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Date : 20230525


Dossiers : T-922-20

T-98-22

T-1564-22

Référence : 2023 CF 739

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2023

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

Dossier : T-922-20

ENTRE :

STEPHAN LANDRY, NATHALIE GROLEAU,

KEVIN GAILLARDETZ-LANDRY,

PIERRE-OLIVIER LANDRY-BERTHIAUME,

SARAH LANDRY, JEAN LANDRY,

DAREN LANDRY-GAGNON, SHAREEN LANDRY,

DANNY LANDRY, LOUISE SAVARD, DENIS LANDRY,

NATHALIE BERNARD, NORMAND CORRIVEAU, NORMAND JUNIOR BERNARD CORRIVEAU,

PASCAL BERNARD CORRIVEAU,

ANDRÉ MONTPLAISIR, DANIEL LANDRY,

DANIEL ROCHELEAU ET EMMANUEL CLOUTIER

demandeurs

et

MICHEL R. BERNARD, RENÉ MILETTE,

LUCIEN MILETTE, CHRISTIAN TROTTIER, agissant à titre de Chef et Conseillers au CONSEIL DE BANDE DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK

défendeurs

Dossier : T-98-22

ENTRE :

LYNDA LANDRY, STEPHAN LANDRY ET DENIS LANDRY

demandeurs

et

MICHEL R. BERNARD, CHRISTIAN TROTTIER, MARTINE BERGERON MILETTE, DANIEL LANDRY, KAROLANE LANDRY-MENSAH, en leur qualité respective de Chef et Conseillers élus au Conseil de bande des Abénakis de Wôlinak lors des élections du 29 août 2021

 

et

 

MICHEL R. BERNARD, RENÉ MILETTE, LUCIEN MILETTE ET CHRISTIAN TROTTIER, en leur qualité personnelle

défendeurs

Dossier : T-1564-22

ENTRE :

MICHEL R. BERNARD

demandeur

et

STÉPHAN LANDRY,

MARTINE BERGERON-MILETTE,

MANON BERNARD ET

KAROLANE LANDRY-MENSAH

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Survol

[1] La Cour est saisie d’une requête visant à faire déclarer Me Sébastien Chartrand et le cabinet Larochelle avocats inhabiles à continuer à représenter Michel R. Bernard dans trois des quatre dossiers réunis par la Cour pour fins de gestion et d’audition.

[2] Cette requête s’inscrit dans le cadre d’un long, couteux et bien triste litige que divise la Première Nation des Abénakis de Wôlinak. Afin de bien comprendre la nature du débat qui oppose les parties depuis de nombreuses années, un historique qui remonte à la décision de la Cour supérieure du Québec dans Landry c Procureur général du Canada (Registraire du registre des Indiens), 2017 QCCS 433 [Landry CSQ] s’impose.

[3] Cet historique permet de comprendre que le seul enjeu au cœur de toutes les procédures instituées de part et d’autre est le contrôle du Conseil de bande et, par le fait même, le contrôle de la destinée de la Première Nation, ainsi que le contrôle de ses actifs et le choix de ses investissements. Il permet également de comprendre qu’il serait injuste et préjudiciable, à ce stade-ci du débat, de priver l’une des parties du choix de son avocat.

II. Historique procédural

A. Décisions antérieures aux débats présentement devant la Cour

[4] En janvier 2011, le Registraire du Registre des Indiens [respectivement Registraire et Registre] radie du Registre, à l’initiative de membres de la famille élargie des Bernard, le nom d’une centaine de personnes appartenant à la famille élargie des Landry (la Cour utilise ce vocable pour illustrer que deux clans distincts existent au sein de la Première Nation des Abénakis de Wôlinak, bien qu’à l’intérieur d’un même clan les individus ne soient pas tous liés par le sang, et qu’ils ont des positions et des intérêts diamétralement opposés).

[5] Le Registraire est d’opinion i) que l’ancêtre commun du clan Landry, un dénommé Joseph Landry, a perdu son statut d’Indien après le décès de sa première épouse Abénakise et son remariage avec une allochtone, et ii) que les enfants d’Antonio Landry (allochtone, fils de Joseph et de sa seconde épouse) et de Clothilde Metzalabanlette n’ont hérité que d’un statut d’Indien non transmissible, au titre de la loi en vigueur à l’époque, du fait que seule leur mère était autochtone. Il va sans dire que le statut de Joseph au moment de la naissance d’Antonio a un impact sur le statut de ce dernier, et que si le Registraire a erré en concluant que Joseph a perdu son statut au moment du décès de sa première épouse, il a fort probablement erré en concluant que les enfants d’Antonio, qui aurait alors le statut d’Indien, n’auraient droit qu’à un statut non transmissible aux générations qui suivent.

[6] Dans un jugement rendu en février 2017 dans Landry CSQ, la juge Chantal Masse de la Cour supérieure du Québec accueille l’appel logé à l’encontre de la décision du Registraire. À l’issue d’un exercice rigoureux d’interprétation des diverses lois s’étant appliquées aux Premières Nations depuis le 19e siècle (incluant la version de 1951 de la Loi sur les indiens, instaurant le Registre, et sa version de 1985), la juge conclut que Joseph Landry était un Indien membre de la Première Nation des Abénakis de Wôlinak, indépendamment de son mariage avec sa seconde épouse, et que le statut d’Indien né d’un père Indien d’Antonio donne aux demandeurs le droit d’être inscrits au registre des Indiens. Elle casse la décision du Registraire et lui ordonne de réinscrire les membres de la famille Landry au Registre. Cette décision est portée en appel, mais le pourvoi est éventuellement abandonné.

[7] Il faut comprendre à ce stade-ci que la décision dans Landry CSQ fait légèrement pencher le rapport de force en faveur des Landry.

[8] Toutefois, entre la décision du Registraire et celle de la Cour supérieure du Québec, le Conseil de bande, dont le chef est Michel R. Bernard, adopte une série de résolutions visant à modifier le Code d’appartenance du Conseil des Abénakis de Wôlinak et de retirer les membres non-inscrits au Registre de la liste des membres de la Première Nation et de sa liste électorale.

[9] En avril 2017, Stéphane Landry (la Cour utilisera cette orthographe bien que parfois les parties utilisent plutôt Stephan) et sept autres membres de la famille Landry déposent donc une demande de contrôle judiciaire contre le Conseil de bande, son chef Michel R Bernard et deux de ses quatre conseillers, René Milette et Lucien Milette, à l’encontre des décisions prises à leur détriment (T-502-17). Cette demande se solde toutefois par un jugement sur consentement (voir la décision sur les dépens, rapportée à Landry c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 1270). Les demandeurs sont représentés par Me Paul-Yvan Martin et les défendeurs sont représentés par Me Sébastien Chartrand.

[10] En mai 2018, les mêmes demandeurs, auxquels s’ajoutent un huitième membre de la famille Landry, déposent une nouvelle demande de contrôle judiciaire contre les mêmes défendeurs, laquelle vise essentiellement les mêmes résolutions du Conseil (T-990-18). Cette nouvelle demande est toutefois accompagnée d’une requête en injonction provisoire visant à empêcher la tenue de l’élection prévue pour le 10 juin 2018. Cette requête est accordée par le juge William Pentney et la tenue de l’élection suspendue jusqu’à ce que la Cour tranche la demande de contrôle judiciaire sous-jacente (Landry c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 601). À nouveau, les demandeurs sont représentés par Me Martin et les défendeurs sont représentés par Me Chartrand.

[11] Le 4 décembre 2018, la soussignée accorde la demande de contrôle judiciaire, annule une série de résolutions dont celles visant à modifier le Code d’appartenance et à radier le nom des demandeurs de la liste des membres et de la liste électorale, et annule l’élection du registraire de la Bande. La Cour ordonne finalement de réinscrire les demandeurs sur la liste des membres de la Première Nation (Landry c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 1211). Un avis d’appel est déposé par le Conseil de Bande, suivi d’un désistement.

[12] En juillet 2019, les mêmes neuf membres de la famille Landry déposent une nouvelle demande de contrôle judiciaire contre le Conseil de Bande, le chef Michel R. Bernard et les mêmes deux conseillers. Cette demande vise à faire déclarer que les membres associés de la Bande ont droit de vote aux élections destinées à combler les postes de chef et de conseillers (T-1139-19). Les demandeurs allèguent que les dispositions du Code d’appartenance de 1987 — rappelons que sa modification subséquente a été déclarée invalide par la Cour en décembre 2018 — qui prévoient que les membres associés n’ont pas droit de vote, étaient illégales et discriminatoires; un membre associé y est défini comme le conjoint allochtone d’un membre ordinaire ou l’enfant allochtone légalement adopté par un membre ordinaire. Les demandeurs sont représentés par Me Martin et les défendeurs sont représentés par Me Chartrand.

[13] Parallèlement à cette dernière démarche des Landry, le Conseil des Abénakis de Wôlinak dépose une demande de contrôle judiciaire contre la registraire de la Première Nation des Abénakis de Wôlinak nouvellement élue, Lynda Landry (T-1227-19). Cette demande vise à forcer la registraire à fournir à la présidente d’élection une liste à jour et conforme des membres de la Bande, c’est-à-dire une liste contenant notamment les informations lui permettant d’identifier les membres associés afin de les exclure du processus électoral.

[14] Puisque ces deux dernières demandes portent sur le même enjeu — soit le droit de vote des membres associés — elles sont réunies et entendues ensemble par la soussignée en juin 2020.

[15] La Cour ouvre ici une parenthèse pour préciser que bien que la suspension de l’élection prononcée par le juge Pentney ait pris fin en décembre 2018, aucune élection n’est tenue avant le 29 août 2021. Nous y reviendrons plus loin.

[16] En août 2020, alors que la Cour délibère, Stéphane Landry et 18 autres demandeurs déposent une nouvelle demande de contrôle judiciaire contre Michel R. Bernard, René Milette, Lucien Milette et Christian Trottier, en leur qualité de chef et conseillers au Conseil des Abénakis de Wôlinak (T-922-20), laquelle est accompagnée d’une demande d’injonction interlocutoire. Puisque la demande de contrôle judiciaire n’est toujours tranchée par la Cour, elle sera traitée dans la section suivante. Toutefois, la demande d’injonction interlocutoire est tranchée par la Cour. Elle visait à constater que les défendeurs occupaient irrégulièrement leur charge, à ordonner la tenue d’élections le plus rapidement possible et à confier l’administration de la Première Nation à un séquestre judiciaire jusqu’à ce qu’un nouveau conseil valablement constitué entre en fonction. Les demandeurs demandaient également que tout contrat passé avec des tiers depuis le 10 juin 2018 soit déclaré nul et sans effet, et que soit ordonné l’arrêt de tous les travaux entrepris aux fins de la réalisation de certains projets; on parlait ici de la construction d’un casino, d’une serre destinée à la culture du cannabis, d’une arène de boxe et d’un nouveau garage [les Investissements Contestés]. Par ordonnance non rapportée datée du 15 septembre 2020, le juge Pentney rejette la demande d’injonction interlocutoire [Jugement Pentney].

[17] Le 1er octobre 2020, la soussignée rend jugement en faveur du Conseil de Bande dans les dossiers T-1139-19 et T-1227-19 et confirme que les membres associés n’ont pas le droit de voter aux élections visant à combler les postes de chef et de conseilleurs du Conseil des Abénakis de Wôlinak (Landry c Première Nation des Abénakis de Wôlinak, 2020 CF 945) [Jugement Gagné].

[18] Le Jugement Pentney et le Jugement Gagné sont portés en appel et joints par la Cour d’appel fédérale pour audition. Dans un arrêt émis le 6 octobre 2021, la Cour rejette les deux appels et confirme i) qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice de faire droit à la requête en injonction et ii) que le Code d’appartenance de 1987 a préséance sur le Code électoral et sur la coutume alléguée par les Appelants, et qu’il ne viole pas l’article 15 de la Charte. La présidente d’élection pouvait ainsi exclure les membres associés du processus électoral (Landry c Première Nation des Abénakis de Wôlinak, 2021 CAF 197) [Landry CAF]. À nouveau Me Martin agit pour les Appelants (la famille Landry) et Me Chartrand agit pour les Intimés (le Conseil de Bande, son chef Michel R. Bernard et les conseillers René Milette, Lucien Milette et Christian Trottier).

[19] Il faut maintenant comprendre que la décision dans Landry CAF change légèrement la direction du vent et semble donner un avantage au clan Bernard.

B. Dossiers présentement devant la Cour

[20] Nous revenons au dossier T-922-20 déposé en août 2020 et rappelons qu’il s’agit du dossier par lequel Stéphane Landry et 18 autres demandeurs demandent à la Cour de déclarer que Michel R. Bernard, René Milette, Lucien Milette et Christian Trottier usurpent les charges de chef et conseillers de la Bande depuis le 10 juin 2018, et d’annuler les Investissements Contestés.

[21] Des élections ont finalement lieu le 29 août 2021. Michel R. Bernard et Christian Trottier sont réélus. Toutefois, Daniel Landry, Martine Bergeron-Milette et Karolane Landry-Mensah sont nouvellement élu(e)s conseiller(ère)s et complètent le Conseil de Bande. D’après les évènements qui suivent ces élections, on comprend que le clan Bernard conserve le contrôle du Conseil de Bande.

[22] En janvier 2022, soit trois mois après la décision dans Landry CAF, Lynda Landry, Stéphane Landry et Denis Landry déposent une nouvelle demande de contrôle judiciaire contre les membres du Comité d’appel désigné pour l’élection générale du 29 août 2021, contre les membres du Conseil de Bande élus lors de cette élection, en leur qualité de chef et conseillers, et contre Michel R. Bernard, René Milette, Lucien Milette et Christian Trottier personnellement (T-98-22). Les demandeurs, en l’occurrence la registraire et deux candidats défaits, sont représentés par Me Martin et tous les défendeurs sont représentés par Me Chartrand. La demande vise à annuler la décision du Comité d’appel qui rejette l’appel logé par la registraire et qui valide le résultat des élections, et à ordonner la tenue d’une nouvelle élection conforme au Code électoral de la Bande.

[23] En février 2022, la soussignée ordonne que les dossiers T-922-20 et T-98-22 soient réunis et gérés conjointement. La Cour donne également suite à la volonté exprimée par les parties de tenter la médiation, et une séance est fixée le 9 mars 2022 devant le juge Sébastien Grammond. Il s’agit du premier échec des pourparlers entre les parties.

[24] Dans le cadre d’une conférence de gestion tenue le 6 mai 2022, la Cour autorise les demandeurs à amender leur demande de contrôle judiciaire en prévision de l’élection partielle devant se tenir le 12 juin 2022 afin de combler les postes de 3 conseillers; les demandeurs déposent leur demande de contrôle judiciaire amendée le 13 mai 2022, par laquelle ils allèguent que l’élection à venir sera invalide peu importe le résultat, et ils demandent d’en annuler le résultat.

[25] Contre toute attente, le demandeur Stéphane Landry est élu conseiller en remplacement de Christian Trottier. La Cour comprend de ce qui suit que cela est suffisant pour donner le contrôle du Conseil de Bande an clan Landry et ce, bien que Michel R. Bernard soit toujours chef.

[26] En juillet 2022, Michel R. Bernard dépose une demande de contrôle judiciaire contre Stéphane Landry, Martine Bergeron-Milette, Manon Bernard et Karolane Landry-Mensah, par laquelle il demande à la Cour d’annuler la résolution du Conseil qui retire à Me Chartrand le mandat de représenter le Conseil, ainsi que la résolution qui suspend les travaux du Comité d’appel désigné pour l’élection du 12 juin 2022 (T-1564-22). Me Chartrand représente le demandeur alors qu’un nouveau joueur, le cabinet Robillard Avocats Inc., comparait pour tous les défendeurs sauf Stéphane Landry qui n’a toujours pas comparu. Ce dossier est joint aux deux autres.

[27] Par lettre du 15 août 2022, Me Martin demande à la Cour la permission d’amender de nouveau la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-98-22, afin de nommer le Conseil de Bande défendeur au lieu de ses membres de l’époque, d’annuler la décision du Comité d’appel en lien avec les élections du 29 août 2022 (confirmant la réélection de Michel R. Bernard) et de déclarer bonne et valable l’élection du 12 juin 2022. Par directive en date du 18 août 2022, la Cour accorde aux défendeurs jusqu’au 26 août 2022 pour prendre position sur cette nouvelle demande d’amendement, ce que le défendeur Michel R. Bernard fait en s’y opposant catégoriquement. Toujours en date du 18 août, la Cour accepte d’ajourner l’audience des demandes de contrôle judiciaire prévue pour les 7 et 8 septembre 2022, afin de permettre aux parties d’explorer à nouveau diverses pistes de règlement hors Cour.

[28] Fait à noter, le 30 août 2022, alors que la Cour n’a toujours pas autorisé le second amendement dans le dossier T-98-22, Robillard avocats comparait pour le Conseil de Bande — qui n’est pas nommément partie au dossier.

[29] Lors d’une conférence de gestion tenue le 7 septembre 2022, Me Marie Christine Lebœuf, du cabinet Robillard avocats, informe la Cour de son intention de présenter une requête dans les trois dossiers précédemment discutés, afin de faire déclarer Me Chartrand inhabile à agir pour Michel R. Bernard (à noter qu’elle ne représente aucune des parties dans le dossier T-922-20). La requête, dont la Cour est aujourd’hui saisie, est déposée le 29 septembre 2022.

[30] Le 21 septembre 2022, le Conseil de Bande, Martine Bergeron-Milette, Manon Bernard et Karolane Landry-Mensah déposent une quatrième demande de contrôle judiciaire contre Marie-Denise Giguère, Manon-Lyne Trottier, Nelson Lefebvre, Christian Trottier et Stéphanie Bernard (les trois premiers étant membres du Comité d’appel pour les élections du 12 juin 2022 alors que les deux autres sont des candidats défaits), visant l’annulation de la résolution nommant le Comité d’appel de l’élection du 12 juin 2022 et ordonnant la suspension de ses travaux (T-1926-22). Les demandeurs sont représentés par Robillard avocats et seuls les défendeurs Christian Trottier et Stéphanie Bernard ont comparu personnellement; les autres n’ont toujours pas comparu.

[31] Malheureusement, il ne s’agit là que d’une petite partie des nombreux litiges qui ont opposé et qui opposent toujours les deux clans devant cette Cour et devant la Cour supérieure du Québec; le reste n’étant pas nécessaire pour disposer de la requête dont la Cour est saisie.

[32] Suite au dépôt de la requête en déclaration d’inhabilité, les parties ont toutefois accepté de faire une nouvelle tentative de médiation devant le juge Grammond, avant que la Cour n’en dispose. Elles ont participé à trois séances de médiation entre les mois d’octobre 2022 et d’avril 2023, lesquelles se sont à nouveau soldées par un échec.

III. Analyse

[33] Un premier constat s’impose à l’égard de la requête en déclaration d’inhabilité déposée dans les dossiers T-922-20, T-98-22 et T-1564-22; elle est présentée par Robillard avocats au nom des « Demandeurs ». Or les demandeurs dans ces trois dossiers sont représentés parfois par Me Martin et parfois par Me Chartrand. Le cabinet Robillard avocats n’est pas impliqué dans le dossier T-922-20, alors que sa comparution pour le Conseil de Bande dans le dossier T-98-22 a une validité douteuse, puisque le second amendement proposé par les Landry n’a pas été autorisé par la Cour et que le Conseil de Bande n’y est pas désigné comme partie — encore moins le Conseil de Bande dans sa composition actuelle. J’en conclus donc que cette requête est présentée au nom de trois des cinq membres actuels du Conseil de Bande des Abénakis de Wôlinak, soit Martine Bergeron-Milette, Manon Bernard et Karolane Landry-Mensah [les Requérantes].

[34] Ceci dit, la requête en déclaration d’inhabilité prend appuie dans le Code de déontologie des avocats, LRQ, B-1, r 3.1, qui stipule à son article 71 que « [l]’avocat évite toute situation de conflit d’intérêts ». La notion de conflit d’intérêts est définie comme suit à l’article 72 :

Il y a conflit d’intérêts lorsqu’il existe un risque sérieux que l’intérêt de l’avocat ou ses devoirs envers un autre client, un ancien client ou un tiers nuisent à ses devoirs envers le client et notamment :

1. lorsqu’il agit pour des clients ayant des intérêts opposés;

2. lorsqu’il agit pour des clients dont les intérêts sont de nature telle qu’il peut être porté à préférer certains d’entre eux ou que son jugement et sa loyauté peuvent en être défavorablement affectés.

Lorsqu’il exerce ses activités professionnelles au sein d’un cabinet, les situations de conflit d’intérêts s’évaluent à l’égard de tous les clients de ce cabinet.

[35] L’article 87 du Code de déontologie des avocats traite en ces termes de la protection des intérêts des anciens clients de l’avocat :

L’avocat ne doit pas agir contre un ancien client dans la même affaire, dans une affaire connexe ou dans toute autre affaire si l’avocat a obtenu, en agissant pour cet ancien client, des renseignements confidentiels et qu’il puisse en résulter un préjudice pour ce dernier ou lorsque la connaissance des aspects personnels de l’ancien client ou de la conduite de ses affaires procurerait un avantage indu au nouveau client, à moins d’obtenir le consentement de l’ancien client.

[36] Se fondant sur l’arrêt de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Heafey c Dormani, 2018 QCCA 421, les Requérantes font valoir, de surcroît, que le droit d’être représenté par l’avocat de son choix doit céder le pas si le fait de maintenir un avocat en place a pour effet de ternir l’intégrité et l’image du système de justice. Il faut non seulement éviter toute situation de conflit d’intérêts, mais également toute apparence de conflit d’intérêts (Heafey, au para 35).

[37] L’argument fondamental est que Me Chartrand a représenté le Conseil de Bande alors qu’il était contrôlé par le clan Bernard, et qu’il ne peut plus représenter le clan Bernard maintenant que le Conseil est contrôlé par le clan Landry. Comme l’illustre l’historique des procédures instituées de part et d’autre depuis de nombreuses années, le Conseil de Bande a toujours été divisé. Aucun des procureurs n’a représenté le Conseil dans son entier ou un Conseil unanime; seulement ses membres majoritaires. Ceci est également vrai pour l’étude Robillard avocats qui dit représenter les intérêts du Conseil alors qu’il ne représente que les intérêts de trois de ses conseillers contre son chef. Martine Bergeron-Milette et Karolane Landry-Mensah siègent au Conseil depuis le 29 août 2021 alors que Manon Bernard n’y est que depuis le 12 juin 2022. Le conflit réside, selon les Requérantes, dans le fait que dans le dossier T-98-22, Me Chartrand a comparu pour le Conseil le 19 août 2021 (tel qu’alors composé) et qu’il représente Michel R. Bernard dans le dossier T-1564-22 contre les membres actuels du Conseil. Or, au moment de la comparution de Me Chartrand dans le dossier T-98-22 aucune des Requérantes n’y siégeait, alors que les conseillers qui siègent actuellement au Conseil, les Requérantes et Stéphane Landry, n’ont jamais été représentés par Me Chartrand. C’est dans ce contexte que les Requérantes demandent à la Cour, de façon fort vague, d’en inférer que Me Chartrand a nécessairement bénéficié de renseignements confidentiels. Les Requérantes n’indiquent toutefois pas qu’elles auraient communiqué quelque renseignement confidentiel à Me Chartrand.

[38] Les Requérantes ajoutent que Me Chartrand, qui représentait le Conseil jusqu’à tout récemment, « a inévitablement été témoin des divergences d’opinion qui divisaient (et divisent toujours) celui-ci ». C’est vrai. Mais n’est-ce pas également vrai pour Me Martin qui représente depuis de nombreuses années cette opinion divergente? D’abord, les délibérations du Conseil et de ses membres, ainsi que les résolutions adoptées par ceux-ci, sont du domaine public. Par ailleurs, les deux clans ont eu un égal accès aux informations émanant du Conseil de Bande qui ne seraient pas du domaine public. L’information appartenait au Conseil et à ses membres, incluant ceux du clan adverse. Rappelons qu’en tout temps pertinent, et ce jusqu’à ce jour, Michel R. Bernard occupait le poste de chef du Conseil des Abénakis de Wôlinak et qu’en cette qualité, lui et son avocat ont eu accès aux informations qui concernent le Conseil de Bande.

[39] Dans ce contexte, la Cour est d’avis que les Requérantes n’ont pas démontré de façon réaliste une possibilité que des renseignements confidentiels pertinents aient été obtenus par Me Chartrand.

[40] Par ailleurs, l’étude Robillard avocats, qui dit représenter les intérêts du Conseil, devrait rendre compte à tous ses membres, incluant Michel R. Bernard. Selon la logique des Requérantes, leurs procureurs sont donc également susceptibles de se placer en situation de conflit d’intérêts.

[41] Outre le fait que cette position soit intenable, le fait de priver l’une des parties de l’avocat qui la représente depuis de nombreuses années est, de l’avis de la Cour, injuste et contraire aux intérêts de la justice.

[42] Il suffit de prendre l’exemple de la volte-face du clan Landry après avoir pris le contrôle du Conseil, pour s’en convaincre.

[43] À peine un mois avant l’élection du 12 juin 2022, Linda Landry, Stéphane Landry et Denis Landry ont amendé leur demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-98-22, avec la permission de la Cour, afin de demander l’annulation de cette élection, quel qu’en soit le résultat. L’argument étant qu’un processus d’élection vicié ne peut donner lieu qu’à un résultat d’élection invalide. Mais un mois plus tard non seulement Stéphane Landry est élu conseiller, mais son clan prend, pour la première fois depuis de nombreuses années, le contrôle du Conseil.

[44] Par leur deuxième demande d’amendement, qui n’est pas autorisée par la Cour, Linda Landry, Stéphane Landry et Denis Landry tentent un retour en arrière afin d’épargner le résultat des élections du 12 juin 2022, à tout le moins la partie qui leur est favorable. Ils tentent de substituer le Conseil de Bande à ses cinq membres de l’époque (incluant les Requérantes Martine Bergeron-Milette et Karolane Landry-Mensah qui étaient alors minoritaires) pour ne contester l’élection du 29 août 2021 qu’à l’égard de Michel R. Bernard. En d’autres termes, Michel R. Bernard ne serait plus partie à ce litige dont le nouvel objectif serait uniquement d’annuler son élection comme chef de la Bande. Cela est également une position intenable pour les demandeurs dans le dossier T-98-22. Et n’en déplaise aux membres actuels du Conseil, si le résultat d’une élection est invalide à cause d’un processus électoral vicié (la liste des électeurs était inexacte ou incomplète par exemple), il est invalide pour tous les membres élus.

[45] C’est d’ailleurs ce que l’audition au mérite de ces demandes de contrôle judiciaire permettra de déterminer.

IV. Conclusion

[46] Pour ces motifs, la Cour est d’avis que les Requérantes n’ont pas démontré que Me Sébastien Chartrand ou tout autre membre de l’étude Larochelle avocats se serait placé en position de conflit d’intérêts ou aurait obtenu quelque information confidentielle de la part d’ancien(s) client(s). Par ailleurs, la Cour est d’avis que le fait de forcer l’une des parties à se constituer un nouveau procureur, à ce stade-ci des procédures, serait susceptible de lui causer un préjudice indu et une grave injustice, ce qui serait contraire aux intérêts de la justice.

[47] Dans l’exercice de sa discrétion, la Cour estime juste de condamner les Requérantes à payer les dépens de Michel R. Bernard et elle les fixe à 1000,00 $.


ORDONNANCE dans T-922-20, T-98-22 et T-1564-22

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête de Martine Bergeron-Milette, Manon Bernard et Karolane Landry-Mensah visant à faire déclarer Me Sébastien Chartrand et le cabinet Larochelle avocats inhabiles à représenter les intérêts de Michel R. Bernard dans ces dossiers soit rejetée;

  2. Une copie des présents motifs soit placée dans chacun des dossiers T-922-20, T-98-22 et T-1564-22;

  3. Les Requérantes Martine Bergeron-Milette, Manon Bernard et Karolane Landry-Mensah soient condamnées à payer les dépens au montant de 1000,00 $ en faveur de Michel R. Bernard.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-922-20

 

INTITULÉ :

STEPHAN LANDRY, NATHALIE GROLEAU, KEVIN GAILLARDETZ-LANDRY, PIERRE-OLIVIER LANDRY-BERTHIAUME, SARAH LANDRY, JEAN LANDRY, DAREN LANDRY-GAGNON, SHAREEN LANDRY, DANNY LANDRY, LOUISE SAVARD, DENIS LANDRY, NATHALIE BERNARD, NORMAND CORRIVEAU, NORMAND JUNIOR BERNARD CORRIVEAU, PASCAL BERNARD CORRIVEAU, ANDRÉ MONTPLAISIR, DANIEL LANDRY, DANIEL ROCHELEAU ET EMMANUEL CLOUTIER c MICHEL R. BERNARD, RENÉ MILETTE, LUCIEN MILETTE, CHRISTIAN TROTTIER, agissant à titre de Chef et Conseillers au CONSEIL DE BANDE DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK

 

ET DOSSIER :

T-98-22

INTITULÉ :

LYNDA LANDRY, STEPHAN LANDRY ET DENIS LANDRY c MICHEL R. BERNARD, CHRISTIAN TROTTIER, MARTINE BERGERON-MILETTE, DANIEL LANDRY, KAROLANE LANDRY-MENSAH, en leur qualité respective de Chef et Conseillers élus au Conseil de bande des Abénakis de Wôlinak lors des élections du 29 août 2021 et MICHEL R. BERNARD, RENÉ MILETTE, LUCIEN MILETTE ET CHRISTIAN TROTTIER, en leur qualité personnelle

 

ET DOSSIER :

T-1564-22

INTITULÉ :

MICHEL R. BERNARD c STÉPHAN LANDRY, MARTINE BERGERON-MILETTE, MANON BERNARD ET KAROLANE LANDRY-MENSAH

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT AUX ARTICLES 359, 364 ET 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ORDONNANCE et motifs :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 mai 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Paul-Yvan Martin

Inma Prieto

 

pour les demandeurs DANS t-922-20

 

Philippe Larochelle

Sébastien Chartrand

 

pour le défendeur Michel r. bernard

DANS t-922-20 ET DANS T-98-22

ET POUR LE DEMANDEUR MICHEL R. BERNARD

DANS T-1564-22

 

François Robillard

Marie-Christine Lebœuf

 

pour Les DéFENDERESSES

Martine Bergeron-Milette,

Manon Bernard et Karolane Landry-Mensah DANS T-1564-22 ET DANS T-98-22

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Martin, Camirand, Pelletier, s.e.n.c.

Montréal (QC)

 

pour les demandeurs DANS t-922-20

ET pour les demandeurs DANS t-98-22

 

Larochelle Avocats

Montréal (QC)

 

pour le défendeur Michel r. bernard

DANS t-922-20 ET DANS T-98-22

ET POUR LE DEMANDEUR MICHEL R. BERNARD

DANS T-1564-122

 

Robillard Avocats Inc.

Montréal (QC)

 

pour Les DéFENDERESSES

Martine Bergeron-Milette,

Manon Bernard et Karolane Landry-Mensah DANS T-1564-22 ET DANS T-98-22

 

 

 

 

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