoir s’ils ont établi une intention constante de la poursuivre entre le 3 janvier 2023 et le 20 avril 2023.

[20] La preuve à l’appui d’une telle intention est loin d’être convaincante. Aucun des demandeurs n’a déclaré expressément dans son affidavit que, depuis qu’ils ont pris connaissance de la décision, ils avaient eu une intention constante de la contester au moyen d’un contrôle judiciaire. Au mieux, cela est implicite dans leur compte rendu des mesures qu’ils ont prises pour se préparer à présenter une demande de contrôle judiciaire, ainsi que dans la présente requête. Ce compte rendu, que j’expose dans la section suivante, ne comprend que des affirmations générales et non corroborées. Néanmoins, rien ne donne à entendre que les demandeurs aient cessé d’avoir l’intention de contester le projet une fois qu’ils ont appris qu’il avait été approuvé. Je conclus que ce facteur milite en faveur d’une prorogation du délai.

B. Les demandeurs ont‑ils fourni une explication raisonnable de leur retard à poursuivre la demande?

[21] Comme il a été mentionné dans la section précédente, il s’est écoulé environ un mois entre le moment où les demandeurs ont fourni leur ébauche de documents de requête aux autres parties et le moment où ils ont déposé leur dossier de requête. Je conclus que la nécessité d’attendre les réponses informelles des autres parties ainsi que la nécessité de réviser les documents de la requête pour y intégrer les renseignements fournis par le ministère de la Justice au sujet du courriel du 30 novembre 2022 explique raisonnablement le retard entre le 20 avril 2023 et le 15 mai 2023. La question est alors de savoir si les demandeurs ont fourni une explication raisonnable de leur retard à poursuivre la demande entre le 3 janvier 2023 et le 20 avril 2023.

[22] M. Wright déclare que, depuis que Mme Lattie et lui ont pris connaissance de la décision approuvant le projet, ils ont travaillé à la préparation de l’avis de demande de contrôle judiciaire et de la présente requête [traduction] « avec toute la diligence possible » (affidavit de Charlie Wright, souscrit le 10 mai 2023, au par 42). De même, Mme Lattie déclare qu’ils ont préparé la demande et la présente requête [traduction] « le plus rapidement possible » (affidavit d’Yvonne Lattie, souscrit le 5 mai 2023, au par 57). Elle ajoute que, puisque leurs wilps (les maisons dont ils sont les chefs héréditaires) ne sont pas des bandes au titre de la Loi sur les Indiens, ils n’ont pas de personnel rémunéré ni d’accès au financement de base du gouvernement fédéral. Elle déclare également qu’ils ont demandé et obtenu des fonds et nommé le [traduction] « personnel approprié » pour coordonner le litige (affidavit d’Yvonne Lattie, souscrit le 5 mai 2023, aux para 58, 59). Mme Lattie ne dit pas quand ces choses se sont produites.

[23] Les défenderesses, l’APPR et Vopak, soutiennent que les demandeurs n’ont pas fourni d’explication raisonnable pour leur retard dans la présentation de la présente affaire. Je suis d’accord.

[24] Il faut tenir compte d’un laps de temps non négligeable — de l’avis le plus favorable aux demandeurs, près de quatre mois — mais les demandeurs n’ont pas vraiment expliqué leur retard à présenter la demande de contrôle judiciaire. Les simples affirmations selon lesquelles ils ont agi le plus [traduction] « rapidement » ou avec toute la [traduction] « diligence » possible ne constituent pas une explication raisonnable du retard. J’accepte le fait que se préparer à un litige prend du temps. Toutefois, en l’absence de détails sur les mesures que les demandeurs ont prises et à quel moment, je ne suis pas en mesure de conclure que le retard dans la présentation de la présente affaire est expliqué de manière raisonnable. De même, les demandeurs soutiennent dans leurs observations en réplique (au par 56) que les communautés autochtones, y compris les wilps, [traduction] « font souvent face à des questions complexes quand vient le temps de déterminer s’il faut aller de l’avant avec un litige », mais il n’y a pas de preuve de ce qui, le cas échéant, était en jeu en l’espèce. Par conséquent, ce facteur ne favorise pas l’octroi d’une prorogation du délai.

C. La demande a‑t‑elle un certain fondement?

[25] La question à ce stade‑ci est de savoir si la demande de contrôle judiciaire proposée a un certain fondement. Si elle est manifestement sans fondement, il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de la laisser aller de l’avant. D’un autre côté, il peut être dans l’intérêt de la justice de permettre qu’une demande manifestement fondée aille de l’avant malgré, par exemple, un manque de diligence dans la présentation de l’affaire. Cela dit, il n’appartient pas au juge des requêtes de décider si la demande sera finalement accueillie ou rejetée (Kemp c Canada (Finances), 2022 CAF 198 au par 17).

[26] Comme il est indiqué dans leur ébauche d’avis de demande, les demandeurs contestent la décision en question pour deux motifs :

  • a)Les autorités fédérales, agissant au nom de la Couronne, ont manqué aux obligations constitutionnelles de la Couronne en ne justifiant pas la violation des droits de pêche des demandeurs avant la prise de la décision;

  • b)Les autorités fédérales, agissant au nom de la Couronne, ont manqué aux obligations constitutionnelles de la Couronne en omettant de consulter les demandeurs et de prendre des mesures d’adaptation à l’égard des répercussions potentielles du projet sur les droits ancestraux des demandeurs avant la prise de la décision.

[27] Ces motifs ne semblent pas solides.

[28] Tout d’abord, les défenderesses, l’APPR et Vopak, soutiennent qu’il y a un grave problème quant à savoir si les demandeurs ont même qualité pour présenter la demande. Je suis d’accord.

[29] Toutes les mesures administratives ne donneront pas ouverture au droit de présenter une demande de contrôle judiciaire (Dow c Commission canadienne de sûreté nucléaire, 2021 CAF 117 au par 34). Pour présenter une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les cours fédérales, une partie doit être « directement touché[e] par l’objet de la demande ». Aucun droit de contrôle n’existe lorsque la conduite en litige ne porte pas atteinte à des droits reconnus par la loi, n’impose pas d’obligations juridiques ou n’entraîne pas d’effets préjudiciables (Dow, au par 34; Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des pilotes du Saint‑Laurent Central Inc, 2019 CAF 83 au par 31).

[30] Dans la présente affaire, le projet approuvé par les autorités fédérales ne se trouve pas sur les territoires traditionnels des Gitxsans, ni même à proximité de ceux‑ci. Ces territoires, connus sous le nom de Lax Yip, se trouvent à des centaines de kilomètres, à l’intérieur des terres, du site proposé.

[31] Personne dans la présente instance ne conteste le fait que les demandeurs détiennent et exercent des droits ancestraux protégés par la Constitution, y compris des droits de pêche, sur leurs territoires respectifs à l’intérieur du Lax Yip. Cependant, le seul lien allégué par les demandeurs entre la décision d’approuver le projet et leurs droits et intérêts est l’impact potentiellement néfaste du projet sur les populations de saumon dans le Lax Yip. La seule preuve à l’appui de ce lien allégué est l’opinion des demandeurs mêmes selon laquelle le projet nuira aux populations de saumon sur lesquelles leurs collectivités et eux comptent à plusieurs fins importantes. Mme Lattie déclare ce qui suit : [traduction] « Si le projet va de l’avant, il menacera certainement ces populations fragiles et rendra encore plus difficile pour nous d’exercer nos droits et de soutenir notre culture, notre santé et notre mode de vie » (affidavit d’Yvonne Lattie, souscrit le 5 mai 2023, au par 30). M. Wright déclare ce qui suit : [TRADUCTION] « Je suis très préoccupé par les répercussions du projet sur le poisson et son habitat dans l’estuaire du fleuve Skeena. Les effets du projet sur les eaux marines côtières auront des répercussions directes sur notre capacité d’exercer nos droits de pêche sur nos propres territoires » (affidavit de Charlie Wright, souscrit le 10 mai 2023, au par 37).

[32] Par ailleurs, l’examen fédéral du projet comprenait une étude approfondie des répercussions potentielles de celui‑ci sur les populations de poissons locales, y compris le saumon. Les autorités fédérales ont conclu que le projet n’était pas susceptible d’entraîner des effets négatifs importants sur l’environnement, en ce qui concerne les poissons marins (voir la justification de la décision, aux p 75‑77).

[33] Je n’ai aucun doute que les préoccupations des demandeurs au sujet des répercussions potentielles du projet sur les populations de saumon sont sincères. Cependant, un argument sérieux peut être avancé selon lequel, prises isolément, ces préoccupations ne suffisent pas à établir que la décision d’approuver le projet a une incidence sur les droits des demandeurs ou leur cause un préjudice, particulièrement dans le contexte de l’étude approfondie des répercussions potentielles du projet sur les populations de poissons menée par les autorités fédérales, ainsi que de la distance importante entre les territoires traditionnels des demandeurs et le site du projet.

[34] Deuxièmement, les préoccupations des demandeurs au sujet de l’impact potentiel du projet sur les populations de saumon sont également le seul fondement de leur affirmation selon laquelle ils avaient le droit d’être consultés pendant le processus d’approbation du projet. En l’espèce également, un argument sérieux peut être avancé selon lequel ces préoccupations sont insuffisantes pour établir que les demandeurs avaient le droit d’être consultés dans une plus grande mesure que ce qui semble s’être produit.

[35] Le dossier démontre qu’un solide processus de consultation auprès des groupes autochtones susceptibles d’être touchés par le projet a été entrepris par les autorités provinciales et fédérales, ainsi que par Vopak. Plus précisément, dans le cadre de l’examen provincial, six Premières Nations sur le territoire traditionnel desquelles le projet doit être situé ont été officiellement désignées aux fins de consultation. La Première Nation Gitxsan n’a pas été ainsi désignée, une décision que les demandeurs n’ont pas contestée à l’époque. Les autorités fédérales semblent avoir été guidées par la décision provinciale quant aux Premières Nations qui avaient le droit d’être incluses dans le processus de consultation officiel. Malgré le fait que les demandeurs n’appartiennent à aucun des groupes officiellement inclus dans le processus de consultation, dans le dossier dont je suis saisi (y compris les documents déposés par les demandeurs), il semble que leurs observations concernant les répercussions potentielles du projet ont été bien accueillies et prises en compte par les décideurs fédéraux. Les demandeurs prétendent qu’ils avaient droit à un niveau de consultation plus élevé que celui qui a eu lieu, mais leur argument à l’appui de cette position ne semble pas solide.

[36] En somme, le fondement de la demande de contrôle judiciaire semble, au mieux, douteux. Par conséquent, ce facteur ne milite pas fortement, voire pas du tout, en faveur d’une prorogation du délai.

D. Les défendeurs subiraient‑ils un préjudice si une prorogation du délai était accordée?

[37] Les défenderesses, l’APPR et Vopak, soutiennent qu’elles subiraient un préjudice si la demande de contrôle judiciaire était autorisée à ce moment‑ci. Je suis d’avis qu’elles ont attribué une portée trop large à la question du préjudice, mais je conviens néanmoins qu’elles seraient lésées si une prorogation du délai était accordée.

[38] L’approbation du projet n’est assujettie à aucune autre contestation juridique. La Première Nation Metlakatla (l’une des communautés autochtones officiellement incluses dans le processus de consultation) a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision en question le 9 décembre 2022, mais il y a eu désistement de la demande le 27 mars 2023.

[39] Depuis que le projet a été approuvé par le gouvernement fédéral, l’APPR et Vopak ont pris des mesures importantes pour le faire avancer. Voici quelques‑unes de ces étapes :

  • Signature d’un bail pour un terrain et un plan d’eau entre l’APPR et Vopak le 31 décembre 2022. Le bail établit certains jalons pour la mise en œuvre du projet, y compris la date limite du 31 décembre 2023, pour le début des travaux de construction.

  • Investissements importants faits dans la conception technique et d’autres étapes préparatoires nécessaires pour le début de la construction.

  • Obtention de permis et d’autorisations fondés sur une construction débutant à l’automne 2023.

  • Création d’une coentreprise entre Vopak et AltaGas Ltd. le 26 avril 2023, pour la mise en œuvre du projet.

  • Conclusion d’une entente sur les avantages entre Vopak et la Première Nation Metlakatla le 21 avril 2023. La négociation d’ententes sur les avantages se poursuit avec quatre autres Premières Nations sur le territoire traditionnel desquelles le projet est situé. (Une entente sur les avantages entre Vopak et la bande des Lax Kw’alaams a été conclue le 28 octobre 2022.)

  • Préparation d’un contrat pour l’achat et la livraison d’articles [traduction] « à long délai de livraison », comme des pieux marins pour la jetée, ainsi que du matériel essentiel de grande taille, comme des compresseurs.

[40] Sur cette base, ainsi que sur la base des travaux en cours qui doivent être achevés en temps opportun pour que le projet respecte l’échéancier, l’APPR et Vopak soutiennent qu’elles subiraient un préjudice important si le projet devait être interrompu ou être retardé en raison de la demande de contrôle judiciaire des demandeurs. Il existe une preuve substantielle à l’appui de cette conclusion. À mon avis, toutefois, la question à ce stade‑ci est plus précise. Il s’agit de déterminer si l’APPR et Vopak seraient lésées par une prorogation du délai, et non si elles seraient lésées par la demande de contrôle judiciaire même. Les deux sont évidemment liées; cependant, pour le moment, la seule question est celle de savoir si l’APPR et Vopak seraient lésées par le contrôle judiciaire qui commence maintenant, bien après l’expiration de la période prévue à l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales. La certitude et le caractère définitif sont des facteurs importants dans l’appréciation visant à déterminer si une prorogation du délai est dans l’intérêt de la justice. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Larkman : « Lorsque le délai de trente jours expire et qu’aucune demande de contrôle judiciaire n’a été introduite pour contester la décision ou l’ordonnance en question, les parties devraient pouvoir agir en partant du principe que la décision ou l’ordonnance qui a été rendue s’appliquera » (au par 87).

[41] Ayant circonscrit la question de cette façon, je suis convaincu que l’APPR et Vopak seraient lésées par une prorogation du délai. Cela s’explique par le fait que permettre que la demande de contrôle judiciaire aille de l’avant maintenant constituerait un changement important dans les circonstances dans lesquelles l’APPR et Vopak ont pris et doivent continuer de prendre des mesures pour que le projet soit terminé en temps opportun. À tout le moins, cela créerait un doute quant à savoir si le projet peut aller de l’avant selon son calendrier actuel. Permettre que la demande de contrôle judiciaire aille de l’avant à cette étape tardive (surtout maintenant qu’il y a eu désistement de la demande de contrôle judiciaire de la Première nation Metlakatla) irait à l’encontre des principes de certitude et de caractère définitif que la période de 30 jours vise à protéger, des principes sur lesquels l’APPR et Vopak se sont raisonnablement fondées pour procéder à la mise en œuvre du projet. Par conséquent, ce facteur milite contre une prorogation du délai.

[42] Vopak soutient également qu’elle n’est pas la seule partie intéressée qui subirait un préjudice si une prorogation du délai était accordée. Elle soutient que plusieurs Premières Nations et leurs membres qui pourraient tirer des avantages importants du projet subiraient également un préjudice (voir Observations écrites de la défenderesse Vopak Development Canada Inc, aux par 111, 112, 120).

[43] Le dossier de requête de Vopak comprend une lettre datée du 31 mai 2023 de Garry Reese, maire élu de la bande des Lax Kw’alaams, et de Harold Leighton, conseiller en chef de la Première Nation Metlakatla. Voici un extrait de la lettre :

[TRADUCTION]

Il est proposé que le projet soit situé au cœur des territoires de Metlakatla et de la bande des Lax Kw’alaams. Cette région revêt une grande importance pour les Tsimshians de la côte (Metlakatla et Lax Kw’alaams). Nous détenons des droits et des titres ancestraux non éteints sur les terres et les eaux touchées par le projet. À ce titre, Metlakatla et Lax Kw’alaams s’intéressent vivement aux répercussions potentielles du projet depuis qu’il a été proposé il y a quelques années.

[…]

Au cours des derniers mois, Metlakatla et Lax Kw’alaams ont conclu une entente avec Vopak aux termes de laquelle nous avons convenu de donner notre consentement respectif au projet. Suivant ces ententes, Vopak a accepté d’offrir d’importants avantages économiques et autres à Metlakatla et à Lax Kw’alaams, ainsi qu’à nos membres respectifs, relativement au projet. Ces avantages profiteront à nos communautés aujourd’hui et dans l’avenir.

Ces avantages seront compromis si les wilps sont autorisés à aller de l’avant avec un contrôle judiciaire du projet. La date limite pour le faire est passée depuis longtemps. Nous sommes très préoccupés par la possibilité qu’un contrôle judiciaire soit entrepris par les wilps à cette étape tardive.

Le contrôle judiciaire proposé par les wilps est également troublant, parce que le projet n’est pas situé sur leurs territoires. Ceux‑ci se trouvent à des centaines de kilomètres du projet. Nous avons un grand respect pour les droits des wilps sur leurs territoires, et nous nous attendons à ce qu’ils nous rendent la pareille, en respectant nos droits et nos titres ancestraux sur nos territoires, qui sont situés sur l’île Ridley.

[44] On peut soutenir que le maire Reece et le conseiller Leighton apportent un point de vue important à la question de l’incidence de tout retard sur le projet qui résulterait de l’autorisation de la demande de contrôle judiciaire des demandeurs à cette étape‑ci. Cependant, Vopak ne cite aucun élément de jurisprudence ou de doctrine à l’appui de la proposition selon laquelle elle peut s’appuyer sur les intérêts de tiers dans le litige pour s’opposer à une prorogation de délai. Puisque j’ai déterminé qu’une prorogation du délai n’est pas justifiée sans prise en compte des intérêts de tiers, il n’est pas nécessaire de déterminer s’il convient de tenir compte de ces intérêts en l’espèce.

E. Appréciation globale

[45] Après avoir soupesé et pondéré les facteurs qui précèdent, je ne suis pas convaincu qu’il serait dans l’intérêt de la justice d’accorder une prorogation du délai pour présenter la demande de contrôle judiciaire. Je prends acte du fait que les demandeurs ont eu une intention constante de contester la décision depuis qu’ils en ont pris connaissance. Toutefois, ils n’ont pas fourni d’explication raisonnable de leur retard à aller de l’avant avec la demande, celle‑ci a un fondement douteux, et deux des trois défendeurs subiraient un préjudice important si la demande était autorisée maintenant. La requête sera par conséquent rejetée.

V. LES DÉPENS

[46] Les demandeurs n’ont pas sollicité les dépens dans l’éventualité où une prorogation du délai serait accordée, et ils ont demandé qu’une ordonnance de dépens ne soit pas rendue contre eux si la requête était rejetée.

[47] Seules l’APPR et Vopak se sont opposées à la requête en prorogation du délai; le PGC n’a pas pris position. Vopak demande les dépens si la requête est rejetée, mais n’a présenté aucune observation à cet égard. L’APPR ne demande pas les dépens.

[48] À mon avis, l’adjudication de dépens n’est pas appropriée en l’espèce.

VI. CONCLUSION

[49] Pour ces motifs, la requête sera rejetée.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER 23‑T‑37

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est rejetée.

  2. Chaque partie assumera ses propres frais.

« John Norris »

Juge

Traduction°certifiée conforme

C Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

23‑T‑37

 

INTITULÉ :

LUUTKUDZIIWUS, AUSSI CONNU SOUS LE NOM DE CHARLES WRIGHT ET AL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DE L’ORDONNANCCE

ET DES MOTIFS :

LE 24 août 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Kate Gunn

Melissa Rumbles

 

Pour les demandeurs

 

Thomas Isaac

Jeremy Barretto

Emilie Cox

 

Pour LA DÉFENDERESSE, l’ADMINISTRATION PORTUAIRE DE PRINCE RUPERT

 

Roy Millen

Patrick Palmer

Pour LA DÉFENDERESSE, VOPAK DEVELOPMENT CANADA INC.

 

Erin M. Tully

 

Pour le défendeur, le PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

FIRST PEOPLES LAW LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour les demandeurs

 

CASSELS BROCK & BLACKWELL LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour LA DÉFENDERESSE, l’ADMINISTRATION PORTUAIRE DE PRINCE RUPERT

BLAKE, CASSELS & GRAYDON LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour LA DÉFENDERESSE, VOPAK DEVELOPMENT CANADA INC.

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le défendeur, le PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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