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Date : 20230830


Dossier : T-1704-22

Référence : 2023 CF 1177

Montréal (Québec), le 30 août 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

TOMMY BARON

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Tommy Baron, est un petit entrepreneur qui fabrique et vend des vélos et scooters électriques à partir de son domicile. Suite à la pandémie de COVID‐19 et aux mesures de confinement qui sont mises en place, M. Baron voit ses activités ralentir et le nombre de ses clients baisser. M. Baron demande alors des prestations canadiennes d’urgence [PCU], des prestations canadiennes de la relance économique [PCRE], ainsi que des prestations canadiennes pour les travailleurs en cas de confinement [PCTCC] pour différentes périodes comprises entre le 15 mars 2020 et le 22 janvier 2022. Comme c’est le cas pour la plupart des demandes de prestations liées à la COVID‐19, l’Agence du revenu du Canada [ARC], chargée d’administrer ces programmes au nom du Ministre de l’Emploi et du Développement social, accepte initialement les demandes de M. Baron et lui verse le montant des prestations.

[2] L’ARC procède par la suite à un examen de l’admissibilité de M. Baron aux prestations demandées. Au terme d’un premier examen, l’ARC informe M. Baron qu’il est inadmissible à l’ensemble des prestations, au motif qu’il ne satisfait pas au critère d’admissibilité exigeant d’avoir gagné au moins 5 000 $ de revenus d’emploi ou de travail indépendant au cours des périodes pertinentes.

[3] M. Baron demande un deuxième examen, comme la procédure mise en place par l’ARC le lui autorise, et fournit plusieurs factures pour faire état de ses revenus d’entreprise. Suite à cet examen, l’ARC informe M. Baron qu’il doit rembourser ses prestations de PCU, de PCRE et de PCTCC pour un tout autre motif, soit de ne pas avoir cessé de travailler pour un motif relié à la COVID‐19 et de ne pas avoir subi une baisse d’au moins 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente. Plus précisément, l’ARC refuse notamment les demandes de PCU de M. Baron au motif qu’il ne travaillait pas pour des raisons autres que la COVID‐19 et celles de PCTCC parce qu’il a fait défaut d’établir qu’il ne travaillait pas pour des raisons considérées raisonnables ou en lien avec un confinement dû à la COVID‐19.

[4] M. Baron sollicite maintenant le contrôle judiciaire des deux décisions datées du 14 juillet 2022 [Décisions] en vertu desquelles l’ARC a conclu qu’il était inadmissible à la PCU et à la PCTCC. Le défendeur, le procureur général du Canada [PGC], a convenu que la décision de l’ARC eu égard à la PCRE, aussi rendue le 14 juillet 2022, est déraisonnable; ainsi, l’affaire a déjà été retournée à l’ARC pour un nouvel examen et M. Baron a déposé un avis de désistement partiel quant à sa demande de contrôle judiciaire relative aux prestations de PCRE. Les prestations de PCRE ne sont donc pas visées par le présent jugement.

[5] M. Baron demande à la Cour de renvoyer son dossier à l’ARC pour un nouvel examen de ses demandes de PCU et de PCTCC. Il prétend que l’ARC aurait conclu erronément qu’il n’avait pas été incapable de travailler en raison de la COVID‐19. M. Baron soumet également que l’ARC aurait manqué à son obligation d’agir équitablement en refusant ses prestations de PCU et de PCTCC pour des motifs qui ne lui avaient jamais été mentionnés auparavant suite au premier examen de ses demandes.

[6] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Baron sera accueillie. Après avoir examiné les motifs de l’ARC, la preuve au dossier et le droit applicable, je suis d’avis que, dans les circonstances, les Décisions relatives aux prestations de PCU et de PCTCC de M. Baron ne respectent pas les règles d’équité procédurale. Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à examiner les autres arguments qu’invoque M. Baron pour contester le caractère raisonnable des Décisions.

II. Contexte

A. Les faits

[7] La PCU, la PCRE et la PCTCC font partie de l’arsenal de mesures introduites par le gouvernement fédéral à compter de 2020 afin de pallier les répercussions économiques causées par la pandémie de COVID‐19. Il s’agissait de paiements monétaires ciblés qui visaient à fournir un soutien financier aux travailleurs et travailleuses ayant subi une perte de revenus en raison de la pandémie, et qui ne pouvaient bénéficier de la protection offerte par le régime usuel d’assurance-emploi. L’ARC est l’office fédéral responsable de l’administration de la PCU, de la PCRE et de la PCTCC.

[8] La PCU était disponible pour toute période de deux semaines comprise entre le 13 mars 2020 et le 26 septembre 2020 pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui ont subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID‐19. Le cadre législatif de la PCU est défini dans la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, ch 5, art 8 [Loi sur la PCU], soit l’article 8 de la Loi sur les mesures d’urgence visant la COVID‐19, LC 2020, c 5. Pour être admissible à recevoir des paiements de PCU, un demandeur devait notamment démontrer qu’il ou elle avait reçu, en 2019 ou au cours des 12 mois précédant sa première demande, un revenu d’au moins 5 000 $ (avant impôts) provenant d’un emploi ou d’un travail indépendant. Un demandeur devait aussi avoir cessé d’exercer son emploi ou d’exécuter un travail pour son compte pour des raisons liées à la COVID‐19.

[9] La PCRE a succédé à la PCU et était offerte pour toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021 pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui ont subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID‐19 (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 [Aryan] au para 2). Les critères d’admissibilité à la PCRE, prévus dans la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, ch 12, art 2, exigeaient entre autres que le salarié ou le travailleur indépendant ait gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande.

[10] La PCTCC, pour sa part, était disponible pour toute période d’une semaine comprise entre le 24 octobre 2021 et le 7 mai 2022 pour les salariés et travailleurs indépendants qui étaient incapables de travailler en raison d’un ordre de confinement lié à la COVID‐19. Les critères d’admissibilité à la PCTCC, prévus dans la Loi sur la prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement, LC 2021, ch 26, art 5 [Loi sur la PCTCC], requéraient entre autres que le salarié ou travailleur indépendant ait gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2020, en 2021, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande, et qu’il ait été empêché de travailler pour des raisons qui sont considérées raisonnables ou en lien avec un confinement dû à la COVID‐19.

[11] M. Baron fait les demandes de prestation suivantes : une demande de PCU pour trois périodes de deux semaines allant du 15 mars 2020 au 6 juin 2020; une demande de PCRE pour 27 périodes de deux semaines s’échelonnant du 27 septembre 2020 au 9 octobre 2021; et une demande de PCTCC pour cinq périodes d’une semaine comprises entre le 19 décembre 2021 et le 22 janvier 2022.

[12] Dans le cadre du premier examen de ses demandes de prestation, M. Baron soumet des pièces justificatives, dont des relevés bancaires, pour démontrer qu’il a gagné au moins 5 000 $ (avant impôt) de revenus d’emploi ou de travail indépendant dans les années pertinentes pour les différentes prestations demandées.

[13] En février et mars 2022, suite au premier examen de son admissibilité aux prestations, M. Baron reçoit des lettres de l’ARC l’informant qu’il n’est pas éligible aux prestations reçues au motif qu’il n’a pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôt) de revenus d’emploi ou de travail indépendant en 2019, 2020, 2021, ou au cours des 12 mois avant la date de ses demandes.

[14] Convaincu que l’ARC s’est méprise dans l’évaluation de son dossier, M. Baron transmet alors une demande de deuxième examen de son admissibilité aux prestations de PCU, de PCRE et de PCTCC. Au même moment, il envoie à l’ARC une lettre explicative ainsi que plusieurs documents visant à faire la démonstration qu’il satisfait sans l’ombre d’un doute au critère de 5 000 $ de revenus d’entreprise nets.

[15] Le 11 juillet 2022, l’agente de deuxième examen de l’ARC [Agente], madame Josée‐Anne Hudon, communique avec M. Baron par téléphone. Lors de cette conversation téléphonique, elle lui dit qu’elle a reçu tous les documents de ce dernier afin de faire la preuve du critère de 5 000 $. L’Agente affirme — dans son affidavit soumis par le PGC en réponse à la demande de contrôle judiciaire de M. Baron — qu’elle explique aussi à M. Baron qu’elle n’a pas seulement la tâche d’évaluer le critère de 5 000 $, mais qu’elle doit également analyser son dossier pour déterminer s’il satisfait toutes les conditions d’admissibilité à la PCU, la PCRE et la PCTCC.

[16] Au cours de l’entretien téléphonique, M. Baron mentionne à l’Agente qu’il n’aurait jamais cessé de travailler, qu’il pouvait continuer son entreprise de fabrication de vélos électriques, car il travaille à partir de sa maison, et que, vu la nature de son entreprise, il vendait moins de vélos en hiver, mais en profitait pour préparer ses commandes pour l’été suivant. Il ajoute aussi ne pas avoir eu de baisse de revenus en 2020 par rapport à 2019.

[17] Aux termes de son analyse, consignée dans trois notes datées des 11 et 12 juillet 2022, l’Agente détermine que M. Baron est inadmissible tant à la PCU, la PCRE que la PCTCC. Ainsi, le 14 juillet 2022, l’ARC transmet ses Décisions à M. Baron au moyen de trois lettres types. Une première correspondance informe M. Baron qu’il n’est pas admissible à la PCU puisqu’il n’avait pas cessé de travailler ou vu ses heures de travail réduites en raison de la COVID‐19. La lettre relative à la PCRE stipule que M. Baron n’est pas admissible à ces prestations parce qu’il ne travaillait pas pour des raisons autres que la COVID‐19 et qu’il n’avait pas subi une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen. En ce qui a trait à la PCTCC, l’ARC mentionne que M. Baron n’avait pas démontré qu’il ne pouvait pas travailler pour des raisons considérées raisonnables ou en lien avec un confinement dû à la COVID‐19, et qu’il n’avait pas subi une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen.

[18] Le 18 août 2022, M. Baron dépose la présente demande de contrôle judiciaire à l’encontre des Décisions.

B. La norme de contrôle

[19] Comme l’a fait correctement valoir le PGC, la norme de contrôle applicable au mérite des Décisions de l’Agente est celle de la décision raisonnable (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 [He] au para 20; Lajoie c Canada (Procureur général), 2022 CF 1088 au para 12; Aryan aux para 15–16).

[20] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). C’est à la partie qui conteste une décision administrative que revient le rôle de démontrer son caractère déraisonnable.

[21] L’arrêt Vavilov ne traite pas directement des questions d’équité procédurale, et la démarche à adopter à cet égard dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire n’a donc pas été modifiée (Vavilov au para 23). Il a longtemps été reconnu que la norme de la décision correcte est la norme de contrôle qui s’applique pour savoir si un décideur administratif a respecté son devoir d’équité procédurale et les principes de justice fondamentale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd v Atlantic Towing Limited, 2021 FCA 26 au para 107).

[22] La Cour d’appel fédérale a toutefois affirmé que les questions d’équité procédurale ne requièrent pas l’application des normes de contrôle judiciaire usuelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] aux para 33–56). Il s’agit plutôt d’une question juridique qui doit être évaluée en fonction des circonstances afin de déterminer si la procédure suivie par un décideur a respecté ou non les normes d’équité et de justice naturelle (CCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 [Huang] aux para 51–54). Cette analyse comporte l’examen des cinq facteurs contextuels non exhaustifs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], à savoir : 1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l’organisme public pour y parvenir; 2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l’organisme public; 3) l’importance de la décision pour les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et 5) les choix de procédure que l’organisme fait lui‐même et la nature du respect dû à l’organisme (Vavilov au para 77; Congrégation des témoins de Jéhovah de St‐Jérôme‐Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 au para 5; Baker aux para 23–27).

[23] Il appartient à la cour de révision de se demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (CCP au para 54). Par conséquent, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’équité procédurale et sur des manquements aux principes de justice fondamentale, la véritable question n’est pas tant de savoir si la décision était « correcte ». C’est plutôt de déterminer si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur administratif était équitable et a donné aux parties concernées le droit de se faire entendre ainsi que la possibilité complète et équitable d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre (CCP au para 56; Huang aux para 51‐54). Les cours de révision n’ont pas à faire preuve de déférence envers le décideur administratif sur des questions ayant trait à l’équité procédurale.

[24] Les questions d’équité procédurale et l’obligation d’agir équitablement, il faut le rappeler, ne concernent pas le bien-fondé ou le contenu d’une décision rendue, mais se rapportent plutôt au processus suivi. L’équité procédurale comporte deux volets : le droit d’être entendu et d’avoir la possibilité de répondre à la preuve qu’une partie doit réfuter; et le droit à une audition juste et impartiale devant un tribunal indépendant (Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 82). Il est aussi bien établi que les exigences de l’obligation d’équité procédurale sont « éminemment variables », intrinsèquement souples et tributaires du contexte (Vavilov au para 77; Baker au para 21; CCP au para 40; Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404 au para 113; Foster Farms LLC c Canada (Diversification du commerce International), 2020 CF 656 aux para 43–52). Elle « ne réside pas dans un ensemble de règles adoptées » (Green c Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20 au para 53). La nature et l’étendue de l’obligation fluctuent en fonction du contexte particulier et des diverses situations factuelles examinées par le décideur administratif, ainsi que de la nature des différends à trancher (Baker aux para 25–26). Autrement dit, la question de savoir si une décision respecte les principes d’équité procédurale doit être tranchée au cas par cas.

III. Analyse

[25] Comme je l’ai mentionné lors de l’audience, la question déterminante dans le présent dossier est celle de l’équité procédurale. Pour les raisons qui suivent, je conclus que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, l’Agente a enfreint les règles de l’équité procédurale et a empêché M. Baron d’avoir droit à une défense pleine et entière.

[26] Je précise une chose d’entrée de jeu. Je ne remets pas du tout en doute la probité et le professionnalisme de l’Agente chargée du dossier de M. Baron. En arrivant à sa conclusion, l’Agente a, en toute bonne foi et en regard des dispositions législatives qu’elle a le mandat d’appliquer, déterminer que M. Baron ne satisfaisait pas aux critères de la loi. Je ne conteste pas du tout que le rôle et les fonctions des agents de premier et deuxième examen de l’ARC sont de regarder l’ensemble de la loi et de s’assurer que tous les critères d’admissibilité soient bien respectés par les contribuables. Même si le premier refus de l’ARC était fondé sur le critère de 5 000 $, l’Agente avait la responsabilité de considérer tous les critères de la Loi sur la PCU et la Loi sur la PCTCC. En ce sens, l’Agente a effectivement accompli le travail qui lui incombe aux termes de ces deux lois.

[27] Cependant, à la lumière du dossier, je ne suis pas convaincu que M. Baron était vraiment au courant du dossier auquel il faisait face ni qu’il a eu pleinement l’occasion de prendre connaissance de la preuve à réfuter et d’y répondre lors du deuxième examen de ses demandes de prestations PCU et PCTCC.

[28] J’accepte que l’Agente a mentionné à M. Baron qu’elle devait analyser son dossier « selon tous les critères », et que tous les critères doivent effectivement être respectés. Je reconnais aussi que, dans les discussions téléphoniques qui ont eu lieu avec l’Agente, M. Baron a indiqué qu’il n’avait jamais arrêté de travailler et que son travail était plus « tranquille » en hiver. Mais, dans un contexte où l’ARC avait déjà fait son lit aux termes de son premier examen et identifié un critère d’inadmissibilité spécifique (soit l’absence de revenus de plus de 5 000 $), elle avait l’obligation de faire preuve de plus de transparence dans le processus de deuxième examen si elle changeait son fusil d’épaule et souhaitait maintenant s’appuyer sur de nouveaux critères d’inadmissibilité pour refuser les demandes de prestations de M. Baron.

[29] Je rappelle qu’il s’agit ici d’une situation où l’ARC a décidé de retirer des bénéfices déjà octroyés et obtenus de bonne foi par M. Baron, et que l’Agente devait donc s’assurer que M. Baron soit effectivement entendu sur les nouveaux critères.

[30] Les questions d’équité procédurale sont des cas d’espèce et, dans le présent dossier, trois éléments me convainquent qu’il y a eu un manquement à l’égard de M. Baron.

[31] D’abord, je m’arrête sur les lettres de premier examen transmises par l’ARC à M. Baron. Ces lettres sont datées du 25 février 2022 pour la PCRE et la PCTCC, et du 11 mars 2022 pour la PCU. Toutes trois indiquent que M. Baron ne satisfait pas au critère d’admissibilité particulier suivant : « [v]ous n’avez pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus net de travail indépendant en 2019, ou au cours des 12 mois précédant la date de votre première demande ». Pour les périodes, on ajoute « en 2020 » pour la PCRE et on précise 2020 ou 2021 pour la PCTCC. Ces lettres de premier examen ne réfèrent à aucun autre critère d’admissibilité pour l’un ou l’autre des trois types de prestations. Il était donc tout à fait raisonnable et logique pour M. Baron de conclure que seul le critère d’admissibilité du 5 000 $ faisait défaut dans son dossier.

[32] Je souligne par ailleurs que les lettres de premier examen de l’ARC utilisent toutes le même langage en ce qui a trait au processus pour faire une demande de deuxième examen. Les Décisions mentionnaient expressément ce qui suit à M. Baron :

Votre demande [de deuxième examen] doit inclure les renseignements suivants :

- la raison pour laquelle vous n’êtes pas d’accord avec la décision de l’Agence du revenu du Canada; par exemple, certains renseignements n’ont pas été pris en compte ou certains faits ou détails étaient manquants, ont été mal interprétés ou n’ont pas été pris en compte dans leur contexte;

- tout nouveau document, fait nouveau ou correspondance pertinents;

- vos coordonnées, votre adresse domiciliaire actuelle et votre numéro de téléphone actuel.

[33] À mon avis, il est clair du libellé des lettres de premier examen que la demande de deuxième examen ne gravite qu’autour des motifs évoqués par l’ARC dans son premier examen. L’ARC invite en effet le contribuable qui veut se prévaloir d’un second examen à traiter de « la raison pour laquelle vous n’êtes pas d’accord avec la décision » de l’ARC, et à inclure les documents et faits nouveaux pertinents. Tout dans les lettres de premier examen suggère donc que le second examen ne portera que sur le critère d’inadmissibilité retenu par l’ARC dans sa décision de premier examen. Nulle part n’est-il mentionné que le deuxième examen pourrait porter sur des critères d’admissibilité autres que ceux ayant été considérés dans le cadre du premier examen. Ou du moins, nulle part l’ARC n’évoque-t-elle cette possibilité dans ses instructions faites au contribuable sur le processus de deuxième examen.

[34] Je ne dis pas que l’ARC n’est pas en droit d’analyser tous les critères établis par la loi lors de son deuxième examen. Bien au contraire, c’est là son mandat et l’objet du travail des agents et agentes de premier et deuxième examen. Mais, vu le silence des lettres de premier examen au sujet des autres critères d’admissibilité, et l’invitation faite à M. Baron de faire valoir son point de vue sur le critère d’inadmissibilité retenu, les principes d’équité procédurale exigeaient de l’ARC que l’Agente indique clairement à M. Baron qu’elle considérait d’autres critères lors de son second examen, et qu’elle lui précise clairement quels sont les autres critères en jeu.

[35] C’est ce qui n’a pas été fait dans le cas de M. Baron. À mon avis, pour respecter les règles de l’équité procédurale, il n’était pas suffisant pour l’Agente de simplement dire, à brûle-pourpoint et de façon générale, que « tous les critères » doivent être respectés, sans spécifier quels critères particuliers accrochent ou sont l’objet d’une vérification plus approfondie au niveau du second examen.

[36] Deuxièmement, comme je l’ai souligné lors de l’audience, le dossier certifié du tribunal contient plusieurs notes de l’Agente relatives à l’entretien téléphonique du 11 juillet avec M. Baron. Incidemment, bien que tant l’Agente dans son affidavit que le PGC dans son mémoire fassent état d’une conversation datée du 12 juillet 2022, les notes de l’Agente indiquent clairement que l’entretien téléphonique avec M. Baron a eu lieu le 11 juillet à 14 h 50, et non le 12 juillet. Il est bien établi que ces notes font partie des motifs des Décisions (He au para 30; Aryan au para 22). Or, le contenu de ces notes me laisse songeur quant à ce qui a effectivement été dit à M. Baron au sujet de la portée du deuxième examen.

[37] Une première note, apparemment rédigée le 11 juillet, semble faire état de la conversation téléphonique avec M. Baron au moment où celle-ci se déroule (Dossier du défendeur à la p 248). Comme le précise l’Agente dans son affidavit, ce sont des notes spécifiques enregistrées par les agents de l’ARC dans le cadre de leurs interactions avec les contribuables. Cette note fait état des discussions avec M. Baron, mais reste tout à fait muette sur quelque référence que ce soit à une révision plus globale de tous les critères. Dans une seconde note, cette fois apparemment rédigée en date du 12 juillet (Dossier du défendeur à la p 253), l’Agente reprend ses observations sur l’entretien téléphonique du 11 juillet à 14 h 50, et c’est dans cette note que figure la mention suivante : « [j]e lui mentionne que je vais analyser son dossier selon tous les critères, car je lui explique qu’il n’a pas seulement le critère du 5k que nous devons respecter. Nous devons tous les respecter ». La note poursuit en référant aux propos de M. Baron sur le fait que son entreprise est plus tranquille l’hiver et qu’il affirme n’avoir jamais arrêté de travailler. La note ajoute aussi que les heures de travail de M. Baron « n’ont pas été réduites en raison de la COVID‐19 » et que M. Baron n’a jamais arrêté de vendre des vélos.

[38] Une troisième note, qui semble encore une fois datée du 12 juillet (Dossier du défendeur à la p 258 pour la PCU et p 262 pour la PCTCC) reprend les mêmes observations sur l’entretien téléphonique du 11 juillet et sur les propos de M. Baron, mais, tout comme pour la première note, elle ne contient aucune référence au fait que l’Agente aurait informé M. Baron qu’elle allait scruter tous les critères ou que la discussion téléphonique portait sur l’ensemble des critères d’admissibilité aux prestations en cause.

[39] Il est donc loin d’être clair, à la lecture des Décisions (lesquelles incluent les trois notes de l’Agente), si et de quelle façon M. Baron aurait effectivement été informé des autres critères qui faisaient l’objet du second examen. Chose certaine, il appert qu’en aucun temps M. Baron n’a été clairement informé que le second examen portait expressément sur le fait de savoir s’il avait effectivement cessé d’exécuter un travail pour son compte pour des raisons liées à la COVID‐19 ou sur la question de sa baisse de revenus hebdomadaires de 50%.

[40] Enfin, et c’est là le troisième élément qui m’amène à invalider les Décisions de l’Agente, je note que la Décision sur la PCU affirme que M. Baron « n’a pas cessé de travailler ou ses heures de travail n’ont pas été réduites en raison de la COVID‐19 » [soulignements ajoutés], alors qu’il n’y a rien dans le dossier permettant de conclure que les heures de travail de M. Baron n’auraient pas été réduites suite à la pandémie. Dans la même veine, l’affirmation faite par l’Agente dans la Décision sur la PCTCC à l’effet que M. Baron « n’a pas eu une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID‐19 » ne trouve appui dans aucun élément de preuve au dossier. En fait, une note de M. Baron dans le dossier du tribunal (Dossier du défendeur à la p 231) indique le contraire et expose que M. Baron n’a aucun revenu depuis le début janvier 2022.

[41] Qui plus est, pour la PCTCC, l’alinéa 4(1)f)(ii) de la Loi sur la PCTCC dit expressément qu’une personne « n’a pu exécuter le travail pour son compte qu’elle exécutait habituellement [...] » [soulignements ajoutés]. Je ne suis pas convaincu que le dossier permet de conclure qu’en raison de la COVID‐19 et du confinement, M. Baron a pu continuer d’effectuer le travail qu’il faisait « habituellement ». Tout au contraire, il ressort du dossier que, si M. Baron n’a pas complètement cessé de travailler, il a effectivement modifié son travail habituel en raison de la COVID‐19 et a notamment profité des périodes hivernales plus tranquilles pour passer plus de temps à préparer ses commandes pour l’été suivant et à faire des démarches de mise en marché de ses vélos électriques.

[42] J’ouvre une parenthèse pour souligner qu’à mon avis, il est erroné pour le PGC de conclure que M. Baron aurait fait un « aveu » en affirmant, dans sa conversation avec l’Agente, qu’il n’avait jamais arrêté de travailler lors de la pandémie de COVID‐19. Il est manifeste des Décisions que M. Baron a fait cette affirmation dans le cadre de sa discussion générale avec l’Agente, sans être au courant du fait que l’Agente était alors en train de tester (si tel était le cas) son respect d’un critère d’admissibilité aux prestations demandées.

[43] Somme toute, il ressort du dossier que M. Baron ne savait aucunement que les critères d’admissibilité portant sur sa cessation de travail ou sur sa baisse de revenus hebdomadaires de 50% étaient en jeu dans le second examen. M. Baron n’était pas au courant de ces enjeux lors de l’entretien téléphonique du 11 juillet 2022, il ne pouvait avoir aucune idée que l’ARC menait son deuxième examen sur l’un ou l’autre de ces motifs d’inadmissibilité, et il n’a donc pas pu bénéficier d’une possibilité complète et équitable de répondre aux arguments de l’ARC et de faire la preuve qu’il satisfaisait aussi, selon lui, à ces critères d’admissibilité.

[44] Ce n’était pas à M. Baron de deviner quels nouveaux critères d’admissibilité préoccupaient l’ARC lors du deuxième examen. Il appartenait plutôt à l’ARC, dans les circonstances et dans un contexte où elle avait identifié un manquement au critère d’admissibilité du 5 000 $, de renseigner correctement M. Baron au sujet de la portée de son second examen, pour qu’il ait une occasion juste et équitable de faire valoir sa position.

[45] Comme je l’ai mentionné dans une décision récente (Radiyeh v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1234 au para 29), l’injustice procédurale a besoin de noirceur et d’obscurité pour survivre et prospérer. Et c’est lorsque les processus décisionnels manquent de transparence et de clarté que peuvent plus aisément surgir les manquements aux règles de l’équité procédurale. L’équité procédurale impose aux décideurs, qu’ils soient des cours de justice ou des tribunaux administratifs, le devoir de s’assurer que les justiciables qui comparaissent devant eux ne soient pas laissés dans l’ignorance. C’est, hélas, ce qui s’est produit avec M. Baron dans le présent dossier, et qui justifie l’intervention de la Cour dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire.

[46] Il est possible qu’aux termes d’un troisième examen, l’ARC conclue tout de même que M. Baron n’a pas satisfait les critères évoqués dans les lettres de deuxième examen pour avoir droit aux prestations de PCU et de PCTCC. Mais M. Baron aura eu l’opportunité de faire valoir ses représentations sur tous les critères d’admissibilité en jeu, et de déposer ses éléments de preuve, en réponse à la vérification de l’ARC, avant que celle-ci ne tranche la question. C’est l’essence même du droit à l’équité procédurale.

[47] Dans ses arguments, le PGC a fréquemment référé à l’affaire Lussier c Canada (Procureur général), 2022 CF 935 [Lussier]. Avec égards, je suis d’avis que ce précédent se distingue aisément du cas de M. Baron. Dans l’affaire Lussier, la Cour mentionne, pour conclure à l’absence d’entorse à l’équité procédurale, que « [l]’agente a spécifiquement soulevé avec M. Lussier le critère de baisse de revenu liée à la COVID‐19, et lui a donné l’occasion de fournir ses explications » [soulignements ajoutés] (Lussier au para 24). Ici, rien ne permet d’établir que les critères d’admissibilité soudainement retenus dans les Décisions de deuxième examen ont été spécifiquement soulevés avec M. Baron et que ce dernier a eu l’occasion de fournir ses explications à leur sujet. Bien au contraire, les notes de l’Agente ne parlent qu’une seule fois du fait que « tous les critères doivent être considérés », et ce de façon fort générale, sans jamais identifier ou mentionner à M. Baron les critères particuliers qu’il pourrait avoir omis de satisfaire.

[48] Non seulement est-il loin d’être clair que l’Agente a effectivement mis M. Baron en garde qu’elle allait vérifier tous les critères applicables, mais, chose certaine, il ressort du dossier que l’Agente n’a manifestement pas précisé quel critère spécifique d’admissibilité elle vérifiait dans le cadre de son deuxième examen des demandes de prestations PCU et PCTCC. Comme l’a indiqué M. Baron dans son affidavit, ce n’est qu’à la réception des Décisions qu’il a appris la nature des nouveaux critères d’admissibilité invoqués par l’ARC pour le disqualifier des prestations PCU et PCTCC.

[49] L’obligation d’équité procédurale vise à garantir que les décisions administratives sont rendues à l’issue d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal, institutionnel et social, et qu’elles accordent aux personnes visées la possibilité de présenter leur point de vue et des éléments de preuve qui seront dûment pris en considération par le décideur administratif avant de rendre sa décision (Baker aux para 21–22; Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 au para 18). C’est précisément ce qui n’a pas été offert à M. Baron.

IV. Conclusion

[50] Pour l’ensemble de ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. Baron est accordée. L’analyse menée par l’Agente eu égard aux prestations de PCU et de PCTCC est entachée d’une entorse aux règles d’équité procédurale. L’ARC doit donc procéder à un nouvel examen des demandes de prestations PCU et PCTCC de M. Baron en s’assurant de l’informer clairement des critères sur lesquels l’ARC s’interroge et en permettant à M. Baron de faire valoir ses preuves et représentations sur ces critères.

[51] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, je suis d’accord avec les parties que M. Baron a droit de recevoir des dépens, et que la somme forfaitaire de 2 940 $ sur laquelle les parties se sont entendues est raisonnable et justifiée.

 


JUGEMENT au dossier T-1704-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

  2. Les décisions datées du 14 juillet 2022 en vertu desquelles l’Agence du revenu du Canada [ARC] a conclu que le demandeur était inadmissible à la Prestation canadienne d’urgence [PCU] et à la Prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement [PCTCC] sont annulées.

  3. Le dossier du demandeur relativement à ses demandes de prestations de PCU et de PCTCC est retourné à l’ARC pour qu’il soit considéré à nouveau par un nouvel agent, sur la base des présents motifs.

  4. Le défendeur devra payer des dépens de 2 940 $ au demandeur.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1704-22

 

INTITULÉ :

BARON c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 AOÛT 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Yanick Péloquin

Pour LE DEMANDEUR

Me Alice Zhao Jiang

Pour LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yanick Péloquin

Avocat

Saint-Joseph-de-Sorel (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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