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Date : 20230825


Dossiers : T-1831-22

T-1842-22

Référence : 2023 CF 1149

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 août 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

Dossier : T-1831-22

ENTRE :

BOEHRINGER INGELHEIM (CANADA) LTÉE ET BOEHRINGER INGELHEIM INTERNATIONAL GMBH

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

et

SANDOZ CANADA INC.

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

Dossier : T-1842-22

ET ENTRE :

BOEHRINGER INGELHEIM (CANADA) LTÉE ET BOEHRINGER INGELHEIM INTERNATIONAL GMBH

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

et

SUN PHARMA CANADA INC.

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente décision porte sur des requêtes déposées dans le contexte de deux actions intentées en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-113 [le Règlement]. Dans les deux actions, les demanderesses, Boehringer Ingelheim (Canada) Ltée et Boehringer Ingelheim International GmbH, allèguent que la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente des comprimés d’empagliflozine administrés par voie orale des défenderesses (Sandoz Canada Inc. dans le dossier T-1831-22, et Sun Pharma Canada Inc. dans le dossier T-1842-22) contreferait les revendications de six brevets, ou inciterait à leur contrefaçon.

[2] Dans chacune des actions, la défenderesse a introduit une requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant aux demanderesses de signifier la preuve factuelle se rapportant à l’historique de l’invention divulguée dans leurs brevets, notamment le témoignage des inventeurs, avant la date à laquelle elle est tenue de signifier ses rapports d’experts présentés en preuve principale relativement à l’invalidité.

[3] Comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, les requêtes sont rejetées, parce que les défenderesses n’ont invoqué aucun motif impérieux justifiant la modification de l’ordre habituel de présentation de la preuve.

II. Contexte

[4] Les demanderesses commercialisent et vendent le médicament antidiabétique empagliflozine, sous le nom JARDIANCE, et elles ont fait inscrire six brevets liés à JARDIANCE au registre des brevets.

[5] Les défenderesses cherchent toutes deux à commercialiser une version générique de l’empagliflozine et, à cette fin, elles ont chacune signifié des avis d’allégation aux demanderesses. Elles ont soulevé les mêmes allégations d’invalidité relativement aux six brevets, notamment pour cause d’évidence, d’absence d’utilité et de portée excessive. Dans leurs allégations, elles ont mis en cause la démarche des inventeurs, leurs connaissances et la date à laquelle ils avaient acquis ces connaissances.

[6] En réponse aux avis d’allégation, les demanderesses ont intenté des poursuites contre les défenderesses. Dans leurs déclarations, elles allèguent que les défenderesses contreferaient plus de 100 revendications des six brevets en litige. Dans leurs défenses et demandes reconventionnelles, les défenderesses ont de nouveau soulevé l’invalidité de même que des motifs de non-contrefaçon. Dans leurs réponses et défenses reconventionnelles, les demanderesses ont nié les allégations des défenderesses et exigé qu’elles les prouvent, dont celles dans lesquelles les moyens d’invalidité étaient soulevés.

[7] Le juge adjoint Horne était initialement responsable de la gestion des instances, et c’est désormais le juge adjoint Duchesne qui agit à ce titre. Selon l’ordonnance du 24 janvier 2023 fixant l’échéancier [l’ordonnance fixant l’échéancier], rendue lors du processus de gestion des instances, les parties étaient tenues d’échanger les affidavits de documents et les productions liées à l’annexe 1 au plus tard le 10 février 2023, et de terminer les interrogatoires préalables au plus tard le 9 juin 2023. L’ordonnance fixant l’échéancier prévoit également les dates limites des étapes menant à la présentation des requêtes afférentes aux interrogatoires préalables; l’audition de ces requêtes est fixée au 11 août 2023. Les réponses qui donneront suite aux ordonnances statuant sur ces requêtes devront être produites au plus tard le 30 août 2023. Les parties peuvent ensuite demander l’autorisation de procéder à une deuxième série d’interrogatoires préalables, et si elles l’obtiennent, elles devront terminer ces interrogatoires au plus tard le 29 septembre 2023.

[8] L’ordonnance fixant l’échéancier prévoit aussi les dates limites pour le dépôt des rapports d’expert. Les rapports d’experts des demanderesses sur la contrefaçon et ceux des défenderesses sur l’invalidité devront être signifiés au plus tard le 8 décembre 2023. Les rapports d’experts en réponse que les demanderesses présenteront sur l’invalidité et ceux que les défenderesses présenteront sur la contrefaçon devront être signifiés au plus tard le 5 avril 2024. Si les parties entendent produire des rapports d’experts en réplique, elles devront les signifier et les joindre en même temps à leurs requêtes en vue d’obtenir l’autorisation de les déposer, au plus tard le 19 avril 2024.

[9] Je présiderai l’instruction consécutive des actions à compter du 27 mai 2024.

[10] Les défenderesses ont soulevé des préoccupations concernant la divulgation limitée qui se reflète dans les documents produits par les demanderesses et dans d’autres étapes précédant la tenue des interrogatoires préalables. Certaines de ces préoccupations ont donné lieu à ce que les défenderesses appellent des [traduction] « requêtes omnibus », lesquelles ont été entendues par le juge adjoint Duchesne les 6 et 24 avril 2023. Ces requêtes omnibus étaient toujours en cours de délibéré à la date d’audition des présentes requêtes, soit le 27 juillet 2023. Au terme de la première série d’interrogatoires préalables, les défenderesses ont également présenté des requêtes visant à contraindre les demanderesses à fournir les réponses qu’elles avaient refusé de donner lors de ces interrogatoires préalables; ces requêtes seront entendues par le juge adjoint Duchesne le 18 août 2023 et possiblement le 21 août 2023.

[11] De plus, les défenderesses ont présenté des requêtes en vue d’obtenir des lettres de demande visant huit inventeurs qui ne sont pas des employés des demanderesses. Les demanderesses n’ont pas contesté ces requêtes. Le 8 juin 2023, la Cour a délivré les lettres de demande, et les défenderesses y donnaient suite à la date d’audition des présentes requêtes.

[12] Dans les présentes requêtes, les défenderesses ne demandent pas à la Cour de statuer sur l’étendue des obligations qui incombent aux demanderesses lors de l’enquête préalable. Elles ont plutôt soulevé les préoccupations mentionnées plus haut justement parce qu’elles craignent que les demanderesses divulguent soit plus d’information, soit un tout nouvel historique remanié de l’invention, à la suite du dépôt des rapports d’experts présentés en preuve principale et peu de temps avant l’instruction. Pour cette raison, les défenderesses sollicitent, dans les présentes requêtes, une ordonnance enjoignant aux demanderesses de signifier la preuve factuelle se rapportant à l’historique de l’invention divulguée dans leurs brevets (y compris le témoignage des inventeurs) avant le 8 novembre 2023, soit un mois avant la date limite à laquelle les défenderesses doivent signifier leurs rapports d’experts présentés en preuve principale (y compris leurs rapports d’experts sur l’invalidité).

III. Question en litige

[13] La seule question soulevée par les présentes requêtes est celle de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour enjoindre aux demanderesses de signifier la preuve factuelle se rapportant à l’historique de l’invention divulguée dans leurs brevets un mois avant la date à laquelle les défenderesses doivent signifier leurs rapports d’experts présentés en preuve principale relativement à l’invalidité.

IV. Analyse

A. Le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’octroyer l’autorisation demandée

[14] À titre de point de départ de mon analyse de la question en litige soulevée par les présentes requêtes, je tiens à souligner que les parties conviennent que la Cour peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, accorder l’autorisation demandée. Elles ne s’entendent toutefois pas sur les principes qui devraient régir l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire en l’espèce.

[15] Au soutien de leur argument selon lequel la Cour dispose du pouvoir de faire droit à leurs requêtes, les défenderesses s’appuient sur les dispositions des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], et les Lignes directrices sur la gestion des instances et des instructions pour les procédures complexes et les procédures visées par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), version datée du 16 octobre 2020 [les lignes directrices]. Les défenderesses citent, entre autres, des dispositions des Règles visant à guider la Cour dans l’exercice de ses fonctions de gestion de l’instance et de l’instruction, et de gestion de la preuve à l’instruction, dont l’article 285 (en vertu duquel la Cour peut ordonner qu’un fait particulier soit prouvé par affidavit) et l’article 286 (en vertu duquel la Cour peut, avant l’instruction, ordonner que la preuve d’un fait particulier soit présentée à l’instruction de la manière précisée dans l’ordonnance). De même, selon le point 41 des lignes directrices, on s’attend habituellement à ce que les parties présentent leur preuve principale par voie d’affidavit qu’elles devront signifier et déposer conformément à l’échéancier établi par la Cour.

[16] Selon les défenderesses, l’article 3 des Règles et l’article 6.09 du Règlement guident la Cour dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confèrent les dispositions mentionnées ci-dessus. L’article 3 des Règles prévoit que les règles doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. Quant à l’article 6.09 du Règlement, il dispose que les premières personnes, secondes personnes et propriétaires de brevets sont tenus d’agir avec diligence en remplissant les obligations qui leur incombent au titre du Règlement et, s’ils sont parties à une action intentée en vertu du paragraphe 6(1) ou à une demande reconventionnelle faite en vertu du paragraphe 6(3), de collaborer de façon raisonnable au règlement expéditif de celle-ci.

[17] Enfin, les défenderesses renvoient la Cour à la jurisprudence sur le Règlement – tel qu’il était rédigé avant l’adoption des modifications de 2017 [le Règlement antérieur à 2017] –, dans laquelle la Cour a examiné et parfois accueilli des requêtes visant à modifier l’ordre habituel ou le calendrier de présentation de la preuve (voir, p. ex., Purdue Pharma c Pharmascience Inc, 2007 CF 1196 aux para 3‑8; Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Ltd, 2008 CF 875 au para 16; Lundbeck Canada Inc c Ratiopharm Inc, 2008 CF 579; Biovail Corporation c Canada (Santé), 2008 CF 1162; Merck-Frosst c Canada (Santé), 2009 CF 914; Janssen-Ortho Inc c Apotex Inc, 2010 CF 81; Astrazeneca Canada Inc c Ranbaxy Pharmaceuticals Canada Inc, 2013 CF 232; Fournier Pharma Inc c Canada (Santé), 2012 CF 740; Pfizer Canada c Apotex Inc, 2013 CF 1036 [Pfizer]).

[18] Les demanderesses conviennent que la Cour a le pouvoir d’accorder l’autorisation demandée. Elles font remarquer que, certes, le paragraphe 274(1) des Règles énonce l’ordre habituel de présentation de la preuve à l’instruction – selon lequel le demandeur doit présenter sa preuve avant que le défendeur ne présente la sienne –, mais il prévoit expressément que la Cour peut décider d’un ordre différent.

[19] À l’instar des défenderesses, les demanderesses renvoient la Cour à des décisions rendues sous le régime du Règlement antérieur à 2017. Elles font valoir que la Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, devrait se guider sur les principes énoncés dans les décisions selon lesquelles l’ordre de présentation de la preuve ne devrait être inversé qu’en présence de circonstances spéciales ou exceptionnelles (voir, p. ex., Pfizer, au para 1; Abbott Laboratories Ltée c Canada (Santé), 2007 CF 1291 au para 17).

[20] En l’absence de litige quant à l’existence du pouvoir sur lequel les présentes requêtes sont fondées, je n’ai pas besoin d’analyser davantage ce point. Cependant, en ce qui concerne les principes qui devraient guider l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je ne crois pas qu’il faille accorder beaucoup d’importance à des décisions rendues sous le régime du Règlement antérieur à 2017. Le processus de contestation créé par le Règlement antérieur à 2017 était très différent de celui prévu par le Règlement actuel, et je suis d’avis que la jurisprudence issue du Règlement antérieur à 2017 reflète les particularités du processus antérieur; j’y reviendrai plus loin dans les présents motifs. Pour cette raison, je refuse de souscrire à la thèse des demanderesses selon laquelle la Cour ne devrait modifier l’ordre habituel ou le calendrier de présentation de la preuve qu’en présence de circonstances spéciales ou exceptionnelles.

[21] Je conviens plutôt avec les défenderesses que les principes énoncés à l’article 3 des Règles et à l’article 6.09 du Règlement devraient guider l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, comme il a déjà été mentionné dans les présents motifs. Partant, je m’en tiendrai à analyser les arguments des parties qui, de façon générale, portent sur la question de savoir si le principe qui vise à permettre d’apporter une solution juste et expéditive au présent litige justifie l’octroi ou le refus de l’autorisation demandée.

B. La pertinence de la preuve relative à la démarche des inventeurs

[22] Avant de me pencher sur ces arguments, j’examinerai brièvement la question de la pertinence de la preuve visée par les présentes requêtes. La preuve factuelle dont les défenderesses cherchent à obtenir signification de la part des demanderesses, avant la date limite à laquelle ces premières doivent signifier leurs rapports d’experts relativement à l’invalidité, porte sur la démarche des inventeurs ou le travail qu’ils ont effectué. Selon les défenderesses, cette preuve est manifestement pertinente pour les questions d’évidence, d’utilité – notamment l’absence de prédiction valable de l’utilité – et de portée excessive qu’elles ont soulevées afin de contester la validité des brevets dans les demandes reconventionnelles qu’elles ont présentées dans les actions des demanderesses.

[23] Sauf pour ce qui concerne la question de l’évidence, je ne crois pas que les demanderesses remettent en question l’importance que les défenderesses accordent à cette preuve pour contester la validité.

[24] S’agissant de la question de l’évidence, les défenderesses s’appuient sur des précédents jurisprudentiels, dont l’arrêt Apotex c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61 [Sanofi] aux para 69 à 71, pour affirmer que les mesures concrètes ayant mené à l’invention sont importantes pour l’analyse de l’évidence. Les demanderesses répondent que l’arrêt Sanofi étaye simplement la conclusion selon laquelle la démarche des inventeurs peut constituer un facteur pertinent dans l’analyse de l’évidence. Elles se fondent sur l’arrêt Sanofi pour faire valoir que la démarche des inventeurs n’est pas un facteur obligatoire dans l’analyse de l’évidence et que sa pertinence dépend de l’établissement de divers aspects fondamentaux.

[25] Si les demanderesses cherchent à contester les présentes requêtes notamment en remettant en question la pertinence de la preuve de l’historique de l’invention, j’estime que ce moyen n’est pas fondé. Il est reconnu que cette preuve est utile à l’examen de certaines des questions d’invalidité, et potentiellement de celle de l’évidence.

C. La recherche d’une solution juste et expéditive au présent litige

[26] J’examinerai à présent les arguments des parties portant sur la question de savoir si le principe qui vise à permettre d’apporter une solution juste et expéditive au présent litige justifie l’octroi ou le refus de l’autorisation demandée.

[27] Du point de vue de la justice et de l’équité, les défenderesses soutiennent que l’ordre habituel de présentation de la preuve leur serait préjudiciable. Comme il a été mentionné plus haut, le paragraphe 274(1) des Règles prévoit que, sauf directives contraires de la Cour, le demandeur doit présenter sa preuve avant que le défendeur ne présente la sienne. Les parties conviennent que comme les questions relatives à la validité des brevets sont soulevées dans la demande reconventionnelle des défenderesses (en leur qualité de demanderesses reconventionnelles), si la Cour n’intervient pas, ces dernières seront tenues de présenter leur preuve sur ces questions avant les demanderesses (voir aussi Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M-I LLC, 2021 CAF 24 au para 152). Les défenderesses soutiennent que, comme elles ne connaissent pas l’historique de l’invention, il leur est extrêmement difficile, voire impossible, de présenter des éléments de preuve factuels à cet égard.

[28] Avant de me pencher sur l’argument des défenderesses, je tiens à faire remarquer que, selon l’explication qu’elles ont donnée lors de l’audition des présentes requêtes, tout ce qu’elles voulaient obtenir avant qu’elles-mêmes ne signifient leurs rapports présentés en preuve principale sur l’invalidité était la signification (et non le dépôt) de la preuve factuelle des demanderesses se rapportant à l’historique de l’invention. Je suis d’avis que dans les circonstances applicables en l’espèce, la distinction entre la signification et le dépôt n’est pas vraiment importante. Comme il a déjà été mentionné dans les présents motifs, le point 41 des lignes directrices indique qu’on s’attend habituellement à ce que les parties présentent leur preuve principale par voie d’affidavit. L’autorisation demandée dans les présentes requêtes des défenderesses obligerait les demanderesses à mettre au point leur preuve factuelle, sous la forme requise pour son dépôt éventuel à la Cour, à la date limite imposée par les défenderesses. Certes, la preuve en question n’aurait pas encore été déposée au dossier de la Cour, mais elle serait pour ainsi dire fixée (à moins que la Cour n’autorise les demanderesses à déposer une preuve en réplique) avant la date limite de signification.

[29] Quant à l’argument avancé par les défenderesses, je reconnais que les demanderesses (ou les inventeurs, à titre individuel) sont mieux placées que les défenderesses pour connaître les faits entourant l’invention. Cela étant dit, comme le font valoir les demanderesses, c’est généralement le cas dans les litiges en matière de brevets et ces circonstances ne sont pas propres au droit des brevets, car le défendeur est souvent celui qui connaît mieux les faits du litige ou il est le seul à les connaître, mais c’est le demandeur qui doit présenter sa preuve en premier lors de l’instruction.

[30] Les demanderesses renvoient la Cour à la section 4.1 de l’ouvrage intitulé The Law of Witnesses and Evidence in Canada (Thomson Reuters, 2023), dans laquelle l’auteur, Peter Sankoff, fait observer que le fardeau de la preuve entraîne des conséquences sur le plan de la preuve et de la procédure qui avantagent la partie sur qui il ne repose pas. Je suis d’accord avec les demanderesses que ces conséquences sont inhérentes au déroulement de l’instance et ne constituent ni une injustice, ni un manquement à l’équité, ni un préjudice pour le plaideur qui peut devoir supporter le fardeau de la preuve sans avoir une connaissance personnelle des faits nécessaires pour s’en acquitter. Selon les demanderesses – et les défenderesses le reconnaissent –, il n’existe, à leur connaissance, aucune affaire portant sur la validité d’un brevet dans laquelle la Cour a décidé que les étapes normales d’une instance causeraient un préjudice et, par conséquent, a enjoint au propriétaire du brevet de présenter la preuve par affidavit des témoins de faits qu’il veut faire entendre avant que la partie cherchant à faire invalider le brevet présente ses rapports d’experts.

[31] Je suis également d’accord avec les demanderesses pour dire que les formalités prescrites par les Règles pour la production de documents et l’enquête préalable permettent en grande partie de répondre aux doutes des défenderesses quant au caractère équitable de l’obligation de présenter la preuve de faits qu’elles ne connaissent pas. Ces formalités ont pour objectif de permettre à chacune des parties de recueillir des faits et de se renseigner sur la position de l’autre et ainsi de définir les questions qui se posent et d’éviter les surprises à l’instruction (voir, p. ex., Canada c Lehigh Cement Limited, 2011 CAF 120 au para 30; Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc, 2020 CF 212 au para 4).

[32] Les poursuites judiciaires en matière de brevets que le Règlement prescrit actuellement se déroulent par voie d’action. Il s’agit d’un des aspects du processus actuel qui diffère sensiblement de celui qui était prévu sous le régime du Règlement antérieur à 2017, lequel se déroulait par voie de demande. Comparativement au processus par voie de demande, le processus actuel permet aux parties de tirer avantage des mécanismes prévus pour la production de documents et l’enquête préalable que les Règles mettent à la disposition de toute partie à une action. En fait, comme le soulignent les demanderesses, la partie qui conteste la validité d’un brevet profite d’un mécanisme d’enquête préalable élargi dont les règles supplémentaires ne s’appliquent pas nécessairement à tous les types d’actions. Selon le paragraphe 237(4) des Règles, lorsqu’un cessionnaire est partie à l’action, le cédant peut également être soumis à un interrogatoire préalable. Cette disposition fait en sorte que les plaideurs comme les défenderesses peuvent, en plus de procéder à l’interrogatoire préalable du représentant désigné par l’autre partie comme le prévoit le paragraphe 237(1) des Règles, aussi soumettre les inventeurs à un tel interrogatoire.

[33] Comme il a été mentionné dans la partie intitulée « Contexte » des présents motifs, les défenderesses ont pu se prévaloir de plusieurs dispositions des Règles applicables à la production de documents et à l’enquête préalable, et s’adresser à la Cour pour lui faire part de leurs préoccupations découlant des obligations que ces dispositions imposent aux demanderesses. Je comprends les diverses préoccupations à ce sujet exprimées par les défenderesses; cela étant dit, elles ont reconnu dans leurs observations qu’elles ne demandent pas à la Cour, dans les présentes requêtes, de statuer sur l’étendue des obligations qui incombent aux demanderesses.

[34] J’ai également examiné l’argument des défenderesses selon lequel l’intention déclarée des demanderesses de modifier l’historique de l’invention compte tenu des rapports d’experts présentés en preuve principale des défenderesses justifie l’autorisation demandée. Les défenderesses se fondent sur le courriel transmis le 20 février 2023 à leurs avocats, dans lequel les avocats des demanderesses exposaient leur position sur des questions d’ordre procédural qui avaient été soulevées lors du processus de gestion des instances et d’échanges entre les avocats des parties. Le courriel comprend le paragraphe suivant qui porte sur la date limite à inscrire au calendrier des étapes de l’enquête préalable, au-delà de laquelle aucun document ou réponse ne pourra être fourni :

[traduction]
Nous examinons de plus près votre position sur les autres points, mais je tiens à faire remarquer que nous ne sommes pas d’accord sur votre position quant à la date limite pour la production des documents et des réponses. Votre demande n’est pas prévue au calendrier de la Cour, et la date limite que nous proposons, laquelle correspond à la date limite pour la production des rapports d’experts en réponse, permet à chacune des parties de répondre aux arguments de l’autre. En raison de la très grande multiplicité d’antériorités sur lesquelles s’appuient Sun et Sandoz, il nous est pratiquement impossible de prévoir les arguments de vos clients au sujet de l’invalidité des brevets. Si, après la première série de rapports d’experts, une nouvelle réponse ou un nouveau document devait être transmis parce qu’il avait été impossible de prévoir qu’il serait nécessaire, la présentation d’une preuve en réplique pourrait être justifiée.

[Souligné par les défenderesses.]

[35] Les défenderesses font valoir que le passage souligné dans l’extrait précédent dénote une intention déclarée, de la part des demanderesses, de modifier ou de remanier de façon inappropriée la preuve factuelle relative à l’historique de l’invention en fonction des rapports d’experts sur l’invalidité présentés en preuve principale par les défenderesses. Je suis d’accord avec les demanderesses que le passage en question n’a pas le sens que lui donnent les défenderesses. Il y a une différence entre modifier sa position (ou, comme semblent l’affirmer les défenderesses, modifier sa preuve) et produire ce qui est nécessaire pour répondre à la preuve présentée par la partie adverse.

[36] Selon chacune des parties, la nécessité de « voir où le bât blesse » – c’est-à-dire, définir avec précision les points litigieux entre elles –, une métaphore souvent citée, leur permet d’affirmer que l’autre partie devrait présenter sa preuve en premier. J’estime toutefois que les demanderesses ont raison de dire qu’il est difficile de concevoir comment elles peuvent connaître, avant que les défenderesses ne leur aient signifié leurs rapports sur l’invalidité, les éléments essentiels de la preuve des défenderesses relative à l’invalidité et, en conséquence, savoir quels éléments factuels concernant l’historique de l’invention elles souhaitent produire en réponse.

[37] Les défenderesses renvoient la Cour aux détails concernant l’invalidité qu’elles ont fournis dans leurs actes de procédure, alors que les demanderesses soutiennent que les allégations qui s’y trouvent ne sont pas suffisamment précises pour qu’elles sachent comment y répondre. Si certaines allégations concernant l’invalidité figurant dans les actes de procédure des défenderesses sont plus précises que d’autres, je ne souscris pas à leur affirmation selon laquelle les demanderesses ont manifesté une intention d’user de tactiques judiciaires inopportunes parce qu’elles veulent chercher à connaître, avant de fournir leur propre preuve factuelle en réponse, la preuve exacte sur laquelle les défenderesses entendent fonder leurs arguments relatifs à l’invalidité.

[38] Je me suis en outre penché sur l’observation des défenderesses selon laquelle le litige à l’origine de la décision Merck Sharp & Dohme Corp c Pharmascience Inc, 2022 CF 417 [Sitagliptine], récemment rendue par la juge Furlanetto, témoigne du genre de préjudice que peut causer le fait de signifier la preuve de l’historique de l’invention à la suite de l’échange des rapports d’experts sur l’invalidité. Selon moi, la décision Sitagliptine n’étaye pas l’argument des défenderesses. Je reconnais que, dans cette affaire, la partie contestant la validité des brevets en cause (Pharmascience) avait soulevé diverses objections suscitées par le témoignage de l’inventeur produit par le propriétaire des brevets (Merck) lors de l’instruction. En revanche, comme le signalent les demanderesses, la juge Furlanetto s’est prononcée sur ces objections et en a rejeté la majorité (aux para 43 à 63).

[39] Dans la décision Sitagliptine, la Cour a conclu que la preuve contestée était pertinente pour l’analyse de l’essai allant de soi et la démarche de l’inventeur, et que même si tous les détails de l’historique de l’invention n’avaient pas été expressément mentionnés dans la réponse de Merck, le témoignage de l’inventeur répondait clairement aux questions soulevées dans l’instance et à la preuve de Pharmascience relative à l’invalidité (au para 57). Ce raisonnement tend plutôt à permettre aux demanderesses en l’espèce de produire la preuve de l’historique de l’invention en réponse à la preuve d’invalidité présentée par les défenderesses.

[40] Enfin, avant de clore le sujet de la justice et de l’équité, je tiens à faire remarquer que les demanderesses soutiennent que les défenderesses n’ont présenté aucun élément de preuve dans le contexte des présentes requêtes afin d’étayer leur argument selon lequel il leur serait très difficile, voire impossible, de s’acquitter de leur fardeau de preuve en ce qui a trait aux questions d’invalidité sans obtenir l’autorisation demandée. De même, les défenderesses prétendent que les arguments avancés par les demanderesses sont axés sur l’efficacité et le gaspillage de ressources, et que ces dernières n’ont ni fait valoir qu’elles subiraient une injustice si la Cour accordait l’autorisation demandée ni présenté de preuve à cet effet. Cela étant dit, comme le soulignent les demanderesses, le fardeau de preuve dans les présentes requêtes incombe aux défenderesses.

[41] En résumé, les considérations de justice, d’équité et de préjudice ne permettent pas d’accueillir les requêtes des défenderesses.

[42] S’agissant de l’efficacité, les défenderesses prétendent que l’autorisation demandée dans les présentes requêtes permettrait d’apporter une solution aux actions entre les parties qui soit la plus efficace et la plus économique possible. Elles font valoir que cette autorisation leur permettrait de connaître les faits objectifs sur les questions clés avant de fournir leur preuve principale sur l’invalidité. Invoquant de nouveau leur intérêt à « voir où le bât blesse », elles indiquent que leurs experts pourraient plus facilement se concentrer sur l’évidence, l’inutilité, la prédiction valable et la portée excessive, et qu’elles pourraient décider de façon plus éclairée si elles doivent, pour obtenir des faits manquants, faire trancher des objections, demander une deuxième série d’interrogatoires préalables, présenter un avis demandant l’admission de faits ou des lettres de demande. Elles indiquent par ailleurs que la Cour tirerait profit d’un historique factuel plus cohérent et plus fluide sur la base duquel les parties pourraient produire leurs témoignages d’experts.

[43] En réponse, les demanderesses font valoir que la proposition formulée par les défenderesses est inefficace, parce qu’elles devront deviner les éléments essentiels de la preuve d’invalidité que les défenderesses produiront. Partant, elles devront inutilement présenter un grand volume de preuve dans le but de répondre à toutes les possibilités qu’elles peuvent concevoir à partir des actes de procédure des défenderesses.

[44] Elles ajoutent que précipiter la présentation des affidavits dans lesquels les inventeurs font état de l’historique de l’invention à une date si éloignée de la tenue de l’instruction créerait une rupture dans la suite logique de la présentation de la preuve préalablement à l’instruction. Elles soulignent que la preuve relative à l’historique de l’invention ne se limite pas aux affidavits; elle peut provenir d’autres sources comme les réponses aux extraits, les documents déposés en tant que pièces commerciales, les exposés conjoints des faits et les demandes d’admission. Selon les demanderesses, si les délais impartis pour ces démarches sont fixés de la manière habituelle à des dates précédant de peu le début de l’instruction – soit près de la date de signification des affidavits ou des résumés des dépositions des témoins de faits –, il ne serait ni logique ni efficace d’avancer les dates de présentation de la preuve par affidavit.

[45] Les arguments soulevés par les parties au sujet de l’efficacité sont semblables à ceux qui ont été examinés précédemment quant au préjudice. Je suis d’avis dans ce cas également – et pour essentiellement les mêmes motifs que ceux énoncés dans mon analyse quant à l’existence d’un préjudice – que les arguments des demanderesses sont plus convaincants. Je ne suis pas convaincu que l’efficacité serait mieux servie si les demanderesses signifiaient leur preuve factuelle sur la validité des brevets avant qu’elles n’obtiennent les rapports d’experts des défenderesses, sur lesquels elles doivent compter pour bien comprendre la preuve des défenderesses qu’elles devront réfuter relativement à l’invalidité. Quant à l’argument des défenderesses selon lequel il serait profitable aux deux côtés de se fonder sur un historique de l’invention commun pour élaborer la preuve de leurs témoins experts, elles peuvent atteindre le même résultat en se prévalant des mécanismes prévus dans les Règles pour la production de documents et l’enquête préalable.

[46] Pour les motifs énoncés dans l’analyse qui précède, je rejetterai dans mon ordonnance les requêtes des défenderesses.

V. Dépens

[47] Chacune des parties demande à la Cour, si celle-ci lui donne gain de cause dans les présentes requêtes, de condamner les parties adverses à lui payer la somme globale de 7 500 $ au titre des dépens. La seule différence entre les positions des parties sur la question des dépens est que selon les demanderesses, les dépens devraient être payables sans délai, car les présentes requêtes n’auraient jamais dû être présentées. Elles font valoir que les requêtes sont fondées sur des hypothèses et dénuées de fondement, et que, pour que ces requêtes aient un certain fondement, il aurait fallu que les défenderesses les présentent neuf mois plus tôt au moment où elles ont soulevé pour la première fois leurs préoccupations sur l’ordre de présentation de la preuve, au lieu d’attendre que les interrogatoires préalables soient bien entamés.

[48] Je ne vois aucune raison d’ordonner le paiement des dépens sans délai. La Cour a ordonné le paiement sans délai dans des situations où la conduite du plaideur lors de requêtes interlocutoires avait fait obstacle au déroulement efficace de l’instance (voir, p. ex., Triteq Lock & Security, LLC c Minus Forty Technologies Corp., 2023 FC 819; Yelda Haber Ve Görsel Yayincilik AS v GLWiZ Inc, 2023 FC 778). Je ne crois pas que les requêtes des défenderesses soient de cet ordre. S’agissant de l’argument des demanderesses selon lequel les défenderesses ont tardé à présenter les requêtes, je tiens à souligner, comme l’ont fait observer les défenderesses, que les dates pour l’audition des présentes requêtes et pour la signification et la production des documents de requête ont été fixées par la Cour dans l’ordonnance fixant l’échéancier datée du 24 janvier 2023. J’estime que l’argument des demanderesses est dénué de fondement.

[49] Cependant, je juge que le montant de 7 500 $ est une somme convenable au titre des dépens que les défenderesses doivent verser aux demanderesses. Je rendrai mon ordonnance en conséquence.

 


ORDONNANCE dans les dossiers T-1831-22 et T-1842-22

LA COUR ORDONNE :

  1. Les requêtes des défenderesses sont rejetées.

  2. Les défenderesses doivent verser aux demanderesses les dépens afférents aux présentes requêtes, soit la somme globale de 7 500 $.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Brisebois

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1831-22 et T-1842-22

INTITULÉ :

BOEHRINGER INGELHEIM (CANADA) LTÉE ET AUTRE c SUN PHARMA CANADA INC

 

BOEHRINGER INGELHEIM (CANADA) LTÉE ET AUTRE c SANDOZ CANADA INC

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JUILLET 2023

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 AOÛT 2023

COMPARUTIONS :

Kavita Ramamoorthy

Judith Robinson

POUR LES DÉFENDERESSES/REQUÉRANTES

Alex Gloor

Alex Camenzind

POUR LES DEMANDERESSES/INTIMÉES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fineberg Ramamoorthy LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES/REQUÉRANTES

Gowlings WLG

Ottawa (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES/INTIMÉES

 

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