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Date : 20230901


Dossier : IMM-5781-22

Référence : 2023 CF 1189

Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

INCONNU DALJIT KAUR

INCONNU RATTAN SINGH

INCONNU RATTAN KAUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont une mère, Mme Kaur, et ses deux enfants adultes. Ils sont citoyens de l’Inde. La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 25 mai 2022, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté leur appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], concluant qu’ils n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] Les demandeurs ont vécu avec l’époux de la mère et père des enfants [le père de famille] à Dubaï pendant quelques années. En 2017, ils sont venus au Canada rendre visite à des membres de la famille pendant que le père de famille rentrait en Inde. Selon les demandeurs, en 2018, pendant qu’ils se trouvaient encore au Canada en visite chez des proches, le père de famille a été arrêté en Inde alors qu’il rencontrait deux amis que la police soupçonnait de trafic de stupéfiants. Il aurait été relâché après trois jours. Les demandeurs affirment qu’il a disparu par la suite, en 2019. Ils ont alors demandé l’asile au motif que, s’ils retournent en Inde, ils seront persécutés ou subiront un préjudice grave de la part des policiers qui tentent de savoir où se trouve le père de famille.

[3] La question déterminante pour la SPR était la crédibilité. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi de façon crédible qu’ils comptaient retourner vivre en Inde, que leurs témoignages étaient vagues et qu’ils n’avaient fourni aucun élément de preuve corroborant. La SPR était également d’avis qu’ils n’avaient pas établi que les personnes soupçonnées d’être des narcotrafiquants existaient bel et bien ou que le père de famille manquait à l’appel. D’après la SPR, rien n’expliquait pourquoi la police pourrait penser que le père de famille était impliqué dans le trafic de stupéfiants. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas donné d’explication cohérente quant à ce qui pousserait les policiers à harceler Mme Kaur, puisqu’elle ne savait pas où se trouvait son époux et ne connaissait rien au trafic de stupéfiants.

[4] La SAR a jugé, toutefois, que la question déterminante était celle du risque éventuel. Elle a reconnu que la SPR avait conclu que la crainte des demandeurs envers la police relevait de la conjecture, mais cette conclusion s’inscrivait dans son analyse plus large de la crédibilité. La SAR a conclu que la SPR s’était prononcée sur la question du risque éventuel « sinon explicitement, au moyen d’un sous-titre distinct dans les motifs, du moins implicitement ». La SAR a ajouté que, même si elle acceptait comme étant crédible le fait que le père de famille avait été arrêté par la police en 2018 et qu’il avait disparu en 2019, les demandeurs ont fourni des éléments de preuve insuffisants pour établir une possibilité sérieuse que la police indienne les persécute ou qu’elle les expose à un risque visé à l’article 97.

[5] Les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas respecté son obligation d’équité procédurale parce qu’elle a omis de leur offrir la possibilité de présenter des observations sur la question du risque éventuel. Ils affirment que le risque éventuel constituait en fait une nouvelle question, étant donné que la décision de la SPR se fondait sur la crédibilité. Comme le risque éventuel revêtait une importance centrale pour la décision de la SAR, celle-ci avait une obligation encore plus grande de leur permettre de présenter des arguments sur ce point. Subsidiairement, les demandeurs font valoir que la SAR a rendu une décision déraisonnable parce qu’elle ne s’est pas appuyée sur les observations que lui ont présentées les parties – ces observations ayant porté uniquement sur les erreurs reprochées à la SPR dans ses conclusions concernant la crédibilité.

[6] Le défendeur soutient que le risque éventuel fait partie intégrante de chacun des trois éléments essentiels d’une demande d’asile, soit les questions à savoir si le demandeur est crédible, si l’État peut le protéger contre le risque et s’il existe une possibilité de refuge intérieur où le demandeur ne sera exposé à aucun risque. La notion de risque comprend le risque éventuel. Selon le défendeur, la SPR a jugé que les craintes des demandeurs relevaient de la conjecture et s’est donc penchée sur la question du risque éventuel. Le défendeur cite à l’appui de sa position la décision Baez De La Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 457 [Baez De La Cruz], où le juge Luc Martineau a conclu que le risque prospectif n’était pas une question nouvelle, car l’existence d’un risque prospectif est toujours un élément central du droit à la protection prévue à l’article 97 de la LIPR (Baez De La Cruz au para 10).

[7] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Analyse

[8] Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, la Cour tranche les questions d’équité procédurale en se demandant « si une procédure juste et équitable a été suivie » (Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46-47). Cette norme ne commande aucune déférence à l’égard du décideur.

[9] Je conviens avec les demandeurs que, compte tenu des conclusions de la SPR et des observations qu’ils ont présentées dans le cadre de leur appel devant la SAR, ils auraient dû avoir la possibilité de présenter des observations sur la question du risque éventuel.

[10] Quand elle soulève une nouvelle question, la SAR doit généralement en aviser les parties pour qu’elles puissent présenter des observations à ce sujet (Herrera Salas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1363 au para 18; Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 aux para 66-71 [Ching]).

[11] La Cour suprême a défini ce qui constitue une nouvelle question dans l’arrêt R c Mian, 2014 CSC 54 :

[30] Une question est nouvelle lorsqu’elle constitue un nouveau fondement sur lequel on pourrait s’appuyer – autre que les moyens d’appel formulés par les parties – pour conclure que la décision frappée d’appel est erronée. Les questions véritablement nouvelles sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties (voir Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, par. 39) et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties. Vu cette définition, dans le cas de nouvelles questions, il faudra aviser les parties à l’avance pour qu’elles puissent en traiter adéquatement.

[12] Dans la décision Ching, la juge Catherine M. Kane a conclu que ces principes peuvent être appliqués, avec les adaptations nécessaires, aux appels interjetés devant la SAR (au para 71). Dans la décision Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600, le juge Denis Gascon décrit une « nouvelle question » en ces termes :

[25] […] Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel.

[13] En l’espèce, la SPR a rejeté les demandes d’asile pour des motifs liés à la crédibilité. Je souligne que, selon la SPR, la crainte éprouvée par les demandeurs à l’égard de la police relevait de la conjecture et que, en conséquence, la SPR a demandé à Mme Kaur à l’audience d’expliquer comment les policiers pourraient obtenir des promotions en la harcelant. La SPR a jugé que les réponses de Mme Kaur étaient vagues. Dans sa décision, la SPR a mentionné cet échange dans le contexte de son analyse de la crédibilité.

[14] Dans leur mémoire d’appel soumis à la SAR, les demandeurs avancent plusieurs arguments au sujet des conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité avant de soutenir que la SPR, pour toutes les raisons exposées, a commis des erreurs lorsqu’elle a analysé leur crédibilité.

[15] La question déterminante pour la SAR était non pas la crédibilité mais le risque éventuel. La SAR a conclu que, même si elle jugeait crédibles leurs allégations relatives à l’arrestation et à la disparition du père de famille, les demandeurs n’avaient pas présenté des éléments de preuve suffisants pour établir une possibilité sérieuse que la police indienne les persécute ou les expose à un risque visé à l’article 97 dans l’avenir.

[16] Comme il est mentionné plus haut, le défendeur s’appuie sur la décision Baez De La Cruz pour soutenir que le risque éventuel n’est pas une question nouvelle, car l’existence d’un tel risque est toujours un élément central du droit à la protection (au para 10). Le juge Martineau a déclaré que la SPR avait également à l’esprit l’inexistence d’un risque prospectif et qu’elle a statué à ce sujet, sinon explicitement, du moins de manière implicite (ibid). Le défendeur soutient que la SPR, en l’espèce, a examiné le risque éventuel explicitement lorsqu’elle a mentionné que la crainte des demandeurs relevait de la conjecture et qu’elle l’a examiné aussi de manière implicite.

[17] Je reconnais qu’il peut être parfois difficile de distinguer les cas où la SAR soulève une question nouvelle et ceux où elle confirme ou élargit une question existante. En l’espèce, et compte tenu des descriptions ci-dessus quant à ce qui constitue une question nouvelle, j’estime que la SAR a effectivement soulevé une nouvelle question. S’il est vrai que le risque éventuel est un point central dans toutes les demandes d’asile, il reste que la SPR n’a pas tiré de conclusion claire et explicite à ce sujet, et qu’il ne s’agissait pas non plus d’un des motifs d’appel des demandeurs.

[18] Qui plus est, la notion de « question centrale » et son interaction avec la « question nouvelle » ont été analysées par la juge Avvy Yao-Yao Go dans la décision Nmashie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 437 [Nmashie] :

[traduction]
[31] Troisièmement, le défendeur soutient que la SAR avait compétence pour examiner la question du risque éventuel, puisque la persécution et le préjudice constituent l’essence d’une demande d’asile : Baez De La Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 457 [Baez De La Cruz] au para 10; Musthaffa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 59 [Musthaffa] au para 39; voir également Kwakwa, au para 25 et Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 FC 4 [Koffi] au para 38.

[32] Toutefois, comme le font valoir les demandeurs, notre Cour a jugé que les nouvelles conclusions tirées par la SAR relativement à une possibilité de refuge intérieur [PRI], comme dans la décision Ojarikre, et la question d’une demande d’asile sur place, qui est l’objet de la décision Jianzhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, étaient des questions nouvelles. Même si je concède au défendeur que le risque éventuel constitue l’essence d’une demande d’asile, on peut dire la même chose de l’identité, de la crédibilité, de la PRI ou de la protection de l’État. Je n’ai pu trouver de décision de notre Cour, et aucune n’a été portée à mon attention par le défendeur, où il est énoncé qu’une question peut être nouvelle seulement si elle est accessoire, et non pas essentielle, à la demande d’asile.

[33] De fait, on pourrait avancer que, plus la question est centrale pour la demande d’asile, plus est élevée l’obligation de la SPR, au nom de l’équité procédurale, de faire part au demandeur de ses préoccupations et de lui donner la possibilité d’y répondre. Cette obligation serait conforme aux directives formulées dans l’arrêt Baker, soit que la nature et l’étendue de l’obligation d’équité devraient correspondre à l’importance de la décision pour les personnes visées : au para 25.

[19] À mon avis, le raisonnement de la juge Go dans la décision Nmashie au sujet de l’interaction entre une question centrale et une nouvelle question s’applique au présent contrôle judiciaire. En outre, comme on peut le lire dans la décision Nmashie, il est possible d’établir une distinction factuelle avec la décision Baez De La Cruz, car l’argument fondé sur l’équité procédurale a été rejeté dans cette affaire en partie du fait que le demandeur n’avait pas contesté les multiples conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR et confirmées par la SAR, ce qui avait rendu raisonnable la conclusion quant à l’absence de risque éventuel (voir également Nmashie au para 34). Dans la présente affaire, l’insuffisance des éléments de preuve établissant l’existence d’un risque éventuel, et non la crédibilité, était la question déterminante que devait trancher la SAR.

[20] À mon sens, il n’est pas pertinent en l’espèce que les conclusions de la SAR relatives au caractère suffisant de la preuve du risque éventuel soient justifiées à la lumière du dossier qui avait été présenté. Le point important ici est plutôt le fait que les demandeurs auraient dû avoir la possibilité de s’exprimer sur le risque éventuel avant que la SAR rende sa décision. L’omission de la part de la SAR de leur donner cette possibilité a entraîné un manquement à l’équité procédurale.

III. Conclusion

[21] Pour les motifs mentionnés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à la SAR pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment. Bien que l’issue du nouvel examen concernant le risque éventuel puisse rester la même, il est essentiel que les demandeurs aient la possibilité de présenter des observations à ce sujet. Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5781-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie;

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment;

  3. Les demandeurs auront la possibilité de présenter des observations sur le risque éventuel;

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5781-22

INTITULÉ :

INCONNU DALJIT KAUR ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AOÛT 2023

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER SEPTEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Julien Saint-Amour Lavigne

Pour les demandeurs

Julien Primeau-Lafaille

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Julien Saint-Amour Lavigne, avocat

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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