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Date : 20230608


Dossier : T-1632-16

Référence : 2023 CF 783

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2023

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION

demanderesses/défenderesses reconventionnelles

et

APOTEX INC.

défenderesse/demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS

I. Introduction

[1] La présente ordonnance porte sur les dépens et débours payables à la suite du jugement et des motifs par lesquels j’ai accueilli les demandes reconventionnelles des défenderesses Teva Canada Limited, Pharmascience Inc. et Laboratoire Riva Inc., Apotex Inc. (Apotex) et Mylan Pharmaceuticals ULC, conclu que les revendications invoquées par les demanderesses (collectivement, Lilly) dans les lettres patentes canadiennes no 2,226,784 (le brevet 784) étaient invalides pour cause de portée excessive et d’insuffisance, et rejeté l’action en contrefaçon de Lilly contre chacune des défenderesses en ce qui concerne le brevet 784 (2022 CF 1398). J’ai ensuite mis en délibéré la question des dépens et permis aux parties de déposer des observations écrites à cet égard, mais j’ai adjugé à Lilly les dépens afférents à la requête concernant le ouï-dire conformément à l’article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Apotex et Lilly ont présenté des observations écrites concernant les dépens afférents au procès sommaire.

[2] Je dois donc déterminer laquelle des parties a droit aux dépens, ainsi que le montant des dépens à adjuger.

[3] Comme les défenderesses ont obtenu gain de cause dans le cadre du procès sommaire, j’adjugerai des dépens à Apotex. En résumé, et pour les motifs qui suivent, je conclus 1) que des dépens majorés, c’est-à-dire qui dépassent le tarif, sous forme de somme globale, sont justifiés; 2) qu’un montant correspondant à 25 % du montant rajusté des honoraires d’avocat d’Apotex est approprié; 3) que les débours d’un montant de 11 763,90 $, taxes incluses, ont été effectivement engagés par Apotex et étaient raisonnablement nécessaires; et 4) que ce montant portera intérêt après jugement au taux de 5 % à compter de 30 jours suivant la date de la présente ordonnance. Je vais aussi accorder à Lilly les dépens afférents à la requête concernant le ouï-dire (1 084,80 $), que je déduirai des dépens adjugés à Apotex.

II. Les positions des parties

[4] Apotex sollicite des dépens de 961 474,54 $ dans le cadre de la présente action en ce qui concerne le brevet 784, soit i) 37,5 % des honoraires qu’elle a effectivement engagés (949 710,64 $) et ii) 100 % de ses débours raisonnables (11 763,90 $), plus les dépens afférents à la présente requête (1 000 $) et les intérêts après jugement sur les dépens adjugés au taux de 5 %.

[5] À titre subsidiaire, Apotex sollicite des dépens de 175 297,50 $ dans le cadre de la présente action en ce qui concerne le brevet 784, soit i) les honoraires liés au brevet 784, taxés conformément à l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B, ce qui correspond à des honoraires de 163 533,60 $; et ii) des débours raisonnables et nécessaires qui totalisent 11 763,90 $, plus les dépens afférents à la présente requête, soit un montant de 1 000 $, et les intérêts après jugement sur les dépens adjugés au taux de 5 %.

[6] Subsidiairement encore, Apotex sollicite une ordonnance, au titre des articles 400 et 403 des Règles, enjoignant à un officier taxateur de calculer les dépens (honoraires et débours) d’Apotex conformément aux paragraphes 2 ou 3 plus haut, ou selon une méthode de rechange.

[7] À l’appui de sa demande, Apotex invoque l’affidavit de Mme Lisa Ebdon, une auxiliaire juridique du cabinet d’avocats Goodmans LLP. Mme Ebdon, qui n’a pas été contre-interrogée, a déposé 11 pièces et plus de 700 pages, notamment les copies de toutes les factures de Goodmans LLP à Apotex pour les honoraires engagés dans le cadre du dossier T-1632-16, datées de novembre 2016 à mars 2020 (pièce A, partiellement caviardée, environ 420 pages), des copies caviardées de toutes les factures envoyées par Goodmans à Apotex pour ses honoraires relatifs à la présente action, datées d’avril 2020 à octobre 2021 (pièce D), et un mémoire de dépens relatif au brevet 784, préparé conformément à l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B (pièce F), qui totalise 163 533,60 $, taxes incluses.

[8] Les copies des factures jointes aux pièces A et D comprennent les dossiers caviardés relatifs à des brevets qui ne sont pas en cause en l’espèce, c’est-à-dire les brevets canadiens nos 2,379,948; 2,371,684 et 2,492,540. Par conséquent, Mme Ebdon présente un résumé et un total des honoraires engagés relativement au brevet 784 pour la période allant de novembre 2016 à mars 2020, ce qui équivaut à un total de 624 278,16 $ (taxes incluses) (pièces B et C, partiellement caviardées). Mme Ebdon affirme également que seuls les dossiers non caviardés ou partiellement caviardés figurant dans la pièce D font référence aux honoraires relatifs au brevet 784 qui ont été engagés entre avril 2020 et octobre 2021. D’après le paragraphe 10 de son affidavit, les honoraires associés au brevet 784 au cours de cette période s’élèvent à 1 908 283,55 $ (taxes incluses). Selon les renseignements contenus dans son affidavit, les honoraires engagés relativement au brevet 784 entre novembre 2016 et octobre 2021 s’élèvent à 2 532 561,71 $ (taxes incluses).

[9] Quant aux débours, au paragraphe 12 de son affidavit, Mme Ebdon affirme que les débours d’Apotex s’élèvent à 11 763,90 $ (taxes incluses) et dépose la pièce E, qui contient un résumé des débours facturés à Apotex pour les dépenses liées au brevet 784, ainsi que des documents justificatifs. La pièce E comprend aussi les factures pour la transcription de l’interrogatoire préalable de l’inventeur du brevet 784 ainsi que pour les frais de déplacement des avocats afin qu’ils assistent à l’audition de la requête en modification de Lilly à Ottawa, en Ontario.

[10] En ce qui concerne la partie de sa demande ayant trait aux honoraires d’avocat, Apotex soutient que des dépens majorés sous forme de somme globale représentant 37,5 % de ses honoraires d’avocat réels sont justifiés étant donné que : 1) les défendeurs ont entièrement obtenu gain de cause au procès sommaire; 2) l’action était une procédure complexe en matière de brevets pharmaceutiques; 3) les parties sont averties; 4) les honoraires d’avocat dépassent largement les montants prévus par le tarif B (la colonne V représente environ 6,4 % du total des honoraires engagés par Apotex); et 5) les parties sont en mesure de répondre aux mesures incitatives qu’offre l’adjudication de dépens majorés.

[11] Dans leurs observations préliminaires et finales lors du procès sommaire, les défenderesses ont proposé que la question des dépens soit tranchée après le prononcé de la décision, tandis que Lilly a sollicité des dépens majorés. Par son utilisation du terme [traduction] « majorés », il n’est pas clair si Lilly faisait alors référence à des dépens prévus dans le tarif, mais supérieurs à la colonne III, ou plutôt à des dépens allant au-delà de ce que prévoit le tarif.

[12] Quoi qu’il en soit, dans ses observations écrites sur les dépens, Lilly soutient que la Cour ne doit pas accorder les dépens demandés par Apotex selon la colonne V du tarif B, qu’elle qualifie de majorés, ni selon un pourcentage des honoraires d’avocat réels d’Apotex. Lilly fait valoir que la Cour devrait accorder les dépens selon l’échelon supérieur de la colonne III du tarif ou, subsidiairement, qu’elle devrait adjuger des dépens n’allant pas au-delà de la colonne IV. Lilly demande que les dépens du procès sommaire soient réduits d’un montant correspondant aux dépens qu’elle s’est vu adjuger relativement à la requête concernant le ouï-dire et qui, selon ses calculs, s’élèvent à 1 084,80 $; j’accorderai ces dépens à Lilly.

[13] Lilly a présenté l’affidavit de Mme Kathy Paterson, une auxiliaire juridique de Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L., qui a déposé, entre autres : deux mémoires de dépens relatifs au procès sommaire, dont l’un a été préparé selon l’échelon supérieur de la colonne III du tarif B, pour un total de 57 183,42 $ (52 007,12 $ plus les débours de 6 261,10 $, taxes incluses, moins les dépens de Lilly afférents à la requête concernant le ouï-dire), et l’autre a été calculé selon l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B, pour un total de 76 447,66 $ (71 271,36 $ plus les débours de 6 261,10 $, taxes incluses, moins les dépens de Lilly afférents à la requête concernant le ouï-dire) (pièces F et I); un mémoire de dépens à l’égard de la requête des défenderesses concernant le ouï-dire, pour un total de 1 084,80 $ (pièce E); et diverses correspondances entre les défenderesses et les avocats de Lilly.

[14] Lilly affirme que les articles suivants du mémoire de dépens d’Apotex contenaient des revendications qui ne devraient pas donner lieu à des dépens et qui ont été déduits dans ses propres mémoires de dépens : 5, 6, 10, 11, 13, 14.

[15] Par conséquent, Lilly affirme que les dépens devraient être adjugés selon l’échelon supérieur de la colonne III du tarif B, avec des réductions pour divers articles ciblés dans sa proposition, pour un total de 52 007,12 $, taxes incluses, ou, subsidiairement, des dépens n’excédant pas l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B, avec des réductions pour divers articles ciblés dans sa proposition, pour un total de 76 447,66 $, taxes incluses.

[16] Essentiellement, Lilly est d’avis qu’Apotex a droit à des dépens correspondant à l’échelon supérieur de la colonne III parce que 1) les requêtes en procès sommaires dans le cadre d’une procédure en matière de brevets justifient des dépens diminués (Janssen Inc c Apotex Inc, 2022 CF 107 [Apotex]; Janssen Inc c Pharmascience Inc, 2022 CF 62 [Pharmascience]; Mud Engineering Inc c Secure Energy (Drilling Services) Inc, 2022 FC 943 [Mud]); 2) les affaires citées par les défenderesses, à savoir l’arrêt Apotex Inc c Shire LLC, 2021 CAF 54 [Shire], et la décision Swist c MEG Energy Corp, 2021 CF 198, ne sont pas comparables parce qu’il s’agissait de procès complets en matière de brevets (par opposition à une requête en procès sommaire); 3) les défenderesses ont inutilement prolongé et complexifié la procédure; 4) les défenderesses ont clairement effectué le même travail plus d’une fois; et 5) des dépens supérieurs aux montants correspondant à la colonne III seraient exceptionnels, et rien en l’espèce ne justifie de s’en écarter.

[17] Plus particulièrement, Lilly soutient que la jurisprudence reconnaissant que l’échelon supérieur de la colonne IV est raisonnable et approprié dans le cadre d’actions en matière de brevets ne s’applique que lorsque de tels litiges ont été instruits dans le cadre de procès complets (voir, par exemple, Shire et Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186 [Allergan]). Lilly s’appuie également sur les trois décisions mentionnées plus haut (c.-à-d. Apotex, Pharmascience et Mud) pour affirmer que la jurisprudence sur les procès sommaires en matière de brevets pharmaceutiques a créé une sorte de [traduction] « norme » selon laquelle les dépens sont adjugés selon la colonne III et qu’il n’existe donc pas de fondement jurisprudentiel pour déroger à la colonne III dans de telles circonstances.

[18] Lilly fait valoir que le montant et l’échelle des dépens réclamés par Apotex sont exorbitants. Elle est d’avis que l’objectif de l’adjudication des dépens est d’accorder ceux-ci selon la colonne III. Plus précisément, elle affirme que le facteur déterminant concernant l’adjudication des dépens est le caractère juste et raisonnable (Bristol-myers Squibb Canada Co c Teva Canada Limitée, 2016 CF 991 au para 5), et qu’il serait déraisonnable pour Lilly d’indemniser les défenderesses pour les honoraires excessifs qu’elles réclament, c’est-à-dire pour les multiples avocats dont chaque partie a retenu les services.

[19] En outre, Lilly est d’avis que la Cour ne devrait pas accorder une somme globale calculée selon un pourcentage des honoraires d’Apotex plutôt que selon le tarif. Elle affirme que les affaires invoquées n’appuient pas la demande d’Apotex étant donné qu’elles s’en distinguent facilement, à tout le moins parce qu’il ne s’agit pas de requêtes en procès sommaire, et que les cas où les dépens sont supérieurs à la fourchette de 25 % à 33 % des honoraires pour les procès complets en matière de contrefaçon de brevets — ce qui n’est pas le cas en l’espèce — sont « exceptionnels » (Shire, au para 22). Dans l’éventualité où la Cour n’est pas de cet avis et accorde une somme globale, Lilly affirme que de tels dépens devraient être nettement inférieurs à 25 % des honoraires admissibles d’Apotex.

[20] En outre, Lilly est d’avis que, si une somme globale est accordée, les honoraires d’avocat d’Apotex sont déraisonnablement élevés (ils sont supérieurs à 2,5 millions de dollars) et devraient être considérablement limités. Lilly fait également valoir qu’Apotex a inclus, dans son calcul de la somme globale, des honoraires qui ne donnent pas droit à des dépens et qui devraient être réduits. Plus particulièrement, Lilly soutient qu’Apotex a inclus à tort des dossiers concernant des travaux non liés à l’action relative au brevet 784 (un montant de 249 008 $ devrait être réduit du total des honoraires réclamés par Apotex avant taxes) et des dossiers liés à des requêtes qui ont été rejetées (un total de 435 755 $ devrait être réduit du total des honoraires réclamés par Apotex avant taxes).

[21] Enfin, Lilly soutient qu’Apotex devrait avoir droit à des débours d’un montant de 6 261,10 $, taxes incluses, parce que celle-ci n’a pas fourni de reçus ni de renseignements pour justifier 5 502,80 $ des débours qu’elle a réclamés. Lilly laisse la Cour décider des intérêts après jugement, mais s’ils sont accordés, elle demande qu’ils commencent à courir à compter de 30 jours suivant la date du présent jugement afin d’accorder un délai pour le paiement.

III. Les principes généraux de la taxation des dépens

[22] Le droit relatif aux dépens n’est pas une science exacte. Pour adjuger les dépens, les tribunaux tentent d’établir un juste équilibre entre trois objectifs principaux : l’indemnisation, l’offre de mesures incitatives en vue d’un règlement et la dissuasion quant à une conduite abusive dans une instance. À cet égard, le paragraphe 400(1) des Règles prévoit que la Cour « a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ».

[23] Le paragraphe 400(3) des Règles prévoit une liste non exhaustive de facteurs dont un tribunal peut tenir compte lors de la taxation des dépens. En ce qui concerne les montants, l’article 407 des Règles exige que, dans le cadre de cette règle générale, les dépens soient adjugés conformément à la colonne III du tableau du tarif B (Consorzio del prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc, 2002 CAF 417 au para 9 [Consorzio del Prosciutto]). Toutefois, le vaste pouvoir discrétionnaire de la Cour comprend le pouvoir d’ordonner une taxation des dépens en vertu d’une autre colonne du tarif B ou de déroger au tarif (Philip Morris Products SA c Marlboro Canada limitée, 2015 CAF 9 au para 4).

[24] Le paragraphe 400(4) autorise la Cour à fixer les dépens et à adjuger une somme globale au lieu de taxer les dépens conformément au tarif B.

[25] Au sujet des sommes globales, les tribunaux privilégient de plus en plus l’adjudication d’une telle somme au titre des dépens, car cette formule fait épargner aux parties temps et argent, en plus de contribuer à la réalisation de l’objectif d’apporter « une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (article 3 des Règles) (Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 11 [Nova]). Lorsqu’il peut adjuger les dépens sous forme de somme globale, le tribunal n’a pas à faire une analyse détaillée, et les audiences portant sur l’adjudication des dépens ne se transforment pas en exercice de comptabilité (Nova, au para 11). Dans l’arrêt Nova, la Cour d’appel fédérale a ajouté ceci : « [i]l peut convenir d’adjuger une somme globale dans des affaires relativement simples ou encore dans des affaires particulièrement complexes où un calcul précis des dépens serait inutilement laborieux et onéreux : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 157 au para 11 » (Nova, au para 12). Au paragraphe 15 de l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 157, la Cour d’appel fédérale a déclaré que « […] la Cour devrait, lorsqu’elle adjuge une somme globale tenant lieu de dépens taxés, s’inspirer le plus possible des normes établies dans le tableau du tarif B ».

[26] Une somme globale peut donc être accordée pour un montant comparable à celui qui serait adjugé selon le tarif, ou elle peut représenter des [traduction] « dépens majorés », c’est-à-dire des dépens supérieurs aux valeurs du tarif, souvent calculés selon un pourcentage des honoraires d’avocat réels engagés.

[27] La Cour déroge souvent au tarif 1) pour la sanction d’une conduite répréhensible; et 2) lorsque le barème par défaut accorderait une indemnisation inadéquate dans une procédure particulièrement coûteuse ou complexe (Nova, au para 13). Dans le cas d’un litige coûteux et complexe, le tribunal doit déterminer si le barème par défaut du tarif serait injuste parce qu’il ferait en sorte que la partie ayant obtenu gain de cause ne serait pas suffisamment indemnisée (Crocs Canada Inc c Holey Soles Holdings Ltd, 2008 CF 384 au para 2). L’adjudication des dépens vise habituellement à assurer une « contribution raisonnable » aux honoraires d’avocat engagés par la partie qui obtient gain de cause (Nova, au para 13; Consorzio del Prosciutto, aux para 8, 9). La pratique qui consiste à adjuger les dépens sous forme de somme globale, selon un pourcentage des dépens réels raisonnablement engagés, est de plus en plus courante dans le cadre de « litiges complexes opposant des parties averties » (Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada SRI, 2020 CF 505 au para 4).

[28] Le juge en chef Crampton a décrit les principes généraux qui doivent orienter la Cour dans l’adjudication des dépens (Allergan). Je souscris à ces principes et souligne particulièrement la déclaration suivante, figurant au paragraphe 27 :

Pour essentiellement les mêmes raisons que celles que nous venons d’évoquer, il est également de plus en plus courant dans les affaires de propriété intellectuelle d’adjuger une somme globale importante « dépassant largement le Tarif » : Venngo, précité, au para 85; Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862 au para 12 [Bauer]. À cet égard, une somme globale qui se situe entre 25 et 50 p. 100 des frais réels, plus les débours raisonnables, est souvent accordée : Nova c Dow, précité, aux para 17, 21; Seedlings, précitée, au para 6; Bauer, précitée, au para 13. Voir également Loblaws Inc c Columbia Insurance Company, 2019 CF 1434 au para 15. Pour en venir à la taxation en l’espèce, il faut garder à l’esprit que la détermination de l’ordre de grandeur de la somme globale « n’est pas une science exacte » : Nova c Dow, précité, au para 21.

[29] En ce qui concerne les éléments de preuve relatifs aux honoraires d’avocat, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Nova, a examiné l’exigence et a mentionné que « [l]’adjudication d’une somme globale au titre des dépens doit être justifiée au regard des circonstances de l’affaire et des objectifs qui sous‑tendent l’adjudication des dépens. Il ne s’agit pas d’en fixer le montant ou le pourcentage de façon arbitraire » (Nova, au para 15). Les parties devraient produire un mémoire de dépens et des éléments de preuve étayant les honoraires effectivement engagés (Nova, au para 18). « Ainsi, la preuve de la nature et de l’étendue des services fournis doit être suffisante pour permettre à la partie de prendre une décision éclairée quant au règlement des frais ou à leur contestation et à la Cour de conclure au caractère raisonnable des frais effectivement engagés et du pourcentage adjugé dans le cadre d’un litige » (Nova, au para 18).

[30] En ce qui concerne les débours, « [lorsque] l’avocat ne connaît pas le montant des débours, il convient généralement de fournir par affidavit à la Cour la preuve qu’ils ont effectivement été engagés et qu’ils étaient raisonnablement requis » (Nova, au para 20). Conformément à ce qui est indiqué au paragraphe 1(4) du tarif B, aucun débours n’est taxé ou accepté aux termes du tarif B à moins qu’il ne soit raisonnable et que la preuve qu’il a été engagé par la partie ou est payable par elle n’est fournie par affidavit ou par l’avocat qui comparaît lors de la taxation. La Cour d’appel fédérale a réitéré ce principe, affirmant qu’une partie est autorisée à recouvrer les débours lorsque ceux-ci sont raisonnables et nécessaires au déroulement de l’instruction (Exeter c Canada (Procureur général), 2012 CAF 153 au para 13, citant Merck & Co c Apotex Inc, 2006 CF 631).

IV. Application aux faits de l’espèce

A. Les dépens pour chaque défenderesse

[31] Chacune des défenderesses (Teva Canada Limited, Mylan Pharmaceuticals ULC, Pharmascience Inc. et Laboratoire Riva Inc., et Apotex Inc.) a droit à ses propres dépens, et Lilly n’a pas contesté cette conclusion dans la présente instance. Dans des circonstances similaires où des procédures distinctes avaient été regroupées, la Cour a conclu que les défenderesses avaient chacune droit à des montants distincts (Packers Plus Energy Services Inc c Essential Energy Services Ltd, 2020 CF 68; Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2023 FC 3 aux para 37-40). Par conséquent, je suis convaincue qu’Apotex a droit à ses propres dépens.

B. La somme globale

[32] Après avoir examiné les circonstances de la présente affaire, je suis convaincue que l’adjudication de dépens sous forme de somme globale est justifiée. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale au paragraphe 11 de l’arrêt Nova, cette formule apporte « une solution au litige qui [est] juste et la plus expéditive et économique possible » (article 3 des Règles) et évite une analyse détaillée et un exercice de comptabilité.

C. L’échelle des dépens

[33] Je suis convaincue qu’il est raisonnable et approprié en l’espèce d’adjuger des dépens majorés, c’est-à-dire qui dépassent le tarif, sous forme d’une somme globale calculée selon un pourcentage des honoraires d’avocat réels d’Apotex. L’objet présentait une certaine complexité technique, les parties sont averties, les honoraires d’avocat d’Apotex dépassaient largement les montants prévus par la colonne V du tarif B, et les parties « peuvent répondre aux mesures incitatives qu’offrent les dépens » (Allergan, au para 38, citant Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862 au para 22 [Bauer]).

[34] Les défenderesses ont eu gain de cause sur presque toutes les questions de fond lors du procès sommaire. La Cour a accueilli la requête des défenderesses en procès sommaire et a rejeté l’action de Lilly concernant le brevet 784, après avoir conclu que celui-ci était invalide pour cause d’évidence et de portée excessive.

[35] Je suis d’accord avec Apotex pour dire que l’objet présentait une certaine complexité technique et nécessitait un travail important de la part des parties. Les défenderesses alléguaient une portée excessive, une insuffisance et une inutilité. Les revendications relatives au brevet 784 portaient sur des sels physiologiquement acceptables de tadalafil ou de méthyltadalafil. L’une des questions clés lors du procès sommaire était de savoir si un sel physiologiquement acceptable de tadalafil pouvait être mis au point. Les affidavits de trois experts ont été présentés à l’audience; tous les experts ont été contre-interrogés lors du procès sommaire. L’audience a duré cinq jours. Comme la Cour l’a fait remarquer dans le passé, les questions de brevets ont une complexité inhérente (Pollard Banknote Limited c Babn Technologies Corp, 2016 CF 1193 au para 13; Teva Canada Limited c Janssen Inc, 2018 CF 1175 au para 14), et les affaires de brevets pharmaceutiques le sont tout particulièrement.

[36] Lilly et Apotex soulèvent des questions concernant un certain nombre de comportements adoptés par chacune d’elles. J’accorderai un poids neutre à ce facteur. Chaque partie a vigoureusement défendu l’intérêt de sa cliente, et je ne vois aucune justification pour pénaliser l’une d’elles en particulier pour leur conduite en l’espèce. Comme l’a récemment fait remarquer le juge Grammond : « mon rôle, au moment d’adjuger les dépens, n’est pas d’effectuer une autopsie détaillée du procès et de critiquer en rétrospective les décisions stratégiques prises par les parties » (Bauer, au para 32).

[37] Les défenderesses dans la présente action sont des concurrents. Lilly a choisi de poursuivre de nombreuses défenderesses dans de multiples procédures, et elles avaient chacune le droit d’être représentées par des avocats différents — et il n’était pas déraisonnable pour les défenderesses de choisir de l’être. La partie perdante ne devrait pas [traduction] « dire à la partie gagnante comment elle aurait pu obtenir gain de cause en en faisant moins ou en dépensant moins » (Hospira Healthcare c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2018 FC 1067 au para 24).

[38] En ce qui concerne une [traduction] « norme » qui aurait été créée, je ne suis pas d’accord avec Lilly. La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer la colonne ou le montant approprié des dépens dans les circonstances, et je ne vois pas comment la jurisprudence pourrait créer une [traduction] « norme » qui porterait atteinte à ce pouvoir (art 400(1) des Règles; Betser-Zilevitch c Petrochina Canada Ltd, 2021 CF 151 au para 9; Guest Tek Interactive Entertainment Ltd c Nomadix, Inc, 2021 CF 848 au para 17). En outre, les décisions citées par Lilly ne sont pas convaincantes dans les circonstances de la présente affaire, car elles ne semblaient pas porter sur des questions d’invalidité, ne fournissaient pas les détails des observations des parties quant aux dépens ou n’indiquaient pas que des observations sur les dépens avaient été présentées, et/ou ne fournissaient pas de motifs pour justifier l’adjudication de dépens selon la colonne III du tarif. Je note également d’autres décisions où des sommes globales ont été accordées, apparemment pour un montant excédant le tarif, dans des procès sommaires en matière de brevets, et dans lesquelles je n’ai vu aucune discussion portant sur la colonne III (Steelhead LNG (ASLNG) Ltd c ARC Resources Ltd, 2022 FC 998 au para 93; ViiV Healthcare Company c Gilead Sciences Canada, Inc, 2020 CF 486 aux para 179‑181).

[39] Lilly ne m’a pas convaincue que la jurisprudence où des dépens ont été adjugés à l’issue d’un procès complet dans le cadre de litiges en matière de propriété intellectuelle ne peut servir de guide pour l’adjudication des dépens dans des affaires de brevet qui sont introduites au moyen d’une requête en procès sommaire. Je note que, conformément à l’article 407 des Règles, la colonne III s’applique pour déterminer le montant des dépens à moins que la Cour n’en décide autrement, et qu’il ressort de la jurisprudence qu’elle est souvent jugée inappropriée puisqu’elle ne vise qu’à fournir une indemnisation partielle dans les « cas d’une complexité moyenne ou habituelle » (Allergan, au para 25). Des dépens plus importants sont couramment adjugés dans les cas de différends relatifs à des brevets, compte tenu de leurs caractéristiques particulières ainsi que des facteurs prévus au paragraphe 400(3) des Règles (Allergan, aux para 25, 26; Shire). Ces facteurs, qui comprennent « une complexité supérieure à la moyenne, des parties averties, des notes d’honoraires d’avocat qui dépassent largement ce qui est prévu par la colonne III du tarif B, “incit[ent] les parties à prendre des décisions efficientes dans la conduite de l’instance judiciaire” » (Allergan, au para 26, citant Seedlings, au para 4). Souscrire à l’argument de Lilly selon lequel la colonne III constitue une sorte de norme pour les procès sommaires en matière de propriété intellectuelle nécessiterait de tenir pour acquis que ce type de procès est, par défaut, d’une complexité moyenne. Une telle norme empiéterait également sur le pouvoir discrétionnaire de la Cour. Bien que les procès sommaires puissent atténuer les considérations soulignées par le juge en chef dans la décision Allergan, je n’ai pas été convaincue qu’ils diminuent nécessairement ou toujours complètement la complexité d’un litige en matière de brevets pharmaceutiques au point que les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles ne peuvent pas être examinés et jugés présents.

[40] De plus, en l’espèce, le montant exigé selon le tarif n’offre pas le degré d’indemnisation suffisant pour atteindre les objectifs de l’adjudication des dépens dans le cadre de litiges en matière de propriété intellectuelle (Bauer, aux para 10, 11). « Il est bien connu que l’application du tarif donne généralement lieu à une adjudication de dépens inférieure à 10 % des frais réellement engagés par la partie ayant eu gain de cause » (Bauer, au para 11). Compte tenu des montants en cause, les dépens, même s’ils se situent à l’extrémité supérieure de la colonne V du tarif B, n’ont à peu près rien à voir avec l’objectif de la contribution raisonnable au coût du litige (Nova, au para 13).

[41] Quant au caractère raisonnable des honoraires d’avocat d’Apotex, je conclus une fois de plus que certains des points soulevés par Lilly aux paragraphes 46 à 56 de ses observations montraient de façon convaincante que certains honoraires d’avocat ne donnent pas droit à des dépens et que le montant des honoraires d’avocat d’Apotex (2 532 561,71 $, taxes incluses) est déraisonnable et excessif en l’espèce. Je juge que les honoraires raisonnables d’Apotex s’élèvent plutôt à environ 1 900 000 $, taxes incluses.

[42] Enfin, à mon avis, dans les circonstances particulières du présent procès sommaire, 25 % des honoraires d’avocat raisonnables représentent un montant approprié et suffisant pour les dépens, ce qui correspond à 475 000 $, taxes incluses.

[43] Après déduction des dépens afférents à la requête concernant le ouï-dire (1 084,80 $), je fixerai le montant définitif des dépens à 473 915,20 $, taxes incluses.

D. Les débours

[44] Apotex demande des débours totaux de 11 763,90 $, taxes incluses, tandis que Lilly soutient qu’Apotex ne devrait recevoir que 6 261,10 $ parce que celle-ci n’a pas présenté de reçus pour justifier 5 502,80 $ du montant réclamé. Plus particulièrement, Lilly conteste les débours suivants : photocopies (3 275,82 $); conférences téléphoniques (25,21 $); huissier (285 $); réunions (297,51 $); repas (490,30 $); livraison (101,67 $); et divers (546,91 $).

[45] Les dépenses réclamées par Apotex semblent raisonnables et sont conformes au dossier, lequel montre notamment qu’Apotex a présenté un grand nombre de photocopies requises dans le cadre du procès sommaire (Murphy c Canada (Ministre du Revenu national), 2002 CAF 160 au para 4) et que les avocats d’Apotex s’étaient rendus à Ottawa pour assister à l’audition de la requête en modification de Lilly aux dates en question. Il est vrai qu’Apotex n’a pas présenté de reçus pour ces réclamations, mais elle a déposé un résumé des débours facturés à Apotex (pièce E). De plus, l’affidavit exposait une affirmation catégorique selon laquelle les débours réclamés avaient été engagés, l’auteur de l’affidavit n’a pas subi de contre-interrogatoire et aucun élément de preuve n’a été présenté par l’autre partie en vue de contester ou de contredire les débours réclamés (Fournier Pharma Inc c Canada (Santé), 2008 CF 369). Compte tenu de ce qui précède, je conclus qu’Apotex a établi le caractère raisonnable et la nécessité de ces débours (Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Limited, 2006 CF 781 au para 15; MK Plastics Corporation c Plasticair inc, 2007 CF 1029 aux para 34-37).

[46] Par conséquent, j’accorderai à Apotex des débours de 11 763,90 $, taxes incluses.

E. Les intérêts après jugement

[47] Lilly laisse la Cour décider des intérêts après jugement, mais s’ils sont accordés, elle demande qu’ils commencent à courir à compter de 30 jours suivant la date du présent jugement afin d’accorder un délai pour le paiement.

V. Conclusion

[48] Pour les motifs qui précèdent, j’adjugerai à Apotex des dépens totalisant 485 679,10 $, y compris les frais, débours et taxes, assortis d’intérêts après jugement au taux de 5 %, qui commenceront à courir à compter de 30 jours suivant la date de la présente ordonnance.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1632-16

LA COUR ORDONNE :

  1. Les dépens afférents à la requête concernant le ouï-dire payables à Lilly sont déduits des dépens payables à Apotex.

  2. Des dépens de 485 679,10 $ sont adjugés à Apotex, y compris les frais, débours et taxes.

  3. Ce montant portera intérêt au taux de 5 %à compter de 30 jours suivant la date de la présente ordonnance.

  4. Aucuns dépens afférents à la présente ordonnance ne sont adjugés.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1632-16

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION INC. c APOTEX INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 OCTOBRE 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 8 JUIN 2023

COMPARUTIONS :

Steven Tanner

Pour les demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

Andrew Brodkin

Jordan Scopa

Jaclyn Tilak

Pour la défenderesse (demanderesse reconventionnelle)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

GOODMANS LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

(demanderesse reconventionnelle)

 

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